[Promenades
et souvenirs a paru dans « L'Illustration » du 30
décembre 1854, puis des 6 janvier et 3 février 1855. Comme
Aurélia, ce récit, rédigé sans doute pendant la
fièvre de l'automne 1853, est donc le dernier à avoir été
publié du vivant de Nerval. On sera attentif à y voir se
déployer les thèmes et les motifs qui sont ceux de Sylvie
: lieux, personnes (la petite Célénie du chapitre VIII
est un calque évident de Sylvie), quête du passé, tout
ceci double en effet la nouvelle, en lui donnant
un éclairage autobiographique plus marqué. Le charme du
récit tient au mélange harmonieux de ses registres.
Contenant, en mineur, les cruautés du souvenir,
Gérard préfère ici laisser vagabonder ses humeurs et sa
nostalgie au fil d'une trame très mince. Où loger, de
fait, une hirondelle apode ?]
I.
LA BUTTE MONTMARTRE
Il est
véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. Je
n'en ai jamais été si convaincu que depuis deux mois. Arrivé
d'Allemagne, après un court séjour dans une villa de la
banlieue, je me suis cherché un domicile plus assuré que les
précédents, dont l'un se trouvait sur la place du Louvre et
l'autre dans la rue du Mail. Je ne remonte qu'à six années.
Évincé du premier avec vingt francs de dédommagement, que
j'ai négligé, je ne sais pourquoi, d'aller toucher à la
Ville, j'avais trouvé dans le second ce qu'on ne trouve plus
guère au centre de Paris : une vue sur deux ou trois arbres
occupant un certain espace, qui permet à la fois de respirer
et de se délasser l'esprit en regardant autre chose qu'un
échiquier de fenêtres noires, où de jolies figures
n'apparaissent que par exception. Je respecte la vie intime
de mes voisins, et ne suis pas de ceux qui examinent avec
des longues-vues le galbe d'une femme qui se couche, ou
surprennent à l'œil nu les silhouettes particulières aux
incidents et accidents de la vie conjugale. J'aime mieux tel
horizon « à souhait pour le plaisir des yeux », comme dirait
Fénelon, où l'on peut jouir, soit d'un lever, soit d'un
coucher de soleil, mais plus particulièrement du lever. Le
coucher ne m'embarrasse guère : je suis sûr de le rencontrer
partout ailleurs que chez moi. Pour le lever, c'est
différent: j'aime à voir le soleil découper des angles sur
les murs, à entendre au dehors des gazouillements d'oiseaux,
fût-ce de simples moineaux francs... Grétry offrait un louis
pour entendre une chanterelle, je donnerais vingt francs
pour un merle; les vingt francs que la ville de Paris me
doit encore !
J'ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d'un air
très pur, de perspectives variées, et l'on y découvre des
horizons magnifiques, soit « qu'ayant été vertueux, l'on
aime à voir lever l'aurore », qui est très belle du côté de
Paris, soit qu'avec des goûts moins simples, on préfère ces
teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et
flottants peignent des tableaux de bataille et de
transfiguration au-dessus du grand cimetière, entre l'arc de
l'Étoile et les coteaux bleuâtres qui vont d'Argenteuil à
Pontoise. Les maisons nouvelles s'avancent toujours, comme
la mer diluvienne qui a baigné les flancs de l'antique
montagne, gagnant peu à peu les retraites où s'étaient
réfugiés les monstres informes reconnus depuis par Cuvier.
Attaqué d'un côté par la rue de l'Empereur, de l'autre par
le quartier de la mairie, qui sape les après montées et
abaisse les hauteurs du versant de Paris, le vieux mont de
Mars aura bien bientôt le sort de la butte des Moulins, qui,
au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe.
Cependant, il nous reste encore un certain nombre de coteaux
ceints d'épaisses haies vertes, que l'épine-vinette décore
tour à tour de ses fleurs violettes et de ses baies
pourprées.
Il y a là des moulins, des cabarets et des tonnelles,
des élysées champêtres et des ruelles silencieuses, bordées
de chaumières, de granges et de jardins touffus, des plaines
vertes coupées de précipices, où les sources filtrent dans
la glaise, détachant peu à peu certains îlots de verdure où
s'ébattent des chèvres, qui broutent l'acanthe suspendue aux
rochers; des petites filles à l'oeil fier, au pied
montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On
rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de
Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec
Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd
une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans une
carrière. - Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix
de trois mille francs... On en demande aujourd'hui trente
mille. C'est le plus beau point de vue des environs de
Paris.
Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par
les grands arbres du Château des Brouillards, c'était
d'abord ce reste de vignoble lié au souvenir de saint Denis,
qui, au point de vue des philosophes, était peut-être le
second Bacchus, Dionusisz, et
qui a eu trois corps dont l'un a été enterré à Montmartre,
le second à Ratisbonne et le troisième à Corinthe. C'était
ensuite le voisinage de l'abreuvoir, qui, le soir, s'anime
du spectacle de chevaux et de chiens que l'on y baigne, et
d'une fontaine construite dans le goût antique, où les
laveuses causent et chantent comme dans un des premiers
chapitres de Werther. Avec un bas-relief consacré
à Diane et peut-être deux figures de naïades sculptées en
demi-bosse, on obtiendrait, à l'ombre des vieux tilleuls qui
se penchent sur le monument, un admirable lieu de retraite,
silencieux à ses heures, et qui rappellerait certains points
d'étude de la campagne romaine. Au-dessus se dessine et
serpente la rue des Brouillards, qui descend vers le chemin
des Bœufs, puis le jardin du restaurant Gaucher, avec ses
kiosques, ses lanternes et ses statues peintes... La plaine
Saint-Denis a des lignes admirables, bornées par les coteaux
de Saint-Ouen et de Montmorency, avec des reflets de soleil
ou des nuages qui varient à chaque heure du jour. A droite
est une rangée de maisons, la plupart fermées pour cause de
craquements dans les murs. C'est ce qui assure la solitude
relative de ce site : car les chevaux et les bœufs qui
passent, et même les laveuses, ne troublent pas les
méditations d'un sage, et même s'y associent. La vie
bourgeoise, ses intérêts et ses relations vulgaires, lui
donnent seuls l'idée de s'éloigner le plus possible des
grands centres d'activité.
Il y a à gauche de vastes terrains, recouvrant
l'emplacement d'une carrière éboulée, que la commune a
concédés à des hommes industrieux qui en ont transformé
l'aspect. Ils ont planté des arbres, créé des champs où
verdissent la pomme de terre et la betterave où l'asperge
montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles
rouges.
On descend le chemin et l'on tourne gauche. Là sont
encore deux ou trois collines vertes, entaillées par une
route qui plus loin comble des ravins profonds, et qui tend
à rejoindre un jour la rue de l'Empereur entre les buttes et
le cimetière. On rencontre là un hameau qui sent fortement
la campagne, et qui a renoncé depuis trois ans aux travaux
malsains d'un atelier de poudrette. Aujourd'hui,
l'on y travaille les résidus des fabriques de bougies
stéariques. Que d'artistes repoussés du prix de Rome sont
venus sur ce point étudier la campagne romaine et l'aspect
des marais Pontins ! Il y reste même un marais animé par des
canards, des oisons et des poules.
Il n'est pas rare aussi d'y trouver des haillons
pittoresques sur les épaules des travailleurs. Les collines,
fendues çà et là, accusent le tassement du terrain sur
d'anciennes carrières; mais rien n'est plus beau que
l'aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire ses
terrains d'ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses
roches dénudées et quelques bouquets d'arbres encore assez
touffus, où serpentent des ravins et des sentiers.
La plupart des terrains et des maisons éparses de
cette petite vallée appartiennent à de vieux propriétaires,
qui ont calculé sur l'embarras des Parisiens à se créer de
nouvelles demeures et sur la tendance qu'ont les maisons du
quartier Montmartre à envahir, dans un temps donné, la
plaine Saint-Denis. C'est une écluse qui arrête le torrent;
quand elle s'ouvrira, le terrain vaudra cher. Je regrette
d'autant plus d'avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois
mille francs du dernier vignoble de Montmartre.
Il n'y faut plus penser. Je ne serai jamais
propriétaire : et pourtant que de fois, au 8 ou au I5 de
chaque trimestre (près de Paris, du moins), j'ai chanté le
refrain de M. Vautour :
Quand on n'a pas de
quoi payer son terme
Il faut avoir une maison à soi !
J'aurais
fait faire dans cette vigne une construction si légère !...
Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et
une cella, quelque chose comme la maison du poète tragique.
Le pauvre Laviron, mort depuis sur les murs de Rome, m'en
avait dessiné le plan. A dire le vrai pourtant, il n'y a pas
de propriétaires aux buttes de Montmartre. On ne peut
asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par
des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de
mastodontes. La commune concède un droit de possession qui
s'éteint au bout de cent ans... On est campé comme les
Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient peine à
contester un droit si fugitif où l'hérédité ne peut
longuement s'établir.[1]
II.
LE CHÂTEAU DE SAINT-GERMAIN
J'ai
parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes
relations, et n'ai rien trouvé qu'à des prix impossibles,
augmentés par les conditions que formulent les concierges.
Ayant rencontré un seul logement au-dessous de trois cents
francs, on m'a demandé si j'avais un état pour lequel il
fallût du jour. - J'ai répondu, je crois, qu'il m'en fallait
pour l'état de ma santé.
« C'est, m'a dit le concierge, que la fenêtre de la
chambre s'ouvre sur un corridor qui n'est pas bien clair. »
Je n'ai pas voulu en savoir davantage, et j'ai même
négligé de visiter une cave à louer, me souvenant d'avoir vu
à Londres cette même inscription, suivie de ces mots : «
Pour un gentleman seul. »
Je me suis dit :
« Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à
Saint-Germain ? La banlieue est encore plus chère que Paris;
mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut
sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou
dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité,
qu'est-ce qu'une demi-heure de chemin de fer, le matin et le
soir? On a là les ressources d'une cité, et l'on est presque
à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue
Saint-Lazare, n° I30. Le trajet n'offre que de l'agrément,
et n'équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, à une
course d'omnibus. »
Je me suis trouvé très heureux de cette idée, et j'ai
choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de
souvenirs. Quel voyage charmant ! Asnières, Chatou, Nanterre
et le Pecq; la Seine trois fois repliée, des points de vue
d'îles vertes, de plaines, de bois, de chalets et de villas;
à droite, les coteaux de Colombes, d'Argenteuil et de
Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes
et Marly; puis la plus belle perspective du monde: la
terrasse et les vieilles galeries du château de Henri IV,
couronnées par le profil sévère du château de François Ier.
J'ai toujours aimé ce château bizarre, qui, sur le plan, a
la forme d'un D gothique, en l'honneur, dit-on, du nom de la
belle Diane. - Je regrette seulement de n'y pas voir ces
grands toits écaillés d'ardoises, ces clochetons à jour où
se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres
sculptées s'élançant d'un fouillis de toits anguleux qui
caractérisent l'architecture valoise. Des maçons ont
défiguré, sous Louis XVIII, la face qui regarde le parterre.
Depuis, l'on a transformé ce monument en pénitencier, et
l'on a déshonoré l'aspect des fossés et des ponts antiques
par une enceinte de murailles couvertes d'affiches. Les
hautes fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont
paru tour à tour les beautés blondes de la cour des Valois
et de la cour des Stuarts, les galants chevaliers des
Médicis et les Écossais fidèles de Marie Stuart et du roi
Jacques, n'ont jamais été restaurés; il n'en reste rien que
le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet
étrange contraste de la brique et de l'ardoise, s'éclairant
des feux du soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet
aspect moitié galant, moitié guerrier, d'un château fort
qui, en dedans, contenait un palais splendide dressé sur un
montagne, entre une vallée boisée où serpente un fleuve et
un parterre qui se dessine sur la lisière d'une vaste forêt.
Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses
pères; j'avais eu des parents parmi les hôtes de ce château,
- il y a vingt ans déjà; - d'autres, habitants de la ville;
en tout, quatre tombeaux... Il se mêlait encore à ces
impressions de souvenir d'amour et de fêtes remontant à
l'époque des Bourbons; de sorte que je fus tout à tour
heureux et triste tout un soir !
Un incident vulgaire vint m'arracher à la poésie de
ces rêves de jeunesse. La nuit étant venue, après avoir
parcouru les rues et les places, et salué des demeures
aimées jadis, donné un dernier coup d'œil aux côtes de
l'étang de Mareil et de Chambourcy, je m'étais enfin reposé
dans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit
une chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes; - un
homme qui a vécu en Orient est incapable de s'affecter d'un
pareil détail. « Garçon ! dis-je, il est possible que j'aime
les cloportes; mais, une autre fois, si j'en demande, je
désirerais qu'on me les servît à part. » Le mot n'était pas
neuf, s'étant déjà appliqué à des cheveux servis sur une
omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint-Germain.
Les habitués, bouchers ou conducteurs de bestiaux, le
trouvèrent agréable.
Le garçon me répondit imperturbablement : « Monsieur,
cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des
réparations au château, et ces insectes se réfugient dans
les maisons de la ville. Ils aiment beaucoup la bière et y
trouvent leur tombeau.
- Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature;
et votre conversation me séduit... Mais est-il vrai que l'on
fasse des réparations au château ?
- Monsieur vient d'en être convaincu.
- Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais
êtes-vous sûr du fait en lui-même ?
- Les journaux en ont parlé. »
Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais
contester ce témoignage. Le lendemain, je me rendis au
château pour voir où en était la restauration. Le
sergent-concierge me dit, avec un sourire qui n'appartient
qu'à un militaire de ce grade :
« Monsieur, seulement pour raffermir les fondations
du château, il faudrait neuf millions; les apportez-vous ? »
Je suis habitué à ne m'étonner de rien.
« Je ne les ai pas sur moi, observai-je; mais cela
pourrait encore se trouver !
- Eh bien, dit-il, quand vous les apporterez, nous
vous ferons voir le château. »
J'étais piqué; ce qui me fit retourner à
Saint-Germain deux jours après. J'avais trouvé l'idée.
« Pourquoi, me disais-je, ne pas faire une
souscription ? La France est pauvre; mais il viendra
beaucoup d'Anglais l'année prochaine pour l'exposition des
Champs-Elysées. Il est impossible qu'ils ne nous aident pas
à sauver de la destruction un château qui a hébergé
plusieurs générations de leurs reines et de leurs rois.
Toutes les familles jacobites y ont passé. - La ville encore
est à moitié pleine d'Anglais; j'ai chanté tout enfant les
chansons du roi Jacques et pleuré Marie Stuart en déclamant
les vers de Ronsard et de Dubellay... La race des King-Charles
emplit les rues comme une preuve vivante encore des
affections de tant de races disparues... Non ! me dis-je,
les Anglais ne refuseront pas de s'associer à une
souscription doublement nationale. Si nous contribuons par
des monacos, ils trouveront bien des couronnes et des
guinées ! »
Fort de cette combinaison, je suis allé la soumettre
aux habitués du Café du Marché. Ils l'ont accueillie avec
enthousiasme, et, quand j'ai demandé une chope de bière sans
cloportes, le garçon m'a dit :
« Oh ! non, monsieur, plus aujourd'hui ! »
Au château, je me suis présenté la tête haute. Le
sergent m'a introduit au corps de garde, où j'ai développé
mon idée avec succès, et le commandant, qu'on a averti, a
bien voulu permettre que l'on me fît voir la chapelle et les
appartements des Stuarts, fermés aux simples curieux. Ces
derniers sont dans un triste état, et, quant aux galeries,
aux salles antiques et aux chambres des Médicis, il est
impossible de les reconnaître depuis des siècles, grâce aux
clôtures, aux maçonneries et aux faux plafonds qui ont
approprié ce château aux convenances militaires.
Que la cour est belle, pourtant! ces profils
sculptés, ces arceaux, ces galeries chevaleresques,
l'irrégularité même du plan, la teinte rouge des façades,
tout cela fait rêver aux châteaux d'Écosse et d'Irlande, à
Walter Scott et à Byron. On a tant fait pour Versailles et
tant pour Fontainebleau... Pourquoi donc ne pas relever ce
débris précieux de notre histoire? La malédiction de
Catherine de Médicis, jalouse du monument construit en
l'honneur de Diane, s'est continuée sous les Bourbons. Louis
XIV craignait de voir la flèche de Saint Denis; ses
successeurs ont tout fait pour Saint-Cloud et Versailles.
Aujourd'hui, Saint-Germain attend encore le résultat d'une
promesse que la guerre a peut-être empêché de réaliser.
III.
UNE SOCIÉTÉ CHANTANTE
Ce que le
concierge m'a fait voir avec le plus d'amour, est une série
de petites loges qu'on appelle les cellules, où
couchent quelques militaires du pénitencier. Ce sont de
véritables boudoirs ornés de peintures à fresque
représentant des paysages. Le lit se compose d'un matelas de
crin soutenu par des élastiques; le tout très propre et très
coquet, comme une cabine d'officier de vaisseau.
Seulement, le jour y manque, comme dans la chambre
qu'on m'offrait à Paris, et l'on ne pourrait pas y demeurer
ayant un état pour lequel il faudrait du jour. « J'aimerais,
dis-je au sergent, une chambre moins bien décorée et plus
près des fenêtres. - Quand on se lève avant le jour, c'est
bien indifférent ! » me répondit-il. Je trouvai cette
observation de la plus grande justesse.
En repassant par le corps de garde, je n'eus qu'à
remercier le commandant de sa politesse, et le sergent ne
voulut accepter aucune buona mano.
Mon idée de souscription anglaise me trottait dans la
tête, et j'étais bien aise d'en essayer l'effet sur des
habitants de la ville; de sorte qu'allant dîner au pavillon
de Henri IV, d'où l'on jouit de la plus admirable vue qui
soit en France, dans un kiosque ouvert sur un panorama de
dix lieues, j'en fis part à trois Anglais et à une Anglaise,
qui en furent émerveillés, et trouvèrent ce plan très
conforme à leurs idées nationales. Saint-Germain a cela de
particulier, que tout le monde s'y connaît, qu'on y parle
haut dans les établissements publics, et que l'on peut même
s'y entretenir avec des dames anglaises sans leur être
présenté. On s'ennuierait tellement sans cela! Puis c'est
une population à part, classée, il est vrai, selon les
conditions, mais entièrement locale.
Il est très rare qu'un habitant de Saint-Germain
vienne à Paris; certains d'entre eux ne font pas ce voyage
une fois en dix ans. Les familles étrangères vivent aussi là
entre elles avec la familiarité qui existe dans les villes
d'eaux. Et ce n'est pas l'eau, c'est l'air pur que l'on
vient chercher à Saint-Germain. Il y a des maisons de santé
charmantes, habitées par des gens très bien portants, mais
fatigués du bourdonnement et du mouvement insensés de la
capitale. La garnison, qui était autrefois de gardes du
corps, et qui est aujourd'hui de cuirassiers de la garde,
n'est pas étrangère peut-être à la résidence de quelques
jeunes beautés, filles ou veuves, qu'on rencontre à cheval
ou à âne sur la route des Loges ou du château du Val. Le
soir, les boutiques s'éclairent rue de Paris et rue au Pain;
on cause d'abord sur la porte, on rit, on chante même.
L'accent des voix est fort distinct de celui de Paris; les
jeunes filles ont la voix pure et bien timbrée, comme dans
les pays de montagnes. En passant dans la rue de l'Église,
j'entendis chanter au fond d'un petit café. J'y voyais
entrer beaucoup de monde et surtout des femmes. En
traversant la boutique, je me trouvai dans une grande salle
toute pavoisée de drapeaux et de guirlandes avec les
insignes maçonniques et les inscriptions d'usage. J'ai fait
partie autrefois des Joyeux et des Bergers
de Syracuse; je n'étais donc pas embarrassé de me
présenter.
Le bureau était majestueusement établi sous un dais
orné de draperies tricolores, et le président me fit le
salut cordial qui se doit à un visiteur. Je me
rappellerait toujours qu'aux Bergers de Syracuse,
on ouvrait généralement la séance par ce toast : « Aux
Polonais!... et à ces dames ! » Aujourd'hui, les Polonais
sont un peu oubliés. Du reste, j'ai entendu de fort jolies
chansons dans cette réunion, mais surtout des voix de femmes
ravissantes. Le Conservatoire n'a pas terni l'éclat de ces
intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés au
chant du rossignol ou du merle, ou n'a pas faussé avec les
leçons du solfège ces gosiers si frais et si riches en
mélodie. Comment se fait-il que ces femmes chantent si juste
? Et pourtant tout musicien de profession pourrait dire à
chacune d'elles : « Vous ne savez pas chanter.» Rien n'est
amusant comme les chansons que les jeunes filles composent
elles-mêmes, et qui font, en général, allusion aux trahisons
des amoureux ou aux caprices de l'autre sexe. Quelquefois,
il y a des traits de raillerie locale qui échappent au
visiteur étranger. Souvent un jeune homme et une jeune fille
se répondent comme Daphnis et Chloé, comme Myrtil et Sylvie.
En m'attachant à cette pensée, je me suis trouvé tout ému,
tout attendri, comme à un souvenir de la jeunesse... C'est
qu'il y a un âge, - âge critique, comme on le dit, pour les
femmes, - où les souvenirs renaissent si vivement, où
certains dessins oubliés reparaissent sous la trame froissée
de la vie ! On n'est pas assez vieux pour ne plus songer à
l'amour, on n'est plus assez jeune pour penser toujours à
plaire. - Cette phrase, je l'avoue, est un peu Directoire.
Ce qui l'amène sous ma plume, c'est que j'ai entendu un
ancien jeune homme qui, ayant décroché du mur une guitare,
exécuta admirablement la vieille romance de Garat :
Plaisir
d'amour ne dure qu'un instant...
Chagrin d'amour dure toute la vie !
Il avait
les cheveux frisés à l'incroyable, une cravate blanche, une
épingle de diamant sur son jabot, et des bagues à lacs
d'amour. Ses mains étaient blanches et fines comme celles
d'une jolie femme. Et, si j'avais été femme, je l'aurais
aimé, malgré son âge; car sa voix allait au cœur.
Ce brave homme m'a rappelé mon père, qui, jeune
encore, chantait avec goût des airs italiens, à son retour
de Pologne. Il y avait perdu sa femme, et ne pouvait
s'empêcher de pleurer, en s'accompagnant de la guitare, aux
paroles d'une romance qu'elle avait aimée, et dont j'ai
toujours retenu ce passage :
Mamma mia, medicate
Questa piaga, per pietà !
Melicerto fu l'arciero
Perchè pace in cor non ho ! ...[2]
Malheureusement, la guitare est aujourd'hui vaincue par le
piano, ainsi que la harpe; ce sont là des galanteries et des
grâces d'un autre temps. Il faut aller à Saint-Germain pour
retrouver, dans le petit monde paisible encore, les charmes
effacés de la société d'autrefois.
Je suis sorti par un beau clair de lune, m'imaginant
vivre en 1827, époque où j'ai quelque temps habité
Saint-Germain. Parmi les jeunes filles présentes à cette
petite fête, j'avais reconnu des yeux accentués, des traits
réguliers, et, pour ainsi dire, classiques, des intonations
particulières au pays, qui me faisaient rêver à des
cousines, à des amies de cette époque, comme si dans un
autre monde j'avais retrouvé mes premières amours. Je
parcourais au clair de lune ces rues et ces promenades
endormies. J'admirais les profils majestueux du château,
j'allais respirer l'odeur des arbres presque effeuillés à la
lisière de la forêt, je goûtais mieux à cette heure
l'architecture de l'église, où repose l'épouse de Jacques
II, et qui semble un temple romain.[3]
Vers minuit, j'allai frapper à la porte d'un hôtel où
je couchais souvent, il y a quelques années. Impossible
d'éveiller personne. Des bœufs défilaient silencieusement,
et leurs conducteurs ne purent me renseigner sur les moyens
de passer la nuit. En revenant sur la place du Marché, je
demandai au factionnaire s'il connaissait un hôtel où l'on
pût recevoir un Parisien relativement attardé. « Entrez au
poste, on vous dira cela », me répondit-il.
Dans le poste, je rencontrai de jeunes militaires qui
me dirent : « C'est bien difficile ! On se couche ici à dix
heures; mais chauffez-vous un instant. » On jeta du bois
dans le poêle; je me mis à causer de l'Afrique et de l'Asie.
Cela les intéressait tellement, que l'on réveillait pour
m'écouter ceux qui s'étaient endormis. Je me vis conduit à
chanter des chansons arabes et grecques, car la société
chantante m'avait mis dans cette disposition. Vers deux
heures, un des soldats me dit : « Vous avez bien couché sous
la tente... Si vous voulez, prenez place sur le lit de camp.
» On me fit un traversin avec un sac de munition, je
m'enveloppai de mon manteau, et je m'apprêtais à dormir
quand le sergent rentra et dit : « Où est-ce qu'ils ont
encore ramassé cet homme-là ?
- C'est un homme qui parle assez bien, dit un des
fusiliers; il a été en Afrique.
- S'il a été en Afrique, c'est différent, dit le
sergent; mais on admet quelquefois ici des individus qu'on
ne connaît pas; c'est imprudent... Ils pourraient enlever
quelque chose !
- Ce ne serait pas les matelas, toujours !
murmurai-je.
- Ne faites pas attention, me dit l'un des soldats :
c'est son caractère; et puis il vient de recevoir une
politesse... ça le rend grognon. »
J'ai dormi fort bien jusqu'au point du jour; et,
remerciant ces braves soldats ainsi que le sergent, tout à
fait radouci, je m'en allai faire un tour vers les coteaux
de Mareil pour admirer les splendeurs du soleil levant.
Je le disais tout à l'heure : - mes jeunes années me
reviennent, - et l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le
sentiment des choses passées. Saint-Germain, Senlis et
Dammartin, sont les trois villes qui, non loin de Paris,
correspondent à mes souvenirs les plus chers. La mémoire de
vieux parents morts se rattache mélancoliquement à la pensée
de plusieurs jeunes filles dont l'amour m'a fait poète, ou
dont les dédains m'ont fait parfois ironique et songeur.
J'ai appris le style en écrivant des lettres de
tendresse ou d'amitié, et, quand je relis celles qui ont été
conservées, j'y retrouve fortement tracée l'empreinte de mes
lectures d'alors, surtout de Diderot, de Rousseau et de
Sénancour. Ce que je viens de dire expliquera le sentiment
dans lequel ont été écrites les pages suivantes. Je m'étais
repris à aimer Saint-Germain par ces derniers beaux jours
d'automne. Je m'établis à l'Ange-Gardien, et, dans
les intervalles de mes promenades, j'ai tracé quelques
souvenirs que je n'ose intituler Mémoires, et qui
seraient plutôt conçus selon le plan des promenades
solitaires de Jean-Jacques. Je les terminerai dans le pays
même où j'ai été élevé, et où il est mort.
IV.
JUVENILIA
Le hasard
a joué un si grand rôle dans ma vie, que je ne m'étonne pas
en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma
naissance. C'est, dira-t-on, l'histoire de tout le monde.
Mais tout le monde n'a pas occasion de raconter son
histoire.
Et, si chacun le faisait, il n'y aurait pas grand mal
: l'expérience de chacun est le trésor de tous.
Un jour, un cheval s'échappa d'une pelouse verte qui
bordait l'Aisne, et disparut bientôt entre les halliers; il
gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt
de Compiègne. Cela se passait vers 1770.
Ce n'est pas un accident rare qu'un cheval échappé à
travers une forêt. Et cependant, je n'ai guère d'autre titre
à l'existence. Cela est probable du moins, si l'on croit à
ce que Hoffmann appelait l'enchaînement des choses.
Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le
cheval dans l'écurie de son père, puis il s'était assis sur
le bord de la rivière, rêvant à je ne sais quoi, pendant que
le soleil se couchait dans les nuages empourprés du Valois
et du Beauvoisis.
L'eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des
bandes violettes striaient les rougeurs du couchant. Mon
grand-père, en se retournant pour partir, ne trouva plus le
cheval qui l'avait amené. En vain il le chercha, l'appela
jusqu'à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.
Il était d'un naturel silencieux; il évita les
rencontres, monta à sa chambre et s'endormit, comptant sur
la Providence et sur l'instinct de l'animal, qui pouvait
bien lui faire retrouver la maison.
C'est ce qui n'arriva pas. Le lendemain matin, mon
grand-père descendit de sa chambre et rencontra dans la cour
son père, qui se promenait à grands pas. Il s'était aperçu
déjà qu'il manquait un cheval à l'écurie. Silencieux comme
son fils, il n'avait pas demandé quel était le coupable : il
le reconnut en le voyant devant lui.
Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut
cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père.
Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et,
à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays
situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs de
Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là, vivait un de
ses oncles, qui descendait, dit-on, d'un peintre flamand du
XVIIe siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse
aujourd'hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de
Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers
qu'on appelle les bosquets, était situé sur
l'emplacement d'un ancien camp romain et a conservé le nom
du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les
parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères.
Quelquefois, on y a rencontré, en traçant, des
pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des
images informes de dieux celtiques.
Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ,
et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je
ne sais pas au juste l'époque de leur mariage; mais, comme
il se maria avec l'épée, comme aussi ma mère reçut le nom de
Marie Antoinette avec celui de Laurence, il est probable
qu'ils furent mariés un peu avant la Révolution.
Aujourd'hui, mon grand-père repose, avec sa femme et
sa plus jeune fille, au milieu de ce champ qu'il cultivait
jadis. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la
froide Silésie, au cimetière catholique polonais de
Gross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues
de la guerre, d'une fièvre qu'elle gagna en traversant un
pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d'être
renversée. Mon père, forcé de rejoindre l'armée à Moscou,
perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de
la Bérésina.
Je n'ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été
perdus ou volés; je sais seulement qu'elle ressemblait à une
gravure du temps, d'après Prudhon ou Fragonard, qu'on
appelait la Modestie. La fièvre dont elle est
morte m'a saisi trois fois, à des époques qui forment dans
ma vie des divisions singulières, périodiques. Toujours, à
ces époques, je me suis senti l'esprit frappé des images de
deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. Les
lettres qu'écrivait ma mère des bords de la Baltique, ou des
rives de la Sprée ou du Danube, m'avaient été lues tant de
fois ! Le sentiment du merveilleux, le goût des voyages
lointains, ont été sans doute pour moi le résultat de ces
impressions premières, ainsi que du séjour que j'ai fait
longtemps dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré
souvent aux soins des domestiques et des paysans, j'avais
nourri mon esprit de croyances bizarres, de légendes et de
vieilles chansons. Il y avait là de quoi faire un poète, et
je ne suis qu'un rêveur en prose.
J'avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la
porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la
maison; l'or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous
leurs capotes de soldat. Le premier m'embrassa avec une
telle effusion, que je m'écriai :
« Mon père!... tu me fais mal ! »
De ce jour, mon destin changea.
Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus
âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui
pour m'apprendre ce qu'on appelait mes devoirs. J'étais
faible encore, et la gaieté de son plus jeune frère me
charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut
l'idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me
réveillait avant l'aube et me promenait sur les collines
voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème
dans les fermes ou dans les laiteries.
V.
PREMIÈRES ANNÉES
Une heure
fatale sonna pour la France; son héros, captif lui-même au
sein d'un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai
l'élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime
dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des
étendards ornés d'aigles d'or, confiés désormais à la
fidélité de tous.
Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la
ville une immense décoration qui représentait un vaisseau en
mer. La nef se mouvait sur une onde agitée, et semblait
voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale
violente détruisit l'effet de cette représentation. Sinistre
augure, qui prédisait à la patrie le retour des étrangers.
Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de
l'Ukraine rongèrent encore une fois l'écorce des arbres de
nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire-d'aile,
comme des colombes plaintives, et m'apportèrent dans leurs
bras une tourterelle aux pieds roses, que j'aimais comme une
autre sœur.
Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père
me demanda un léger service : j'eus le malheur de lui
répondre avec impatience. Quand je retournai sur la
terrasse, la tourterelle s'était envolée.
J'en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir
d'une fièvre purpurine qui fit porter à l'épiderme tout le
sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour
compagnon un jeune sapajou rapporté d'Amérique par un
capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la
compagne de mes jeux et de mes travaux.
J'étudiais à la fois l'italien, le grec et le latin,
l'allemand, l'arabe et le persan. Le Pastor fido,
Faust, Ovide et Anacréon étaient mes poèmes et mes
poètes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait
parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les
plus célèbres de l'Iram. Il fallait encore que le trait
d'amour perçât mon cœur d'une de ses flèches les plus
brûlantes! Celle-là partit de l'arc délié du sourcil noir
d'une vierge à l'œil d'ébène, qui s'appelait Héloïse. - J'y
reviendrai plus tard.
J'étais toujours entouré de jeunes filles; l'une
d'elles était ma tante; deux femmes de la maison, Jeannette
et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon
sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux
blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la
grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette,
et je conçus l'idée singulière de la prendre pour épouse
selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage,
en figurant la cérémonie au moyen d'une vieille robe de ma
grand-mère que j'avais jetée sur mes épaules. Un ruban
pailleté d'argent ceignait mon front, et j'avais relevé la
pâleur ordinaire des mes joues d'une légère couche de fard.
Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte,
dont je possédais une image, et chacun se prêta avec
complaisance à ce jeu naïf d'un enfant.
Cependant, j'avais grandi; un sang vermeil colorait
mes joues; j'aimais à respirer l'air des forêts profondes.
Les ombrages d'Ermenonville, les solitudes de Mortefontaine,
n'avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines
habitaient par là. J'étais fier de les accompagner dans ces
vieilles forêts, qui semblaient leur domaine.
Le soir, pour divertir de vieux parents, nous
représentions les chefs-d'œuvre des poètes, et un public
bienveillant nous comblait d'éloges et de couronnes. Une
jeune fille vive et spirituelle, nommée Louise, partageait
nos triomphes; on l'aimait dans cette famille, où elle
représentait la gloire des arts.
Je m'étais rendu très fort sur la danse. Un mulâtre,
nommé Major, m'enseignait à la fois les premiers éléments de
cet art et ceux de la musique, pendant qu'un peintre de
portraits, nommé Mignard, me donnait des leçons de dessin.
Mlle Nouvelle était l'étoile de notre salle de
danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé
Provost. Ce fut lui qui m'enseigna l'art dramatique : nous
représentions ensemble des petites comédies qu'il
improvisait avec esprit. Mademoiselle Nouvelle était
naturellement notre actrice principale et tenait une balance
si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans
espoir... Le pauvre Provost s'est fait depuis acteur sous le
nom de Raymond; il se souvint de ses premières tentatives,
et se mit à composer des féeries, dans lesquelles il eut
pour collaborateurs les frères Cogniard. Il a fini bien
tristement en se prenant de querelle avec un régisseur de la
Gaîté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez lui, il
réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la
nuit suivante, se perça le cœur d'un coup de poignard.
VI.
HÉLOÏSE
La
pension que j'habitais avait un voisinage de jeunes
brodeuses. L'une d'elles, qu'on appelait la Créole, fut
l'objet de mes premiers vers d'amour; son œil sévère, la
sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec
la froide dignité des études; c'est pour elle que je
composai des traductions versifiées de l'ode d'Horace A
Tyndaris, et d'une mélodie de Byron, dont je
traduisais ainsi le refrain :
Dis-moi, jeune fille
d'Athènes,
Pourquoi m'as-tu ravi mon cœur ?
Quelquefois, je me levais dès le point du jour et je prenais
la route de ***, courant et déclamant mes vers au milieu
d'une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours
errantes et de mes soupirs! C'est pour elle que je composai
la pièce suivante, imitée d'une mélodie de de Thomas Moore :
Quand le plaisir brille
en tes yeux,
Pleins de douceur et d'espérance...
J'échappe
à ces amours volages pour raconter mes premières peines.
Jamais un mot blessant, un soupir impur, n'avaient rouillé
l'hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la
première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour
gouvernante une bonne vieille Italienne qui fut instruite de
mon amour. Celle-ci s'entendit avec la servante de mon père
pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en
secret dans une chambre où la figure d'Héloise était
représentée par un vaste tableau. Une épingle d'argent
perçait le nœud touffu de ses cheveux d'ébène, et son buste
étincelait comme celui d'une reine, pailleté de tresses d'or
sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d'ivresse, je
m'étais jeté à genoux devant l'image; une porte s'ouvrit,
Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d'un œil souriant.
- Pardon, reine, m'écriai-je, je me croyais le Tasse
aux pieds d'Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie
!...
Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous
deux muets dans une demi-obscurité. Je n'osai lui baiser la
main car mon cœur se serait brisé. - O douleurs et regrets
de mes jeunes amours perdues ! que vos souvenirs sont cruels
! « Fièvres éteintes de l'âme humaine, pourquoi revenez-vous
encore échauffer un cœur qui ne bat plus ? » Héloïse est
mariée aujourd'hui; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à
jamais perdues pour moi : - le monde est désert. Peuplé de
fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d'amour
sur les débris de mon néant ! Revenez pourtant, douces
images; j'ai tant aimé ! j'ai tant souffert ! « Un oiseau
qui vole dans l'air a dit son secret au bocage, qui l'a
redit au vent qui passe, - et les eaux plaintives ont répété
le mot suprême: - Amour ! amour ! »
VII.
VOYAGE AU NORD
Que le
vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou
de mélancolie, - peu importe: il en a déjà dispersé
quelques-unes, et je n'ai pas le courage de les récrire. En
fait de mémoires, on ne sait jamais si le public s'en
soucie, - et cependant je suis du nombre des écrivains dont
la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait
connaître. N'est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de
biographies directes ou déguisées? Est-il plus modeste de se
peindre dans un roman sous le nom de Lélio, d'Octave ou
d'Arthur, ou de trahir ses plus intimes émotions dans un
volume de poésies ? Qu'on nous pardonne ces élans de
personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et
qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au
bénéfice de l'obscurité !
Si je pouvais faire un peu de bien en passant,
j'essayerais d'appeler quelque attention sur ces pauvres
villes délaissées dont les chemins de fer ont détourné la
circulation et la vie. Elles s'asseyent tristement sur les
débris de leur fortune passée, et se concentrent en
elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles
d'une civilisation qui les condamne ou les oublie.
Saint-Germain m'a fait penser à Senlis, et, comme c'était un
mardi, j'ai pris l'omnibus de Pontoise, qui ne circule plus
que les jours de marché. J'aime à contrarier les chemins de
fer, et Alexandre Dumas, que j'accuse d'avoir un peu brodé
dernièrement sur mes folies de jeunesse, a dit avec vérité
que j'avais dépensé deux cents francs et mis huit jours pour
l'aller voir à Bruxelles, par l'ancienne route de Flandre, -
et en dépit du chemin de fer du Nord.
Non, je n'admettrai jamais, quelles que soient les
difficultés des terrains, que l'on fasse huit lieues, ou, si
vous voulez, trente-deux kilomètres, pour aller à Poissy en
évitant Saint-Germain, et trente lieues pour aller à
Compiègne en évitant Senlis. Ce n'est qu'en France que l'on
peut rencontrer des chemins si contrefaits. Quand le chemin
belge perçait douze montagnes pour arriver à Spa, nous
étions en admiration devant ces faciles contours de notre
principale artère, qui suivent tour à tour les lits
capricieux de la Seine et de l'Oise, pour éviter une ou deux
pentes de l'ancienne route du Nord.
Pontoise est encore une de ces villes, situées sur
des hauteurs, qui me plaisent par leur aspect patriarcal,
leurs promenades, leurs points de vue, et la conservation de
certaines mœurs, qu'on ne rencontre plus ailleurs. On y joue
encore dans les rues, on cause, on chante le soir sur le
devant des portes; les restaurateurs sont des pâtissiers; on
trouve chez eux quelque chose de la vie de famille; les
rues, en escaliers, sont amusantes à parcourir; la promenade
tracée sur les anciennes tours domine la magnifique vallée
où coule l'Oise. De jolies femmes et de beaux enfants s'y
promènent. On surprend en passant, on envie tout ce petit
monde paisible qui vit à part dans ses vieilles maisons,
sous ses beaux arbres, au milieu de ces beaux aspects et de
cet air pur. L'église est belle et d'une conservation
parfaite. Un magasin de nouveautés parisiennes s'éclaire
auprès, et ses demoiselles sont vives et rieuses comme dans
la Fiancée de M. Scribe... Ce qui fait le charme,
pour moi, des petites villes un peu abandonnées, c'est que
j'y retrouve quelque chose du Paris de ma jeunesse. L'aspect
des maisons, la forme des boutiques, certains usages,
quelques costumes... A ce point de vue, si Saint-Germain
rappelle I830, Pontoise rappelle I820; - je vais plus loin
encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents.
Cette fois, je bénis le chemin de fer, - une heure au
plus me sépare de Saint-Leu : - le cours de l'Oise, si calme
et si verte, découpant au clair de lune ses îlots de
peupliers, l'horizon festonné de collines et de forêts, les
villages aux noms connus qu'on appelle à chaque station,
l'accent déjà sensible des paysans qui montent d'une
distance à l'autre, les jeunes filles coiffées de madras,
selon l'usage de cette province, tout cela m'attendrit et me
charme : il me semble que je respire un autre air; et, en
mettant le pied sur le sol, j'éprouve un sentiment plus vif
encore que celui qui m'animait naguère en repassant le Rhin:
la terre paternelle, c'est deux fois la patrie.
J'aime beaucoup Paris, où le hasard m'a fait naître,
- mais j'aurais pu naître aussi bien sur un vaisseau, - et
Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef
mystique des Égyptiens, n'a pas dans ses murs cent mille
Parisiens véritables. Un homme du Midi, s'unissant là par
hasard à une femme du Nord, ne peut produire un enfant de
nature lutécienne. On dira à cela : « Qu'importe ! » Mais
demandez un peu aux gens de province s'il importe d'être de
tel ou tel pays.
Je ne sais si ces observations ne semblent pas
bizarres; cherchant à étudier les autres dans moi-même, je
me dis qu'il y a dans l'attachement à la terre beaucoup de
l'amour de la famille. Cette piété qui s'attache aux lieux
est aussi une portion du noble sentiment qui nous unit à la
patrie. En revanche, les cités et les villages se parent
avec fierté des illustrations qui proviennent de leur sol.
Il n'y a plus là division ou jalousie locale, tout se
rapporte au centre national, et Paris est le foyer de toutes
ces gloires. Me direz-vous pourquoi j'aime tout le monde
dans ce pays, où je retrouve des intonations connues
autrefois, où les vieilles ont les traits de celles qui
m'ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me
rappellent les compagnons de ma première jeunesse? Un
vieillard passe: il m'a semblé voir mon grand-père; il
parle, c'est presque sa voix; - cette jeune personne a les
traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans; une plus jeune
me rappelle une petite paysanne qui m'a aimé et qui
m'appelait son petit mari, - qui dansait et chantait
toujours, et qui, le dimanche au printemps, se faisait des
couronnes de marguerites. Qu'est-elle devenue, la pauvre
Célénie, avec qui je courais dans la forêt de Chantilly, et
qui avait si peur des gardes-chasse et des loups !
VIII.
CHANTILLY
Voici les
deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé
par le chemin de fer de la partie qui borde l'Oise. On monte
vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d'un
aspect solennel, puis c'est un bout de la forêt; la Nonette
brille dans les prés bordant les dernières maisons de la
ville. La Nonette! une des chères petites rivières où j'ai
pêché des écrevisses; - de l'autre côté de la forêt coule sa
sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n'avoir pas
voulu paraître poltron devant la petite Célénie !
Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une
nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de
l'odeur des prés, couronnée d'ache et de nénuphar,
découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à
fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et
certes, l'ourlet de sa robe était très souvent mouillé comme
il convient à ses pareilles... Il fallait lui cueillir des
fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi
les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye.
Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines
des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes
festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle
chantait et racontait les vieilles légendes du pays : Mme de
Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s'envolait en
cygne, et tantôt frétillait en beau poisson d'or dans les
fossés de son château; - la fille du pâtissier, qui portait
des gâteaux au comte d'Ory, et qui, forcée à passer la nuit
chez son seigneur, lui demanda son poignard pour ouvrir le
nœud d'un lacet et s'en perça le cœur; - les moines rouges,
qui enlevaient les femmes, et les plongeaient dans des
souterrains; - la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau
Lautrec, et enfermée sept ans par son père, après quoi elle
meurt; et le chevalier, revenant de la croisade, fait
découdre avec un couteau d'or fin son linceul de fine toile;
elle ressuscite, mais ce n'est plus qu'une goule affamée de
sang... Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie de Loches, et
que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire était
peuplée! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas
ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à
pâté par un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard,
saint Loup et saint Guy ont laissé dans ces cantons mille
témoignages de leur sainteté et de leurs miracles. Célénie
montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les
racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux
pays des Sylvanectes m'a laissé des souvenirs que le temps
ravive. Qu'est-elle devenue ? Je m'en informerai du côté de
la Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant...
Elle avait des tantes partout, des cousines sans nombre :
que de morts dans tout cela ! que de malheureux sans doute
dans un pays si heureux autrefois !
Au moins, Chantilly porte noblement sa misère; comme
ces vieux gentilshommes au linge blanc, à la tenue
irréprochable, il a cette fière attitude qui dissimule le
chapeau déteint ou les habits râpés... Tout est propre,
rangé, circonspect; les voix résonnent harmonieusement dans
les salles sonores. On sent partout l'habitude du respect,
et la cérémonie qui régnait jadis au château règle un peu
les rapports des placides habitants. C'est plein d'anciens
domestiques retraités, conduisant des chiens invalides; -
quelques-uns sont devenus des maîtres, et ont pris l'aspect
vénérable des vieux seigneurs qu'ils ont servis.
Chantilly est comme une longue rue de Versailles. Il
faut voir cela l'été, par un splendide soleil, en passant à
grand bruit sur ce beau pavé qui résonne. Tout est préparé
là pour les splendeurs princières et pour la foule
privilégiée des chasses et des courses. Rien n'est étrange
comme cette grande porte qui s'ouvre sur la pelouse du
château et qui semble un arc de triomphe, comme le monument
voisin, qui paraît une basilique et qui n'est qu'une écurie.
Il y a là quelque chose encore de la lutte des Condé contre
la branche aînée des Bourbons. C'est la chasse qui triomphe
à défaut de la guerre, et où cette famille trouva encore une
gloire après que Clio eut déchiré les pages de la jeunesse
guerrière du grand Condé, comme l'exprime le mélancolique
tableau qu'il a fait peindre lui-même.
A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui
n'a plus à lui que le cabinet satirique de Watteau et
l'ombre tragique du cuisinier Vatel se perçant le cœur dans
un fruitier ! J'ai mieux aimé entendre les regrets sincères
de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé, qui est
encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces
sortes de villes quelque chose de pareil à ces cercles du
purgatoire de Dante immobilisés dans un seul souvenir, et où
se refont dans un centre plus étroit les actes de la vie
passée.
« Et qu'est devenue votre fille, qui était si blonde
et gaie lui ai-je dit; elle s'est sans doute mariée ?
- Mon Dieu oui, et, depuis, elle est morte de la
poitrine...»
J'ose à peine dire que cela me frappa plus vivement
que les souvenirs du prince de Condé. Je l'avais vue toute
jeune, et certes je l'aurais aimée, si à cette époque je
n'avais eu le cœur occupé d'une autre... Et maintenant voilà
que je pense à la ballade allemande : la Fille de
l'hôtesse, et aux trois compagnons, dont l'un disait
: « Oh ! si je l'avais connue, comme je l'aurais aimée ! » -
et le second : « je t'ai connue, et je t'ai tendrement aimée
! » - et le troisième : « je ne t'ai pas connue... mais je
t'aime et t'aimerai pendant l'éternité ! »
Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et
tombe glacée à l'horizon de ces bois baignés de vapeurs
grises... J'ai pris la voiture de Senlis, qui suit le cours
de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteuil;
nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle,
et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A
gauche est le champ des Raines, où saint Rieul,
interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications,
leurs imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une
seule de se faire entendre à l'avenir. Il y a quelque chose
d'oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du
saint, qui permet du moins a une grenouille d'exprimer les
plaintes des autres.
J'ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues
et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore
depuis par ses sièges et ses combats. « O pauvre ville ! que
tu es enviée ! » disait Henri IV. - Aujourd'hui, personne
n'y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du
reste de l'univers. Ils vivent plus à part encore que ceux
de Saint-Germain. Cette colline, aux antiques constructions
domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre
forêts : Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville dessinent
au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les
ruines des abbayes et des châteaux.
En passant devant la porte de Reims, j'ai rencontré
une de ces énormes voitures de saltimbanques qui promènent
de foire en foire toute une famille artistique, son matériel
et son ménage. Il s'était mis à pleuvoir, et l'on m'offrit
cordialement un abri. Le local était vaste, chauffé par un
poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes
paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles
s'occupaient de repriser leurs ajustements pailletés, une
femme encore belle faisait la cuisine et le chef de la
famille donnait des leçons de maintien à un jeune homme de
bonne mine qu'il dressait à jouer les amoureux. C'est que
ces gens ne se bornaient pas aux exercices d'agilité, et
jouaient aussi la comédie. On les invitait souvent dans les
châteaux de la province, et ils me montrèrent plusieurs
attestations de leurs talents, signées de noms illustres.
Une des jeunes filles se mit à déclamer des vers d'une
vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car le
nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des
pièces à l'impromptu sur des canevas à l'italienne, avec une
grande facilité d'invention et de répliques. En regardant
les deux jeunes filles, l'une vive et brune, l'autre blonde
et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilhelm
Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient
entre la perspective des bois et l'antique profil de Senlis.
Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut
d'un domicile parisien ? Mais il n'est plus temps d'obéir à
ces fantaisies de la verte bohème; et j'ai pris congé de mes
hôtes, car la pluie avait cessé.