LES
SUJETS DE L’ EAF
2019 -
suite
-AMÉRIQUE
DU NORD
SÉRIE L
Objet
d'étude : Écriture poétique et quête du sens du
Moyen Âge à nos jours.
Corpus
:
Texte A : Jean de LA FONTAINE, «La Forêt et le
Bûcheron», Fables, livre XII, fable XVI,
1694.
Texte B : François-René de CHATEAUBRIAND, «La Forêt»,
Tableaux de nature, 1789.
Texte C : José Maria de HEREDIA, «Le Dieu Hêtre»,
Les Trophées, "Rome et les Barbares", 1893.
Texte D : Jules SUPERVIELLE, «Feuille à feuille», II,
1939-1945, 1946.
Texte A : Jean de LA FONTAINE, «La Forêt et le Bûcheron»,
Fables, livre XII, fable XVI, 1694.
Un Bûcheron venait de
rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait
emmanché sa cognée1.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la Forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’Homme enfin
la prie humblement
De lui
laisser tout doucement
Emporter une
unique branche,
Afin de faire
un autre manche.
Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L’innocente Forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le misérable ne
s’en sert
Qu’à dépouiller sa
bienfaitrice
De ses principaux
ornements.
Elle gémit à tous
moments :
Son propre don fait
son supplice.
Voilà le train du Monde et de ses Sectateurs2
:
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler ; mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces
outrages,
Qui ne se plaindrait
là-dessus ?
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode3
:
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à
la mode.
1 Le bûcheron vient de rompre
ou d'égarer le bois de sa hache.
2 Sectateur : personne qui suit aveuglément les opinions
d'une autre.
3 Désagréable.
Texte B : François-René de CHATEAUBRIAND, «La Forêt», Tableaux
de nature, 1789.
Forêt silencieuse, aimable
solitude,
Que j’aime à parcourir votre ombrage ignoré !
Dans vos sombres détours, en rêvant égaré,
J’éprouve un sentiment libre d’inquiétude !
Prestiges de mon cœur ! je crois voir s’exhaler1
Des arbres, des gazons une douce tristesse :
Cette onde que j’entends murmure avec mollesse,
Et dans le fond des bois semble encor m’appeler.
Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains !… Au bruit de ces ruisseaux,
Sur un tapis de fleurs, sur l’herbe printanière,
Qu’ignoré je sommeille à l’ombre des ormeaux2
!
Tout parle, tout me plaît sous ces voûtes tranquilles ;
Ces genêts, ornements d’un sauvage réduit3,
Ce chèvrefeuille atteint d’un vent léger qui fuit,
Balancent tour à tour leurs guirlandes4
mobiles.
Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts !
A quel amant jamais serez-vous aussi chères ?
D’autres vous rediront des amours étrangères ;
Moi de vos charmes5 seuls j’entretiens les
déserts.
1 Exhaler : dégager, répandre,
émaner.
2 Ormeau : variété d'arbre.
3 Un réduit est un petit espace qui sert d'abri ou de
refuge.
4 Le genêt et le chèvrefeuille sont des arbustes aux tiges
longues et souples, et dont les fleurs sont très parfumées.
5 Un charme désigne aussi une variété d'arbre.
Texte C : José Maria de HEREDIA, «Le Dieu Hêtre», Les
Trophées, "Rome et les Barbares", 1893.
LE DIEU HÊTRE
FAGO
DEO1
Le Garumne2 a
bâti sa rustique maison
Sous un grand hêtre au tronc musculeux comme un torse
Dont la sève d'un Dieu gonfle la blanche écorce.
La forêt maternelle est tout son horizon.
Car l'homme libre y trouve, au gré de la saison,
Les faînes3, le bois, l'ombre et les bêtes
qu'il force
Avec l'arc ou l'épieu, le filet ou l'amorce,
Pour en manger la chair et vêtir leur toison.
Longtemps il a vécu riche, heureux et sans maître,
Et le soir, lorsqu'il rentre au logis, le vieux Hêtre
De ses bras familiers semble lui faire accueil ;
Et quand la Mort viendra courber sa tête franche,
Ses petits-fils auront pour tailler son cercueil
L'incorruptible cœur de la maîtresse branche.
1 FAGO DEO : Au Dieu Hêtre, en
latin.
2 Les Garumnes sont, dans l'Antiquité, un peuple du
sud-ouest de la France actuelle.
3 Faînes : sortes de châtaignes.
Texte D : Jules SUPERVIELLE, «Feuille à feuille», II, 1939-1945,
1946.
Vous qui ne demandez rien,
Vous qui êtes toujours là,
Sans yeux, comme en ont les chiens,
Pour rappeler qu'ils sont là,
Arbres de mon grand jardin,
Dans un mouvement serein
Ouvrant nuit et jour les bras,
Vous nous faites oublier
Que vous ne les fermez pas,
Arbres graves, sans défauts,
Moitié tronc, moitié feuillage,
Et jamais trop peu ni trop
Ayant toujours ce qu'il faut
Pour votre immense veuvage,
Vous qui vivez parmi nous
Solitude jusqu'au cou
Malgré le vent, les oiseaux,
Et les hommes inégaux
Qui vous coupent en morceaux.
Que serviraient les regards
Ou de froncer les sourcils
Et l'avance ou le retard
Et tous les humains soucis ?
En dépit de vos racines
Vos troncs ne sont pas d'ici
Mais bien d'un pays caché
Dont nul ne peut approcher.
Et vous laissez un sillage
Sans avoir jamais bougé,
Comme les paralysés
Qu'on voit rêver sur les plages,
Vous qui nous poussez
à vivre
Nous, moins que vous attachés,
A la façon d'hommes libres
Courant après leurs pensées.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Que
représentent l'arbre ou la forêt pour les poètes du corpus
?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous proposerez un commentaire du texte de
Chateaubriand (texte B).
- Dissertation
Le poète se donne-t-il pour but de changer notre
regard sur la nature ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les
textes du corpus, ceux que vous avez étudiés, ainsi que
vos lectures personnelles.
- Invention
Dans la lignée des poètes du corpus, vous
présenterez un élément de la nature qu'il vous semble
important de mettre en valeur ou de défendre en 2019.
Votre texte, à caractère poétique, pourra être en vers
ou en prose.
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-AMÉRIQUE
DU NORD
SÉRIES ES / S
Objet
d'étude : Le texte théâtral et sa représentation, du
XVIIème siècle à nos jours.
Corpus
:
Texte
A : MOLIÈRE, Le Médecin malgré lui, Acte I
scène première (1666).
Texte B : MARIVAUX, La Double inconstance,
Acte I, scène première, 1723.
Texte C : Alfred de MUSSET, La Nuit vénitienne ou
les noces de Laurette, scène première, 1830.
Texte A : MOLIÈRE, Le Médecin malgré lui, Acte I
scène première (1666).
[Le rideau se lève sur la
querelle des époux Sganarelle et Martine.]
MARTINE
Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâces au ciel de
m’avoir pour ta femme ? et méritais-tu d’épouser une femme
comme moi ?
SGANARELLE
Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu
de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu !
ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines
choses…
MARTINE
Quoi ? que dirais-tu ?
SGANARELLE
Baste1, laissons là ce chapitre. Il suffit que
nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse
de me trouver.
MARTINE
Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me
réduit à l’hôpital2, un débauché, un traître, qui
me mange tout ce que j’ai !…
SGANARELLE
Tu as menti : j’en bois une partie.
MARTINE
Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…
SGANARELLE
C’est vivre de ménage3.
MARTINE
Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…
SGANARELLE
Tu t’en lèveras plus matin.
MARTINE
Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…
SGANARELLE
On en déménage plus aisément.
MARTINE
Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que
boire !
SGANARELLE
C’est pour ne me point ennuyer.
MARTINE
Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma
famille ?
SGANARELLE
Tout ce qu’il te plaira.
MARTINE
J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…
SGANARELLE
Mets-les à terre.
MARTINE
Qui me demandent à toute heure du pain.
SGANARELLE
Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je
veux que tout le monde soit soûl dans ma maison.
MARTINE
Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de
même ?
SGANARELLE
Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.
MARTINE
Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?
SGANARELLE
Ne nous emportons point, ma femme.
MARTINE
Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton
devoir ?
SGANARELLE
Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’âme endurante, et que
j’ai le bras assez bon.
MARTINE
Je me moque de tes menaces.
SGANARELLE
Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre
ordinaire.
MARTINE
Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.
Sganarelle
Ma chère moitié, vous
avez envie de me dérober quelque chose4.
MARTINE
Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?
SGANARELLE
Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.
MARTINE
Ivrogne que tu es !
SGANARELLE
Je vous battrai.
MARTINE
Sac à vin !
SGANARELLE
Je vous rosserai.
MARTINE
Infâme !
SGANARELLE
Je vous étrillerai5.
MARTINE
Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard !
gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur !6 …
SGANARELLE
Ah ! vous en voulez donc !
Sganarelle prend un bâton et bat sa femme.
MARTINE, criant
Ah ! ah ! ah ! ah !
SGANARELLE
Voilà le vrai moyen de vous apaiser.
1 Assez.
2 Qui me fait vivre dans la pauvreté.
3 Jeu de mots : "être économe" ou "vivre en vendant les
objets de la maison".
4 Il faut comprendre : "Vous avez envie de recevoir des
coups ?"
5 Rosser et étriller : battre.
6 Suite de jurons.
Texte B : MARIVAUX, La Double inconstance, Acte
I, scène première, 1723.
SILVIA,
TRIVELIN, et quelques femmes à la suite de Silvia1.
Silvia
paraît sortir comme fâchée.
TRIVELIN.
Mais, madame, écoutez-moi.
SILVIA. Vous m’ennuyez.
TRIVELIN. Ne faut-il pas être raisonnable ?
SILVIA. Non, il ne faut point l’être, et je
ne le serai point.
TRIVELIN. Cependant…
SILVIA. Cependant, je ne veux point avoir
de raison ; et quand vous recommenceriez cinquante fois
votre cependant, je n’en veux point avoir : que ferez-vous
là ?
TRIVELIN. Vous avez soupé hier si
légèrement, que vous serez malade si vous ne prenez rien ce
matin.
SILVIA. Et moi, je hais la santé, et je
suis bien aise d’être malade. Ainsi, vous n’avez qu’à
renvoyer tout ce qu’on m’apporte ; car je ne veux
aujourd’hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la
même chose. Je ne veux qu’être fâchée, vous haïr tous tant
que vous êtes, jusqu’à tant que j’aie vu Arlequin, dont on
m’a séparée. Voilà mes petites résolutions, et si vous
voulez que je devienne folle, vous n’avez qu’à me prêcher2
d’être plus raisonnable ; cela sera bientôt fait.
TRIVELIN. Ma foi, je ne m’y jouerai pas ;
je vois bien que vous me tiendriez parole. Si j’osais
cependant…
SILVIA. Eh bien ! ne voilà-t-il pas encore
un cependant ?
TRIVELIN. En vérité, je vous demande pardon
; celui-là m’est échappé, mais je n’en dirai plus, je me
corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer…
SILVIA. Oh ! vous ne vous corrigez pas ;
voilà des considérations qui ne me conviennent point non
plus.
TRIVELIN. … que c’est votre souverain qui
vous aime.
SILVIA. Je ne l’empêche pas, il est le
maître ; mais faut-il que je l’aime, moi ? Non ; il ne le
faut pas, parce que je ne le puis pas. Cela va tout seul, un
enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
TRIVELIN. Songez que c’est sur vous qu’il
fait tomber le choix qu’il doit faire d’une épouse entre ses
sujettes.
SILVIA. Qui est-ce qui lui a dit de me
choisir ? M’a-t-il demandé mon avis ? S’il m’avait dit : «
Me voulez-vous, Silvia ? » je lui aurais répondu : « Non,
Seigneur ; il faut qu’une honnête femme aime son mari, et je
ne pourrais vous aimer. » Voilà la pure raison, cela ; mais
point du tout, il m’aime ; crac, il m’enlève, sans me
demander si je le trouverai bon.
TRIVELIN. Il ne vous enlève que pour vous
donner la main.
SILVIA. Eh ! que veut-il que je fasse de
cette main, si je n’ai pas envie d’avancer la mienne pour la
prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré
eux ?
TRIVELIN. Voyez, depuis deux jours que vous
êtes ici, comment il vous traite. N’êtes-vous pas déjà
servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs
qu’il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre
suite, les amusements qu’on tâche de vous procurer par ses
ordres. Qu’est-ce qu’Arlequin au prix d’un prince plein
d’égards, qui ne veut pas même se montrer qu’on ne vous ait
disposée à le voir ; d’un prince jeune, aimable et rempli
d’amour ? Car vous le trouverez tel. Eh ! madame, ouvrez les
yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
1 Silvia est une jeune
paysanne.
2 Essayer de me convaincre.
Texte C : Alfred de MUSSET, La Nuit vénitienne ou les
noces de Laurette, scène première, 1830.
[La scène se déroule à
Venise. Razetta se rend sous le balcon de Laurette, la
femme dont il est épris, alors que les noces de la jeune
femme viennent d'être célébrées avec le prince
d'Eysenach.]
LAURETTE.
Je vous en supplie, Razetta, n’élevez pas la voix ; ma
gouvernante est dans la salle voisine ; on m’attend, je ne
puis que vous dire adieu.
RAZETTA. Adieu pour toujours ?
LAURETTE. Pour toujours !
RAZETTA. Je suis assez riche pour vous
suivre en Allemagne.
LAURETTE. Vous ne devez pas le faire. Ne
nous opposons pas, mon ami, à la volonté du ciel.
RAZETTA. La volonté du ciel écoutera celle
de l’homme. Bien que j’aie perdu au jeu la moitié de mon
bien, je vous répète que j’en ai assez pour vous suivre, et
que j’y suis déterminé.
LAURETTE. Vous nous perdrez tous deux par
cette action.
RAZETTA. La générosité n’est plus de mode
sur cette terre.
LAURETTE. Je le vois ; vous êtes au
désespoir.
RAZETTA. Oui ; et l’on a agi prudemment en
ne m’invitant pas à votre noce.
LAURETTE. Écoutez, Razetta ; vous savez que
je vous ai beaucoup aimé. Si mon tuteur y avait consenti, je
serais à vous depuis longtemps. Une fille ne dépend pas
d’elle ici-bas. Voyez dans quelles mains est ma destinée ;
vous-même ne pouvez-vous pas me perdre par le moindre éclat
? Je me suis soumise à mon sort. Je sais qu’il peut vous
paraître brillant, heureux… Adieu ! adieu ! je ne puis en
dire davantage… Tenez ! voici ma croix d’or que je vous prie
de garder.
RAZETTA. Jette-la dans la mer ; j’irai la
rejoindre.
LAURETTE. Mon Dieu ! revenez à vous !
RAZETTA. Pour qui, depuis tant de jours et
tant de nuits, ai-je rôdé comme un assassin autour de ces
murailles ? Pour qui ai-je tout quitté ? Je ne parle pas de
mes devoirs, je les méprise ; je ne parle pas de mon pays,
de ma famille, de mes amis ; avec de l’or, on en trouve
partout. Mais l’héritage de mon père, où est-il ? J’ai perdu
mes épaulettes ; il n’y a donc que vous au monde à qui je
tienne. Non, non, celui qui a mis sa vie entière sur un coup
de dé ne doit pas si vite abandonner la chance.
LAURETTE. Mais que voulez-vous de moi ?
RAZETTA. Je veux que vous veniez avec moi à
Gênes.
LAURETTE. Comment le pourrais-je ?
Ignorez-vous que celle à qui vous parlez ne s’appartient
plus ? Hélas ! Razetta, je suis princesse d’Eysenach.
RAZETTA. Ah ! rusée Vénitienne, ce mot n’a
pu passer sur tes lèvres sans leur arracher un sourire.
LAURETTE. Il faut que je me retire… Adieu,
adieu, mon ami.
RAZETTA. Tu me quittes ? — Prends-y garde ;
je n’ai pas été jusqu’à présent de ceux que la colère rend
faibles. J’irai te demander à ton second père l’épée à la
main.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Comment
les dramaturges expriment-ils le conflit dans les textes
du corpus ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous proposerez un commentaire du texte de
Marivaux (texte B).
- Dissertation
Un conflit au théâtre est-il toujours synonyme de
violence ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur
les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés,
ainsi que vos lectures personnelles.
- Invention
Vous êtes metteur en scène et vous rédigez
à destination des comédiens et des techniciens un
texte détaillant la façon dont vous souhaitez voir
représentée la première scène du Médecin malgré
lui (texte A).
Vous justifierez chacune de vos propositions
dramaturgiques.
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-PONDICHÉRY
ET GROUPE 1
SÉRIE L
Objet
d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à
nos jours.
Corpus
:
Texte
A : ALAIN-FOUNIER, Le Grand Meaulnes , 1913.
Texte B : Georges LIMBOUR, Les Vanilliers,
1938.
Texte C : Jean-Marie-Gustave LE CLÉZIO, Le
Chercheur d’or, 1985.
Texte D : Patrick MODIANO, L’Horizon, 2010.
Texte A : ALAIN-FOUNIER, Le Grand Meaulnes ,
1913.
[Le roman
commence par l’arrivée de la famille du personnage
narrateur à Sainte-Agathe, où le père, instituteur, vient
d’être affecté.]
Le
hasard des « changements », une décision d’inspecteur ou de
préfet nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances,
il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait
notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la
petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches
dans le jardin s’étaient enfuis silencieusement par les
trous de la haie… Ma mère, que nous appelions Millie, et qui
était bien la ménagère la plus méthodique que j’aie jamais
connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de
paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté
avec désespoir, comme à chaque « déplacement », que nos
meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal
construite… Elle était sortie pour me confier sa détresse.
Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son
mouchoir ma figure d’enfant noircie par le voyage. Puis elle
était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu’il
allait falloir condamner pour rendre le logement habitable…
Quant à moi, coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans,
j’étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à
attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le
hangar.
C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui
notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le
lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans
notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes
que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux
barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété
quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie
d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma
mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce
sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus
seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie
passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage
paisible l’école, le champ du père Martin, avec ses trois
noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par
des femmes en visite est à jamais, dans ma mémoire, agité
transformé par la présence de celui qui bouleversa toute
notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé
de repos.
Texte B : Georges LIMBOUR, Les Vanilliers, 1938.
[Dans une
chambre où elle est alitée en raison d’une maladie, une
femme est troublée par un parfum inconnu. Elle fouille
dans un tiroir pour en trouver la source.)
Cependant, parmi tout ce bric-à-brac, collaient aux plumes,
aux poils du manchon1, de longues choses sales
qu’elle ne reconnaissait pas. Elle avait beau chercher, non,
elle ne se rappelait pas avoir jamais porté ces sortes de
bigoudis poisseux, tant de bigoudis noirs et gras comme des
peignes jamais nettoyés. Elle en prit un avec répulsion, le
plia entre ses doigts, le cassa et en fit couler une purée
odoriférante et noirâtre.
C’était donc cela, le parfum ! Elle éprouvait un
vertige comme lorsque enfant elle respirait des senteurs
nouvelles et il lui semblait qu’un grand trou qu’elle ne
pouvait combler, s’ouvrait dans sa mémoire. Il était là, le
parfum, paisiblement couché comme un animal inconnu endormi
dans sa fourrure chaude et qu’elle craignait d’éveiller en
le caressant de la main, mais qui relevait la tête et la
regardait avec une familiarité qui l’effrayait, car elle ne
l’avait jamais rencontré.
Elle promenait avec plaisir sous son nez l’extrémité
de ses doigts. Que pouvaient bien être ces curieux bâtonnets
? de petits serpents embaumés, de grandes chenilles confites
ou de ces longs pleurs qu’on voit mélancoliquement pendre
aux arbres ? peut-être la petite fille les avait-elle jetés
là depuis longtemps ? Elle en prit quelques-uns, se releva
péniblement et se recoucha.
Vers le soir, comme le jardin prenait une ardente
teinte rouge et que le monde semblait un immense gong de
cuivre sur lequel le soleil frappait un coup d’une violence
infernale, le prélude de la danse indienne, elle se souvint
subitement de ces vilaines gousses bêtes comme des haricots
verts qu’elle détachait machinalement, à la lisière de la
forêt, d’arbustes dont elle ne connaissait pas le nom et
qu’elle cassait pour en jeter les morceaux sur le chapeau de
son mari qui l’agaçait. Elles avaient macéré dans le
vinaigre du temps, au fond du tiroir aux souvenirs où elles
avaient pris la teinte des dents cariées.
Maintenant, complice de l’odeur qui rôdait dans la
chambre, elle était heureuse comme une sorcière qui vient de
découvrir un philtre, cependant que, satisfait d’être
reconnu, le parfum se retirait de ses sens fatigués et
s’évanouissait avec discrétion.
1 manchon : fourrure servant à
protéger les mains du froid.
Texte C : Jean-Marie-Gustave LE CLÉZIO, Le Chercheur
d’or, 1985.
Il y a
aussi la voix de Mam. C’est tout ce que je sais d’elle
maintenant, c’est tout ce que j’ai gardé d’elle. J’ai jeté
toutes les photos jaunies, les portraits, les lettres, les
livres qu’elle lisait, pour ne pas troubler sa voix. Je veux
l’entendre toujours, comme ceux qu’on aime et dont on ne
connaît plus le visage, sa voix, la douceur de sa voix où il
y a tout, la chaleur de ses mains, l’odeur de ses cheveux,
sa robe, la lumière, l’après midi finissant quand nous
venions, Laure et moi, sous la varangue1, le cœur
encore palpitant d’avoir couru, et que commençait pour nous
l’enseignement. Mam parle très doucement, très lentement, et
nous écoutons en croyant ainsi comprendre. Laure est plus
intelligente que moi, Mam le répète chaque jour, elle dit
qu’elle sait poser les questions quand il le faut. Nous
lisons, chacun son tour, debout devant Mam qui se berce dans
son fauteuil à bascule en ébène. Nous lisons, puis Mam
interroge, d’abord sur la grammaire, la conjugaison des
verbes, l’accord des participes et des adjectifs. Ensuite
elle nous questionne ensemble, sur le sens de ce que nous
venons de lire, sur les mots, les expressions. Elle pose ses
questions avec soin, et j’écoute sa voix avec plaisir et
inquiétude, parce que j’ai peur de la décevoir. J’ai honte
de ne pas comprendre aussi vite que Laure, il me semble que
je ne mérite pas ces instants de bonheur, la douceur de sa
voix, son parfum, la lumière de la fin du jour qui dore la
maison et les arbres, qui vient de son regard et de ses
paroles. […]
Pourtant, je ne pourrais pas dire aujourd’hui ce
qu’était vraiment cet enseignement. Nous vivions alors, mon
père, Mam, Laure et moi, enfermés dans notre monde, dans cet
Enfoncement du Boucan limité à l’est par les pics
déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les immenses
plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière
Noire, et à l’ouest, par la mer. Le soir, quand les martins2
jacassent dans les grands arbres du jardin, il y a la voix
douce et jeune de Mam en train de dicter un poème, ou de
réciter une prière. Que dit-elle ? Je ne sais plus. Le sens
de ses paroles a disparu, comme les cris des oiseaux et la
rumeur du vent de la mer. Seule reste la musique, douce,
légère presque insaisissable, unie à la lumière sur le
feuillage des arbres, à l’ombre de la varangue, au parfum du
soir. […]
Mam est belle en ce temps là, je ne saurais dire à
quel point elle est belle. J’entends le son de sa voix, et
je pense tout de suite à cette lumière du soir au Boucan,
sous la varangue, entouré des reflets des bambous, et au
ciel clair traversé par les bandes de martins. Je crois que
toute la beauté de cet instant vient d’elle, de ses cheveux
épais et bouclés, d’un brun un peu fauve qui capte la
moindre étincelle de lumière, de ses yeux bleus, de son
visage encore si plein, si jeune, de ses longues mains
fortes de pianiste.
1 Dans l'océan
indien, une varangue est une véranda. Laure est la sœur du
personnage narrateur.
2 les martins : espèce d’oiseaux.
Texte D : Patrick MODIANO, L’Horizon, 2010.
Depuis
quelque temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa
jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages
sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à
un passé lointain, mais comme ces courtes séquences
n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en
suspens, dans un présent éternel. Il ne cesserait de se
poser des questions là dessus, et il n’aurait jamais de
réponses. Ces bribes seraient toujours pour lui
énigmatiques. Il avait commencé à en dresser une liste, en
essayant quand même de retrouver des points de repère : une
date, un lieu précis, un nom dont l’orthographe lui
échappait. Il avait acheté un carnet de moleskine1
noire qu’il portait dans la poche intérieure de sa veste, ce
qui lui permettait d’écrire des notes à n’importe quel
moment de la journée, chaque fois que l’un de ses souvenirs
à éclipses lui traversait l’esprit. Il avait le sentiment de
se livrer à un jeu de patience. Mais, à mesure qu’il
remontait le cours du temps, il éprouvait parfois un regret
: pourquoi avait-il suivi ce chemin plutôt qu’un autre ?
Pourquoi avait-il laissé tel visage ou telle silhouette,
coiffée d’une curieuse toque en fourrure et qui tenait en
laisse un petit chien, se perdre dans l’inconnu ? Un vertige
le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui
n’avait pas été.
Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années
où votre vie est semée de carrefours, et tant d’allées
s’ouvrent devant vous que vous avez l’embarras du choix. Les
mots dont il remplissait son carnet évoquaient pour lui
l’article concernant la « matière sombre » qu’il avait
envoyé à une revue d’astronomie. Derrière les événements
précis et les visages familiers, il sentait bien tout ce qui
était devenu une matière sombre : brèves rencontres,
rendez-vous manqués, lettres perdues, prénoms et numéros de
téléphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez
oubliés, et celles et ceux que vous avez croisés sans même
le savoir. Comme en astronomie, cette matière sombre était
plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était
infinie. Et lui, il répertoriait dans son carnet quelques
faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si
faibles, ces scintillements, qu’il fermait les yeux et se
concentrait, à la recherche d’un détail évocateur lui
permettant de reconstituer l’ensemble, mais il n’y avait pas
d’ensemble, rien que des fragments, des poussières
d’étoiles. Il aurait voulu plonger dans cette matière
sombre, renouer un à un les fils brisés, oui, revenir en
arrière pour retenir les ombres et en savoir plus long sur
elles. Impossible. Alors il ne restait plus qu’à retrouver
les noms. Ou même les prénoms. Ils servaient d’aimants. Ils
faisaient ressurgir des impressions confuses que vous aviez
du mal à éclaircir. Appartenaient-elles au rêve ou à la
réalité ?
Mérovée. Un nom ou un surnom ? Il ne fallait pas trop
se concentrer là-dessus de crainte que le scintillement ne
s’éteigne pour de bon. C’était déjà bien de l’avoir noté sur
son carnet. Mérovée. Faire semblant de penser à autre chose,
le seul moyen pour que le souvenir se précise de lui même,
tout naturellement, sans le forcer. Mérovée.
1 moleskine :
toile de coton recouverte d’un enduit, qui lui donne
l’aspect du cuir.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Quels rapports les personnages de ces textes
entretiennent-ils avec leurs souvenirs ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte de J.M.G. Le Clézio (texte
C).
- Dissertation
Est-il selon vous nécessaire d’avoir accès au passé
d’un personnage pour l’apprécier ?
Vous répondrez à cette question en vous référant aux
textes du corpus, à ceux étudiés en classe et à vos
lectures personnelles.
- Invention
Un personnage de roman essaie de retrouver
des souvenirs perdus à partir du nom d’une personne
oubliée (comme à la fin du texte de P. Modiano).
Vous décrirez cet effort de mémoire et évoquerez le
rapport personnel que votre personnage entretient avec
ses souvenirs.
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de page
-PONDICHÉRY
ET GROUPE 1
SÉRIES ES / S
Objet
d'étude : Le texte théâtral et sa représentation, du
XVIIème siècle à nos jours.
Corpus
:
Texte
A : Jean RACINE, Britannicus, Acte II, scène
2, 1670.
Texte B : Albert CAMUS, Caligula, Acte I,
scènes 3 et 4, 1944.
Texte C : Eugène IONESCO, Le Roi se meurt,
1962.
Texte A : Jean RACINE, Britannicus, Acte II,
scène 2, 1670.
[Néron,
empereur de Rome entre 54 et 68, vient de tomber
subitement amoureux de Junie, qui aime Britannicus,
demi-frère de l’empereur. Il la fait enlever en pleine
nuit par ses soldats pour la séquestrer dans son palais.
Il s’adresse à Narcisse, son confident.]
NÉRON
Narcisse,
c’en est fait, Néron est amoureux.
NARCISSE
Vous !
NÉRON
Depuis un
moment ; mais pour toute ma vie.
J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie.
NARCISSE
Vous l’aimez
?
NÉRON
Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle sans ornement, dans le simple appareil1
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler ;
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image :
Elle m’est apparue avec trop d’avantage,
Narcisse, qu’en dis-tu ?
NARCISSE
Quoi ! seigneur, croira-t-on
Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?
NÉRON
Tu le sais
bien, Narcisse. Et, soit que sa colère
M’imputât le malheur qui lui ravit son frère2 ;
Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée :
Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse ! tandis qu’il n’est point de Romaine
Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine3,
Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César4 ne les vienne essayer ;
Seule, dans son palais, la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie5,
Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer !
1 dans le simple appareil :
comme nue.
2 Junie pense que Néron est la cause de la mort de son
frère.
3 vaine : vaniteuse, fière d’elle.
4 Par « César », Néron se désigne lui-même, comme Empereur.
Il le fait à nouveau au vers 55.
Texte B : Albert CAMUS, Caligula, Acte I, scènes
3 et 4, 1944.
[Caligula,
empereur de Rome entre 37 et 41 après J.-C., se retrouve
ici avec Hélicon, son confident.]
SCÈNE III
La
scène reste vide quelques secondes. Caligula entre
furtivement par la gauche. Il a l'air égaré, il est sale,
il a les cheveux pleins d'eau et les jambes souillées. Il
porte plusieurs fois la main à sa bouche. Il avance vers
le miroir et s’arrête dès qu’il aperçoit sa propre image.
Il grommelle des paroles indistinctes, puis va s’asseoir,
à droite, les bras pendants entre les genoux écartés.
Hélicon entre à gauche. Apercevant Caligula, il s’arrête à
l’extrémité de la scène et l’observe en silence. Caligula
se retourne et le voit. Un temps.
SCÈNE IV
HÉLICON, d'un bout de la scène à l'autre.
— Bonjour, Caïus1.
CALIGULA, avec naturel. —
Bonjour, Hélicon.
Silence.
HÉLICON — Tu sembles fatigué ?
CALIGULA — J'ai beaucoup marché.
HÉLICON — Oui, ton absence a duré
longtemps.
Silence.
CALIGULA — C'était difficile à trouver.
HÉLICON — Quoi donc ?
CALIGULA — Ce que je voulais.
HÉLICON — Et que voulais-tu ?
CALIGULA, toujours naturel. — La
lune.
HÉLICON— Quoi ?
CALIGULA — Oui, je voulais la lune.
HÉLICON — Ah !
Silence. Hélicon se rapproche.
Pour quoi faire ?
CALIGULA — Eh bien !... C'est une des
choses que je n'ai pas.
HÉLICON — Bien sûr. Et maintenant, tout est
arrangé ?
CALIGULA — Non, je n'ai pas pu l'avoir.
HÉLICON — C'est ennuyeux.
CALIGULA — Oui, c'est pour cela que je suis
fatigué.
Un temps.
CALIGULA — Hélicon !
HÉLICON — Oui, Caïus.
CALIGULA — Tu penses que je suis fou.
HÉLICON — Tu sais bien que je ne pense
jamais. Je suis bien trop intelligent pour ça.
CALIGULA — Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas
fou et même je n'ai jamais été aussi raisonnable.
Simplement, je me suis senti tout d'un coup un besoin
d'impossible. (Un temps.) Les choses, telles
qu'elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.
HÉLICON — C'est une opinion assez répandue.
CALIGULA — Il est vrai. Mais je ne le
savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours
naturel.) Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas
supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou
de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément
peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
HÉLICON — C'est un raisonnement qui se
tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu'au
bout.
CALIGULA, se levant, mais avec la même
simplicité. — Tu n'en sais rien. C'est parce qu'on ne
le tient jamais jusqu'au bout que rien n'est obtenu. Mais il
suffit peut-être de rester logique jusqu'à la fin.
Il regarde Hélicon.
Je sais aussi ce que tu penses. Que d'histoires pour la mort
d'une femme2 ! Non, ce n'est pas cela. Je crois
me souvenir, il est vrai, qu'il y a quelques jours, une
femme que j'aimais est morte. Mais qu'est-ce que l'amour ?
Peu de chose. Cette mort n'est rien, je te le jure ; elle
est seulement le signe d'une vérité qui me rend la lune
nécessaire. C'est une vérité toute simple et toute claire,
un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
HÉLICON — Et qu'est-ce donc que cette
vérité, Caïus ?
CALIGULA, détourné, sur un ton neutre.
— Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
HÉLICON, après un temps. —
Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange très bien.
Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui les empêche de
déjeuner.
CALIGULA, avec un éclat soudain. —
Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi,
je veux qu'on vive dans la vérité ! Et justement, j'ai les
moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui
leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et
il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.
HÉLICON — Ne t'offense pas, Caïus, de ce
que je vais te dire. Mais tu devrais d'abord te reposer.
CALIGULA, s'asseyant et avec douceur.
— Cela n'est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus jamais
possible.
HÉLICON — Et pourquoi donc ?
CALIGULA — Si je dors, qui me donnera la
lune ?
HÉLICON, après un silence. — Cela
est vrai.
Caligula se lève avec un effort visible.
1 Caïus : prénom de Caligula.
2 une femme : il s’agit de Drusilla, qui est la sœur de
Caligula et qui aurait été son amante.
Texte C : Eugène IONESCO, Le Roi se meurt, 1962.
[Le roi
Bérenger Ier est mourant, mais refuse la fatalité de la
mort. Il est entouré de ses deux femmes, Marie, qui
éprouve de l’empathie pour lui, et Marguerite, qui
l’exhorte à accepter son destin. Sont également présents
sur scène : son médecin, Juliette (infirmière et femme de
ménage) et un garde.]
LE
ROI — Comment m’y prendre ? On ne peut pas, ou
bien on ne veut pas m’aider. Moi-même, je ne puis m’aider. Ô
soleil, aide-moi soleil, chasse l’ombre, empêche la nuit.
Soleil, soleil éclaire toutes les tombes, entre dans tous
les coins sombres et les trous et les recoins, pénètre en
moi. Ah ! Mes pieds commencent à refroidir, viens me
réchauffer, que tu entres dans mon corps, sous ma peau, dans
mes yeux. Rallume leur lumière défaillante, que je voie, que
je voie, que je voie. Soleil, soleil, me regretteras-tu ?
Petit soleil, bon soleil, défends-moi. Dessèche et tue le
monde entier s'il faut un petit sacrifice. Que tous meurent
pourvu que je vive éternellement même tout seul dans le
désert sans frontières. Je m'arrangerai avec la solitude. Je
garderai le souvenir des autres, je les regretterai
sincèrement. Je peux vivre dans l'immensité transparente du
vide. Il vaut mieux regretter que d'être regretté.
D'ailleurs, on ne l'est pas. Lumière des jours, au secours !
LE
MÉDECIN, à Marie. — Ce n'est pas de
cette lumière que vous lui parliez. Ce n'est pas ce désert
dans la durée que vous lui recommandiez. Il ne vous a pas
comprise, il ne peut plus, pauvre cerveau.
MARGUERITE
— Vaine intervention. Ce n'est pas la bonne voie.
LE ROI
— Que j'existe même avec une rage de dents pendant des
siècles et des siècles. Hélas, ce qui doit finir est déjà
fini.
LE
MÉDECIN — Alors, Sire, qu'est-ce que vous
attendez ?
MARGUERITE
— Il n'y a que sa tirade qui n'en finit plus. (Montrant
la reine Marie et Juliette.) Et ces deux femmes qui
pleurent. Elles l'enlisent davantage, ça le colle, ça
l'attache, ça le freine.
LE ROI
— Non, on ne pleure pas assez autour de moi, on ne me plaint
pas assez. On ne s'angoisse pas assez. (À Marguerite.)
Qu'on ne les empêche pas de pleurer, de hurler, d'avoir
pitié du Roi, du jeune Roi, du pauvre petit Roi, du vieux
Roi. Moi, j'ai pitié quand je pense qu'elles me
regretteront, qu'elles ne me verront plus, qu'elles seront
abandonnées, qu'elles seront seules. C'est encore moi qui
pense aux autres, à tous. Entrez en moi, vous autres, soyez
moi, entrez dans ma peau. Je meurs, vous entendez, je veux
dire que je meurs, je n'arrive pas à le dire, je ne fais que
de la littérature.
MARGUERITE
— Et encore !
LE
MÉDECIN — Ses paroles ne méritent pas d'être
consignées. Rien de nouveau.
LE
ROI — Ils sont tous des étrangers. Je croyais
qu'ils étaient ma famille. J'ai peur, je m'enfonce, je
m'engloutis, je ne sais plus rien, je n'ai pas été. Je
meurs.
MARGUERITE
— C'est cela la littérature.
LE
MÉDECIN — On en fait jusqu'au dernier moment.
Tant qu'on est vivant, tout est prétexte à littérature.
MARIE
— Si cela pouvait le soulager.
LE
GARDE, annonçant. — La littérature
soulage un peu le Roi !
LE ROI
— Non, non. Je sais, rien ne me soulage. Elle me remplit,
elle me vide. Ah, la, la, la, la, la, la, la. (Lamentations.
Puis, sans déclamation, comme s'il gémissait doucement.)
Vous tous, innombrables, qui êtes morts avant moi,
aidez-moi. Dites-moi comment vous avez fait pour mourir,
pour accepter. Apprenez-le-moi. Que votre exemple me
console, que je m'appuie sur vous comme sur des béquilles,
comme sur des bras fraternels. Aidez-moi à franchir la porte
que vous avez franchie. Revenez de ce côté-ci un instant
pour me secourir. Aidez-moi, vous, qui avez eu peur et
n'avez pas voulu. Comment cela s'est-il passé ? Qui vous a
soutenus ? Qui vous a entraînés, qui vous a poussés ?
Avez-vous eu peur jusqu'à la fin ? Et vous, qui étiez forts
et courageux, qui avez consenti à mourir avec indifférence
et sérénité, apprenez-moi l'indifférence, apprenez-moi la
sérénité, apprenez-moi la résignation.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Comment
la folie des tyrans Néron et Caligula et celle du Roi
Bérenger Ier se manifeste-t-elle dans ces scènes ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous commenterez le texte d’Eugène Ionesco (texte
C).
- Dissertation
Le personnage théâtral doit-il toujours être un
personnage hors normes ?
Vous développerez votre réponse en vous appuyant sur
les textes du corpus, sur les textes que vous avez
étudiés ainsi que sur votre culture personnelle de
lecteur et de spectateur de théâtre.
- Invention
Un metteur en scène du Roi se meurt
dialogue avec l’acteur auquel il a confié le rôle
principal.
Vous rédigerez une scène de théâtre dans laquelle ils
confrontent leurs avis sur la façon de jouer et de
mettre en scène le personnage de Bérenger Ier. Ils
s’appuieront sur des passages précis du texte ainsi
que sur leur expérience respective du théâtre.
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-PONDICHÉRY
ET GROUPE 1
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet
d'étude : Écriture poétique et quête du sens du
Moyen Âge à nos jours.
Corpus
:
Texte A : Jean de LA FONTAINE, « L’Avare qui a perdu
son trésor », Fables, livre IV, fable XX,
1668.
Texte B : Victor HUGO, Les Voix intérieures,
1837, « À un riche », extrait.
Texte C : Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de
Paris, 1869, « Le Joujou du pauvre »,
extrait.
Texte A : Jean de LA FONTAINE, « L’Avare qui a perdu son
trésor », Fables, livre IV, fable XX, 1668.
L'usage seulement fait la
possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d'entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène1 là-bas est aussi riche qu'eux,
Et l'Avare ici-haut comme lui vit en gueux2.
L'homme au trésor caché qu'Ésope3 nous
propose,
Servira d'exemple à la chose.
Ce Malheureux
attendait
Pour jouir de son bien une seconde vie ;
Ne possédait pas l'or, mais l'or le possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son cœur avec, n'ayant
autre déduit4
Que d'y ruminer jour et
nuit,
Et rendre sa chevance5 à lui-même sacrée.
Qu'il allât ou qu'il vînt, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On l'eût pris de bien court, à moins qu'il ne songeât
A l'endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu'un Fossoyeur6 le
vit,
Se douta du dépôt, l'enleva sans rien dire.
Notre Avare, un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs ; il gémit, il soupire.
Il se tourmente,
il se déchire.
Un Passant lui demande à quel sujet ses cris.
– C'est mon trésor que l'on m'a
pris.
– Votre trésor ? où pris ? – Tout joignant7
cette pierre.
– Eh sommes-nous en temps de
guerre
Pour l'apporter si loin ?
N'eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre cabinet8,
Que de le changer de
demeure ?
Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
– A toute heure, bons Dieux ! ne tient-il qu'à cela ?
L'argent
vient-il comme il s'en va ?
Je n'y touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce,
Reprit l'autre, pourquoi vous vous affligez tant
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent :
Mettez une pierre
à la place,
Elle vous vaudra
tout autant.
1 Diogène : philosophe grec
(IVème siècle avant J.C.) qui méprisait l’argent et vivait
dans un tonneau.
2 Gueux : mendiant.
3 Ésope : Écrivain grec (VIème siècle avant J.C.), auteur
de fables dont La Fontaine s’est inspiré.
4 Déduit : plaisir, occupation.
5 Chevance : bien que l’on possède, richesse.
6 Fossoyeur : celui qui creuse les fosses dans les
cimetières.
7 Tout joignant : tout près de.
8 Cabinet : pièce où l’on conserve des objets précieux.
Texte B : Victor HUGO, Les Voix intérieures,
1837, « À un riche », extrait.
À un riche
JEUNE HOMME ! je te
plains ; et cependant j'admire
Ton grand parc enchanté qui semble nous sourire,
Qui fait, vu de ton seuil, le tour de l'horizon,
Grave ou joyeux suivant le jour et la saison,
Coupé d'herbe et d'eau vive, et remplissant huit
lieues1
De ses vagues massifs et de ses ombres bleues.
J'admire ton domaine, et pourtant je te plains !
Car dans ces bois touffus de tant de grandeur pleins,
Où le printemps épanche un faste2 sans
mesure,
Quelle plus misérable et plus pauvre masure3
Qu'un homme usé, flétri, mort pour l'illusion,
Riche et sans volupté, jeune et sans passion,
Dont le cœur délabré, dans ses recoins livides4,
N'a plus qu'un triste amas d'anciennes coupes vides,
Vases brisés qui n'ont rien gardé que l'ennui,
Et d'où l'amour, la joie et la candeur ont fui !
Oui, tu me fais pitié, toi qui crois faire envie !
Ce splendide séjour sur ton cœur, sur ta vie,
Jette une ombre ironique, et rit en écrasant
Ton front terne et chétif d'un cadre éblouissant.
Dis-moi, crois-tu, vraiment, posséder ce royaume
D'ombre et de fleurs, où l'arbre arrondi comme un
dôme,
L'étang, lame d'argent que le couchant fait d'or,
L'allée entrant au bois comme un noir corridor5,
Et là, sur la forêt, ce mont qu'une tour garde,
Font un groupe si beau pour l'âme qui regarde !
Lieu sacré pour qui sait dans l'immense univers,
Dans les prés, dans les eaux et dans les vallons
verts,
Retrouver les profils de la face éternelle
Dont le visage humain n'est qu'une ombre charnelle !
1 Huit lieues : trente-deux
kilomètres.
2 Épancher un faste : déployer un luxe.
3 Masure : habitation misérable.
4 Livides : d’une pâleur maladive.
5 Corridor : couloir.
Texte C : Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris,
1869, « Le Joujou du pauvre », extrait.
Le Joujou du
pauvre
[…]
Sur une
route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel
apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le
soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces
vêtements de campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la
richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les
croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la
médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou
splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu
d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries.
Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et
voici ce qu'il regardait :
De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les
chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale,
chétif, fuligineux1, un de ces marmots-parias
dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme
l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un
vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante
patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant deux
mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre
montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci
examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce
joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait
dans une boîte grillée, c'était un rat vivant ! Les parents,
par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie
elle-même.
Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre
fraternellement, avec des dents d'une égale
blancheur.
1 Fuligineux : noir, sale
comme la suie.
I
- Après avoir lu attentivement les textes du corpus,
vous répondrez aux questions suivantes, de façon
organisée et synthétique (6 points) :
-
Question 1 : Quels sont les points communs qui
réunissent les trois textes de ce corpus ? (3 points)
-
Question 2 : Pourquoi les trois textes font-ils appel
à des oppositions ? (3 points).
II
- Travail d'écriture (14 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire du texte A de Jean de La
Fontaine, en vous aidant du parcours de lecture
suivant :
1. Le portrait de l’avare.
2. Une mise en scène plaisante.
- Dissertation
La poésie a-t-elle pour seule vocation de porter
un regard critique sur le monde et l’humanité ?
Votre argumentation s’appuiera sur les textes du
corpus, les textes étudiés en classe et sur vos
lectures personnelles.
- Invention
A la manière de Baudelaire, vous rédigerez
la description de deux univers réels ou imaginaires
que tout oppose.
Vous veillerez à donner une dimension poétique à votre
texte.
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-MOYEN-ORIENT
SÉRIES ES / S
Objet
d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à
nos jours.
Corpus
:
Texte
A : STENDHAL, Le Rouge et le noir , 1830.
Texte B : André GIDE, Les Faux-Monnayeurs,
1925.
Texte C : Maylis de KERANGAL, Dans les rapides,
2007.
Texte D : Laetitia COLOMBANI, La Tresse, 2017.
Document E : photographie extraite du film Quatre
garçons dans le vent (A Hard day's night) de
Richard Lester (1964).
Texte A : STENDHAL, Le Rouge et le noir , 1830.
[Julien
Sorel vit à Verrières, petite ville du Jura. Ce jeune
homme de dix-neuf ans, issu d'un milieu modeste, a des
prédispositions pour la lecture et les études. Il est
employé pour s'occuper de l'instruction des enfants dans
une famille bourgeoise. Mais un jour, à la suite d'une
trahison, il se voit obligé de quitter cet emploi et de
partir de Verrières.]
Enfin
il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il
fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à
la vallée solitaire qu'habitait Fouqué, le jeune marchand de
bois son ami. Julien n'était point pressé de le voir, lui ni
aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au
milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il
pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait
approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de
la pente presque verticale d'un des rochers. Il prit la
course, et bientôt fut établi dans cette retraite1.
Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne
sauraient me faire de mal. Il eut l'idée de se livrer au
plaisir d'écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux
pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume
volait : il ne voyait rien de ce qui l'entourait. Il
remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les
montagnes éloignées du Beaujolais2.
Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il,
j’ai du pain, et je suis libre ! au son de ce
grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il
n’était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les
deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux
qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et
par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre,
l’un après l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu
de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la
contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à
Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un
génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en
province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se
séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller
se couvrir de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé.
1 Retraite : refuge.
2 Beaujolais : région montagneuse près de Lyon.
Texte B : André GIDE, Les Faux-Monnayeurs, 1925.
[Bernard
a dix-huit ans. Alors qu'il révise son bac, il découvre
accidentellement le secret de sa naissance. Il quitte le
foyer familial et passe la nuit chez ses amis Olivier et
Georges.)
Quatre
heures. La nuit commence à peine à pâlir.
Encore une heure de repos, d’élan pour commencer
vaillamment la journée. Mais c’en est fait du sommeil.
Bernard contemple la vitre bleuissante, les murs gris de la
petite pièce, le lit de fer où Georges s’agite en rêvant.
« Dans un instant, se dit-il, j’irai vers mon destin.
Quel beau mot : l’aventure ! Ce qui doit advenir. Tout le
surprenant qui m’attend. Je ne sais pas si d’autres sont
comme moi, mais dès que je suis réveillé, j’aime à mépriser
ceux qui dorment. Olivier, mon ami, je partirai sans ton
adieu. Oust ! Debout, valeureux Bernard ! Il est temps. »
Il frotte son visage d’un coin de serviette trempée ;
se recoiffe ; se rechausse. Il ouvre la porte, sans bruit.
Dehors !
Ah ! que paraît salubre1 à tout être l’air
qui n’a pas encore été respiré ! Bernard suit la grille du
Luxembourg2; il descend la rue Bonaparte, gagne
les quais, traverse la Seine. Il songe à sa nouvelle règle
de vie, dont il a trouvé depuis peu la formule : « Si tu ne
fais pas cela, qui le fera ? Si tu ne le fais pas aussitôt,
quand sera-ce ? » – Il songe : « De grandes choses à faire »
; il lui semble qu’il va vers elles. « De grandes choses »,
se répète-t-il en marchant. Si seulement il savait
lesquelles !… En attendant, il sait qu’il a faim : le voici
près des Halles3. Il a quatorze sous dans sa
poche, pas un liard4 de plus. Il entre dans un
bar; prend un croissant et un café au lait sur le zinc5.
Coût : dix sous. Il lui en reste quatre; crânement, il en
abandonne deux sur le comptoir, tend les deux autres à un
va-nu-pieds qui fouille une boîte à ordures. Charité ? Défi
? Peu importe. À présent, il se sent heureux comme un roi.
Il n’a plus rien; tout est à lui ! – « J’attends tout de la
Providence, songe-t-il. Si seulement elle consent vers midi
à servir devant moi quelque beau rosbif6
saignant, je composerai bien avec elle » (car hier soir, il
n’a pas dîné).
Le soleil s’est levé depuis longtemps. Bernard
rejoint le quai. Il se sent léger ; s’il court, il lui
semble qu’il vole.
1 Salubre : qui est bénéfique
pour la santé.
2 Luxembourg : célèbre jardin de Paris.
3 Halles : grand marché parisien.
4 Un liard : un sou.
5 Zinc : comptoir dans un bar.
6 Rosbif : morceau de viande de bœuf.
Texte C : Maylis de KERANGAL, Dans les rapides,
2007.
[Marie,
la narratrice, est une lycéenne qui vit au Havre en 1978.
Avec ses amies Lise et Nina, elles découvrent le rock et
la pop-music, notamment avec le groupe américain Blondie.]
Chaque
jour devrait débouler comme un disque de Blondie1,
comme un des premiers morceaux de Parallel lines2,
c’est ce que je me dis en dévalant la rue qui descend vers
le boulevard maritime, pour attraper le bus numéro 1 qui me
rapprochera du lycée Porte Océane, chaque aube devrait
sonner comme ça, simple, claire, ouverte, tendue comme un
arc, pour se ruer à toute vitesse vers le dehors, battre
comme un cœur s’emballant pour la première fois, le pouls
dans l’artère, le galop du poulain échappé, un concentré
d’adrénaline et d’énergie pure. Les feuilles mortes
froufroutent sous mes chaussures, octobre brou de noix3
lardé4 de bronze, c’est un automne faste qui
s’ouvre, j’en suis sûre, tout le laisse entendre, le port de
béton se réchauffe et, autour de lui, son fleuve, son
rivage, et de loin en loin, tout bruit et sonne, appelle. Hang
up and run to me, hang up and run to me5.
C’est cela, raccroche, raccroche, laisse tomber ce qui
brinquebale6, ce qui boite et empêche, dépose ton
enfance, heureuse ou non, tout cela pèse un âne mort, déjoue
le mal-être adolescent, ton corps explose, fais de la place
, affranchis-toi, run to me, voilà ton cri de
ralliement, run to me, il n’y a pas d’autre chose
à faire, je marche comme une marathonienne, je fais la
course avec les voitures qui se suivent en file indienne le
long de la plage, je cours car soudain, quelque chose me
presse, le présent me presse, oui, tout va très vite, le
temps accélère, il mute, il ne s'écoule plus dans un sens
mais explose en trois dimensions, c'est un continuum7
brillant de présents de « maintenant », de « tout de suite
», de « c'est là ». Nous changeons de focale8,
des blocs de sensations inédites saturent nos gestes, tout
autant qu'ils font luire notre peau, creusent nos cages
thoraciques et activent nos têtes. Nous avons plongé dans
les rapides9.
1 Blondie : nom
d'un groupe américain des années 70.
2 Parallel lines : titre d'un album de Blondie,
sorti en 1978.
3 Brou de noix : liquide noir, obtenu à partir de la
macération de coques de noix.
4 Lardé : transpercé, entaillé, entremêlé.
5 Hang up and run to me : Raccroche et cours vers
moi.
6 Ce qui brinquebale : ce qui produit un son dysharmonieux,
et bouge de façon chaotique.
7 Continuum : ensemble d'éléments de même nature.
8 Nous changeons de focale : lexique du domaine de la
photographie. La focale modifie le rapport à l'espace.
9 Rapides : torrents.
Texte D : Laetitia COLOMBANI, La Tresse, 2017.
[Giulia a
vingt ans. Elle vit à Palerme en Sicile et travaille au
sein de l'atelier de son père qui récupère et traite les
cheveux des salons de coiffure pour en faire des
extensions et des perruques. Quand son père meurt des
suites d'un accident, Giulia découvre que l'entreprise
familiale est en faillite. Elle décide de reprendre les
choses en main.]
Francesca se mêle à la discussion : elle est d'accord avec
leur mère, cela ne marchera jamais. Les Italiens ne voudront
pas des cheveux importés. Giulia n'est pas étonnée. Sa sœur
appartient au cercle des sceptiques, de ceux qui voient le
monde en noir, en gris, ceux qui répondent non avant de
penser oui. Ceux qui remarquent toujours le détail qui fâche
au milieu du paysage, la tache minuscule sur la nappe, ceux
qui explorent la surface de la vie à la recherche d'une
aspérité1 à gratter comme s'ils se réjouissaient
de ces fausses notes du monde, qu'ils en faisaient leur
raison d'être. Elle est une image inversée de Giulia, une
version d'elle en négatif, au sens photographique du terme :
sa luminance2 est inversement proportionnelle à
la sienne.
Si les Italiens n'en veulent pas, ils s'ouvriront à
d'autres marchés, reprend Giulia : les Américains, les
Canadiens. Le monde est grand, et il a besoin de cheveux !
Les rajouts, les extensions, les perruques sont un secteur
en pleine expansion. Il faut prendre la vague, au lieu de se
laisser submerger.
Francesca n'épargne à Giulia ni ses doutes, ni sa
défiance. Elle ne mâche pas ses mots, la grande sœur.
Comment compte-t-elle s'y prendre ? Elle qui n'a jamais
quitté l'Italie, n'a même jamais pris l'avion ? Elle dont
l'horizon s'arrête aux contours de la baie de Palerme,
comment parviendrait-elle à ce tour de force ? Ce miracle ?
Mais Giulia veut croire à son rêve. Internet a aboli
les distances, le monde tient dans leurs mains à présent,
comme ce globe lumineux qu'elles avaient reçu, enfants.
L'Inde est toute proche, un presque continent à leur porte.
Elle a longuement étudié les prix , elle connaît le cours du
cheveu, son projet n'est pas irréalisable. Il demande
seulement du courage, et de la foi. Elle n'en manque pas.
1 Aspérité :
quelque chose qui n'est pas lisse.
2 Luminance : intensité lumineuse.
Document E : photographie extraite du film Quatre
garçons dans le vent (A Hard day's night) de
Richard Lester (1964).
Paul
McCartney, George Harrison, Ringo Starr et John Lennon (de
gauche à droite) ont formé le groupe de pop music The
Beatles en 1960. Le film de Richard Lester évoque le début
de leur succès.
I
- Vous répondrez d’abord à la question suivante (4
points) :
Qu'est-ce qui anime les jeunes gens au seuil de leur
nouvelle vie dans les cinq documents du corpus ?
II
- Travail d'écriture (16 points) :
- Commentaire
Vous ferez le commentaire de l'extrait du texte de
Mailys de Kerangal (texte C).
- Dissertation
Un personnage de roman doit-il être toujours
enthousiaste et lumineux pour plaire au lecteur ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les
textes du corpus, sur les œuvres étudiées en classe et
sur vos lectures personnelles.
- Invention
Comme les jeunes gens du corpus, vous êtes à
un moment de votre existence où la vie vous apparaît
pleine de possibles.
Tout en précisant le contexte dans lequel vous vous
trouvez, vous écrirez votre monologue intérieur dans
lequel vous ferez part de l'élan, des pensées, des
sentiments, des sensations et des rêves qui vous
animent.
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