Gérard
de NERVAL
Petits châteaux de
Bohême
[Il n'est pas d'œuvre plus hétéroclite que celle-ci dans la
production de Nerval : s'y côtoient en effet des souvenirs
parus en feuilleton sous le titre La Bohème galante
et des poèmes qui entreront plus tard dans Les Chimères
ou dans les Odelettes. On trouvera ici, à
l'exception de Corilla (annexée aux Filles du
feu), le texte de l'édition voulue par Nerval en 1852. On
verra que l'œuvre se présente comme une anthologie destinée
à illustrer les différentes phases de la vie du poète, des «
paroles dorées » de la déesse aux « cris de douleur » de la
Pythie.]
A UN AMI
O primavera, gioventù dell'
anno,
Bella
madre di fiori,
D'erbe novelle e di novelli amori...
Pastor fido.
Mon ami, vous me demandez si je pourrais
retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous
inquiétez même d'apprendre comment j'ai été poète, longtemps
avant de devenir un humble prosateur.
Je vous envoie les trois âges du poète - il n'y a plus en
moi qu'un prosateur obstiné. J'ai fait les premiers vers par
enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers
par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse
aux paroles dorées; elle s'en est échappée comme une pythie en
jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se
sont adoucis à mesure qu'elle s'éloignait. Elle s'est détournée
un instant, et j'ai revu comme en un mirage les traits adorés
d'autrefois !
La vie d'un poète est celle de tous. Il est inutile d'en
définir toutes les phases. Et maintenant :
Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable,
Replaçons le sopha sous les tableaux flamands...
PREMIER CHÂTEAU
I.
LA RUE DU DOYENNÉ
C'était dans notre logement commun de la
me du Doyenné que nous nous étions reconnus frères - Arcades
ambo, - dans un coin du vieux Louvre des Médicis, - bien
près de l'endroit où exista l'ancien hôtel de Rambouillet.
Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux
battants, au plafond historié de rocailles et de guivres,
restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont
depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes,
traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons
des Cydalises.
Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une
échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un
Neptune, - qui lui ressemblait ! Puis les deux battants d'une
porte s'ouvraient avec fracas: c'était Théophile. On
s'empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait,
à son tour, ses premiers vers, - pendant que Cydalise Ire,
ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le
hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l'immense salon.
Quelqu'un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers
nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de
la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.
Vous l'avez bien dit :
Théo, te souviens-tu de ces
vertes saisons
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?
Ou bien, par les fenêtres opposées, qui
donnaient sur l'impasse, on adressait de vagues provocations aux
yeux espagnols de la femme du commissaire, qui apparaissaient
assez souvent au-dessus de la lanterne municipale.
Quels temps heureux ! On donnait des bals, des soupers,
des fêtes costumées, - on jouait de vieilles comédies, où
mademoiselle Plessy, étant encore débutante, ne dédaigna pas
d'accepter un rôle : - c'était celui de Béatrice dans Jodelet.
- Et que notre pauvre Edouard était comique dans les rôles
d'Arlequin !
Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches... Mais
je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est
rasé. J'en ai foulé les débris l'automne passé. Les ruines mêmes
de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert
des arbres, et dont le dôme s'était écroulé un jour, au
dix-huitième siècle, sur six malheureux chanoines réunis pour
dire un office, n'ont pas été respectées. Le jour où l'on
coupera les arbres du manège, j'irai relire sur la place la Forêt
coupée de Ronsard :
Écoute, bûcheron, arreste un
peu le bras :
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivaient dessous la dure écorce?
Cela finit ainsi, vous le savez :
La matière demeure et la
forme se perd !
Vers cette époque, je me suis trouvé, un
jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et
racheter deux lots de boiseries du salon, peintes par nos amis.
J'ai les deux dessus de porte de Nanteuil; le Watteau de
Vattier, signé; les deux panneaux longs de Corot, représentant
deux Paysages de Provence; le Moine rouge, de
Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme
nue, qui dort; les Bacchantes, de Chassériau, qui
tiennent des tigres en laisse comme des chiens; les deux
trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence, en robe
de taffetas feuille morte, - triste présage, - sourit, de ses
yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied
de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'affreux propriétaire,
qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous
dansions trop souvent, après deux ans de souffrances, qui
l'avaient conduit à nous donner congé a fait couvrir depuis
toutes ces peintures d'une couche à la détrempe, parce qu'il
prétendait que les nudités l'empêchaient de louer à des
bourgeois. - Je bénis le sentiment d'économie qui l'a porté à ne
pas employer la peinture à l'huile.
De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n'ai pas
retrouvé le Siège de Lérida, de Lorentz, où l'armée
française monte à l'assaut, précédée par des violons; ni les
deux petits Paysages de Rousseau, qu'on aura sans doute
coupés d'avance; mais j'ai, de Lorentz, une Maréchale
poudrée, en uniforme Louis XV. - Quant au lit Renaissance, à la
console Médicis, aux deux buffets, au Ribeira, aux
tapisseries des Quatre Éléments, il y a longtemps que
tout cela s'était dispersé. Où avez-vous perdu tant de belles
choses ? me dit un jour Balzac. - Dans les malheurs ! lui
répondis-je en citant un de ses mots favoris.
II.
PORTRAITS
Reparlons de la Cydalise, ou plutôt,
n'en disons qu'un mot : - Elle est embaumée et conservée à
jamais dans le pur cristal d'un sonnet de Théophile, - du Théo,
comme nous disions.
Théophile a toujours passé pour solide; il n'a jamais
cependant pris de ventre, et s'est conservé tel encore que nous
le connaissions. Nos vêtements étriqués sont si absurdes, que
l'Antinoüs, habillé d'un habit, semblerait énorme, comme la
Vénus, habillée d'une robe moderne : l'un aurait l'air d'un fort
de la halle endimanché, l'autre d'une marchande de poisson.
L'armature colossale du corps de notre ami (on peut le dire,
puisqu'il voyage en Grèce aujourd'hui) lui fait souvent du tort
près des dames abonnées aux journaux de modes; une connaissance
plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et
le plus intelligent, il jouissait d'une grande réputation dans
notre cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de
la Cydalise.
En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un
Théophile maigre... Vous ne l'avez pas connu. Je l'ai vu, un
jour, étendu sur un lit, - long et vert, - la poitrine chargée
de ventouses. Il s'en allait rejoindre, peu à peu, son
pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez décrit les amours
panthéistes, - par le chemin ombragé de l'Allée de Sylvie.
Ces deux poètes, séparés par deux siècles, se seraient serré la
main, aux Champs Elysées de Virgile, beaucoup trop tôt.
Voici ce qui s'est passé à ce sujet :
Nous étions plusieurs amis, d'une société antérieure, qui
menions gaiement une existence de mode alors, même pour les gens
sérieux. Le Théophile mourant nous faisait peine, et nous avions
des idées nouvelles d'hygiène, que nous communiquâmes aux
parents. Les parents comprirent, chose rare; mais ils aimaient
leur fils. On renvoya le médecin, et nous dîmes à Théo : «
Lève-toi... et viens souper.» La faiblesse de son estomac nous
inquiéta d'abord. Il s'était endormi et senti malade à la
première représentation de Robert le Diable.
On rappela le médecin. Ce dernier se mit à réfléchir, et,
le voyant plein de santé au réveil, dit aux parents : « Ses amis
ont peut-être raison.»
Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit. - On ne parla
plus de ventouses, et on nous l'abandonna. La nature l'avait
fait poète, nos soins le firent presque immortel. Ce qui
réussissait le plus sur son tempérament, c'était une certaine
préparation de cassis sans sucre, que ses sœurs lui servaient
dans d'énormes amphores en grès de la fabrique de Beauvais;
Ziégler a donné depuis des formes capricieuses à ce qui n'était
alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous
communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par
précaution, garnir la chambre de matelas, afin que le paroxysme,
dû quelquefois au Bacchus du cassis, ne compromît pas nos têtes
avec les angles des meubles.
Théophile, sauvé, n'a plus bu que de l'eau rougie et un
doigt de champagne dans les petits soupers.
III.
LA REINE DE SABA
Revenons-y. - Nous avions désespéré
d'attendrir la femme du commissaire. - Son mari, moins farouche
qu'elle, avait répondu, par une lettre fort polie; à
l'invitation collective que nous leur avions adressée. Comme il
était impossible de dormir dans ces vieilles maisons, à cause
des suites chorégraphiques de nos soupers, - munis du silence
complaisant des autorités voisines, - nous invitions tous les
locataires distingués de l'impasse, et nous avions une
collection d'attachés d'ambassades, en habits bleus à boutons
d'or, de jeunes conseillers d'Etat, de référendaires en herbe,
dont la nichée d'hommes déjà sérieux, mais encore aimables, se
développait dans ce pâté de maisons, en vue des Tuileries et des
ministères voisins. Ils n'étaient reçus qu'à condition d'amener
des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des
dominos et des loups.
Les propriétaires et les concierges étaient seuls
condamnés à un sommeil troublé - par les accords d'un orchestre
de guinguette choisi à dessein, et par les bonds éperdus d'un
galop monstre, qui, de la salle aux escaliers et des escaliers à
l'impasse, allait aboutir nécessairement à une petite place
entourée d'arbres, - où un cabaret s'était abrité sous les
ruines imposantes de la chapelle du Doyenné. Au clair de lune,
on admirait encore les restes de la vaste coupole italienne qui
s'était écroulée, au dix-huitième siècle, sur les six malheureux
chanoines, - accident duquel le cardinal Dubois fut un instant
soupçonné.
Mais vous me demanderez d'expliquer encore, en pâle
prose, ces six vers de votre pièce intitulée : Vingt ans.
D'où vous vient, ô Gérard !
cet air académique ?
Est-ce que les beaux yeux de l'Opéra-Comique
S'allumeraient ailleurs ? La reine du Sabbat,
Qui, depuis deux hivers, dans vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu'une chimère ?
Et Gérard répondait : « Que la femme est amère ! »
Pourquoi du Sabbat... mon cher
ami ? et pour jeter maintenant de l'absinthe dans cette coupe
d'or, moulée sur un beau sein ?
Ne vous souvenez-vous plus des vers de ce Cantique
des cantiques, où l'Ecclésiaste nouveau s'adresse à cette
même reine du matin :
La grenade qui s'ouvre au
soleil d'Italie
N'est pas si gaie encore, à mes yeux enchantés,
Que ta lèvre entr'ouverte, ô ma belle folie,
Où je bois à longs flots le vin des voluptés.
La reine de Saba, c'était bien celle, en
effet, qui me préoccupait alors, - et doublement. - Le fantôme
éclatant de la fille des Hémiarites tourmentait mes nuits sous
les hautes colonnes de ce grand lit sculpté, acheté en Touraine,
et qui n'était pas encore garni de sa brocatelle rouge à
ramages. Les salamandres de François Ier me versaient
leur flamme du haut des corniches, où se jouaient des amours
imprudents. ELLE m'apparaissait radieuse, comme au jour où
Salomon l'admira s'avançant vers lui dans les splendeurs
pourprées du matin. Elle venait me proposer l'éternelle énigme
que le Sage ne put résoudre, et ses yeux, que la malice animait
plus que l'amour, tempéraient seuls la majesté de son visage -
Qu'elle était belle ! non pas plus belle cependant qu'une autre
reine du matin dont l'image tourmentait mes journées.
Cette dernière réalisait vivante mon rêve idéal et divin.
Elle avait, comme l'immortelle Balkis, le don communiqué par la
huppe miraculeuse. Les oiseaux se taisaient en entendant ses
chants, - et l'auraient certainement suivie à travers les airs.
La question était de la faire débuter à l'Opéra. Le
triomphe de Meyerbeer devenait le garant d'un nouveau succès.
J'osai en entreprendre le poème. J'aurais réuni ainsi dans un
trait de flamme les deux moitiés de mon double amour. - C'est
pourquoi, mon ami, vous m'avez vu si préoccupé dans une de ces
nuits splendides où notre Louvre était en fête. - Un mot de
Dumas m'avait averti que Meyerbeer nous attendait à sept heures
du matin.
IV.
UNE FEMME EN PLEURS
Je ne songeais qu'à cela au milieu du
bal. Une femme, que vous vous rappelez sans doute, pleurait à
chaudes larmes dans un coin du salon, et ne voulait, pas plus
que moi, se résoudre à danser. Cette belle éplorée ne pouvait
parvenir à cacher ses peines. Tout à coup elle me prit le ras et
me dit : « Ramenez-moi, je ne puis rester ici. »
Je sortis en lui donnant le bras. Il n'y avait pas de
voiture sur la place. Je lui conseillai de se calmer et de
sécher ses yeux, puis de rentrer ensuite dans le bal; elle
consentit seulement à se promener sur la petite place.
Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui
donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de la
lune, sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses
désespoirs.
Celui qui l'avait amenée s'était épris d'une autre; de là
une querelle intime; puis elle avait menacé de s'en retourner
seule ou accompagnée; il lui avait répondu qu'elle pouvait bien
agir à son gré. De là les soupirs, de là les larmes.
Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande
sarabande commençait. Trois ou quatre peintres d'histoire, peu
danseurs de leur nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et
chantaient à gorge déployée : Il était un raboureur, ou
bien : C'était un calonnier qui revenait de Flandre,
souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet. - Notre asile
fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé
ouverte la petite porte. On parlait d'aller déjeuner à Madrid -
au Madrid du bois de Boulogne - ce qui se faisait quelquefois.
Bientôt, le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes
à pied, escortés par trois gardes françaises, dont deux étaient
simplement MM. d'Egmont et de Beauvoir; - le troisième, c'était
Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.
Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre
cette apparition inattendue qui semblait le fantôme d'une scène
d'il y a cent ans, où des gardes françaises auraient mené au
violon une troupe de masques tapageurs. De plus, l'une des deux
petites marchandes de tabac si jolies qui faisaient l'ornement
de nos bals n'osa se laisser emmener à Madrid sans prévenir son
mari, qui gardait la maison.
Nous l'accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa
porte. Le mari parut à une fenêtre de l'entresol. Elle lui cria
: « Je vais déjeuner avec ces messieurs.» Il répondit : «
Va-t'en au diable ! c'était bien la peine de me réveiller pour
cela ! »
La belle désolée faisait une résistance assez faible pour
se laisser entraîner à Madrid, et, moi, je faisais mes adieux à
Rogier en lui expliquant que je voulais aller travailler mon scénario.
« Comment ! tu ne nous suis pas ? Cette dame n'a plus d'autre
cavalier que toi... et elle t'avait choisi pour la reconduire. -
Mais j'ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu
bien ? »
Rogier fut pris d'un fou rire. Un de ses bras appartenait
à la Cydalise; il offrit l'autre à la belle dame, qui me salua
d'un petit air moqueur. J'avais servi du moins à faire succéder
un sourire à ses larmes.
J'avais quitté la proie pour l'ombre... comme toujours !
V.
PRIMAVERA
En ce temps, je ronsardisais, -
pour me servir d'un mot de Malherbe. Il s'agissait alors pour
nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification
française, affaiblie par les langueurs du dix-huitième siècle,
troublée par les brutalités des novateurs trop ardents; mais il
fallait aussi maintenir le droit antérieur de la littérature
nationale dans ce qui se rapporte à l'invention et aux formes
générales.
« Mais, me direz-vous, il faut enfin montrer ces premiers
vers, ces juvenilia. « Sonnez-moi ces sonnets », comme
disait Dubellay. »
Eh bien ! étant admise l'étude assidue de ces vieux
poètes, croyez bien que je n'ai nullement cherché à en faire le
pastiche, mais que leurs formes de style m'impressionnaient
malgré moi, comme il est arrivé à beaucoup de poètes de notre
temps.
Les odelettes, ou petites odes de Ronsard,
m'avaient servi de modèle. C'était encore une forme classique,
imitée par lui d'Anacréon, de Bion, et, jusqu'à un certain
point, d'Horace. La forme concentrée de l'odelette ne me
paraissait pas moins précieuse à conserver que celle du sonnet,
où Ronsard s'est inspiré si heureusement de Pétrarque, de même
que, dans ses élégies, il a suivi les traces d'Ovide; toutefois,
Ronsard a été généralement plutôt grec que latin : c'est là ce
qui distingue son école de celle de Malherbe.
Vous verrez, mon ami, si ces poésies déjà vieilles ont
encore conservé quelque parfum. - J'en ai écrit de tous les
rythmes, imitant plus ou moins, comme l'on fait quand on
commence.
L'ode sur les papillons est encore une coupe à la
Ronsard, et cela peut se chanter sur l'air du cantique de
Joseph. Remarquez une chose, c'est que les odelettes se
chantaient et devenaient même populaires, témoin cette phrase du
Roman comique : « Nous entendîmes la servante, qui,
d'une bouche imprégnée d'ail, chantait l'ode du vieux Ronsard :
Allons de nos voix
Et de nos luths d'ivoire
Ravir les esprits ! »
Ce n'était, du reste, que renouvelé des
odes antiques, lesquelles se chantaient aussi. J'avais écrit les
premières sans songer à cela, de sorte quelles ne sont nullement
lyriques. La dernière : « Où sont nos amoureuses ? » est venue,
malgré moi, sous forme de chant; j'en avais trouvé en même temps
les vers et la mélodie, que j'ai été obligé de faire noter, et
qui a été trouvée très concordante aux paroles.
ODELETTES
AVRIL
Déjà les beaux jours, - la poussière,
Un ciel d'azur et de lumière,
Les murs enflammés, les longs soirs; -
Et rien de vert : - à peine encore
Un reflet rougeâtre décore
Les grands arbres aux rameaux noirs !
Ce beau temps me pèse et m'ennuie.
- Ce n'est qu'après des jours de pluie
Que doit surgir, en un tableau,
Le printemps verdissant et rose,
Comme une nymphe fraîche éclose,
Qui, souriante, sort de l'eau.
FANTAISIE
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber*
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit...
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !
* On prononce Wèbre.
LA GRAND'MÈRE
Voici trois ans qu'est morte ma grand'mère,
— La bonne femme, — et, quand on l'enterra,
Parents, amis, tout le monde pleura
D'une douleur bien vraie et bien amère.
Moi seul j'errais dans la maison, surpris
Plus que chagrin; et, comme j'étais proche
De son cercueil, - quelqu'un me fit reproche
De voir cela sans larmes et sans cris.
Douleur bruyante est bien vite passée :
Depuis trois ans, d'autres émotions,
Des biens, des maux, - des révolutions, -
Ont dans les cœurs sa mémoire effacée.
Moi seul j'y songe, et la pleure souvent;
Depuis trois ans, par le temps prenant force,
Ainsi qu'un nom gravé dans une écorce,
Son souvenir se creuse plus avant !
LA COUSINE
L'hiver a ses plaisirs; et souvent, le dimanche,
Quand un peu de soleil jaunit la terre blanche,
Avec une cousine on sort se promener...
— Et ne vous faites pas attendre pour dîner,
Dit la mère. Et quand on a bien, aux Tuileries,
Vu sous les arbres noirs les toilettes fleuries,
La jeune fille a froid... et vous fait observer
Que le brouillard du soir commence à se lever.
Et l'on revient, parlant du beau jour qu'on regrette,
Qui s'est passé si vite... et de flamme discrète :
Et l'on sent en rentrant, avec grand appétit,
Du bas de l'escalier, — le dindon qui rôtit.
PENSÉE DE BYRON
ÉLÉGIE
Par mon amour et ma constance,
J'avais cru fléchir ta rigueur,
Et le souffle de l'espérance
Avait pénétré dans mon cœur;
Mais le temps, qu'en vain je prolonge,
M'a découvert la vérité,
L'espérance a fui comme un songe...
Et mon amour seul m'est resté !
Il est resté comme un abîme
Entre ma vie et le bonheur,
Comme un mal dont je suis victime,
Comme un poids jeté sur mon cœur !
Pour fuir le piège où je
succombe,
Mes efforts seraient superflus;
Car l'homme a le pied dans la tombe,
Quand l'espoir ne le soutient plus.
J'aimais à
réveiller la lyre,
Et souvent, plein de doux transports,
J'osais, ému par le délire,
En tirer de tendres accords.
Que de fois, en versant des larmes,
J'ai chanté tes divins attraits !
Mes accents étaient pleins de charmes,
Car c'est toi qui les inspirais.
Ce temps
n'est plus, et le délire
Ne vient plus animer ma voix;
Je ne trouve point à ma lyre
Les sons qu'elle avait autrefois.
Dans le chagrin qui me dévore,
Je vois mes beaux jours s'envoler;
Si mon œil étincelle encore,
C'est qu'une larme va couler !
Brisons la
coupe de la vie;
Sa liqueur n'est que du poison;
Elle plaisait à ma folie,
Mais elle enivrait ma raison.
Trop longtemps épris d'un vain songe,
Gloire ! amour ! vous eûtes mon cœur :
O Gloire ! tu n'es qu'un mensonge;
Amour ! tu n'es point le bonheur !
GAIETÉ
Petit piqueton de Mareuil,
Plus clairet qu'un vin d'Argenteuil,
Que ta saveur est souveraine !
Les Romains ne t'ont pas compris
Lorsqu' habitant l'ancien Paris
Ils te préféraient le Surène.
Ta liqueur rose, ô joli vin!
Semble faite du sang divin
De quelque nymphe bocagère;
Tu perles au bord désiré
D'un verre à côtes, coloré
Par les teintes de la fougère.
Tu me guéris pendant l'été
De la soif qu'un vin plus vanté
M'avait laissé depuis la veille*;
Ton goût suret, mais doux aussi,
Happant mon palais épaissi,
Me rafraîchit quand je m'éveille.
Eh quoi! si gai dès le matin,
Je foule d'un pied incertain
Le sentier où verdit ton pampre !...
— Et je n'ai pas de Richelet
Pour finir ce docte couplet...
Et trouver une rime en ampre**.
* Il y a une faute, mais elle est dans le goût
du temps.
** Lisez le Dictionnaire des Rimes, à l'article AMPRE,
vous n'y trouverez que pampre; pourquoi ce mot si
sonore n'a-t-il pas de rime ?
POLITIQUE
(1832)
Dans Sainte-Pélagie,
Sous ce règne élargie,
Où, rêveur et pensif ,
Je vis captif,
Pas une herbe ne pousse
Et pas un brin de mousse
Le long des murs grillés
Et frais taillés!
Oiseau qui fends l'espace...
Et toi, brise, qui passes
Sur l'étroit horizon
De la prison,
Dans votre vol superbe,
Apportez-moi quelque herbe,
Quelque gramen, mouvant
Sa tête au vent !
Qu'à mes pieds tourbillonne
Une feuille d'automne
Peinte de cent couleurs
Comme les fleurs !
Pour que mon âme triste
Sache encor qu'il existe
Une nature, un Dieu
Dehors ce lieu,
Faites-moi cette joie,
Qu'un instant je revoie
Quelque chose de vert
Avant l'hiver !
LES
PAPILLONS
I
De toutes les belles choses
Qui nous manquent en hiver,
Qu'aimez-vous mieux ? - Moi, les roses;
- Moi, l'aspect d'un beau pré vert;
- Moi, la moisson blondissante,
Chevelure des sillons;
- Moi, le rossignol qui chante;
- Et moi les beaux papillons !
Le papillon, fleur sans tige,
Qui voltige,
Que l'on cueille en un réseau;
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la plante et l'oiseau !...
Quand revient l'été superbe,
Je m'en vais au bois tout seul :
Je m'étends dans la grande herbe,
Perdu dans ce vert linceul.
Sur ma tête renversée,
Là, chacun d'eux à son tour,
Passe comme une pensée
De poésie ou d'amour !
Voici le papillon faune,
Noir et jaune;
Voici le mars azuré,
Agitant des étincelles
Sur ses ailes
D'un velours riche et moiré.
Voici le vulcain rapide,
Qui vole comme un oiseau :
Son aile noire et splendide
Porte un grand ruban ponceau.
Dieux ! le soufré, dans l'espace,
Comme un éclair a relui...
Mais le joyeux nacré passe,
Et je ne vois plus que lui !
II
Comme un éventail de soie,
Il déploie
Son manteau semé d'argent;
Et sa robe bigarrée
Est dorée
D'un or verdâtre et changeant.
Voici le machaon-zèbre,
De fauve et de noir rayé;
Le deuil, en habit funèbre,
Et le miroir bleu strié;
Voici l'argus, feuille-morte,
Le morio, le grand-bleu,
Et le paon-de-jour qui porte
Sur chaque aile un œil de feu !
Mais le soir brunit nos plaines;
Les phalènes
Prennent leur essor bruyant,
Et les sphinx aux couleurs sombres,
Dans les ombres
Voltigent en tournoyant.
C'est le grand'paon à l'œil rose
Dessiné sur un fond gris,
Qui ne vole qu'à nuit close,
Comme les chauves-souris;
Le bombice du troène,
Rayé de jaune et de vert,
Et le papillon du chêne
Qui ne meurt pas en hiver !...
Voici le sphinx à la tête
De squelette,
Peinte en blanc sur un fond noir,
Que le villageois redoute,
Sur sa route,
De voir voltiger le soir.
Je hais aussi les phalènes,
Sombres hôtes de la nuit,
Qui voltigent dans nos plaines
De sept heures à minuit;
Mais vous, papillons que j'aime,
Légers papillons de jour,
Tout en vous est un emblème
De poésie et d'amour !
III
Malheur, papillons que j'aime,
Doux emblème,
A vous pour votre beauté !...
Un doigt, de votre corsage,
Au passage,
Froisse, hélas ! le velouté !...
Une toute jeune fille
Au cœur tendre, au doux souris,
Perçant vos cœurs d'une aiguille,
Vous contemple, l'œil surpris :
Et vos pattes sont coupées
Par l'ongle blanc qui les mord,
Et vos antennes crispées
Dans les douleurs de la mort !...
LE POINT NOIR
Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l'air, une tache livide.
Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j'osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.
Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s'arrête mon œil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire ! -
Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh ! c'est que l'aigle seul - malheur à nous, malheur !
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.
NI BONJOUR NI BONSOIR*
Sur un air grec
Né kalimèra, nè orà kali .
Le matin n'est plus ! le soir pas encore :
Pourtant de nos yeux l'éclair a pâli !
Né kaliméra, nè orà kali.
Mais le soir vermeil ressemble à l'aurore,
Et la nuit plus tard amène l'oubli !
* Dans le Voyage en Orient (Druses et Maronites, II, I), Nerval évoque un chant grec qui résonnait à [s]es oreilles sortant de la bouche avinée d’un matelot levantin :
« Ne kalimèra ! ne orà kali !
Tel était le refrain que cet homme jetait avec insouciance au vent des mers, aux flots retentissants qui battaient la grève : " Ce n’est pas bonjour, ce n’est pas bonsoir ! " Voilà le sens que je trouvais à ces paroles, et, dans ce que je pus saisir des autres vers de ce chant populaire, il y avait, je crois, cette pensée :
Le matin n’est plus, le soir pas encore !
Pourtant de nos yeux l’éclair a pâli ;
et le refrain revenait toujours :
Ne kalimèra ! ne orà kali !
mais, ajoutait la chanson,
Mais le soir vermeil ressemble à l’aurore !
Et la nuit, plus tard, amène l’oubli ! »
LES CYDALISES
Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau !
Elles sont plus heureuses,
Dans un séjour plus beau.
Elles sont près des anges,
Dans le fond du ciel bleu,
Et chantent les louanges
De la mère de Dieu.
O blanche fiancée,
O jeune vierge en fleur,
Amante délaissée,
Que flétrit la douleur...
L'Éternité profonde
Souriait dans vos yeux. :
Flambeaux éteints du monde
Rallumez-vous aux cieux.
SECOND CHÂTEAU
Celui-là fut château d'Espagne,
construit avec des châssis, des fermes et des praticables...
Vous en dirai-je la radieuse histoire, poétique et lyrique à la
fois? Revenons d'abord au rendez-vous donné par Dumas, et qui
m'en avait fait manquer un autre.
J'avais écrit, avec tout le feu de la jeunesse, un
scénario fort compliqué, qui parut faire plaisir à Meyerbeer.
J'emportai avec effusion l'espérance qu'il me donnait;
seulement, un autre opéra, Les Frères corses, lui était
déjà destiné par Dumas, et le mien n'avait qu'un avenir assez
lointain. J'en avais écrit un acte lorsque j'apprends, tout d'un
coup, que le traité fait entre le grand poète et le grand
compositeur se trouve rompu, je ne sais pourquoi. - Dumas
partait pour son voyage de la Méditerranée, Meyerbeer avait déjà
repris la route de l'Allemagne. La pauvre Reine de Saba,
abandonnée de tous, est devenue depuis un simple conte oriental
qui fait partie des Nuits du Rhamazan.
C'est ainsi que la poésie tomba dans la prose et
mon château théâtral dans le troisième dessous. -
Toutefois, les idées scéniques et lyriques s'étaient éveillées
en moi, j'écrivis en prose un acte d'opéra-comique, me réservant
d'y intercaler, plus tard, des morceaux. Je viens d'en retrouver
le manuscrit primitif, qui n'a jamais tenté les musiciens
auxquels je l'ai soumis. Ce n'est donc qu'un simple proverbe, et
je n'en parle ici qu'à titre d'épisode de ces petits mémoires
littéraires.
[Ici, le texte du proverbe intitulé
Corilla , joint en 1854 aux Filles du Feu..]
TROISIÈME CHÂTEAU
Château de cartes, château de Bohême,
château en Espagne, - telles sont les premières stations à
parcourir pour tout poète. Comme ce fameux roi dont Charles
Nodier a raconté l'histoire, nous en possédons au moins sept de
ceux-là pendant le cours de notre vie errante, - et peu d'entre
nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé
dans la jeunesse, - d'où quelque belle aux longs cheveux nous
sourit amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les
vitrages treillissés reflètent les splendeurs du soir.
En attendant, je crois bien que j'ai passé une fois par
le château du diable. Ma Cydalise à moi, perdue, à jamais perdue
!... Une longue histoire, qui s'est dénouée dans un pays du
Nord, - et qui ressemble à tant d'autres ! Je ne veux ici que
donner le motif des vers suivants, conçus dans la fièvre et dans
l'insomnie. Cela commence par le désespoir et cela finit par la
résignation.
Puis, revient un souffle épuré de la première jeunesse,
et quelques fleurs poétiques s'entr'ouvrent encore, dans la
forme de l'odelette aimée, - sur le rythme sautillant d'un
orchestre d'opéra.
I.
MYSTICISME.
DAPHNÉ
Jam redit et virgo
La connais-tu, DAFNÉ, cette ancienne
romance,
Au pied du sycomore, ou sous les mûriers blancs,
Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour... qui toujours recommence ?...
Reconnais-tu le TEMPLE au péristyle
immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence. ...
Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique...
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin :
— Et rien n'a dérangé le sévère
portique.
LE CHRIST AUX OLIVIERS
Dieu. est mort ! le ciel est vide...
Pleurez ! enfants, vous n'avez plus de père !
JEAN-PAUL.
I
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats;
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier : « Non, Dieu n'existe pas ! »
Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ?
J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !
» Frères, je vous trompais : Abîme! abîme! abîme!
Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...
Dieu n'est pas ! Dieu n'est plus ! » Mais ils dormaient
toujours !...
II
Il reprit: : « Tout est mort ! J'ai parcouru les mondes;
Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d'or et des flots argentés :
» Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.
» En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite
Vaste, noir et sans fond, d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;
» Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours !
III
» Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité !... Hasard qui t'avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés, l'univers palissant,
» Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant ?...
» O mon père ! est-ce toi que je sens en moi-même ?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
» De cet ange des nuits que frappa l'anathème ?...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas ! et, si je meurs, c'est que tout va mourir ! »
IV
Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul ?
éveillé dans Solyme :
« Judas ! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché :
Je suis souffrant, ami ! sur la terre couché...
Viens ! ô toi qui, du moins, as la force du crime ! »
Mais Judas s'en allait, mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif
Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard :
« Allez chercher ce fou ! » dit-il aux satellites.
V
C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !
L'augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s'enivrait de ce sang précieux...
L'univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.
« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre ?
Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon...»
Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère :
— Celui qui donna l'âme aux
enfants du limon.
VERS DORÉS
Eh quoi ! tout est sensible !
PYTHAGORE
Homme ! libre penseur — te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'Univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
« Tout est sensible ! » — Et tout sur ton être est puissant
!
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie :
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !
Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !
II.
LYRISME
ESPAGNE
Mon doux pays des Espagnes,
Qui voudrait fuir ton beau ciel,
Tes cités et tes montagnes,
Et ton printemps éternel ?
Ton air pur qui nous enivre,
Tes jours, moins beaux que tes nuits,
Tes champs, où Dieu voudrait vivre
S'il quittait son paradis ?
Autrefois, ta souveraine,
L'Arabie, en te fuyant,
Laissa sur ton front de reine
Sa couronne d'Orient !
Un écho redit encore
A ton rivage enchanté
L'antique refrain du Maure :
Gloire, amour et liberté !
CHŒUR D'AMOUR
Ici l'on passe
Des jours enchantés !
L'ennui s'efface
Aux cœurs attristés
Comme la trace
Des flots agités.
Heure frivole
Et qu'il faut saisir,
Passion folle
Qui n'est qu'un désir,
Et qui s'envole
Après le plaisir !
CHANSON GOTHIQUE
Belle épousée,
J'aime tes pleurs !
C'est la rosée
Qui sied aux fleurs.
Les belles choses
N'ont qu'un printemps,
Semons de roses
Les pas du Temps !
Soit brune ou blonde,
Faut-il choisir ?
Le Dieu du monde,
C'est le Plaisir.
LA SÉRÉNADE
(imitée d'Uhland)
Oh ! quel doux chant m'éveille ?
— Près de ton lit je veille,
Ma fille ! et n'entends rien...
Rendors-toi, c'est chimère !
— J'entends dehors, ma mère,
Un chœur aérien !...
— Ta fièvre va renaître.
— Ces chants de la fenêtre
Semblent s'être approchés.
— Dors, pauvre enfant malade,
Qui rêves sérénade...
Les galants sont couchés !
— Les hommes, que m'importe ?
Un nuage m'emporte...
Adieu le monde, adieu !
Mère, ces sons étranges
C'est le concert des anges
Qui m'appellent à Dieu !
(Musique du prince Poniatowski.)
EN MARGE DES PETITS CHÂTEAUX DE BOHÊME
AUTRES ODELETTES
NOBLES ET VALETS
Ces nobles d'autrefois dont parlent les romans,
Ces preux à fronts de bœuf, à figures dantesques,
Dont les corps charpentés d'ossements gigantesques
Semblaient avoir au sol racine et fondements;
S'ils revenaient au monde, et qu'il leur prît l'idée
De voir les héritiers de leurs noms immortels,
Race de Laridons, encombrant les hôtels
Des ministres, — rampante, avide et dégradée;
Etres grêles, à buscs, plastrons et faux mollets : —
Certes ils comprendraient alors, ces nobles hommes,
Que, depuis les vieux temps, au sang des gentilshommes
Leurs filles ont mêlé bien du sang de valets !
LE RÉVEIL EN VOITURE
Voici ce que je vis : Les arbres sur ma route
Fuyaient mêlés, ainsi qu'une armée en déroute;
Et sous moi, comme ému par les vents soulevés,
Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés !
Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes
Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes
En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux
De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos !
Et les monts enivrés chancelaient, — la rivière
Comme un serpent boa, sur la vallée entière
Etendu, s'élançait pour les entortiller...
— J'étais en poste, moi, venant de m'éveiller !
LE RELAIS
En voyage, on s'arrête, on descend de voiture;
Puis entre deux maisons on passe à l'aventure,
Des chevaux, de la route et des fouets étourdi,
L'œil fatigué de voir et le corps engourdi.
Et voici tout à coup, silencieuse et verte,
Une vallée humide et de lilas couverte,
Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, —
Et la route et le bruit sont bien vite oubliés !
On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre,
De l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre,
Et sans penser à rien on regarde les cieux...
Hélas ! une voix crie : « En voiture, messieurs ! »
UNE ALLÉE DU LUXEMBOURG
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
A la main une fleur qui brille,
A la bouche un refrain nouveau.
C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !
Mais non, — ma jeunesse est finie...
Adieu, doux rayon qui m'as lui, -
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, — il a fui !
NOTRE-DAME DE PARIS
Notre-Dame est bien vieille; on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu'elle a vu naître;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d'une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !
Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor : —
Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu'elle était puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l'ombre d'un mort !
DANS LES BOIS
Au printemps, l'Oiseau naît et chante;
N'avez-vous pas ouï sa voix ?...
Elle est pure, simple et touchante,
La voix de l'Oiseau — dans les bois !
L'été, l'Oiseau cherche l'Oiselle;
Il aime — et n'aime qu'une fois !
Qu'il est doux, paisible et fidèle,
Le nid de l'Oiseau — dans les bois !
Puis quand vient l'automne brumeuse,
Il se tait... avant les temps froids.
Hélas ! qu'elle doit être heureuse
La mort de l'Oiseau — dans les bois !
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