LES SUJETS DE LEAF 2003
- suite
CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE
L
Objet d'étude :
Réécritures.
Textes :
Texte A - Sophocle :
Antigone (441 av. J.C.)
Texte B - Jean Anouilh : Antigone (1944)
Texte C - Henry Bauchau : Antigone (1997).
Texte A - Sophocle : Antigone (vers
474 à 511).
[Créon, qui dirige Thèbes, a édicté un
décret interdisant que l'on enterre Polynice, frère d'Antigone et d'Ismène,
parce qu'il a porté les armes contre sa cité. Antigone a transgressé cette
loi.]
CRÉON
Apprends que c'est le manque de souplesse, le plus souvent, qui nous fait
trébucher. Le fer massif, si tu le durcis au feu, tu le vois presque
toujours éclater et se rompre. Mais je sais aussi qu'un léger frein a bientôt
raison des chevaux rétifs. Oui, l'orgueil sied mal à qui dépend du bon
plaisir d'autrui. Celle-ci savait parfaitement ce qu'elle faisait quand elle
s'est mise au-dessus de la loi. Son forfait accompli, elle pèche une seconde
fois par outrecuidance lorsqu'elle s'en fait gloire et sourit à son œuvre.
En vérité‚ de nous deux, c'est elle qui serait l'homme si je la laissais
triompher impunément. Elle est ma nièce, mais me touchât-elle par le sang de
plus près que tous les miens, ni elle ni sa sœur n'échapperont au châtiment
capital. Car j'accuse également Ismène d'avoir comploté avec elle cette
inhumation. Qu'on l'appelle : je l'ai rencontrée tout à l'heure dans le
palais l'air égaré, hors d'elle. Or ceux qui trament dans l'ombre quelque
mauvais dessein se trahissent toujours par leur agitation... Mais ce que je
déteste, c'est qu'un coupable, quand il se voit pris sur le fait, cherche à
peindre son crime en beau.
ANTIGONE
Je suis ta prisonnière; tu vas me mettre à mort : que te faut-il de plus ?
CRÉON
Rien, ce châtiment me satisfait.
ANTIGONE
Alors pourquoi tardes-tu ? Tout ce que tu me dis m'est odieux, - je m'en
voudrais du contraire - et il n'est rien en moi qui ne te blesse. En vérité,
pouvais-je m'acquérir plus d'honneur qu'en mettant mon frère au tombeau ?
Tous ceux qui m'entendent oseraient m'approuver, si la crainte ne leur
fermait la bouche. Car la tyrannie, entre autres privilèges, peut faire et
dire ce qu'il lui plaît.
CRÉON
Tu es seule, à Thèbes, à professer de pareilles opinions.
ANTIGONE, désignant le choeur.
Ils pensent comme moi, mais ils se mordent les lèvres.
CRÉON
Ne rougis-tu pas de t'écarter du sentiment commun ?
ANTIGONE
II n'y a point de honte à honorer ceux de notre sang.
Texte B - Jean Anouilh Antigone, 1944.
CRÉON, la secoue
Te tairas-tu enfin ?
ANTIGONE
Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu
crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai
raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre
ton bonheur en ce moment comme un os.
CRÉON
Le tien et le mien, oui, imbécile
ANTIGONE
Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer
coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent.
Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant.
Moi, je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier - ou alors je
refuse ! je ne veux pas être modeste, moi, me contenter d'un petit morceau
si j'ai été bien sage. Je veux être de tout aujourd'hui et que cela soit
aussi beau que quand j'étais petite - ou mourir.
CRÉON
Allez, commence, commence, comme ton père !
ANTIGONE
Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au
bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la petite chance d'espoir
vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui
lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher
espoir, votre sale espoir !
CRÉON
Tais-toi ! Si tu te voyais criant ces mots, tu es laide.
Texte C - Henry Bauchau : Antigone,
1997.
[C'est Antigone qui raconte.]
Créon s'impatiente et
ordonne à Ismène de prendre place de l'autre côté de la salle. Il y a de
nouveau en face de nous la falaise ou le rempart livide derrière lequel se
dissimulent le roi vautour et ses mangeurs de cadavres. Il énumère un à un
les crimes de Polynice et déclare que la loi, condamnant les corps des
traîtres à pourrir sans sépulture hors des murs de la cité, est la plus
antique, la plus vénérable des lois de la Grèce.
Repliée sur moi-même je me tais, comme le veut Ismène, je me tais
de toutes mes forces.
C'est en finissant que le Grand Proférateur1 énonce la véritable
accusation :
"Tout le monde à Thèbes m'obéit, sauf toi, une femme !"
Ismène, d'un cillement des yeux, m'avertit : Nous y voilà !
Nous y sommes, c'est vrai et je voudrais me taire encore mais cette
fois je ne puis plus déguiser ma pensée. Mes yeux que le soleil fait
larmoyer, ne peuvent plus discerner dans les formes de pierre le véritable
Créon, et c'est à voix basse, peut-être pour lui seul, que je trouve la
force de dire :
"Je ne refuse pas les lois de la cité, ce sont des lois pour les
vivants, elles ne peuvent s'imposer aux morts. Pour ceux-ci il existe une
autre loi qui est inscrite dans le corps des femmes. Tous nos corps, ceux
des vivants et ceux des morts, sont nés un jour d'une femme, ils ont été
portés, soignés, chéris par elle. Une intime certitude assure aux femmes que
ces corps, lorsque la vie les quitte, ont droit aux honneurs funèbres et à
entrer à la fois dans l'oubli et l'infini respect. Nous savons cela, nous le
savons sans que nul ne l'enseigne ou l'ordonne."
La grande falaise royale s'élève et occupe tout l'horizon
tandis qu'en face de moi le personnage crispé de Créon proclame :
" A Thèbes il n'y a qu'une seule loi et jamais une femme n'y
fera prévaloir la sienne."
Il se tourne vers ses assesseurs :
"Vous l'avez entendue, que dit la loi ?"
Ils s'inclinent et leurs voix répondent en écho :
"La mort."
1. Il s'agit de Créon.
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
:
A partir de ces trois textes, vous
caractériserez le personnage d'Antigone.
Il. Vous traiterez ensuite un des trois sujets suivants (16
points) :
- Commentaire :
Vous commenterez le texte C.
- Dissertation :
Réécrire, est-ce imiter ou innover ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé prenant appui
sur les textes de ce corpus, sur les textes étudiés en classe et sur vos
propres lectures.
- Invention :
Face à
Antigone, Ismène sa sœur défend à son tour "les lois de la cité" (texte C).
Écrivez le dialogue de type théâtral qui oppose les deux personnages.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIES S
- ES
Objet d'étude : La
poésie.
Textes :
Texte A - Paul Verlaine :
«Mon rêve familier», Poèmes saturniens, 1866
Texte B - Robert Desnos : «J'ai tant rêvé de toi», «A la mystérieuse», Corps
et biens, 1930
Texte C - Paul Eluard : «La Dame de carreau», Les Dessous d'une vie,
1926
Texte D - Claude Roy : «Tant», Le Voyage d'Automne, 1987.
Texte A -
Paul Verlaine : «Mon rêve familier»,
Poèmes saturniens, 1866.
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.
Texte
B - Robert
Desnos : «J'ai tant rêvé de toi», «A la mystérieuse», Corps et biens,
1930.
J'ai tant rêvé de
toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette
bouche la naissance de la voix qui m'est chère ?
J'ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à
se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps,
peut-être.
Et que, devant l'apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne
depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J'ai tant rêvé de toi qu'il n'est plus temps sans doute que je m'éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de
l'amour et toi, la seule qui compte aujourd'hui pour moi, je pourrais moins
toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front
venus.
J'ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu'il
ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu'à être fantôme parmi les fantômes
et plus ombre cent fois que l'ombre qui se promène et se promènera allégrement
sur le cadran solaire de ta vie.
Texte C - Paul Eluard : «La Dame de carreau», Les Dessous d'une vie, 1926.
Tout jeune,
j'ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de
mon éternité, qu'un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines
conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l'amour. En vérité, la lumière m'éblouit.
J'en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les
nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d'une vierge.
A l'école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se
retourne pour me demander la solution d'un problème, l'innocence de ses yeux
me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses
bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque
étrangers l'un à l'autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me
surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c'est sa main que je garde dans les
miennes, jusqu'à en mourir, jusqu'à m'éveiller.
Je cours d'autant plus vite à ses rendez-vous que j'ai peur de n'avoir
pas le temps d'arriver avant que d'autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour.
Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants.
J'ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c'est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le
même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même
révélation.
Mais ce n'est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la
reconnaître.
Aimant l'amour.
Texte D - Claude Roy : «Tant», Le Voyage
d'Automne, 1987.
Tant je l'ai regardée
caressée merveillée
et tant j'ai dit son nom à voix haute et silence
le chuchotant au vent le confiant au sommeil
tant ma pensée sur elle s'est posée reposée
mouette sur la voile au grand large de mer
que même si la route où nous marchons l'amble
ne fut et ne sera qu'un battement de cil du temps
qui oubliera bientôt qu'il nous a vus ensemble
je lui dis chaque jour merci d'être là
et même séparés son ombre sur un mur
s'étonne de sentir mon ombre qui l'effleure
Venise, mercredi 20
novembre 1985.
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
:
Justifiez le rapprochement entre les
quatre poèmes.
Il. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points)
:
- Commentaire :
Vous rédigerez un commentaire du poème de Robert Desnos (texte B).
- Dissertation :
Paul Eluard, le poète "aimant l'amour", n'est pas tant amoureux d'une femme
que de l'amour lui-même. La vocation de la poésie est-elle, selon vous, de
célébrer l'amour, ou privilégiez-vous d'autres fonctions ?
Vous vous appuierez pour répondre à cette question sur les textes du corpus
et les poèmes que vous avez lus et étudiés.
- Invention :
Dans la préface d'une anthologie de poèmes d'amour que vous avez
réunis, vous démontrez comment l'inspiration poétique et l'amour sont à vos
yeux liés.
Rédigez cette préface.
Vous devrez nourrir votre préface de citations de poèmes et de références à
des auteurs.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude :
Le biographique.
Texte :
Colette : « Rêverie de nouvel an », Les
Vrilles de la vigne, 1908.
Rêverie de Nouvel An.
Toutes trois nous rentrons poudrées, moi, la petite bull1 et la
bergère flamande... II a neigé dans les plis de nos robes, j'ai des
épaulettes blanches, un sucre impalpable fond au creux du mufle camard2 de Poucette, et la bergère flamande scintille toute, de son museau pointu
à sa queue en massue.
Nous étions sorties pour contempler la neige, la vraie neige et le vrai
froid, raretés parisiennes, occasions presque introuvables, de fin d'année...
Dans mon quartier désert, nous avons couru comme trois folles, et les
fortifications hospitalières, les fortifs3 décriées ont vu de l'avenue
des Ternes au boulevard Malesherbes, notre joie haletante de chiens lâchés.
Du haut du talus nous nous sommes penchées sur le fossé que comblait un
crépuscule violâtre fouetté de tourbillons blancs; nous avons contemplé
Levallois4 noir piqué de feux roses derrière un voile chenillé de mille
et mille mouches blanches, vivantes, froides comme des fleurs effeuillées,
fondantes sur les lèvres, sur les yeux, retenues un moment aux cils, au
duvet des joues... Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte,
friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de
taffetas. Loin de tous les yeux, nous avons galopé, aboyé, happé la neige
au vol, goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux...
Assises maintenant devant la grille ardente nous nous taisons toutes
trois. Le souvenir de la nuit, de la neige, du vent déchaîné derrière la porte, fond
dans nos veines lentement et nous allons glisser à ce soudain sommeil qui
récompense les marches longues...
La bergère flamande, qui fume comme
un bain de pieds, a retrouvé sa dignité de louve apprivoisée, son sérieux
faux et courtois. D'une oreille, elle écoute le chuchotement de la neige
au long des volets clos, de l'autre elle guette le tintement des cuillères
dans l'office. Son nez effilé palpite, et ses yeux couleur de cuivre,
ouverts droit sur le feu, bougent incessamment, de droite à gauche, de
gauche à droite, comme si elle lisait... J'étudie, un peu défiante, cette
nouvelle venue, cette chienne féminine et compliquée qui garde bien, rit
rarement, se conduit en personne de sens et reçoit les ordres, les réprimandes
sans mot dire, avec un regard impénétrable et plein d'arrière-pensées...
Elle sait mentir, voler - mais elle crie, surprise, comme une jeune fille
effarouchée et se trouve presque mal d'émotion. Où prit-elle, cette petite
louve au rein bas, cette fille des champs wallons, sa haine des gens mal
mis et sa réserve aristocratique ? Je lui offre sa place à mon feu et dans
ma vie, et peut-être m'aimera-t-elle, elle qui sait déjà me défendre...
Ma
petite bull au cœur enfantin dort, foudroyée de sommeil, la fièvre au
museau et aux pattes. La chatte grise n'ignore pas qu'il neige, et depuis
le déjeuner je n'ai pas vu le bout de son nez, enfoui dans le poil de son
ventre. Encore une fois me voici, en face de mon feu, de ma solitude, en
face de moi-même...
Une année de plus... A quoi bon les compter ? Ce jour
de l'An parisien ne me rappelle rien des premier janvier de ma jeunesse;
et qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l'An
d'autrefois ? La forme des années a changé pour moi, durant que, moi, je
changeais. L'année n'est plus cette route ondulée, ce ruban déroulé qui
depuis janvier, montait vers le printemps, montait, montait vers l'été
pour s'y épanouir en calme plaine, en pré brûlant coupé d'ombres bleues, taché
de géraniums éblouissants, - puis descendait vers un automne
odorant, brumeux fleurant le marécage, le fruit mûr et le gibier, - puis
s'enfonçait vers un hiver sec, sonore, miroitant d'étangs gelés, de neige
rose sous le soleil... Puis le ruban ondulé dévalait, vertigineux, jusqu'à
se rompre net devant une date merveilleuse, isolée, suspendue entre les
deux années comme une fleur de givre : le jour de l'An...
Une enfant très
aimée, entre des parents pas riches, et qui vivait à la campagne parmi
des arbres et des livres, et qui n'a connu ni souhaité les jouets coûteux
: voilà ce que je revois, en me penchant ce soir sur mon passé... Une
enfant superstitieusement attachée aux fêtes des saisons, aux dates marquées
par un cadeau, une fleur, un traditionnel gâteau... Une enfant qui
d'instinct ennoblissait de paganisme5 les fêtes chrétiennes, amoureuse
seulement du rameau de buis, de l'oeuf rouge de Pâques, des roses
effeuillées à la Fête-Dieu et des reposoirs - syringas, aconits,
camomilles - du surgeon de noisetier sommé d'une petite croix, bénit à la
messe de l'Ascension et planté sur la lisière du champ qu'il abrite de la
grêle... Une fillette éprise du gâteau à
cinq cornes, cuit et mangé le jour des Rameaux; de la crêpe, en carnaval; de l'odeur
étouffante de l'église, pendant le mois de Marie...
Vieux curé
sans malice qui me donnâtes la communion, vous pensiez que cette enfant
silencieuse, les yeux ouverts sur l'autel, attendait le miracle, le
mouvement insaisissable de l'écharpe bleue qui ceignait la Vierge ?
N'est-ce pas ? J'étais si sage ! ... II est bien vrai que je rêvais
miracles, mais... pas les mêmes que vous. Engourdie par l'encens des
fleurs chaudes, enchantée du parfum mortuaire, de la pourriture musquée
des roses, j'habitais, cher homme sans malice, un paradis que vous
n'imaginiez point, peuplé de mes dieux, de mes animaux parlants, de mes
nymphes et de mes chèvre-pieds6... Et je vous écoutais parler de votre
enfer, en songeant à l'orgueil de l'homme qui, pour ses crimes d'un
moment, inventa la géhenne7 éternelle... Ah ! qu'il y a longtemps !
...
Ma solitude, cette neige de décembre, ce seuil d'une autre année ne me
rendront pas le frisson d'autrefois, alors que dans la nuit longue je
guettais !e frémissement lointain, mêlé aux battements de mon cœur, du
tambour municipal, donnant, au petit matin du 1er janvier, l'aubade au
village endormi. Ce tambour dans la nuit glacée, vers six heures, je le
redoutais, je l'appelais du fond de mon lit d'enfant, avec une angoisse
nerveuse proche des pleurs, les mâchoires serrées, le ventre contracté...
Ce tambour seul, et non les douze coups de minuit, sonnait pour moi
l'ouverture éclatante de la nouvelle année, l'avènement mystérieux après
quoi haletait le monde entier, suspendu au premier rrran du vieux tapin8 de mon village.
II passait, invisible dans le matin fermé, jetant aux murs son alerte et funèbre petite aubade et derrière lui une vie recommençait,
neuve et bondissante vers douze mois nouveaux... Délivrée, je sautais de mon lit
à
la chandelle, je courais vers les souhaits, les baisers, les bonbons, les
livres à tranches d'or... J'ouvrais la porte aux boulangers portant les
cent livres de pain et jusqu'à midi, grave, pénétrée d'une importance
commerciale, je tendais à tous les pauvres, les vrais et les faux, le
chanteau9 de pain et le décime10, qu'ils recevaient sans humilité et
sans gratitude...
Matins d'hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d'avant le lever du jour, jardin deviné dans l'aube obscure, rapetissé,
étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d'heure en
heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs, - coups
d'éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre
de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d'un jet
d'eau... O tous les hivers de mon enfance, une journée d'hiver vient de
vous rendre à moi ! C'est mon visage d'autrefois que je cherche, dans ce
miroir ovale saisi d'une main distraite, et non mon visage de femme, de
femme jeune que sa jeunesse va bientôt quitter...
Enchantée encore de mon rêve, je m'étonne d'avoir changé, d'avoir vieilli pendant
que je rêvais...
D'un pinceau ému je pourrais repeindre, sur ce visage-ci, celui d'une fraîche
enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques
achevées en un menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser,
une bouche dont les coins rusés démentent la courte lèvre ingénue...
Hélas, ce n'est qu'un instant. Le velours adorable du pastel ressuscité
s'effrite et s'envole... L'eau sombre du petit miroir retient
seulement mon image qui est bien pareille, toute pareille à moi, marquée
de légers coups d'ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des
lèvres, entre les sourcils têtus... Une image qui ne sourit ni ne
s'attriste, et qui murmure, pour moi seule : « II faut vieillir. Ne pleure
pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas : il faut
vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais
comme le rappel d'un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes
paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux :
dé‚jà tu commences à t'éloigner de ta vie, ne l'oublie pas, il faut
vieillir !
Eloigne-toi lentement, lentement, sans larmes; n'oublie rien !
Emporte ta santé, ta gaîté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice
qui t'a rendu la vie moins amère; n'oublie pas ! Va-t'en parée, va-t'en douce, et ne t'arrête pas le long de la route irrésistible, tu
l'essaierais en vain, - puisqu'il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t'y
couche que pour mourir. Et quand tu t'étendras en travers du vertigineux
ruban ondulé, si tu n'as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en
boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre
éternelle n'a pas, avant ta dernière heure sevré tes yeux de la lumière
merveilleuse - si tu as, jusqu'au bout gardé dans ta main la main amie qui
te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée.
1. abréviation de bulldog, pour bouledogue, petit dogue à mâchoires
saillantes.
2. qui a le nez plat et écrasé.
3. abréviation populaire pour désigner les fortifications.
4. commune située au nord-ouest de Paris.
5. religion des païens, culte polythéiste.
6. personnage mythique mi-homme mi-bête.
7. enfer dans le langage biblique.
8. celui qui bat du tambour.
9. morceau coupé à un grand pain.
10. dixième partie du franc, dix centimes.
QUESTIONS : (6 points)
1. Justifiez le titre de la nouvelle autobiographique de Colette, Rêverie de Nouvel An.
(3 points)
2. Expliquez la métaphore du «ruban».
Puis, montrez comment elle évolue au cours du texte. (3 points).
TRAVAUX D'ÉCRITURE : (14 points)
(Choisir un sujet parmi les trois proposés)
- Commentaire :
Vous ferez le commentaire du début du texte de Colette, «Rêverie de
Nouvel An» : de la
ligne 1 à... "qui récompense les marches longues..." () Vous
vous appuierez sur
les pistes suivantes :
- Vous montrerez la complicité de la narratrice et de ses deux compagnes.
- Vous analyserez le bonheur né de cet instant privilégié de communion
avec le monde et
d'harmonie entre les êtres.
- Dissertation :
Les autobiographies connaissent de nombreux succès en librairie.
Aimez-vous lire des œuvres
autobiographiques ou bien leur préférez-vous des œuvres de fiction ? Vous
justifierez votre
point de vue en vous appuyant sur le texte du corpus et sur vos lectures
personnelles.
- Écriture d'invention :
Une revue littéraire prépare un numéro sur le récit autobiographique. Vous
êtes chargé(e) d'y écrire un article dans lequel vous montrerez en quoi l'écriture
autobiographique peut être une aide pour les autres et pour soi. Vous développerez votre argumentation en
utilisant le texte
du corpus et les lectures que vous avez faites par ailleurs.
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CENTRES
ÉTRANGERS
SÉRIES GÉNÉRALES
Objet d'étude :
Le biographique.
Textes :
Texte A - Elisabeth Bélorgey, Autoportrait de Van Eyck, 2000.
Texte B - J-J. Rousseau,
Les Rêveries du promeneur solitaire,
Première promenade, 1778.
Texte C - Albert Cohen, Le livre de ma mère, 1954.
Texte A - Elisabeth Bélorgey, Autoportrait de Van Eyck,
2000.
[A la suite d'une agression par des brigands, le
peintre flamand Van Eyck (1385 - 1441) ne perçoit plus les couleurs et
craint de devenir aveugle. Il tente alors de retrouver par l'écriture
l'expérience de la peinture.]
Lors d'une de ces fêtes que le duc prisait, tout
le monde dut paraître vêtu de gris, de noir et de blanc; soie pour les
chevaliers, laine et drap pour les autres. Dans ce tableau strict, seul le
fou Coquinet put s'agiter en rouge et or; ce jour-là, je fus saisi d'une
tristesse vite mise au compte d'un rhume qui m'épuisait d'éternuements. A y
réfléchir dans mon isolement de scribe, n'était-ce pas le pressentiment que
ma vie, un jour, ressemblerait à cette composition endeuillée que l'éclat
des perles n'égayait point ? Tristesse d'hier bien douce, en comparaison de
celle d'aujourd'hui qui se creuse plus encore. Car, si fidèle en mes jeunes
ans, si aiguisée par mon art, ma mémoire elle aussi se décolore peu à peu...
Je m'en doutais, Livinia1 a été le signal de cet exil qui s'impose de jour en
jour, de ligne en ligne... A présent mes rêves aussi se fondent dans le
gris, et l'angoisse me tient éveillé de longues heures la nuit... Je
recherche, je reconstitue, je reconstruis avec fébrilité en me raccrochant
aux mots par habitude. Mais ce n'est pas cela, je suis obligé de réinventer,
je me trahis pour continuer, je ferme de moins en moins les yeux, car si les
souvenirs récents restent intacts, les plus anciens se fanent, je ne vois
plus le verger de mon enfance qu'en noir et blanc... Livinia s'efface en
ombre frêle... je rebâtis plus avec l'esprit qu'avec mes sensations..., et
quand, trop las, je délaisse ce pénible essai d'écriture.., alors le suicide
me paraît raisonnable... A quoi bon persévérer si je ne puis déjà plus
sauver de l'oubli quelques fragments ? Faudra-t-il que ce naufrage recouvre
tout, m'enfouisse en entier ? Devant l'inexorable progrès de cette lèpre, le
découragement m'abat... puis la volonté panique d'arracher à ce néant
quelques moments éclatants me remet au lutrin2, désespéré... ne serait-ce que
pour savoir que j'ai été vivant... un temps... et je m'impose de
continuer..., de traquer ce qui fut... mais j'y parviens de moins en moins.
1. Livinia : femme rencontrée par Van Eyck lors d'un séjour à
la cour du Portugal et aimée passionnément. Il a dû la quitter pour revenir
à Bruges.
2. me remet au travail d'écriture.
Texte B - J-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire,
Première promenade, 1778.
Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi
la consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper
que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite de l'examen sévère
et sincère que j'appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers
jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne
tarderai pas à rendre de moi. Livrons-nous tout entier à la douceur de
converser avec mon âme puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent
m'ôter. Si à force de réfléchir sur mes dispositions intérieures je parviens
à les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y rester, mes
méditations ne seront pas entièrement inutiles, et quoique je ne sois plus
bon à rien sur la terre, je n'aurai pas tout à fait perdu mes derniers
jours. Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de
contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je
fixerai par l'écriture celles qui pourront me venir encore; chaque fois que
je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes
persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avait mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries.
Il y sera beaucoup question de moi parce qu'un solitaire qui réfléchit
s'occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées
étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également
leur place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu et avec
aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec
celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance
de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont
mon esprit fait sa pâture journalière dans l'étrange état où je suis. Ces
feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions,
mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui
puisse le mériter.
Texte C - Albert Cohen, Le Livre de ma mère, 1954.
O toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi
seule, notre mère, mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste,
femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n'est que misère et
feuille emportée par le vent.
Il y a des génies de la peinture et je n'en sais rien et je n'irai pas
y voir et ça ne m'intéresse absolument pas et je n'y connais rien et je n'y
veux rien connaître. Il y a des génies de la littérature et je le sais et
la comtesse de Noailles1 n'est pas l'un d'eux, ni celui-ci, ni
celui-là surtout. Mais ce que je sais plus encore, c'est que ma mère était
un génie de l'amour. Comme la tienne, toi qui me lis. Et je me rappelle tout,
tout, ses veilles, toute la nuit, auprès de moi malade, sa bouleversante indulgence,
et la belle bague qu'elle avait, avec quelque regret mais avec la faiblesse
de l'amour, si vite accepté de m'offrir. Elle était si vite vaincue par son
écervelé de vingt ans. Et ses secrètes économies, à moi seul destinées quand
j'étais étudiant, et toutes ses combines pour que mon père n'apprenne pas
mes folies et ne se fâche pas contre le fils dépensier. Et sa naïve fierté,
lorsque le rusé tailleur lui avait dit, pour l'embobiner, que son fils de
treize ans avait « du cachet ». Comme elle avait savouré ce mot affreux. Et
ses doigts secrètement en cornes contre le mauvais œil quand des femmes regardaient
son petit garçon de merveille. Et, durant ses séjours à Genève, sa valise
toujours pleine de douceurs, ces douceurs qu'elle appelait « consolations
de la gorge » et qu'elle achetait secrètement, en prévision de quelque envie
subite de ma part. Et sa main qu'elle me tendait soudain, brusquement, pour
serrer la mienne comme à un ami. « Mon petit kangourou », me disait-elle.
Tout cela est si proche. C'était il y a quelques milliers d'heures.
1. Anna de Noailles (1876-1933) publia plusieurs recueils de
poésie qui ont mal supporté l'épreuve du temps.
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord à la question suivante (4 points)
:
Pour chacun des textes, vous reformulerez en quelques lignes
ce qui justifie le projet autobiographique.
Il. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points)
:
- Commentaire :
Vous commenterez le texte d'Albert Cohen
(texte C).
- Dissertation :
Selon vous, quelles peuvent être les
motivations d'un écrivain qui entreprend un récit biographique ?
Vous répondrez à cette question en un développement composé qui prendra
appui à la fois sur les textes du corpus, les œuvres étudiées en classe et
vos lectures personnelles.
- Invention :
Une personnalité célèbre refuse, malgré de
nombreuses sollicitations, de rédiger son autobiographie; un éditeur lui
écrit une lettre pour le convaincre de l'intérêt d'un tel projet. Vous
rédigerez cette lettre en vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos
lectures.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIE L
Objet d'étude :
L'épistolaire.
Textes :
Texte A - Lettre de
Voltaire au Parlement de Toulouse
Texte B - Lettre de Napoléon à Joséphine
Texte C -
Lettre de Victor Hugo à Juliette Drouet
Texte D - Lettre de François
Truffaut à Jean-Louis Bory.
Texte A - Lettre de Voltaire au Parlement de Toulouse.
[L'affaire Sirven
chevauche l'affaire Calas. Elle éclate en décembre 1761 quand on retrouve,
noyée dans un puits, la fille cadette des Sirven, faible d'esprit et convertie
au catholicisme. Décrétés d'arrestation le 19 janvier 1762, les Sirven
gagnèrent la Suisse, et furent pendus en effigie le 11 septembre. Il fallut
l'installation forcée, à Toulouse, d'un parlement dévoué au roi (dans le cadre
de la réforme Maupéou) pour obtenir leur acquittement en 1771. Mais le Conseil
du roi avait d'abord rejeté la requête des Sirven. Il s'agit sans doute ici
d'uns lettre ouverte, adressée à ... Pierre Desinnocends, conseiller au
parlement de Toulouse.]
A.M.***
CONSEILLER AU PARLEMENT DE TOULOUSE
A Ferney, 19 avril [1765]
Monsieur, je ne vous fais point d'excuse de prendre
la liberté de vous écrire sans avoir l'honneur d'être connu de vous. Un hasard
singulier avait conduit dans mes retraites, sur les frontières de la Suisse,
les enfants du malheureux Calas ; un autre hasard y amène la famille Sirven,
condamnée à Castres, sur l'accusation ou plutôt le soupçon du même crime qu'on
imputait aux Calas.
Le père et la mère sont accusés d'avoir noyé leur fille dans un puits,
par principe de religion. Tant de parricides ne sont pas heureusement dans la
nature humaine ; il peut y avoir eu des dépositions formelles contre les Calas
; il n'y en a aucune contre les Sirven. J'ai vu le procès-verbal, j'ai
longuement interrogé cette famille déplorable ; je peux vous assurer,
monsieur, que je n'ai jamais vu tant d'innocence accompagnée de tant de
malheurs : c'est l'emportement du peuple du Languedoc contre les Calas qui
détermina la famille Sirven à fuir dès qu'elle se vit décrétée. Elle est
actuellement errante, sans pain, ne vivant que de la compassion des étrangers.
Je ne suis pas étonné qu'elle ait pris le parti de se soustraire à la fureur
du peuple, mais je crois qu'elle doit avoir confiance dans l'équité de votre
parlement.
Si le cri public, le nombre des témoins abusés par le fanatisme, la
terreur, et le renversement d'esprit qui peut empêcher les Calas de se bien
défendre, firent succomber Calas le père, il n'en sera pas de même des Sirven.
La raison de leur condamnation est dans leur fuite, ils sont jugés par
contumace et c'est à votre rapport, monsieur, que la sentence a été confirmée
par le parlement.
Vous avez sous vos yeux toutes les pièces du procès : oserais-je vous
supplier, monsieur, de les revoir ? Je suis persuadé que vous ne trouverez pas
la plus légère preuve contre le père et la mère ; en ce cas, monsieur, j'ose
vous conjurer d'être leur protecteur.
Me serait-il permis de vous demander encore une autre grâce ? c'est de
faire lire ces mêmes pièces à quelques-uns des magistrats vos confrères. Si je
pouvais être sûr que ni vous ni eux n'avez trouvé d'autre motif de la
condamnation des Sirven que leur fuite ; si je pouvais dissiper leurs
craintes, uniquement fondées sur les préjugés du peuple, j'enverrais à vos
pieds cette famille infortunée, digne de toute votre compassion : car,
monsieur, si la populace des catholiques superstitieux croit les protestants
capables d'être parricides par piété, les protestants croient qu'on veut les
rouer tous par dévotion, et je ne pourrais ramener les Sirven que par la
certitude entière que leurs juges connaissent leur procès et leur innocence.
J'aurais le bonheur de prévenir l'éclat d'un nouveau procès au Conseil du roi,
et de vous donner en même temps une preuve de ma confiance en vos lumières et
en vos bontés. Pardonnez cette démarche que ma compassion pour les malheureux
et ma vénération pour le parlement et pour votre personne me font faire du
fond de mes déserts.
[Pour ne pas compromettre sa campagne en cours en faveur
des Calas, plus à plaindre, Voltaire attendit jusqu'en 1765 pour demander un
mémoire à Elie de Beaumont (qu'il ne reçut qu'à la fin 1766, car l'avocat
plaidait une affaire personnelle ...contre des protestants !). En attendant le
mémoire, Voltaire rédigea en 1766 un « Avis au public sur les parricides
imputés aux Calas et aux Sirven », qu'il envoya à des princes allemands
pour recueillir le nerf de la guerre et des grandes causes.]
Texte B - Lettre de Napoléon à Joséphine.
Paris, 1795.
Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le
souvenir de l'enivrante soirée d'hier n'ont point laissé de repos à mes sens.
Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur !
Vous fâchez-vous ? Vous vois-je triste ? Etes-vous inquiète ? Mon âme est
brisée de douleur et il n'est point de repos pour votre ami... Mais en est-il
donc davantage pour moi, lorsque, me livrant au sentiment profond qui me
maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur, une flamme qui me brûle. Ah
! c'est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n'est pas
vous ! Tu pars à midi, je te verrai à trois heures. En attendant, mia dolce
amor, reçois un millier de baisers mais ne m'en donne pas, car ils brûlent
mon sang.
Texte C -
Lettre de Victor Hugo à
Juliette Drouet.
21 mai 1844 : « Tu mérites le ciel ».
Que veux-tu que je t'écrive ? Que veux-tu que je
te dise ? Je suis plein de toi. Depuis plus de onze ans, n'as-tu pas mon
souffle, mon sang, ma vie ? Que puis-je t'apprendre que tu ne saches ?
N'es-tu pas au commencement et à la fin de toutes mes pensées ? 0 ma
bien-aimée, il me semble que tu es devenue moi-même, et que quand je te
parle, je parle à mon âme. - Lis donc ce qui est en moi et vois comme je
t'aime.
Tu as été longtemps ma joie ; maintenant tu es ma consolation. Ton regard
est si charmant, ton sourire est si ineffable et si doux, tu répands autour
de toi un tel rayonnement de grâce, de dévouement et d'amour que j'oublie
mon deuil et que je sors de ma nuit en te regardant ! Tout frappé et tout
brisé que je suis, il me semble, quand je suis près de toi, qu'il peut
encore entrer un peu de lumière dans mes yeux et un peu de bonheur dans mon
âme ! - Je t'aime, mon pauvre ange ! Tu as tous les trésors qu'une femme
peut avoir dans le cœur et dans l'esprit. Tu es riche, va ! Tu t'es élevée
par le plus noble amour à la plus haute vertu.
Toi qui m'as ôté tant de jours de deuil, toi qui m'as fait tant de jours
de fête, aie un jour de fête aujourd'hui ! Sois heureuse comme tu es bénie !
Sois heureuse comme tu es bonne ! Sois heureuse comme tu es aimée ! Ecarte de
ton beau front et de ton grand cœur les petits chagrins du moment, les
ombres, les nuages qui passent ! Tu mérites le ciel. Je voudrais que Dieu te
le donnât sans t'ôter à moi ! Qu'il te fît ange en te laissant femme ! - Je
t'aime !
Texte D -
Lettre de François Truffaut à
Jean-Louis Bory.
[François Truffaut est le chef de file des
réalisateurs qui ont formé la « Nouvelle Vague ». Son premier film, Les
400 coups, lui a valu un succès immédiat. Jean-Louis Bory, critique de
cinéma et lui-même romancier, a reproché dans un article à F. Truffaut de
s'être « fait ramasser par le système ». F. Truffaut lui répond.]
Mon cher Jean-Louis Bory, nous avons un point
commun : celui d'avoir débuté par notre plus grand succès. Vous avez eu la
joie d'être tout de suite édité et reconnu, moi aussi. Ensuite, vous avez
publié beaucoup de livres chez différents éditeurs, on ne vous a jamais
refusé un manuscrit parce que, dès le début, vous aviez fait vos preuves.
Supposons que vous lisiez un jour dans un journal : "La véritable
littérature d'aujourd'hui est constituée des manuscrits refusés par les
éditeurs, des livres édités à compte d'auteur et des brochures ronéotées :
Genet s'est tu en 1968 ; quant à Sartre, Bory, Cayrol, Rezvani, ils se sont
laissé ramasser par le système." Ne penseriez-vous pas : « Voilà un type qui
mélange tout et qui confond le contenant et le contenu ?» Vous n'êtes pas un
auteur "marginal", vous êtes un écrivain professionnel ; on publie vos
livres parce qu'ils sont bons, que vous avez une audience et que le tirage
espéré permet de rembourser l'investissement initial. Vrai ou faux ? S'ils
ne se vendent pas dans les gares aussi bien que Simenon ou Guy des Cars, vos
livres s'achètent dans les drugstores et ils n'en sont pas moins bons pour
autant. Vrai ou faux ? Je peux me tromper, mais j'ai l'impression d'être un
metteur en scène de cinéma qui travaille dans le même esprit que vous comme
écrivain : nous choisissons librement nos sujets, nous les traitons à notre
idée et nous les mettons en circulation. [...] Bons ou mauvais, mes films
sont ceux que j'ai voulu faire et seulement ceux-là. Je les ai tournés avec
les acteurs - connus ou inconnus - que j'ai choisis et que j'aimais. [...]
Je vous envoie cette lettre, car, lorsque vous parlez des films au "Masque et
la Plume"1, votre façon de les décrire me rappelle un homme que j'adorais,
Audiberti ; j'espère que vous avez aussi sa bonne foi.
François Truffaut
1. Le Masque et la Plume : émission de radio consacrée au
cinéma, dont Jean-Louis Bory était un habitué.
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord à la
question suivante : (4 points)
Précisez la visée de l'auteur de chacune
de ces lettres. Vous justifierez votre réponse en relevant quelques procédés
caractéristiques.
Il. Vous traiterez ensuite un de ces
trois sujets :
(16 points)
- Commentaire :
Vous commenterez la lettre de Victor Hugo à Juliette Drouet (texte
C).
- Dissertation :
Quel intérêt peut-on trouver, quel plaisir peut-on prendre à lire une
correspondance privée, devenue publique ?
Vous répondrez à cette question en prenant appui sur les textes du corpus et
sur votre expérience personnelle.
- Invention :
A un(e) ami(e) qui refuse de lire des correspondances publiées, devenues
objets littéraires, vous écrivez pour dire quel plaisir vous prenez à lire des
correspondances. Vous rédigerez cette lettre en vous appuyant sur les textes
du corpus, et à la lumière de vos lectures.
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CENTRES ÉTRANGERS
SÉRIES TECHNOLOGIQUES
Objet d'étude :
Le biographique.
Textes :
Texte A - Georges Perec,
W ou le souvenir d'enfance, 1975.
Texte B - Patrick Modiano, Livret de famille, 1977.
Texte C -
Annie Ernaux, Une femme, 1987.
Texte A - Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance,
1975.
Deux photos.
La première a été faite par Photofeder, 47, boulevard de Belleville,
Paris, 11e. Je pense qu'elle date de 1938. Elle nous montre, ma mère et moi,
en gros plan. La mère et l'enfant donnent l'image d'un bonheur que les ombres
du photographe exaltent. Je suis dans les bras de ma mère. Nos tempes se
touchent. Ma mère a des cheveux sombres gonflés par-devant et retombant en
boucles sur sa nuque. Elle porte un corsage imprimé à motifs floraux,
peut-être fermé par un clip. Ses yeux sont plus sombres que les miens et d'une
forme légèrement plus allongée. Ses sourcils sont très fins et bien dessinés.
Le visage est ovale, les joues bien marquées. Ma mère sourit en découvrant ses
dents, sourire un peu niais qui ne lui est pas habituel, mais qui répond sans
doute à la demande du photographe.
J'ai des cheveux blonds avec un très joli cran sur le front (de tous les
souvenirs qui me manquent, celui-là est peut-être celui que j'aimerais le plus
fortement avoir: ma mère me coiffant, me faisant cette ondulation savante). Je
porte une veste (ou une brassière, ou un manteau) de couleur claire, fermée
jusqu'au cou, avec un petit col surpiqué. J'ai de grandes oreilles, des joues
rebondies, un petit menton, un sourire et un regard de biais déjà très
reconnaissables.
La deuxième photo porte au dos trois mentions : la première, à moitié
découpée (car j'ai un jour, stupidement, émargé totalement la plupart de ces
photographies), est de la main d'Esther et peut se lire : Vincennes, 1939; la
seconde, de ma main, au crayon bille bleu, indique : 1939; la troisième, au
crayon noir, écriture inconnue, peut vouloir dire "22" (le plus vraisemblable
étant qu'il s'agit d'une inscription du photographe qui la développa). C'est
l'automne. Ma mère est assise, ou plus précisément appuyée à une sorte de
cadre métallique dont on aperçoit derrière elle les deux montants horizontaux
et qui semble être dans le prolongement d'une clôture en pieux de bois et fils
de fer comme on en rencontre fréquemment dans les jardins parisiens. Je me
tiens debout près d'elle, à sa gauche - à droite sur la photo -, et sa main
gauche gantée de noir s'appuie sur mon épaule gauche. A l'extrême droite, il y
a quelque chose qui est peut-être le manteau de celui qui est en train de
prendre la photo (mon père ?).
Ma mère a un grand chapeau de feutre entouré d'un galon, et qui lui
couvre les yeux. Une perle est passée dans le lobe de son oreille. Elle
sourit gentiment en penchant très légèrement la tête vers la gauche. La photo
n'ayant pas été retouchée, comme c'est très certainement le cas pour la
précédente, on voit qu'elle a un gros grain de beauté près de la narine gauche
(à droite sur la photo). Elle porte un manteau à grands revers, en drap
sombre, ouvert sur un corsage sans doute en rayonne, à col rond, fermé par
sept gros boutons blancs, le septième étant à peine visible, une jupe grise à
très fines rayures qui descend jusqu'à mi-mollets, des bas peut-être également
gris et d'assez curieuses chaussures à trépointe1, semelle épaisse de crêpe,
haute empeigne2 et gros lacets de cuir terminés par des sortes de glands.
J'ai un béret, un manteau sombre à col raglan fermé par deux gros boutons
de cuir et qui me descend à mi-cuisses, les genoux nus, des chaussettes de
laine sombre roulées sur mes chevilles et des petites bottines, peut-être
cirées, à un seul bouton.
Mes mains sont potelées et mes joues rebondies. J'ai
de grandes oreilles, un petit sourire triste et la tête légèrement penchée
vers la gauche.
A l'arrière-plan, il y a des arbres qui ont déjà perdu pas mal de feuilles
et une petite fille qui porte un manteau clair avec un tout petit col de fourrure.
1. trépointe : bande de cuir souple servant de support ou de
renfort.
2. empeigne : partie avant de la tige d'une chaussure du cou-de-pied à la
pointe.
Texte B - Patrick Modiano, Livret de famille, 1977.
J'ai conservé une photo au format si petit que je la
scrute à la loupe pour en discerner les détails. Ils sont assis l'un à côté de
l'autre, sur le divan du salon, ma mère un livre à la main droite, la main
gauche appuyée sur l'épaule de mon père qui se penche et caresse un grand
chien noir dont je ne saurais dire la race.
Ma mère porte un curieux corsage à rayures et à manches longues, ses
cheveux blonds lui tombent sur les épaules. Mon père est vêtu d'un costume
clair. Avec ses cheveux bruns et sa moustache fine, il ressemble ici à
l'aviateur américain Howard Hughes. Qui a bien pu prendre cette photo, un soir
de l'Occupation ? Sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et
contradictoires qu'elle provoquait, je ne serais jamais né. Soirs où ma mère,
dans la chambre du cinquième, lisait ou regardait par la fenêtre. En bas, la
porte d'entrée faisait un bruit métallique en se refermant. C'était mon père
qui revenait de ses mystérieux périples. Ils dînaient tous les deux, dans la
salle à manger d'été du quatrième. Ensuite, ils passaient au salon, qui
servait de bureau à mon père. Là, il fallait tirer les rideaux, à cause de la
Défense passive. Ils écoutaient la radio, sans doute, et ma mère tapait à la
machine, maladroitement, les sous-titres qu'elle devait remettre chaque
semaine à la Continental. Mon père lisait Corps et Âmes ou les
Mémoires de Bülow. Ils parlaient, ils faisaient des projets. Ils avaient
souvent des fous rires.
Un soir, ils étaient allés au théâtre des Mathurins voir un drame
intitulé Solness le Constructeur et ils s'enfuirent de la salle en pouffant.
Ils ne maîtrisaient plus leur fou rire. Ils continuaient à rire aux éclats sur
le trottoir, tout près de la rue Greffulhe où se tenaient les policiers qui
voulaient la mort de mon père. Quelquefois, quand ils avaient tiré les rideaux
du salon et que le silence était si profond qu'on entendait le passage d'un
fiacre ou le bruissement des arbres du quai, mon père ressentait une vague
inquiétude, j'imagine. La peur le gagnait, comme en cette fin d'après-midi de
l'été 43. Une pluie d'orage tombait et il était sous les arcades de la rue de
Rivoli. Les gens attendaient en groupes compacts que la pluie s'arrêtât. Et
les arcades étaient de plus en plus obscures. Climat d'expectative1, de gestes
en suspens, qui précède les rafles. Il n'osait pas parler de sa peur. Lui et
ma mère étaient deux déracinés, sans la moindre attache d'aucune sorte, deux
papillons dans cette nuit du Paris de l'Occupation où l'on passait si
facilement de l'ombre à une lumière trop crue et de la lumière à l'ombre.
1. expectative : climat d'attente incertaine.
Texte C - Annie Ernaux, Une femme, 1987.
Ils se sont mariés en 1928.
Sur la photo de mariage, elle a un visage régulier de madone, pâle, avec
deux mèches en accroche-coeur, sous un voile qui enserre la tête et descend
jusqu'aux yeux. Forte des seins et des hanches, de jolies jambes (la robe ne
couvre pas les genoux). Pas de sourire, une expression tranquille, quelque
chose d'amusé, de curieux dans le regard. Lui, petite moustache et nœud
papillon, paraît beaucoup plus vieux. Il fronce les sourcils, l'air anxieux,
dans la crainte peut-être que la photo ne soit mal prise. Il la tient par la
taille et elle lui a posé la main sur l'épaule. Ils sont dans un chemin, au
bord d'une cour avec de l'herbe haute. Derrière eux, les feuillages de deux
pommiers qui se rejoignent leur font un dôme. Au fond, la façade d'une maison
basse. C'est une scène que j'arrive à sentir, la terre sèche du chemin, les
cailloux affleurant, l'odeur de la campagne au début de l'été. Mais ce n'est
pas ma mère. J'ai beau fixer la photo longtemps, jusqu'à l'hallucinante
impression de croire que les visages bougent, je ne vois qu'une femme lisse,
un peu empruntée dans un costume de film des années vingt. Seules, sa main
large serrant les gants, une façon de porter haut la tête, me disent que c'est
elle.
ÉCRITURE
I. Vous répondrez d'abord aux deux
questions suivantes (6 points) :
1. Étudiez et comparez les rôles de la
photo dans chacun de ces textes.
2. Étudiez les valeurs que prend le présent dans ces trois textes. Vous
éviterez de traiter les textes séparément.
Il. Vous traiterez ensuite un de ces
trois sujets :
(14 points)
- Commentaire :
Vous commenterez le texte de Perec de : « La deuxième photo... » à
« ... col de fourrure.» ().
Vous étudierez comment est organisée la description de ce qui est observé.
Vous analyserez le rôle de la subjectivité dans cette description.
- Dissertation :
Annie Ernaux écrit: « C'est une scène que j'arrive à sentir, la terre
sèche du chemin, les cailloux affleurant, l'odeur de la campagne au début de
l'été. Mais ce n'est pas ma mère.»
En vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées
en classe et sur vos lectures personnelles, vous direz si, pour vous, la photo
constitue un repère fiable pour celui qui entreprend une autobiographie et si
d'autres éléments peuvent l'aider dans une telle entreprise. Vous pourrez
élargir votre réflexion au rôle, au fonctionnement et aux limites de la
mémoire dans l'écriture autobiographique.
- Invention :
En respectant les indices fournis par le texte de Perec, imaginez un début
à cette autobiographie.
Vous veillerez à ce que le pronom « je » représente tantôt le petit garçon,
tantôt l'auteur-narrateur qui porte un regard d'adulte sur l'enfant qu'il
était à la veille de la deuxième guerre mondiale.
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