Objet
d'étude : La poésie du XIXème au
XXIème siècle.
Corpus : Jacques Brel : La
Fanette
Serge Gainsbourg : Exercice en forme de
Z
Georges Brassens : Bécassine
Léo Ferré : La Mélancolie.
La chanson est sans doute aujourd'hui ce qui
tient lieu de poésie à la plupart des gens. La
massivité et la facilité de sa diffusion
semblent peut-être dispenser d'aller chercher
un autre aliment dans la poésie écrite. La
musique, de qualité inégale, mais accrocheuse
dans ses rythmes et ses ritournelles, ferait
peut-être aussi de la chanson le parent pauvre
de la poésie. Détrompons-nous : la chanson est
un genre spécifique par cette alliance même et
c'est une attitude très différente de lire
la poésie et d'écouter une chanson.
Cette spécificité résiste même à cette autre
démarche qui est de lire une chanson.
Le propos de cette page est de le montrer à
l'aide de quelques exemples.
« Défense de déposer de la
musique au pied de mes vers ! », aurait dit
Victor Hugo. Cette injonction, si elle est
authentique, n'est peut-être qu'une
provocation, mais elle correspond en tout cas
à un souci légitime et reste conséquente face
à une évidence : la poésie écrite est déjà
musique ! Son rythme, ses rimes, ses jeux
sonores, tout cela caractérise une écriture
commandée par une certaine respiration. Quoi
de plus normal que de rechigner à en entendre
une autre, même si celle-ci obéit aux
meilleures intentions ?
Pour la chanson, c'est autre
chose : texte et musique y naissent
simultanément, au point que chacun y confond
ses attributs. Voici le texte renoncer à la
correction de la syntaxe ou de la
prononciation pour se plier aux notes; voici
la musique observer une linéarité inattendue
et privilégier la voix sur les instruments.
L'ignorance
de
cette spécificité est à l'origine de malentendus
regrettables, notamment celui qui a brouillé André
Breton et Léo Ferré. Ce dernier lui ayant
soumis le recueil de ses chansons, Poète...
vos papiers !, Breton objecta : « Ne faites
jamais publier ce livre ! » Lui qui libérait
l'inconscient avec la prose de Bossuet avait dû
rechigner en effet devant les élisions, ellipses
et autres apocopes, qui font bel et bien partie du
rythme propre à la chanson. Étrange prévention,
dira-t-on, que l'on comprendra mieux si on
rappelle la surdité totale de Breton à l'égard de
la musique, qu'il jugeait "confusionnelle", et son
aversion pour les mots crus, dont Ferré, au
contraire, ne se privait pas ! Mais c'est un autre
caractère de la chanson que de rester fidèle à ses
origines populaires. Breton semblait les mépriser,
lui qui disait en 1952 : « Je tiens la chanson
d’aujourd’hui pour une petite mendiante effrontée
qui spécule sur ce qu’il y a de plus sirupeux et
de plus louche dans l’âme humaine.»
I - Des
formes spécifiques
L'époque
moderne a beaucoup valorisé la part de la musique dans la
chanson. Le plus souvent, en effet, tant chez les
troubadours ou les poètes de la Pléiade
que chez les chansonniers populaires du XIXème
siècle, le texte importe d'abord et reçoit ensuite une
musique qui peut, d'ailleurs, avoir été déjà utilisée.
Celle-ci, sans s'arroger trop de place, devra souligner les
couplets et le refrain, alternance qui constitue la forme la
plus régulière d'une chanson, et seconder habilement la
musique des mots.
Nous étions deux amis et Fanette m'aimait
La plage était déserte et mentait sous juillet
Si elles s'en souviennent les vagues vous diront
Comment pour la Fanette s'arrêta la chanson
Faut dire
Faut dire qu'en sortant
D'une vague mourante
Je les vis s'en allant
Comme amant et amante
Faut dire
Faut dire qu'ils ont ri
Quand ils m'ont vu pleurer
Faut dire qu'ils ont chanté
Quand je les ai maudits
Faut dire
Que c'est bien ce jour-là
Qu'ils ont nagé si loin
Qu'ils ont nagé si bien
Qu'on ne les revit pas
Faut dire
Qu'on ne nous apprend pas
Mais parlons d'autre chose
Nous étions deux amis et Fanette l'aimait
Et la plage est déserte et pleure sous juillet
Et le soir quelquefois
Quand les vagues s'arrêtent
J'entends comme une voix
J'entends... c'est la Fanette.
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Nous
étions deux amis et Fanette m'aimait
La plage était déserte et dormait sous juillet
Si elles s'en souviennent les vagues vous diront
Combien pour la Fanette j'ai chanté de chansons
Faut dire
Faut dire qu'elle était belle
Comme une perle d'eau
Faut dire qu'elle était belle
Et je ne suis pas beau
Faut dire
Faut dire qu'elle était brune
Tant la dune était blonde
Et tenant l'autre et l'une
Moi je tenais le monde
Faut dire
Faut dire que j'étais fou
De croire à tout cela
Je le croyais à nous
Je la croyais à moi
Faut dire
Qu'on ne nous apprend pas
A se méfier de tout
Ce texte offre un
certain nombre de caractères qui nous aideront à cerner la
spécificité de la structure d'une chanson :
une
histoire : comme la nouvelle, la chanson se
prête, par sa densité, au récit bref, allusif et
elliptique. Vous pourrez résumer la petite fiction de
La Fanette en notant les anticipations propres
à la narration antérieure (vers 15-22), les
ellipses narratives (vers 37-41) concentrées sur le
seul point de vue du narrateur.
le
refrain y occupe une place importante, plus
importante même que les couplets Sa forme
litanique (« Faut dire ») est assez récurrente pour
que le narrateur s'y pose en récitant face à un
auditeur (« les vagues vous diront ») qui
est nous-mêmes. Peu de chansons qui ne gardent trace
de cette situation d'énonciation où le discours est
encore plus souvent adressé à un destinataire précis,
comme la femme aimée, par exemple.
sous la récurrence
importante des mots, même dans les couplets, on note
quelques changements qui donnent tout leur poids aux
signifiés. Ainsi « Fanette m'aimait » puis « Fanette
l'aimait » ; ou bien la plage "dormait", puis
"mentait", puis "pleure" : l'évolution des termes
condense ici les trois phases de la fiction. On pourra
faire utilement le même relevé dans le texte
3.
Zazie
A sa visite au zoo
Zazie suçant son zan
S'amusait d'un vers luisant
D'Isidore Isou
Quand zut ! Un vent blizzard
Fusant de son falzar
Voici zigzaguant dans les airs
Zazie et son blazer
L'oiseau
Des îles est pris au zoom
Par un paparazzi
Zigouilleur visionnaire
De scherzi de Mozart
Drôle de zigoto
Zieuteur du genre blasé
Mateur de photos osées
Zazie
Sur les vents alizés
S'éclate dans l'azur
Aussi légère que bulle d'Alka Seltzer
Elle visionne le zoo
Survolant chimpanzés
Gazelles lézards zébus buses et grizzlis d'Asie
L'oiseau
Des îles est pris au zoom
Par l'autre zèbre, bonne zigue
Zazie le fusillant d'un bisou
Lui fait voir son bazar
Son zip et son Zippo
Fendu de A jusqu'à Zo
Preuve
s'il en est de la musique des mots et des jeux auxquels la
chanson s'est souvent adonnée, ce texte se présente comme un
exercice : débarrassés du souci de signifier, les mots
réduits à leur enveloppe zézaient et zozottent !
Le choix
délibéré des allitérations en Z est générateur
d'univers et on pourra remarquer sa cohérence. C'est
le principe de toute écriture à contraintes de
subordonner l'imagination à celles-ci et d'ouvrir un
monde proprement poétique. Ainsi le choix du Z
entraîne ici un curieux mélange de mots rares et
argotiques.
Vous
pourrez vous documenter sur les expériences
romanesques de Raymond Roussel et plus généralement
sur l'OuLiPo.
On trouvera d'autre part sur le site
Fatrazie une section sur la chanson
particulièrement consacrée à ces jeux sur les
sonorités :
Chansonnances.
II - Des
thèmes spécifiques
La
chanson n'est pas, comme on le croit souvent, uniquement
issue de la culture folklorique et populaire. Les chansons
des troubadours, par exemple, sont destinées à
l'aristocratie. Mais il reste vrai que les grands moments de
la vie paysanne ont toujours été rythmées par des chansons,
de même que les révoltes et les revendications de la vie
ouvrière et citadine. Il reste de ce patrimoine une évidente
présence de la chanson dans tous les gestes de notre vie,
d'autant que les créateurs modernes ont su puiser dans ces
deux fonds.
C'est
une espèce de gredin,
N'ayant pas l'ombre d'un jardin,
Un soupirant de rien du tout
Qui lui fit faire les yeux doux.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des fleurs bleues en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.
A sa bouche, deux
belles guignes,
Deux cerises tout à fait dignes,
Tout à fait dignes du panier
De Madame de Sévigné.
Les hobereaux, les gentillâtres,
Tombés tous fous d'elle, idolâtres,
Auraient bien mis leur bourse à plat
Pour s'offrir ces deux guignes-là,
Tout à fait dignes du panier
De Madame de Sévigné.
C'est une espèce
d'étranger,
N'ayant pas l'ombre d'un verger,
Qui fit s'ouvrir, qui étrenna
Ses jolies lèvres incarnat.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des cerises en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.
C'est une sorte de
manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Du temps des ceris's en tout' saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.
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Un
champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine,
Ceux qui cherchaient la Toison d'or
Ailleurs avaient bigrement tort.
Tous les seigneurs du voisinage,
Les gros bonnets, grands personnages,
Rêvaient de joindre à leur blason
Une boucle de sa toison.
Un champ de blé prenait racine
Sous la coiffe de Bécassine.
C'est une espèce de robin,
N'ayant pas l'ombre d'un lopin,
Qu'elle laissa pendre, vainqueur,
Au bout de ses accroche-cœurs.
C'est une sorte de manant,
Un amoureux du tout-venant
Qui pourra chanter la chanson
Des blés d'or en toute saison
Et jusqu'à l'heure du trépas,
Si le diable s'en mêle pas.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine,
Si belles que Sémiramis
Ne s'en est jamais bien remise.
Et les grands noms à majuscules,
Les Cupidons à particules
Auraient cédé tous leurs acquêts
En échange de ce bouquet.
Au fond des yeux de Bécassine
Deux pervenches prenaient racine.
Georges
Brassens s'est réclamé d'un Moyen Age mental, et ses
chansons, en effet, sans toujours ignorer la vie moderne,
plantent un décor rural où se détachent des personnages
pittoresques tout droit sortis des fabliaux. Parmi les topoi
de ce patrimoine, il en est un qui revient de manière
obsédante dans plusieurs de ses textes, celui de la vraie
beauté liée à la simplicité paysanne et décidément étrangère
à la richesse comme à la position sociale (on pourra
écouter, par exemple, Les
Sabots d'Hélène ou Le
petit joueur de flûteau).
"Bécassine" est une chanson qui,
comme toujours chez Brassens, est extrêmement écrite.
On pourra, par exemple étudier la rigueur de la
structure. Les six premières strophes (vers 1-60)
s'organisent en trois couples : la chevelure (thème du
blé d'or, vers 1-20); les yeux (métaphore des deux
pervenches, vers 21-40); la bouche (thème des cerises,
vers 41-60). La septième strophe (vers 61-66) reprend
le refrain. Celui-ci, dans ce procédé classique que
nous avions noté pour le texte 1,
transforme à chaque occurrence son quatrième vers en
fonction de ces métaphores (chanson des blés d'or,
puis des fleurs bleues, puis des cerises).
Le lexique du manant s'aligne, lui aussi,
successivement sur elles : (robin/lopin, gredin/jardin,
étranger/verger).
Le fonds populaire où puise ce texte
ne doit pas faire illusion non plus quant à la «
pauvreté » du contenu : nombre d'allusions
culturelles, et parfois savantes, viennent proposer un
autre niveau de lecture. On pourra s'en rendre compte
en allant consulter les notes que propose le site Analyse
Brassens. A ce niveau-là d'écriture, il
faut évidemment accepter que la chanson rejoigne la
poésie dans ses formes les plus nobles.
C'est sous la
teinture
Avoir les ch'veux blancs
Et sous la parure
Fair' la part des ans
C'est sous la blessure
Voir passer le temps
C'est un chimpanzé
Au zoo d'Anvers
Qui meurt à moitié
Qui meurt à l'envers
Qui donn'rait ses pieds
Pour un revolver
La mélancolie
La mélancolie
C'est les yeux des chiens
Quand il pleut des os
C'est les bras du Bien
Quand le Mal est beau
C'est quelquefois rien
C'est quelquefois trop
La mélancolie
C'est voir dans la pluie
Le sourir' du vent
Et dans l'éclaircie
La gueul' du printemps
C'est dans les soucis
Voir qu'la fleur des champs
La mélancolie
C'est regarder
l'eau
D'un dernier regard
Et faire la peau
Au divin hasard
Et rentrer penaud
Et rentrer peinard
C'est avoir le noir
Sans savoir très bien
Ce qu'il faudrait voir
Entre loup et chien
C'est un désespoir
Qui a pas les moyens
La mélancolie
La mélancolie
C'est un' rue
barrée
C'est c'qu'on peut pas dire
C'est dix ans d'purée
Dans un souvenir
C'est ce qu'on voudrait
Sans devoir choisir
La mélancolie
C'est un chat perdu
Qu'on croit retrouvé
C'est un chien de plus
Dans le mond' qu'on sait
C'est un nom de rue
Où l'on va jamais
La mélancolie
C'est se r'trouver seul
Plac' de l'Opéra
Quand le flic t'engueule
Et qu'il ne sait pas
Que tu le dégueules
En rentrant chez toi
C'est décontracté
Ouvrir la télé
Et r'garder distrait
Un Zitron' pressé
T'parler du tiercé
Que tu n'a pas joué
La mélancolie
La mélancolie
C'est voir un mendiant
Chez l'conseil fiscal
C'est voir deux amants
Qui lis'nt le journal
C'est voir sa maman
Chaqu' fois qu'on s'voit mal
La mélancolie
C'est revoir Garbo
Dans la rein' Christine
C'est revoir Charlot
A l'âge de Chaplin
C'est Victor Hugo
Et Léopoldine
La mélancolie
La
chanson, aussi, habite la ville. Elle en a recueilli
l'effervescence et exprimé les formes nouvelles avec toutes
ses ressources spécifiques. Elle a aussi accompagné les
soulèvements populaires et aujourd'hui, la chanson sociale,
ou engagée, hérite de cette tradition. Baudelaire,
pourtant, fait partie de ces poètes qui lui dénient toute
valeur politique : « La vérité, écrit-il, n'a
rien à faire avec les chansons. Tout ce qui fait le
charme, la grâce, l'irrésistible d'une chanson, enlèverait
à la vérité son autorité et son pouvoir. Froide, calme,
impassible, l'humeur démonstrative repousse les diamants
et les fleurs de la Muse; elle est donc absolument
l'inverse de l'humeur poétique » (Notes nouvelles
sur Edgar Poe). On ne fait certes pas la révolution
en chansons, mais celles-ci l'ont plus souvent accompagnée,
à chaud, que la poésie écrite (pensons à la
Carmagnole de 1789, à la
Chanson des Canuts, au Temps des cerises
même). Léo Ferré a ainsi trouvé un souffle nouveau dans le
printemps de 1968.
La Mélancolie n'appartient pas
à cette époque et n'est pas non plus une chanson «
politique ». Mais elle est un bon exemple des atouts
esthétiques offerts par la chanson : un vers très
court, une forme litanique (« C'est... »)
servie par la musique et capable de dresser une sorte
d'inventaire de la modernité.
On pourra comparer ce texte avec le Spleen
de Baudelaire et mieux établir les caractères de la
chanson : liberté d'écriture, bien sûr (noter le
élisions, les incorrections syntaxiques), registres du
vocabulaire (courant et soutenu tout à la fois),
ancrage dans la quotidienneté (éclaircir les allusions
culturelles). En comparant l'un et l'autre poème, on
pourra réfléchir aux derniers vers de La
Mélancolie : « C'est un désespoir / Qui a
pas les moyens ». En notant que c'est à peu près
ce que Baudelaire lui-même disait du spleen, on pourra
se demander si la chanson est vouée ou non à exprimer
des élans « qui n'ont pas les moyens ».