LES SUJETS DE L’ EAF 2017 - suite

 

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AMÉRIQUE DU NORD
SÉRIE L

 

Objets d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours
                             Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu'à nos jours.
Corpus : 
Texte A : Auguste de Villiers de L'Isle-Adam, Contes cruels, « L'Inconnue », 1880.
Texte B : Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième partie, 1919.
Texte C : Louis Aragon, Aurélien, chapitre XVI, 1944
Texte D : Delphine de Vigan, Les Heures souterraines, dernier chapitre, 2009

 

Texte A : Auguste de Villiers de L'Isle-Adam, Contes cruels, « L'Inconnue », 1880.

[Le personnage principal de la nouvelle a aperçu une femme d'une grande beauté au cours d'un spectacle parisien. À la fin de la représentation, il attend l'inconnue dans le hall du théâtre.]

  Et toute cette assemblée1 s'évanouit bientôt, peu à peu, sans que la jeune femme apparût.
  L'avait-il donc laissée s'enfuir sans la reconnaître !...
  Non ! C'était impossible. – Un vieux domestique, poudré, couvert de fourrures, se tenait encore dans le vestibule. Sur les boutons de sa livrée noire brillaient les feuilles d'ache2 d'une couronne ducale.
  Tout à coup au haut de l'escalier solitaire, elle parut ! Seule ! Svelte, sous un manteau de velours et les cheveux cachés par une mantille3 de dentelle, elle appuyait sa main gantée sur la rampe de marbre. Elle aperçut Félicien debout auprès d'une statue, mais ne sembla pas se préoccuper davantage de sa présence.
  Elle descendit paisiblement. Le domestique s'étant approché, elle prononça quelques paroles à voix basse. Le laquais s'inclina et se retira sans plus attendre. L'instant d'après, on entendit le bruit d'une voiture qui s'éloignait. Alors elle sortit. Elle descendit, toujours seule, les marches extérieures du théâtre. Félicien prit à peine le temps de jeter ces mots à son valet de chambre :
  – Rentrez seul à l'hôtel.
  En un moment, il se trouva sur la place des Italiens, à quelques pas de cette dame; la foule s'était dissipée, déjà, dans les rues environnantes; l'écho lointain des voitures s'affaiblissait.
  Il faisait une nuit d'octobre, sèche, étoilée.
  L'inconnue marchait, très lente et comme un peu habituée. – La suivre ? Il le fallait, il s'y décida. Le vent d'automne lui apportait le parfum d'ambre très faible qui venait d'elle, le traînant et sonore froissement de la moire4 sur l'asphalte.
  Devant la rue Monsigny, elle s'orienta une seconde, puis marcha, comme indifférente, jusqu'à la rue de Grammont déserte et à peine éclairée.
  Tout à coup le jeune homme s'arrêta; une pensée lui traversa l'esprit. C'était une étrangère, peut-être !
  Une voiture pouvait passer et l'emporter à tout jamais ! Demain, se heurter aux pierres d'une ville, toujours ! Sans la retrouver !
  Être séparé d'elle, sans cesse, par le hasard d'une rue, d'un instant qui peut durer l'éternité ! Quel avenir ! Cette pensée le troubla jusqu'à lui faire oublier toute considération de bienséance.
  Il dépassa la jeune femme à l'angle de la sombre rue; alors il se retourna, devint horriblement pâle et, s'appuyant au pilier de fonte du réverbère, il la salua; puis, très simplement, pendant qu'une sorte de magnétisme charmant sortait de tout son être :
  – Madame, dit-il, vous le savez; je vous ai vue, ce soir, pour la première fois. Comme j'ai peur de ne plus vous revoir, il faut que je vous dise – (il défaillait) – que je vous aime ! acheva-t-il à voix basse, et que, si vous passez, je mourrai sans redire ces mots à personne.

1. Assemblée: la foule des spectateurs en train de sortir du théâtre.
2. Ache: plante verte dont la représentation symbolise le titre noble de duc.
3. Mantille: large écharpe qui couvre la tête et les épaules.
4. Moire: étoffe brillante.

 

Texte B : Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième partie, 1919.

[Le narrateur se souvient de belles inconnues rencontrées fugitivement lors d'un séjour à Balbec1 en compagnie de sa grand-mère et plus tard à Paris.]

 Si j'avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n'avais pas distingué ? (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m'eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d'hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s'ouvrir sur l'inconnu.) Peut-être un seul mot qu'elle eût dit, un sourire, m'eussent fourni une clef, un chiffre2 inattendus, pour lire l'expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C'est possible, car je n'ai jamais rencontré dans la vie des filles aussi désirables que les jours où j'étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j'inventais je ne pouvais quitter : quelques années après celle où j'allais pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père en ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu'il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu'il y ait sans doute, et sautant à terre sans m'excuser, je me mis à la recherche de l'inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin3 que j'évitais partout et qui, heureuse et surprise, s'écria : « Oh ! comme c'est aimable d'avoir couru pour me dire bonjour ! ».
  Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j'assurais à ma grand-mère, à Mme de Vllleparlsis4 qu'à cause d'un grand mal de tête il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j'ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l'est un monument, car elle était anonyme et mobile) à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près.

1. Balbec : station balnéaire fictive située en Normandie.
2. Chiffre: code.
3. Mme Verdurin : une connaissance du narrateur qui tient un salon mondain parisien.
4. Mme de Villeparisis : une amie de la grand-mère du narrateur.

 

Texte C : Louis Aragon, Aurélien, chapitre XVI, 1944.

[Aurélien est amoureux de Bérénice, une jeune femme mariée à un pharmacien provincial. Après s'être blessé le doigt, il déambule dans les rues parisiennes allant de pharmacie en pharmacie tout en tentant d'oublier la femme aimée.]

 Il ne pleuvait plus. Les premières lumières des étalages se reflétaient dans la rue mouillée. Les gens marchaient vite à cause du froid. Aurélien se trouva sur le trottoir avec les boules de gomme1 dans une poche et la teinture d'iode2 dans l'autre. Sans réfléchir, il prit la direction de chez lui, comme si quand on s'est chargé de boules de gomme et de teinture d'iode on n'avait plus qu'à rentrer à la maison. Comme il arrivait place du Théâtre-Français, il se rendit compte de ce qu'il y avait d'imbécile et de machinal dans sa conduite. Il se surprit encore à se mettre une boule de gomme entre les dents, et en fut agacé. Il se sentit plus désœuvré que nature et craignit un retour offensif de Bérénice. Allez ! se dit-il, sur le ton des grandes décisions.
  Ce Allez ! c'était un signal qu'il se donnait toujours quand il décidait de jouer à un jeu qui peuplait sa solitude dans les rues. Tous les hommes connaissent ce jeu-là : on suit la première femme un peu possible qu'on a rencontrée, qui venait à votre rencontre, jusqu'à ce qu'elle tourne par exemple à gauche. Alors, à la première femme sans contre-indication qui vient en sens inverse, on quitte la toute première, et on suit la nouvelle en revenant sur ses pas. Ça peut naturellement se faire à droite comme à gauche. Se compliquer aussi d'un tas de règles qu'on s'invente, qu'on garde deux mois, trois mois, puis qu'on abandonne pour de nouvelles. Aurélien, qui, en tout ça, était resté très potache3 pour ses trente ans, était capable de tourner ainsi des heures et des heures dans Paris. Pour l'instant, suivant une grande brlngue4 mal habillée, assez osseuse, mais joliment brusque dans ses mouvements, il se donnait la preuve qu'il ne pensait pas à Bérénice.
  Jamais on ne peut bien détailler une femme comme on le fait en suivant une inconnue. On a à peine vu son visage, on essaye de se le figurer quand elle tourne légèrement la tête, et puis le peu de joue qu'on voit alors n'est gâché par rien, c'est facilement joli chez la femme cette attache du cou et de l'oreille. De dos on possède vraiment une inconnue, elle n'est pas défendue par son expression, il n'en reste que l'animal, la bête à courber; on la soumet déjà à fixer son attention sur la nuque, la racine des cheveux.

1. Boules de gomme : médicament contre le mal de gorge.
2. Teinture d'iode: produit désinfectant.
3. Potache: farceur comme un jeune étudiant.
4. Bringue: terme familier pour désigner une fille.

 

Texte D : Delphine de Vigan, Les Heures souterraines, dernier chapitre, 2009.

[Le roman raconte le destin parallèle d'un homme et d'une femme, qui ne se connaissent pas, mais partagent la même solitude urbaine. Dans le dénouement, ils se croisent sur un quai de métro.]

  Quand le métro est arrivé, Thibault s'est assis en face d'elle pour continuer de l'observer. Pourquoi cette femme occupait à ce point son attention, il n'aurait pas su le dire. Ni pourquoi il avait envie de lui parler.
  La femme fuyait son regard. Il lui a semblé qu'elle devenait de plus en plus pâle, elle s'est redressée pour se tenir à la barre. Une dizaine de voyageurs sont montés à la station suivante, il a fallu relever son strapontin. Il a continué de la regarder et puis il s'est dit qu'il ne pouvait pas dévisager une femme de cette manière.
  Il a sorti son portable de sa poche, vérifié encore une fois qu'il n'avait pas de message.

  Pendant quelques minutes il a baissé les yeux. Il a pensé à son appartement, à la chaleur de l'alcool qui envahirait bientôt ses membres, au bain qu'il ferait couler un peu plus tard dans la soirée. Il a pensé qu'il ne pouvait plus faire marche arrière. Il avait quitté Lila. Il l'avait fait.

  Et puis de nouveau il a cherché cette femme, au-delà des corps amassés, ses yeux fébriles, ses cheveux blonds. Cette fois, il a rencontré son regard. Après quelques secondes il lui a semblé que le visage de cette femme se modifiait, de manière imperceptible, même si rien n'avait bougé, rien du tout, se modifiait dans une forme d'étonnement ou d'abandon, il n'aurait pas su dire.

  Il lui a semblé que cette femme et lui partageaient le même épuisement, une absence à soi-même qui projetait le corps vers le sol. Il lui a semblé que cette femme et lui partageaient beaucoup de choses. C'était absurde et puéril, il a baissé les yeux.

  Quand les portes se sont de nouveau ouvertes, la plupart des voyageurs sont descendus. Dans la foule compacte, il a cherché sa silhouette.
  Le métro est reparti, la femme avait disparu.

  Pendant quelques minutes, il a fermé les yeux.
  La rame a ralenti de nouveau, Thibault s'est levé. Par terre, quelque chose brillait.
  Il a ramassé une carte à jouer au nom étrange1, l'a tenue quelques secondes dans sa main.
  Les portes se sont ouvertes, il est descendu du métro. Il a jeté la carte dans la première poubelle venue, puis s'est engagé dans les escaliers pour emprunter les couloirs de correspondance.

  Emporté par le flot dense et désordonné, il a pensé que la ville toujours imposerait sa cadence, son empressement et ses heures d'affluence, qu'elle continuerait d'ignorer ces millions de trajectoires solitaires, à l'intersection desquelles il n'y a rien, rien d'autre que le vide ou bien une étincelle, aussitôt dissipée.

1. Cette carte appartient à la femme qui la gardait précieusement comme un porte-bonheur.

 

I - Après avoir lu les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Vous direz quel type de scène romanesque proposent les textes du corpus et vous soulignerez les variations qu'en font les différents auteurs.

II - Travail d'écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez le texte de Louis Aragon (texte C).
  • Dissertation
    Quels plaisirs peut-on trouver dans la lecture de romans qui proposent des scènes, des motifs, ou des intrigues semblables ?
    Vous développerez votre point de vue en vous appuyant sur la lecture du corpus et sur vos lectures personnelles.
  • Invention
    En vous inspirant des textes du corpus, écrivez à votre tour une scène du même type, mais vous adopterez cette fois-ci le point de vue féminin : une jeune femme décide de suivre un inconnu.
    Vous aurez soin de dévoiler ses actions, ses pensées et ses émotions. Votre récit sera écrit à la 3e personne.

 

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AMÉRIQUE DU NORD
SÉRIES ES / S

 

Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus : 
Texte A : Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre deuxième, 1839.
Texte B : Émile Zola, Paris, livre cinquième, chapitre V, 1898.
Texte C : André Gide, L'Immoraliste, première partie, chapitre IV, 1902.
Texte D : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, troisième partie, 1951.

 

Texte A : Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre deuxième, 1839.

[Veuve à l'âge de trente et un ans, la comtesse Pietranera retourne vivre dans le château familial de Grianta, sur les bords du lac de Côme dans le nord de l'Italie, où elle retrouve son neveu préféré, Fabrice.]

  La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de l'autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue; au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d'inégales hauteurs couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste1. Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l'œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte2 offre des ermitages3 qu'on voudrait tous habiter, l'œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie et ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l'homme : La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son cœur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié !

1. Le Tasse et L'Arioste : poètes italiens de la Renaissance.
2. Faîte : le point le plus élevé.
3. Ermitage: demeure isolée.

 

Texte B : Émile Zola, Paris, livre cinquième, chapitre V, 1898.

[Dans son roman Paris, Émile Zola raconte la quête de justice sociale de son personnage principal, Pierre Froment. À la fin du livre, le héros est réuni avec toute sa famille : son épouse Marie, son fils Jean, sa mère (Mère-Grand), son frère Guillaume et les trois fils de ce dernier. Tous contemplent, depuis les hauteurs de Montmartre, le paysage de la ville.]

  Marie eut un léger cri d'admiration, montrant Paris du geste.
  « Voyez donc ! Voyez donc ! Paris tout en or, Paris couvert de sa moisson d'or ».
  Chacun s'exclama, car l'effet était vraiment d'une extraordinaire magnificence, cet effet que Pierre avait déjà remarqué, le soleil oblique noyant l'immensité de Paris d'une poussière d'or. Mais, cette fois, ce n'étaient plus les semailles, le chaos des toitures et des monuments tel qu'une brune terre de labour, défrichée par quelque charrue géante, le divin soleil jetant à poignées ses rayons, pareils à des grains d'or, dont les volées s'abattaient de toutes parts. Et ce n'était pas non plus la ville avec ses quartiers distincts, à l'est les quartiers du travail embrumés de fumées grises, au sud ceux des études d'une sérénité lointaine, à l'ouest les quartiers riches, larges et clairs, au centre les quartiers marchands, aux rues sombres. Il semblait qu'une même poussée de vie, qu'une même floraison avait recouvert la ville entière, l'harmonisant, n'en faisant qu'un même champ sans bornes, couvert de la même fécondité. Du blé, du blé partout, un infini de blé dont la houle d'or roulait d'un bout de l'horizon à l'autre. Et le soleil oblique baignait ainsi Paris entier d'un égal resplendissement, et c'était bien la moisson, après les semailles.
  « Voyez donc ! Voyez donc ! reprit Marie, pas un coin
qui ne porte sa gerbe, jusqu'aux plus humbles toitures qui sont fécondes, et partout la même richesse d'épis, comme s'il n'y avait plus là qu'une même terre, réconciliée et fraternelle... Ah ! mon Jean, mon petit Jean, regarde, regarde comme c'est beau ! »
  Pierre, frémissant, était venu se serrer contre elle. Et Mère-Grand souriait, ainsi que Bertheroy1, à tout cet avenir qu'ils ne verraient pas; tandis que, derrière Guillaume attendri, les trois grands fils, les trois colosses, restaient graves, en plein labeur et en plein espoir.
  Alors, Marie, d'un beau geste d'enthousiasme, leva son enfant très haut, au bout de ses deux bras, l'offrit à Paris immense, le lui donna en auguste cadeau.
  « Tiens ! Jean, tiens ! mon petit, c'est toi qui moissonneras tout ça et qui mettras la récolte en grange ! »
  Paris flambait, ensemencé de lumière par le divin soleil, roulant dans sa gloire la moisson future de vérité et de justice.

1. Bertheroy est un ami de la famille Froment.

 

Texte C : André Gide, L'Immoraliste, première partie, chapitre IV, 1902.

[Michel, le narrateur du récit, tombe gravement malade au cours de son voyage de noces en Algérie. Pour l'aider à recouvrer la santé, son épouse Marceline l'emmène profiter du grand air au cours d'une promenade.]

  Marceline, cependant, qui voyait avec joie ma santé enfin revenir, commençait depuis quelques jours à me parler des merveilleux vergers de l'oasis. Elle aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie; jusqu'alors elle n'en parlait guère, n'osant m'inciter à l'y suivre et craignant de me voir m'attrister au récit de plaisirs dont je n'aurais pu jouir déjà. Mais, à présent que j'allais mieux, elle comptait sur leur attrait pour achever de me remettre. Le goût que je reprenais à marcher et à regarder m'y portait. Et dès le lendemain nous sortîmes ensemble.
  Elle me précéda dans un chemin bizarre et tel que dans aucun pays je n'en vis jamais de pareil. Entre deux assez hauts murs de terre il circule comme indolemment; les formes des jardins, que ces hauts murs limitent, l'inclinent à loisir; il se courbe ou brise sa ligne; dès l'entrée, un détour vous perd; on ne sait plus ni d'où l'on vient, ni où l'on va. L'eau fidèle de la rivière suit le sentier, longe un des murs; les murs sont faits avec la terre même de la route, celle de l'oasis entière, une argile rosâtre ou gris tendre, que l'eau rend un peu plus foncée, que le soleil ardent craquelle et qui durcit à la chaleur, mais qui mollit dès la première averse et forme alors un sol plastique où les pieds nus restent inscrits. – Par-dessus les murs, des palmiers. À notre approche, des tourterelles y volèrent. Marceline me regardait.
  J'oubliais ma fatigue et ma gêne. Je marchais dans une sorte d'extase, d'allégresse silencieuse, d'exaltation des sens et de la chair. À ce moment, des souffles légers s'élevèrent; toutes les palmes s'agitèrent et nous vîmes les palmiers les plus hauts s'incliner; – puis l'air entier redevint calme, et j'entendis distinctement, derrière le mur, un chant de flûte. – Une brèche au mur; nous entrâmes.
  C'était un lieu plein d'ombre et de lumière; tranquille, et qui semblait comme à l'abri du temps; plein de silences et de frémissements, bruit léger de l'eau qui s'écoule, abreuve les palmiers, et d'arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flûte dont un enfant jouait. Il gardait un troupeau de chèvres; il était assis, presque nu, sur le tronc d'un palmier abattu; il ne se troubla pas à notre approche, ne s'enfuit pas, ne cessa qu'un instant de jouer.

 

Texte D : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, troisième partie, 1951.

[Dans les Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar fait revivre le personnage historique d'Hadrien, empereur de Rome au IIème siècle, en rédigeant, à la première personne, les mémoires fictifs qu'il aurait pu écrire. Dans cet extrait, Hadrien se remémore une nuit qu'il a passée à la belle étoile dans le désert de Syrie.]

  Une fois dans ma vie, j'ai fait plus : j'ai offert aux constellations le sacrifice d'une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès1, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l'aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre2, étoile polaire3 des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d'années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant; le Serpent précédait le Sagittaire; l'Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j'ai donné depuis le plus cher des noms4. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu'on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s'éteignirent; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent5, et bientôt passé. J'ai essayé de m'unir au divin sous bien des formes; j'ai connu plus d'une extase; il en est d'atroces; et d'autres d'une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m'aurait jamais permis d'atteindre.

1. Osroès est le chef de l'Empire parthe, voisin et rival de l'Empire romain, à qui Hadrien vient de rendre une visite officielle.
2. La Lyre, les Gémeaux, le Serpent, le Sagittaire et l'Aigle sont des constellations.
3. Hadrien fait allusion au pôle nord céleste, dont la position exacte change lentement avec les siècles.
4. Plusieurs années après cette nuit syrienne, Hadrien nommera cette constellation du nom de son amant, Antinoüs.
5. Son grand-père avait prédit à Hadrien qu'il serait empereur.

 

I - Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

Comment sont montrés, dans chacun de ces quatre textes, les sentiments positifs ressentis par les personnages ?

II - Travail d'écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez l'extrait de L'Immoraliste d'André Gide (texte C).
  • Dissertation
    Dans un roman, la description des lieux environnant les personnages a-t-elle pour seule fonction de traduire les sentiments de ces personnages ?
    Vous répondrez à cette question en vous aidant d'exemples tirés du corpus et de vos connaissances personnelles.
  • Invention
    Imaginez que le texte d'Émile Zola commence par : « Marie eut un cri d'effroi, montrant Paris du geste ». À partir de cette phrase d'amorce, proposez une autre vision de la ville; vous décrirez ce que voit et ressent le personnage.

 

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LIBAN
SÉRIE L

 

Objet d'étude : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus : 
Texte A : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
Texte B : Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.
Texte C : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.
Texte D : Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968.

 

Texte A : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.

[Madame de Clèves, mariée à Monsieur de Clèves, aime en secret Monsieur de Nemours. Cet amour est réciproque mais la bienséance les empêche de se l'avouer. Madame de Clèves se réfugie dans une propriété loin de la Cour, pour éviter Monsieur de Nemours et préserver sa réputation. Mais il la suit et parvient à l'observer sans qu'elle le sache.]

  Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet1 ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s'en approcha avec un trouble et une émotion qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait madame de Clèves. Il vit qu'elle était seule; mais il la vit d'une si admirable beauté qu'à peine fut-il2 maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps et qu'il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnaître3 pour avoir été à monsieur de Nemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s'en alla proche d'une grande table, vis-à­vis du tableau du siège de Metz4, où était le portrait de monsieur de Nemours; elle s'assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie5 que la passion seule peut donner.
  On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu'il adorait, la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant6.

1. Cabinet : petite pièce à usage privé.
2. À peine fut-il : il fut à peine.
3. Sans faire semblant: sans laisser paraître qu'elle l'avait reconnue.
4. Le siège de Metz, d'octobre 1552 à janvier 1553, se conclut par une défaite du Saint-Empire romain germanique et par l'occupation de Metz par les troupes françaises.
5. Rêverie : émotion très forte faisant perdre le contact avec la réalité.
6. Amant : au XVIIe siècle, personne qui en aime une autre, sans que cela ne soit nécessairement réciproque.

 

Texte B : Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.

[Saint-Preux est chargé de l'instruction de la noble Julie d'Étange. Les deux jeunes gens tombent amoureux, mais la différence sociale les force à garder cet amour secret. Saint-Preux quitte alors Clarens, la ville de leur rencontre, et voyage. Mais les deux personnages entretiennent une correspondance.]

Lettre XXV de Julie

[...] Je l'avais trop prévu; le temps du bonheur est passé comme un éclair; celui des disgrâces commence, sans que rien m'aide à juger quand il finira. Tout m'alarme et me décourage; une langueur mortelle s'empare de mon âme; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs involontaires s'échappent de mes yeux; je ne lis pas dans l'avenir des maux inévitables; mais je cultivais l'espérance, et la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas! d'arroser le feuillage quand l'arbre est coupé par le pied ?
  Je le sens, mon ami, le poids de l'absence m'accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens; c'est ce qui m'effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t'y trouve jamais; je t'attends à ton heure ordinaire : l'heure passe, et tu ne viens point. Tous les objets que j'aperçois me portent quelque idée de ta présence pour m'avertir que je t'ai perdu. Tu n'as point ce supplice affreux : ton cœur seul peut te dire que je te manque. Ah ! si tu savais quel pire tourment c'est de rester quand on se sépare, combien tu préférerais ton état au mien !
  Encore si j'osais gémir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagée des maux dont je pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres; il faut contenir mes larmes; il faut sourire quand je me meurs.
            Sentirsi, 0 Dei ! morir,
            E non poter mai dir :
            Morir mi sento !
1
  Le pis2 est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me désole, plus j'aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami; sens-tu combien un cœur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour ?
  Je voulais vous parler de mille choses; mais, outre qu'il faut mieux attendre de savoir positivement3 où vous êtes, il ne m'est pas possible de continuer cette lettre dans l'état où je me trouve en l'écrivant. Adieu, mon ami; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

1. « Oh dieux! Se sentir mourir, et n'oser dire : je me sens mourir ! » : citation du poète italien Metastasio.
2. Le pis : le pire.
3. Positivement : d'une façon précise.

 

Texte C : Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913

[Charles Swann, riche collectionneur d'art, rencontre, au cours d'une soirée chez les Verdurin, Odette de Crécy, femme qui se fait entretenir par de riches amants. Un soir, alors qu'il croit la retrouver chez les Verdurin, on lui dit qu'elle est partie au café Prévost prendre un chocolat.]

 Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d'autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu'il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l'agent ne l'eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu'il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu'elle n'était en réalité sa chance d'arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l'absurdité des rêvasseries qu'il ruminait sans se distinguer nettement d'elles, Swann tout d'un coup aperçut en lui l'étrangeté des pensées qu'il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu'Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu'il constata seulement comme s'il venait de s'éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu'il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin ! Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l'emmenait chez Prévost, il n'était plus le même, et qu'il n'était plus seul, qu'un être nouveau était là avec lui, adhérent1, amalgamé2 à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d'user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu'il sentait qu'une nouvelle personne s'était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.

1. Adhérent : étroitement attaché.
2. Amalgamé : mélangé.

 

Texte D : Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968.

[Ariane, déjà mariée, tombe éperdument amoureuse de Solal. Ils entretiennent une correspondance : Ariane reçoit dans l'extrait suivant une lettre de son amant.]

  Dans sa chambre, l'habituel cérémonial. Porte fermée à clef, volets fermés, rideaux tirés, boules de cire pour supprimer les bruits du dehors, tous les bruits de non-amour. La lampe de chevet allumée, elle s'étendait sur le lit, arrangeait l'oreiller. Non, ne pas lire encore, faire durer le plaisir. Voir un peu l'enveloppe d'abord. Belle enveloppe solide, sans l'affreux doublage intérieur. Très bien. Et il avait collé le timbre soigneusement, pas sens dessus dessous, tout droit, juste au bon endroit, avec amour, voilà. Oui, parfaitement, c'était une preuve d'amour. Elle regardait la lettre de loin, sans la lire. Ainsi, lorsqu'elle était une petite fille, elle considérait le biscuit Petit-Beurre avant de le manger. Non, ne pas lire, attendre encore. Elle est à ma disposition, mais il faut que je meure d'envie de la lire. Regardons un peu l'adresse. Il a pensé à moi en écrivant mon nom, et parce qu'il a dû mettre madame qui fait honorable, décent, il a peut-être pensé par contraste à moi nue, si belle, qu'il a vue de tous les côtés. Maintenant regardons un peu le papier, mais du côté pas écrit. Papier très beau, japon1 peut-être. Non, le papier ne sent rien. Il sent la netteté, la propreté absolue, un papier viril, voilà.

  Soudain, elle n'en pouvait plus. C'était alors une lecture minutieuse et lente, une étude de la lettre, avec des arrêts pour méditer, pour se représenter, les yeux fermés, et sur les lèvres un sourire un peu idiot, un peu divin.

1. Le papier japon est un papier de qualité.

 

I - Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

De quelle manière est vécue l'absence de l'être aimé dans les textes du corpus ?

II - Travail d'écriture (16 points) :

  • Commentaire
    Vous commenterez l'extrait de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (texte B).
  • Dissertation
    L'expression des sentiments des personnages est-elle indispensable dans un roman ?
    Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus et sur les textes que vous avez étudiés en classe ou rencontrés au cours de vos lectures et recherches personnelles.
  • Invention
    Après avoir retrouvé Odette, Swann rentre seul chez lui. La reverra-t-il ? Elle ne lui a donné aucune réponse claire. Vous raconterez ce qu'il éprouve, en développant l'analyse qu'il fait de ses sentiments.

 

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LIBAN
SÉRIES ES / S

 

Objet d'étude : Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours.
Corpus : 
Texte A : Victor Hugo, « Fantômes », extrait de la section III du poème, Les Orientales, 1829.
Texte B : Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », extrait, Petits Poèmes en prose, 1869.
Texte C : Pierre Reverdy, « Joies d'été », La Lucarne ovale, 1916.
Texte D : Jacques Prévert, « La fête à Neuilly», Histoires, 1946.

 

Texte A : Victor Hugo, « Fantômes », extrait de la section III, Les Orientales, 1829.

 

Elle aimait trop le bal. – Quand venait une fête,
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait;
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n'arrête,
Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête,
         Rire et bruire à son chevet.

Puis c'étaient des bijoux, des colliers, des merveilles !
Des ceintures de moire1 aux ondoyants reflets;
Des tissus plus légers que des ailes d'abeilles;
Des festons2 ; des rubans, à remplir des corbeilles;
         Des fleurs, à payer un palais !

La fête commencée, avec ses sœurs rieuses
Elle accourait, froissant l'éventail sous ses doigts;
Puis s'asseyait parmi les écharpes soyeuses,
Et son cœur éclatait en fanfares joyeuses,
        Avec l'orchestre aux mille voix.

C'était plaisir de voir danser la jeune fille !
Sa basquine3 agitait ses paillettes d'azur;
Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille4 :
Telle une double étoile au front des nuits scintille
       Sous les plis d'un nuage obscur.

Tout en elle était danse, et rire, et folle joie.
Enfant ! – Nous l'admirions dans nos tristes loisirs;
Car ce n'est point au bal que le cœur se déploie :
La cendre y vole autour des tuniques de soie,
      L'ennui sombre autour des plaisirs.

Mais elle, par la valse ou la ronde emportée,
Volait, et revenait, et ne respirait pas,
Et s'enivrait des sons de la flûte vantée,
Des fleurs, des lustres d'or, de la fête enchantée,
     Du bruit des voix, du bruit des pas.

Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule,
De sentir par le bal ses sens multipliés,
Et de ne pas savoir si dans la nue5 on roule,
Si l'on chasse en fuyant la terre, ou si l'on foule
     Un flot tournoyant sous ses pieds !

Mais hélas! il fallait, quand l'aube était venue,
Partir, attendre au seuil le manteau de satin.
C'est alors que souvent la danseuse ingénue6
Sentit en frissonnant sur son épaule nue
     Glisser le souffle du matin.

Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre !
Adieu parure, et danse, et rires enfantins !
Aux chansons succédait la toux opiniâtre,
Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre,
     Aux yeux brillants les yeux éteints.

1- Moire : étoffe rendue chatoyante par une technique d'écrasement du tissu.
2- Festons : broderies en bas de la robe.
3- Basquine : sorte de jupe, ample et élégante, portée notamment par les femmes basques et espagnoles.
4- Mantille : longue et large écharpe de soie ou de dentelle, le plus souvent noire, couvrant la tête et les épaules, qui fait partie du costume traditionnel des Espagnoles.
5- Nue : nuage et par extension, ciel.
6- Ingénue : se dit d'une personne faisant preuve d'une franchise innocente et naïve.

 

Texte B : Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », Petits Poèmes en Prose, 1869

[Baudelaire évoque une fête populaire. Il s'agit ici de la fin du poème.]

 [...]
  Tout n'était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte; les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l'encens de cette fête.

  Au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute1; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelle, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse.


  Partout la joie, le gain, la débauche; partout la certitude du pain pour les lendemains ; partout l'explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la misère affublée2, pour comble d'horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n'implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite.


  Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant s'arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère ! Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie3, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber.


  Que faire ? À quoi bon demander à l'infortuné quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son rideau déchiqueté ? En vérité, je n'osais; et, dût la raison de ma timidité vous faire rire, j'avouerai que je craignais de l'humilier. Enfin, je venais de me résoudre à déposer en passant quelque argent sur une de ses planches, espérant qu'il devinerait mon intention, quand un grand reflux de peuple, causé par je ne sais quel trouble, m'entraîna loin de lui.


  Et, m'en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur; du vieux poète sans ami, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !

1. Cahute : petite habitation misérable.
2. Affublée : revêtue.
3. Hystérie : (ici) crise émotionnelle violente, inattendue.

 

Texte C : Pierre Reverdy, « Joies d'été », La Lucarne ovale, 1916.

JOIES D'ÉTÉ

  La danse, le soir, parmi les lumières des arbres – ce sont les feuilles – Et la foule accouplée tourne entre les trottoirs, les murs et une palissade énorme qui monte se cacher dans l'ombre. Les fenêtres ouvertes sont des trous dans l'air et près du toit des masques se balancent. Têtes blanches, têtes pâles, têtes masquées elles ont l'air de pleurer sur les gens qu'elles regardent. Le bal est un tourbillon, et le vent sort pour secouer les branches qui tremblent un moment dans un nuage. La terre s'évapore en poussière et vole pour bientôt s'arrêter dans la nuit.

  Dix mille pieds raclent le sol; les têtes sont mêlées et se rapprochent. La danse, le bal avec la joie indifférente, le plaisir physique et l'union des êtres dans le monde. Les bras sont des crampons que l'on jette au premier venu dans le tourbillon du naufrage.

 

Texte D : Jacques Prévert, « La fête à Neuilly», Histoires, 1946.

[La fête foraine de Neuilly, près de Paris, a été très populaire depuis le XlXe siècle jusqu'à sa disparition en 1935.]

Une horloge sonne douze coups
Qui sont ceux de minuit
Adorable soleil des enfants endormis

Dans une ménagerie1
À la fête de Neuilly
Un ménage de dompteurs se déchire
Et dans leurs cages
Les lions rugissent allongés et ravis
Et font entre eux un peu de place
Pour que leurs lionceaux aussi
Puissent jouir du spectacle
Et dans les éclairs de l'orage
Des scènes de ménage des maîtres de la ménagerie
Un pélican indifférent
Se promène doucement
En laissant derrière lui dans la sciure mouillée
La trace monotone de ses pattes palmées
Et par la déchirure de la toile de tente déchirée
Un grand singe triste et seul
Aperçoit dans le ciel
La lune seule comme lui
La lune éblouie par la terre
Baignant de ses eaux claires les maisons de Neuilly
Baignant de ses eaux claires
Toutes les pierres de lune des maisons de Paris

Une horloge sonne six coups
Elle ajoute un petit air
Et c'est six heures et demie
Les enfants se réveillent
Et la fête est finie
Les forains sont partis
La lune les a suivis.

1. Ménagerie : lieu où sont réunis les animaux dangereux dans un cirque.

 

I - Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

Comment, dans les textes du corpus, les poètes font-ils percevoir l'ambiguïté de la fête ?

II - Travail d'écriture (16 points) :

Commentaire
Vous commenterez le poème de Jacques Prévert, « La fête à Neuilly» (Texte D).
Dissertation
La poésie n'a-t-elle vocation qu'à célébrer les joies de la vie ?
Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les textes du corpus, sur les textes et les œuvres que vous avez lus et étudiés en classe, ainsi que sur vos connaissances personnelles.
Invention
Vous êtes au cœur d'une fête. Dans un texte poétique en vers ou en prose, vous décrirez ce que vous voyez autour de vous et vous exprimerez les émotions ressenties.

 

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