Le
poème en prose
La
distinction entre prose
et poésie ,
pour avoir obéi longtemps à des critères impérieux fondés
sur le vers, n'en est pas moins devenue peu à peu fragile
et contestable. A partir du XVIIIème siècle, l'usage du
vers, en effet, ne peut plus apparaître comme la condition
même de la poésie, dès lors qu'il peut servir, comme chez
Voltaire, l'intention didactique ou philosophique aussi
bien que la prose. Parallèlement celle-ci peut rechercher
le rythme, les cadences, la suggestion par l'image au même
titre que la poésie : c'est le cas de la "prose poétique"
d'un Chateaubriand, par exemple. Le poème en prose est né
de cet éclatement de la classification entre les genres,
mais ne saurait être assimilé à une prose plus harmonieuse
ou cadencée que la prose ordinaire : le poème en prose est
une unité close sur elle-même et ne peut donc caractériser
telle page de roman ou de discours qui manifesterait çà ou
là des qualités "poétiques".
Le but de cette page est de parvenir à une
définition capable de déterminer cette spécificité du
poème en prose. Pour cela, on pourrait partir de la
définition qu'en a donnée Suzanne Bernard : « Il
s'agit d'un texte en prose bref, formant une unité et
caractérisé par sa "gratuité", c'est-à-dire ne visant pas à
raconter une histoire ni à transmettre une information mais
recherchant un effet poétique » (Le poème en prose de
Baudelaire jusqu'à nos jours). Si l'on peut
s'accorder sur les premiers mots de cette définition, les
suivants posent problème : le poème en prose est-il si
dégagé de la narration voire de l'argumentation ? D'autre
part, quel est cet "effet poétique" et qu'est-ce qui le
constitue ? Nous souhaitons préciser ces points à travers
quatre poèmes en prose.
1
« Un texte en
prose bref formant une unité...»
Aloysius
BERTRAND
UN RÊVE
(Gaspard de la nuit, III - 1842).
Baudelaire
a, le premier, attiré l'attention sur Aloysius
Bertrand par cet aveu fait à Arsène Houssaye : «
C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au
moins, le fameux Gaspard de la nuit
d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de
moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas
tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée
m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et
d’appliquer à la description de la vie moderne, ou
plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le
procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la
vie ancienne, si étrangement pittoresque.» Le
recueil de Bertrand, sous-titré Fantaisies à la
manière de Rembrandt et de Callot, fait se
succéder sans ordre apparent de courts poèmes en
prose d'inspiration fantastique.
|
|
J’ai
rêvé tant et plus, mais je n’y entends note.
Pantagruel, livre III.
Il
était nuit. Ce furent d’abord, — ainsi j’ai vu,
ainsi je raconte, — une abbaye aux murailles
lézardées par la lune, — une forêt percée de
sentiers tortueux, — et le Morimont [1]
grouillant de capes et de chapeaux.
Ce furent ensuite, — ainsi j’ai entendu, ainsi je
raconte, — le glas funèbre d’une cloche auquel
répondaient les sanglots funèbres d’une cellule, —
des cris plaintifs et des rires féroces dont
frissonnait chaque feuille le long d’une ramée, — et
les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui
accompagnent un criminel au supplice.
Ce furent enfin, — ainsi s’acheva le rêve, ainsi je
raconte, — un moine qui expirait couché dans la
cendre des agonisants, — une jeune fille qui se
débattait pendue aux branches d’un chêne, — et moi
que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la
roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de
cordelier, les honneurs de la chapelle
ardente ; et Marguerite, que son amant a tuée,
sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence,
entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier
coup, brisée comme un verre, les torches des
pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents
de pluie, la foule s’était écoulée avec les
ruisseaux débordés et rapides, — et je poursuivais
d’autres songes vers le réveil.
[1] C’est à Dijon, de
temps immémorial, la place aux exécutions.
|
Ce
poème peut mettre particulièrement en valeur la définition
donnée par Suzanne Bernard et fournir un premier exemple
des ressources offertes par le poème en prose : on
remarquera en effet sa rigueur et sa densité, mais aussi
l'univers particulier du récit qui ressortit au
fantastique.
I
- Rigueur
1.
Une forme brève et fortement unifiée par la structure :
Pour raconter le rêve, l’auteur semble rechercher
l’objectivité et la précision comme l’appuie la répétition
par trois fois d’une incise qui affirme cette objectivité,
« ainsi, j’ai vu, ainsi je raconte », « ainsi j’ai
entendu, ainsi je raconte », « ainsi s’acheva le rêve,
ainsi je raconte ». Même construction, même affirmation
d’équivalence entre le ressenti et le récit. Le narrateur
recherche également la précision sur ses sensations : le
premier paragraphe décrit ce qu’il a vu, (trois images se
succèdent) tandis que le second évoque ce qu’il a entendu.
Le troisième paragraphe précise l’action en train de
s’accomplir dans les scènes envisagées. On remarque par
ailleurs que, mise à part la première phrase très courte,
le poème est construit en quatre longues phrases, chacune
occupant un paragraphe, phrases qui procèdent, la plupart
du temps, par la juxtaposition de trois éléments à chaque
fois. La rigueur de cette construction semble appuyée par
les précisions temporelles « d’abord », « ensuite », «
enfin ».
2.
Rigueur des motifs :
On peut être frappé par
la persistance des motifs ternaires. Trois histoires se
mêlent sans lien explicite. Trois lieux déterminés par des
sensations visuelles : « Une abbaye aux murailles
lézardées par la lune », « Une forêt percée de sentiers
tortueux », « Le Morimont grouillant de capes et de
chapeaux ». Trois environnements sonores qu'évoquent des
sensations auditives : « Le glas funèbre d’une cloche, les
sanglots funèbres d’une cellule », « Des cris plaintifs et
des rires féroces », « Les prières bourdonnantes des
pénitents noirs qui accompagnaient un criminel au supplice
». Trois actions, enfin : « Un moine qui expirait couché
dans la cendre des agonisants », « Une jeune fille qui se
débattait pendue aux branches d’un chêne », « Moi que le
bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue ». Ces
motifs ternaires donnent au texte une profonde unité,
close sur elle-même.
3.
Musicalité du langage :
Lire un poème en prose, c'est regarder et écouter. Le
poème de Bertrand manifeste à cet égard une étonnante
concentration d'effets rhétoriques : assonances,
allitérations - ponctuation, rythme et longueur des
phrases - tropes (métaphores, métonymies, périphrases) -
figures de construction (symétrie, antithèses) - figures
de répétition (anaphore) - champs lexicaux (lumière et
obscurité).
repérez ces figures
Cette concentration des effets stylistiques est à coup sûr
le signe d'un effort continu pour garder au texte son
irréductibilité. Nous ne sommes pas ici en présence d'une
simple prose mais d'un poème qui s'affranchit des
contraintes du vers pour en proposer, à l'œil comme à
l'oreille, un équivalent plastique.
II -
Onirisme :
1.
Les caractéristiques du rêve :
Aloysius
Bertrand exploite toutes les ressources du monde onirique
:
La rapidité :
Si les séquences se succèdent selon un ordre invariable,
le narrateur passe de l'une à l'autre sans explication,
rappelant ainsi le fonctionnement d'un rêve dans lequel on
peut passer instantanément d'un endroit à un autre. Au
quatrième paragraphe, le rêve semble s’arrêter, et le sort
des deux personnages semble presque « expédié » en trois
lignes. Quant au dernier paragraphe, il se focalise sur le
rêveur-personnage, et le rêve se dissout rapidement. De
nombreuses références aquatiques appuient cette
impression.
Le
statut du narrateur : Il manifeste curieusement une
volonté d'objectivité (« ainsi, j’ai vu, ainsi je raconte
») alors que les événements gardent tout leur mystère. La
fiction se précise dans l'avant-dernier paragraphe, avec
l'apparition de noms propres, mais ces noms demeurent
énigmatiques. La référence à Faust semble claire, mais on
s’interroge dès lors sur l’identité de l'amant. Est-ce le
rêveur ? Est-ce celui qui est condamné ? Du statut de
témoin il passe inexplicablement à celui de coupable.
Plusieurs éléments par ailleurs ne concordent pas avec la
légende de Faust. A terme, il semble que le rêve soit
essentiellement lié au rêveur lui-même, dont il trahit les
obsessions et l’imaginaire. Le texte retranscrit peut-être
ces états de rêve où tout d’un coup, on se voit soi-même
dans telle ou telle situation bizarre ou inquiétante.
La magie : Le quatrième paragraphe marque un
assouplissement du cauchemar. Le narrateur semble alors ne
plus subir : comme souvent dans les rêves, les épisodes
n'arrivent pas à terme. Le
rêveur n’a aucune prise sur ses songes, qui semblent
l'emporter au fil d'une succession de caprices : sa
culpabilité et sa délivrance sont tout aussi soudaines et
une liquéfaction générale dédramatise magiquement le
cauchemar.
2. Un
univers cauchemardesque :
Le poème est
tout entier gouverné par l'évocation d'un monde inquiétant
: l'espace sombre où prend place le récit est celui du
Moyen Âge, dont la barbarie s'accompagne des motifs
familiers du roman gothique : lune, château, forêt, lieu
de torture accompagnés de sonorités funèbres. Les
individus semblent broyés dans ce monde hostile, ou niés
dans leur personne : ce sont de simple types ou des
figures abolies dans la métonymie ("de capes et de
chapeaux"). Dans ce monde chimérique, la barbarie se mêle
à la mysticité dans un contexte chrétien où la culpabilité
prépare la rédemption. Mais l'intention du poète n'est
certes pas morale. L'épigraphe empruntée à Rabelais nous
en prévient : le rêve est transcrit ici dans tout son
illogisme, empêchant la récupération rationnelle.
- La forme poétique permet donc à Aloysius Bertrand de
rendre compte de l’expérience singulière que constitue
effectivement le rêve. Le choix du poème en prose, plus
libre que le poème en vers, semble également mieux
convenir à ce qui par nature échappe aux règles de la
rationalité.
2
« Une prose
poétique, musicale sans rythme et sans rime...»
C'est
par ces mots que Baudelaire, dans l'envoi-dédicace qu'on
lira ci-dessous, définit la prose dont il rêve pour le
recueil qu'il prépare. Dans ces Petits poèmes en
prose, on trouve de quoi aller plus avant dans
notre propos puisque certains sont des versions en prose
de poèmes des Fleurs du mal, occasion
intéressante de mettre en parallèle les moyens offerts par
l'une et l'autre forme au service d'une même intention.
C'est ce que nous allons faire avec "L'Invitation au
voyage".
|
Charles
BAUDELAIRE,
Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose
(1869)
À Arsène
Houssaye
[Le
Spleen de Paris, sous-titré «
Petits poèmes en prose » depuis la première
édition (posthume), forme un ensemble
hétéroclite où l'auteur use de toutes les
libertés offertes par un genre encore inédit.
C'est cette liberté qu'il revendique dans la
dédicace qu'on va lire, adressée en 1861 au
directeur de La Presse.]
|
Mon
cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont
on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il
n’a ni queue ni tête, puisque tout, au
contraire, y est à la fois tête et queue,
alternativement et réciproquement. Considérez,
je vous prie, quelles admirables commodités
cette combinaison nous offre à tous, à vous, à
moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous
voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le
lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la
volonté rétive de celui-ci au fil interminable
d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre,
et les deux morceaux de cette tortueuse
fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la
en nombreux fragments, et vous verrez que chacun
peut exister à part. Dans l’espérance que
quelques-uns de ces tronçons seront assez
vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose
vous dédier le serpent tout entier. [...]
Quel est celui de nous qui n’a pas, dans
ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une
prose poétique, musicale sans rythme et sans
rime, assez souple et assez heurtée pour
s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux
ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la
conscience ?
C’est surtout de la fréquentation des
villes énormes, c’est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal
obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous
pas tenté de traduire en une chanson le cri
strident du Vitrier, et d’exprimer dans une
prose lyrique toutes les désolantes suggestions
que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers
les plus hautes brumes de la rue ?
|
|
L’INVITATION
AU VOYAGE
Les Fleurs du Mal
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
|
L’INVITATION
AU VOYAGE
Petits poèmes en prose
Il est un pays superbe, un pays de
Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec
une vieille amie. Pays singulier, noyé dans
les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait
appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de
l’Europe, tant la chaude et capricieuse
fantaisie s’y est donné carrière, tant elle
l’a patiemment et opiniâtrement illustré de
ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout est
beau, riche, tranquille, honnête ; où le
luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ;
où la vie est grasse et douce à
respirer ; d’où le désordre, la
turbulence et l’imprévu sont exclus ; où
le bonheur est marié au silence ; où la
cuisine elle-même est poétique, grasse et
excitante à la fois ; où tout vous
ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie fiévreuse qui
s’empare de nous dans les froides misères,
cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette
angoisse de la curiosité ? Il est une
contrée qui te ressemble, où tout est beau,
riche, tranquille et honnête, où la fantaisie
a bâti et décoré une Chine occidentale, où la
vie est douce à respirer, où le bonheur est
marié au silence. C’est là qu’il faut aller
vivre, c’est là qu’il faut aller mourir !
Oui, c’est là qu’il faut aller respirer,
rêver et allonger les heures par l’infini des
sensations. Un musicien a écrit l’Invitation
à la valse ; quel est celui qui
composera l’Invitation au voyage, qu’on
puisse offrir à la femme aimée, à la sœur
d’élection ?
Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il
ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus
lentes contiennent plus de pensées, où les
horloges sonnent le bonheur avec une plus
profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des
cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent
discrètement des peintures béates, calmes et
profondes, comme les âmes des artistes qui les
créèrent. Les soleils couchants, qui colorent
si richement la salle à manger ou le salon,
sont tamisés par de belles étoffes ou par ces
hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise
en nombreux compartiments. Les meubles sont
vastes, curieux, bizarres, armés de serrures
et de secrets comme des âmes raffinées. Les
miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie
et la faïence y jouent pour les yeux une
symphonie muette et mystérieuse ; et de
toutes choses, de tous les coins, des fissures
des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe
un parfum singulier, un revenez-y de
Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où
tout est riche, propre et luisant, comme une
belle conscience, comme une magnifique
batterie de cuisine, comme une splendide
orfèvrerie, comme une bijouterie
bariolée ! Les trésors du monde y
affluent, comme dans la maison d’un homme
laborieux et qui a bien mérité du monde
entier. Pays singulier, supérieur aux autres,
comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est
réformée par le rêve, où elle est corrigée,
embellie, refondue.
Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent
encore, qu’ils reculent sans cesse les limites
de leur bonheur, ces alchimistes de
l’horticulture ! Qu’ils proposent des
prix de soixante et de cent mille florins pour
qui résoudra leurs ambitieux problèmes !
Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et
mon dahlia bleu !
Fleur incomparable, tulipe
retrouvée, allégorique dahlia, c’est là,
n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si
rêveur, qu’il faudrait aller vivre et
fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans
ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer,
pour parler comme les mystiques, dans ta
propre correspondance ?
Des rêves ! toujours des
rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et
délicate, plus les rêves l’éloignent du
possible. Chaque homme porte en lui sa dose
d’opium naturel, incessamment sécrétée et
renouvelée, et, de la naissance à la mort,
combien comptons-nous d’heures remplies par la
jouissance positive, par l’action réussie et
décidée ? Vivrons-nous jamais,
passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a
peint mon esprit, ce tableau qui te
ressemble ?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet
ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses,
c’est toi. C’est encore toi, ces grands
fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes
navires qu’ils charrient, tout chargés de
richesses, et d’où montent les chants
monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées
qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu
les conduis doucement vers la mer qui est
l’Infini, tout en réfléchissant les
profondeurs du ciel dans la limpidité de ta
belle âme ; — et quand, fatigués par la
houle et gorgés des produits de l’Orient, ils
rentrent au port natal, ce sont encore mes
pensées enrichies qui reviennent de l’infini
vers toi.
|
Comparaison des deux textes:
1.
Correspondances des évocations :
Un
rapide tableau comme celui-ci mettra en évidence les
parentés lexicales et sémantiques entre les deux textes,
mais aussi l'expansion favorisée par la prose :
L'Invitation
au voyage
|
Les Fleurs du Mal
|
Petits poèmes en prose
|
Mon
enfant, ma sœur |
une
vieille amie [...]
à la femme aimée, à la sœur d’élection [...] |
Songe
à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble |
Oui,
c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon
vivre, – là-bas, où les heures plus lentes
contiennent plus de pensées, où les horloges
sonnent le bonheur avec une plus profonde et
plus significative solennité. |
Aimer
à loisir
Aimer et mourir |
C’est
là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut
aller mourir ! [...] |
Au
pays qui te ressemble |
Il
est une contrée qui te ressemble [...]
Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie,
et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler
comme les mystiques, dans ta propre
correspondance ? |
Les
soleils mouillés
De ces ciels brouillés |
Pays
singulier, noyé dans les brumes de notre Nord,
et qu’on pourrait appeler l’Orient de
l’Occident [...] |
Là
tout n'est qu'ordre et beauté
Luxe, calme et volupté. |
Un
vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche,
tranquille, honnête ; où le luxe a
plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la
vie est grasse et douce à respirer ; d’où
le désordre, la turbulence et l’imprévu sont
exclus ; où le bonheur est marié au
silence [...] |
Des
meubles luisants
Polis par les ans |
Les
meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés
de serrures et de secrets comme des âmes
raffinées [...]
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout
est riche, propre et luisant. |
Les
plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre |
Moi,
j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia
bleu ! Fleur incomparable, tulipe
retrouvée, allégorique dahlia, c’est là,
n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si
rêveur, qu’il faudrait aller vivre et
fleurir ? |
Les
riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale, |
Les
miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie
et la faïence y jouent pour les yeux une
symphonie muette et mystérieuse ; [...] |
Tout
y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale. |
cette
nostalgie du pays qu’on ignore [...] |
Vois
sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ; |
Ces
énormes navires qu’ils charrient, tout chargés
de richesses, et d’où montent les chants
monotones de la manœuvre, [...] |
C'est
pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde. |
– et
quand, fatigués par la houle et gorgés des
produits de l’Orient, ils rentrent au port
natal, ce sont encore mes pensées enrichies
qui reviennent de l’Infini vers toi. [...] |
-
Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ; |
Les
soleils couchants, qui colorent si richement
la salle à manger ou le salon, sont tamisés
par de belles étoffes ou par ces hautes
fenêtres ouvragées que le plomb divise en
nombreux compartiments. [...] |
2. La
structure :
- la
structure du poème en vers est rigoureuse : on assiste à
une progression du pays au décor, de l'intérieur vers
l'extérieur sur un rythme régulier dû à l'alternance des
vers de 7 et 5 syllabes.
- cette structure est
soulignée par la distribution des champs lexicaux, échos
des termes essentiels du refrain : ordre / beauté / luxe
/ calme /volupté.
repérez les termes qui correspondent à ces cinq
thèmes.
- la
structure du poème en prose semble moins rigoureuse.
Pourtant elle est rythmée par les anaphores et les
leit-motive qui trahissent une communauté d'inspiration
et la première phrase du dernier paragraphe donne a
posteriori le "plan" du texte.
Ainsi se
vérifie la poéticité de cette prose par une forte unité
régie par une structure bâtie sur de nombreuses reprises
lexicales.
3. Le
registre :
- le
registre du poème en vers est élégiaque : il est celui
de l'invitation (injonctions), de la contemplation
(valorisation des adjectifs), de la vénération
(adoration soumise de la femme aimée).
Le poème se déroule
tout entier dans cette berceuse murmurée qui dit la
plénitude du rêve accompli.
- Le poème
en prose contient bien les mêmes formes [
repérez-les ], mais
la phrase, ample et rythmée, garde la spécificité de la
prose :
- une certaine distance
analytique (les correspondances, les tableaux);
- un recul critique (le
rêve est dénoncé : Des rêves ! toujours des
rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et
délicate, plus les rêves l’éloignent du possible.);
- un effet d'accumulation
accroît la sensation de richesse et de volupté.
Ainsi le
poème en prose accuse ici la persistance des effets
propres à la prose : démonstration, analyse, insistance.
Le registre est oratoire dans un ensemble qui tient
plutôt du discours.
4. Le
primat accordé aux images :
- le poème
en vers est tout entier livré à la description
allégorique : l'évocation d'un pays sur lequel les
indications sont rares et implicites accroît un certain
onirisme.
- dans le
poème en prose, on rencontre les mêmes images mais
traduites, décryptées par la comparaison, l'analogie
clairement affirmée entre le pays et la femme aimée.
Suzanne
Bernard (op.cit.) définit le poème en prose par
la volonté d'"exprimer, organiser le monde obscur que
le poète porte en lui". Ces deux verbes semblent en
effet bien caractériser ce poème en prose qui tient à la
fois du lyrisme et du discours épidictique. Baudelaire,
quant à lui, nous invite à observer dans le poème en prose
trois plans définis que l'on peut facilement mettre en
valeur dans "l'Invitation au voyage" :
- les "mouvements lyriques
de l'âme" : l'invitation, la contemplation, les effets
d'accumulation;
- les "ondulations de la
rêverie" : les anaphores, les leit-motive;
- les "soubresauts de la
conscience" : l'auto-analyse, la lucidité critique.
repérez les termes et les images qui appartiennent à
ces trois points.
Le
poème en prose permet, par sa liberté, d'exprimer tous
les mouvements de la conscience. On conçoit qu'en effet
le poète des Fleurs du mal y ait trouvé la
forme capable de réunir les ferments de sa quête
spirituelle : une prose souple et imagée capable
d'éprouver la cohésion d'un univers imaginaire, mais
aussi de se prêter aux diverses postulations du poète,
intellectuelles et affectives.
3
Autonomie
et clôture.
Suzanne
Bernard caractérisait, on l'a vu, le poème en prose par sa
gratuité. Selon elle, il n'est animé d'aucune intention
particulière : ni récit, ni information, il est simplement
à la recherche d'effets poétiques. Nous avons essayé de
montrer avec Baudelaire qu'un poème en prose, s'il est
essentiellement descriptif, n'est pas nécessairement privé
de narration ni même d'argumentation. Mais son propos
reste toujours interne et exclusif : la notion de gratuité
peut être ici nuancée par celle d'autonomie. Dans
son Esthétique et théorie du roman, Mikhaïl
Bakhtine a montré comment le poème ne connaît pas le
dialogisme du roman, cette pluralité de voix derrière
lesquelles le narrateur peut simultanément s'abriter : « Le
langage du poète, c’est son langage à lui. Il s’y trouve
tout entier, sans partage. Il utilise chaque forme, chaque
mot, chaque expression dans leur sens direct (sans
guillemets pour ainsi dire), c’est-à-dire comme l’expression
pure et spontanée de son dessein.» Déjà la poésie
versifiée installait son lecteur en dehors de toute
situation (au sens linguistique du terme) : sans repères
spatio-temporels, sans références à un contexte de
communication qui exigerait des mises en place, des
préliminaires explicatifs, le poème se donne comme
absolument clos sur lui-même, invitant d'emblée le lecteur
à entrer dans son univers sans référence à une situation
donnée et à s'y mouvoir sans autre secours que les
mécanismes internes qui le régissent. Cette autonomie est
particulièrement manifeste dans le poème en prose :
|
|
Arthur RIMBAUD
Les Ponts (Illuminations)
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin
de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres
descendant ou obliquant en angles sur les premiers,
et ces figures se renouvelant dans les autres
circuits éclairés du canal, mais tous tellement
longs et légers que les rives chargées de dômes
s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces
ponts sont encore chargés de masures. D'autres
soutiennent des mâts, des signaux, de frêles
parapets. Des accords mineurs se croisent, et
filent, des cordes montent des berges. On distingue
une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des
instruments de musique. Sont-ce des airs populaires,
des bouts de concerts seigneuriaux, des restants
d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large
comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du
haut du ciel, anéantit cette comédie.
J.M.W. Turner, View of Lyons (1846)
Tate
Gallery.
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Si
nous plaçons le tableau de Turner en regard du poème de
Rimbaud, c'est d'abord pour justifier l'analogie que l'on
fait souvent entre les deux œuvres. Ce rapprochement n'est
pas forcément dénué de vraisemblance : pendant son séjour
londonien, Rimbaud a eu l'occasion de voir les peintures de
Turner à la National Gallery (nous le savons par une lettre
de Verlaine en 1872, puis de Germain Nouveau en 1874). Son
poème serait donc une description objective de la toile. Un
rapide coup d'œil pourrait nous en convaincre : les ponts
forment en effet sous le pinceau de Turner un "bizarre
dessin", mêlant des lignes horizontales et obliques; les
"ciels" (et nous serons sensibles à ce pluriel exclusivement
admissible dans le vocabulaire de la peinture), les ciels,
donc, sont bien gris, l'eau est bien grise et bleue et,
par-dessus tout, le rayon blanc "tombant du haut du ciel"
est là, lui aussi, dans ce fouillis lumineux qui fait de
Turner une précurseur de l'impressionnisme. Nous devrions
donc accepter que le texte de Rimbaud soit purement
référentiel et nous en convainquent un peu plus les phrases
nominales de la première partie du texte, sortes de notes
hâtives prises pour quelque compte rendu.
S'il en était ainsi, on pourrait d'abord lui reprocher
certaines omissions ou certains ajouts : où est par exemple
cette veste rouge ? D'où viennent ces instruments de musique
? Pourquoi évoquer des dômes ou des masures manifestement
absents de la toile ? Ici le poème s'échappe de notre
souhait de le mettre en situation, se referme sur lui-même
en même temps qu'il s'ouvre à de nouveaux champs de
représentation. Dans sa lettre à Paul Demeny de mai 1871
(lettre dite "du voyant"), Rimbaud affirmait sa volonté de
"trouver une langue". C'est donc céder à l'illusion
référentielle que de vouloir retrouver le monde réel dans sa
poésie. Celle-ci est tout entière subordonnée à cette
langue, dont le poète souhaitait qu'elle soit de "l’âme
pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs."
Notre texte ne renvoie dès lors qu'à lui-même : le lieu
qu'il évoque n'est autre que le lieu de la langue.
Il en est ainsi du poème en prose : il nous libère de
ce véritable harnais qu'est la mise perpétuelle en équation
du langage et de ses référents convenus. Il est, à
proprement parler, hors de question. Si l'on veut
bien par exemple faire l'effort de se demander ce qu'est un
pont, on conviendra qu'il contient les thèmes de la
relation, du passage tout autant que de la fête dont il
était un lieu privilégié (Sur l'pont de Nantes, un bal y
est donné / Sur le pont d'Avignon, on y danse etc.).
Du coup les thèmes musicaux présents dans le poème de
Rimbaud deviennent cohérents, tout autant que notre
intuition qui verrait dans le texte tout autre chose qu'un
paysage londonien (n'est-ce pas surtout à Venise que
feraient penser les dômes dont il nous parle ou
cette veste rouge et ces costumes qui
appartiennent davantage au vocabulaire du carnaval ?). Le
pont, c'est aussi le poète, notamment dans l'ambition
démesurée que Rimbaud assignait à la poésie : changer la
vie, entraîner l'humanité à passer de l'autre côté du pont,
dans une sorte de « parade sauvage » dont les thèmes
irradient constamment les Illuminations. Les ponts
dressés entre deux rives sont l'emblème d'une poésie qui ne
se construit que pour mieux s'engloutir. Le poète cultive
ainsi la comparaison avec le funambule : « J'ai tendu des
cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à
fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile et je danse »,
lit-on dans "Phrases" (Illuminations). Telle la
gestuelle du funambule, la poésie de Rimbaud profite du
déséquilibre qu'elle génère pour mettre en route sa propre
dynamique de création : l’avènement de la musique à la fin
du poème qui nous occupe est aussi le moment où elle doit
disparaître dans le "rayon blanc" qui abolit le spectacle.
Enfin la langue anglaise dont Rimbaud est un familier
et dont il joue tout autant que Verlaine dans le codage ou
l'allusion, lui souffle aussi que son nom fait de lui un rainbow,
un arc-en-ciel, c'est-à-dire : un pont («
J'avais été damné par l'arc-en-ciel » écrit Rimbaud
dans Une Saison en enfer). Du coup, nous
comprenons mieux pourquoi cette comédie est interrompue
par quelque feu du ciel, où se conjuguent le thème icarien
et les stridences de l'Apocalypse pour signifier l'échec
du voleur de feu et le silence qui s'abat sur un paysage
désormais désenchanté.
Validerons-nous
impérativement cette interprétation ? Non, bien sûr.
Mais l'essentiel est que rien ne l'interdit formellement
dans le poème, que celui-ci nous a libérés de cette
illusion toujours vivace qui veut qu'on puisse
définitivement expliquer un texte. Expliquer, c'est
simplement déplier, nous dit l'étymologie, et libérer
comme un vol de papillons engourdis l'infini tremblement
du sens.
4
Le proème.
Le
mot-valise « proème » est forgé par Francis Ponge (Proêmes,
1948), par contamination de PRO(se) et de (po)ÈME. Mais
il emprunte aussi à la poésie grecque le terme de prooimon
(« ce qui vient avant le chant »), qui désigne le
prélude des joueurs de lyre. Le proème est
donc un texte de préparation, dans le sens où il énonce
les conditions d'apparition du poème (ainsi Ponge jouera
sur des représentations semblables en écrivant La
fabrique du pré). Le proème transcende à la fois
le poème et la prose, la prose poétique et le poème en
prose, pour devenir un texte et un genre qui se placent
au-delà de toute catégorie.
Francis PONGE
Les Mûres
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Aux
buissons typographiques constitués par le poème
sur une route qui ne mène hors des choses ni à
l’esprit, certains fruits sont formés d’une
agglomération de sphères qu’une goutte d’encre
remplit.
*
Noirs,
roses et kakis ensemble sur la grappe, ils
offrent plutôt le spectacle d’une famille rogue
à ses âges divers, qu’une tentation très vive à
la cueillette. Vue la disproportion des pépins à
la pulpe les oiseaux les apprécient peu, si peu
de chose au fond leur reste quand du bec à
l’anus ils en sont traversés.
*
Mais le poète au cours de sa promenade
professionnelle, en prend de la graine à raison
: « Ainsi donc, se dit-il, réussissent en grand
nombre les efforts patients d’une fleur très
fragile quoique par un rébarbatif enchevêtrement
de ronces défendue. Sans beaucoup d’autres
qualités, — mûres, parfaitement elles sont mûres
— comme aussi ce poème est fait. »
(Le
Parti pris des choses, 1942)
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Francis
Ponge a été saisi plus que tout autre poète par l'urgence
de fonder une rhétorique nouvelle. Conscient de l'usure du
langage, de l'engloutissement progressif de la langue et
de l'image dans une utilisation routinière, il a manifesté
ce souci dans sa poésie même, faisant souvent du poème un
outil d'expérimentation et de réflexion sur lui-même, une
sorte de "méta technique" (on en trouvera un exemple dans
notre page intitulée "Tyrannie
de la langue").
Dans cette
optique, il allait d'abord s'en prendre aux mots dans leur
pouvoir de désignation de la chose. Il fallait les
débarbouiller de leur usage, prendre le parti des
choses. Tel est le titre donné à son recueil le
plus célèbre. L’entreprise littéraire et poétique adoptée
par Francis Ponge se résume, dit-il, à cette équation :
"Parti Pris des Choses = Compte Tenu des Mots". En effet,
la poétique de Ponge vise à redéfinir les choses du monde,
c’est-à-dire à se les réapproprier afin d’en faire des
objets de langue, des objets poétiques inhérents au
langage. Partant des objets (« Le Pain », « Le Savon », «
La Crevette », « La Cigarette »), le poète se confronte à la nature et produit
un texte parfaitement homologue à la structure du monde :
la multiplication des rapports entre mots et mots, mots et
choses, les démultiplications de sens provoquées par les
métaphores, le recours à l'étymologie, les anagrammes, la
forme des lettres, débouchent sur l'objoie,
bonheur de l'écriture, « moment où les mots et les idées
sont dans une espèce d'état d'indifférence ».
En quoi le poème "Les Mûres" reflète-t-il bien la
démarche du poète ? Francis Ponge crée ici un réseau de
correspondances où les mûres deviennent symboles même du
poème, où les ronces figurent la difficulté à saisir
l’objet comme les mots gênent le travail poétique, où le
transit intestinal de l’oiseau désigne la lente maturation
du langage dans l’esprit du poète. Ces analogies sont
exprimées clairement par l'énonciateur, qui désigne des
"buissons typographiques" ou des sphères remplies d'une
goutte d'encre. L'exploitation minutieuse, presque
précieuse, du langage invite à donner tout leur pouvoir à
des formules rebattues (en prendre de la graine)
ou recourt à l'étymologie, au sens rare (ainsi le mot rogue
qui, substantif, désigne des œufs de poisson dont
l'agglomérat peut faire penser à la mûre).
Ponge propose ainsi une nouvelle utilisation
des mots qui assigne à la poésie une mission aussi bien
dégagée du lyrisme que du réalisme. Son ambition est
donc, à proprement parler, moins « poétique » que
scientifique (« Je désire moins aboutir à
un poème qu'à une formule, qu'à un éclaircissement
d'impressions »). Néanmoins le poème en
prose trouve ici un extrême pouvoir de condensation et
de désignation qui reste bien conforme à ce que la
poésie peut revendiquer de plus haut dans son pouvoir de
création.
Les caractères essentiels du poème en prose :
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- une
unité structurelle : par le soin
apporté à la paragraphie, les reprises
lexicales, les figures de répétition et de
construction, le poème en prose renforce
dans sa densité une rigueur qui rappelle la
structure strophique du poème en vers.
- une
concentration des effets poétiques dans la
prose
: les figures de rhétorique exaltées par la
poésie en vers trouvent ici un équivalent
syntaxique et lexical inhabituels dans la
prose.
- une
thématique privilégiée
: depuis Baudelaire, le poème en prose
s'attache aux thèmes de la modernité (la
ville) et se prête particulièrement à
l'expression de l'imaginaire.
- une
clôture
: le poème en prose abolit le référent et
trouve sa cohérence dans les lois internes
qui le régissent.
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