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       Aie le courage de te servir de ton propre
   entendement. Voilà la devise des Lumières.

      Emmanuel Kant

 

Chronologie (placez votre curseur sur les événements).

Régence de Philippe d'Orléans Règne de Louis XV Voltaire à Berlin Bataille encyclopédique Guerre de Sept ans Règne de Louis XVI Indépendance des États-Unis Prise de la Bastille Première République Chute de Robespierre Coup d'état du 18 Brumaire
1715 1723 1750 1751 1756 1774 1776 1789 1792 1794 1799

 

 e mot "Lumières" désigne métaphoriquement le mouvement intellectuel qui caractérise le dix-huitième siècle européen : illuminismo en italien, ilustración en espagnol, Aufklärung en allemand évoquent semblablement le passage de la nuit au jour, de l'obscurantisme à la connaissance rationnelle, qui marque cette époque décidée à secouer tous les jougs qui pesaient jusque-là sur les peuples. En France, le mot "mouvement" semble plus approprié qu'ailleurs puisque, fédérés par l'Encyclopédie, les philosophes ont conjugué leurs efforts pour proposer une refonte générale de l'entendement au nom d'un attachement commun aux valeurs de la bourgeoisie montante — mérite, travail, libre entreprise — encouragées par le modèle idéal du despote éclairé. Venus d'horizons différents, ils peuvent varier sur certains aspects de la vie sociale (on consultera sur d'autres pages la querelle Voltaire-Rousseau), mais leur accord résonne dans le cri de guerre entendu par Condorcet : raison, tolérance, humanité.
  C'est au nom de cette dernière en effet que se déploie toujours le zèle des encyclopédistes, et nos quatre textes veulent en donner l'illustration : tant sur le plan de la connaissance que sur celui de la vie morale, les philosophes sont animés par leur considération pour le genre humain et par leur foi dans sa marche vers le progrès.

 

 

1. « Il fallait un siècle philosophe. »

  Née en 1748 du projet de Diderot de traduire la Cyclopædia de l'anglais Ephraïm Chambers (1728) pour l'éditeur Le Breton, l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers a l'ambition de faire l'inventaire des acquisitions de l'esprit humain et de favoriser la diffusion de la philosophie des Lumières. Voltaire résume ainsi son histoire : "Le siècle passé a mis celui où nous sommes en état de rassembler en un corps, et de transmettre à la postérité le dépôt de toutes les sciences et de tous les arts, tous poussés aussi loin que l'industrie humaine a pu aller; et c'est à quoi a travaillé une société de savants remplis d'esprit et de lumières. Cet ouvrage immense et immortel semble accuser la brièveté de la vie des hommes. Il a été commencé par MM. Diderot et d'Alembert, traversé et persécuté par l'envie et l'ignorance, ce qui est le destin de toutes les grandes entreprises" (Le siècle de Louis XIV). L'ouvrage est certes un dictionnaire, mais offre surtout une critique raisonnée des savoirs, dont chaque article, par le système des renvois, souligne l'unité. Il leur adjoint aussi pour la première fois les arts mécaniques, que onze volumes de planches permettent de découvrir. L'Encyclopédie est ainsi le meilleur témoignage sur l'esprit des Lumières, où se conjuguent l'appétit de savoir, la liberté de pensée et la nécessité de douter.

Denis Diderot (1713-1784)
Article "Encyclopédie" (Encyclopédie, 1751)

  [Chargé avec d'Alembert de l'édition de l'Encyclopédie, Diderot s'y employa avec une énergie considérable, à laquelle on ne manqua pas d'opposer censures et emprisonnements. Touche-à-tout de génie, il a donné à l'ouvrage ses caractères originaux et su définir son but, à la fois didactique et humaniste : répandre le savoir pour engendrer la liberté et le bonheur.]

  Encyclopédie. Ce mot signifie enchaînement de connaissances; il est composé de la préposition grecque en, et des substantifs kuklos, cercle, et paideia, connaissance.
  En effet, le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la terre; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous, afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. [...]
  C'est à l'exécution de ce projet étendu, non seulement aux différents objets de nos académies, mais à toutes les branches de la connaissance humaine, qu'une Encyclopédie doit suppléer; ouvrage qui ne s'exécutera que par une société de gens de lettres et d'artistes, épars, occupés chacun de sa partie, et liés seulement par l'intérêt général du genre humain, et par un sentiment de bienveillance réciproque. [...]
  J'ai dit qu'il n'appartenait qu'à un siècle philosophe de tenter une Encyclopédie; et je l'ai dit, parce que cet ouvrage demande partout plus de hardiesse dans l'esprit, qu'on n'en a communément dans les siècles pusillanimes du goût. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement; oser voir [...] que ceux qui sont venus après les premiers inventeurs n'ont été, pour la plupart, que leurs esclaves; que les productions qu'on devait regarder comme le premier degré, prises aveuglément pour le dernier terme, au lieu d'avancer un art à sa perfection, n'ont servi qu'à le retarder, en réduisant les autres hommes à la condition servile d'imitateurs. [...] Il faut fouler aux pieds toutes ces vieilles puérilités; renverser les barrières que la raison n'aura point posées; rendre aux sciences et aux arts une liberté qui leur est si précieuse. [...]
  Je sais que ce sentiment n'est pas celui de tout le monde; il y a des têtes étroites, des âmes mal nées, indifférentes sur le sort du genre humain, et tellement concentrées dans leur petite société qu'elles ne voient rien au-delà de son intérêt. [...] A quoi bon divulguer les connaissances de la nation, ses transactions secrètes, ses inventions, son industrie, ses ressources, ses mystères, sa lumière, ses arts et toute sa sagesse ! Ne sont-ce pas là les choses auxquelles elle doit une partie de sa supériorité sur les nations rivales et circonvoisines ? Voilà ce qu'ils disent; et voici ce qu'ils pourraient encore ajouter. Ne serait-il pas à souhaiter qu'au lieu d'éclairer l'étranger, nous pussions répandre sur lui des ténèbres, et plonger dans la barbarie le reste de la terre, afin de le dominer plus sûrement ? Ils ne font pas attention qu'ils n'occupent qu'un point sur ce globe, et qu'ils n'y dureront qu'un moment; que c'est à ce point et à cet instant qu'ils sacrifient le bonheur des siècles à venir et de l'espèce entière.

Questions :

  • Comment ce texte manifeste-t-il ces trois caractères des Lumières que sont l'amour du genre humain, la confiance dans ses progrès grâce au savoir et l'exercice critique de la raison ? Retrouvez ces notions dans Le Philosophe de Dumarsais (1730).
  • Recensez les procédés qui donnent au texte sa force de conviction. Identifiez-en notamment les différents registres.
  • Jean-Paul Sartre a souligné l'engagement du philosophe au XVIIIème siècle : "Un ouvrage de l'esprit était alors un acte doublement [...] puisqu'il produisait des idées qui devaient être à l'origine de bouleversements sociaux et puisqu'il mettait en danger son auteur. Et cet acte, quel que soit le livre considéré, se définit toujours de la même manière : il est libérateur. Au temps des encyclopédistes, il s'agit de contribuer par sa plume à la libération de l'homme tout court." (Qu'est-ce que la littérature ?). A travers un échange épistolaire entre Voltaire et Diderot, vous pourrez avoir une idée de cet engagement et de la solidarité qui scelle la classe des philosophes.

 

2. « Joindre à la noblesse de l'âme les lumières de l'esprit. »

   Les codes de bienséance et de sociabilité établis au siècle précédent se sont aisément inscrits dans le nouveau décor de la vie intellectuelle  au XVIIIème siècle : si les salons, les clubs et les cafés ont remplacé la Cour, on exige toujours en effet de l'honnête homme les mêmes vertus. "L'homme n'est point un monstre qui ne doive  vivre que dans les abîmes de la mer ou au fond d'une forêt, écrit Dumarsais; les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire; et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu'il étudie et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables." (Article Philosophe). On notera que c'est en effet la raison qui, ici encore, est garante de la probité : pour l'homme privé comme pour le monarque, que les philosophes ont tous rêvé sous la forme du "despote éclairé", l'amour du genre humain est une véritable mystique.

Claude-Adrien Helvétius (1715-1771)
De l'esprit  (1758)
 

 [Fermier général, Helvétius consacra toute sa fortune au soutien de la philosophie des Lumières. Collaborateur de l'Encyclopédie, il y apporta son matérialisme, qui fait de l'homme le produit de l'éducation, et son ardent désir d'une refonte de la législation. Son ouvrage essentiel, De l'esprit, fut condamné à être brûlé, et Helvétius dut se rétracter publiquement.

 La vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner longtemps dans les cours. Comment habiterait-elle un pays où la plupart de ceux qu'on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d'usage du monde ? L'on aperçoit difficilement le crime où se trouve l'utilité. Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses et par conséquent plus criminelles aux yeux d'un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu détourner un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu'un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n'est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s'élever jusqu'au trône. Mais l'intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulières de la cour. Ce n'est, peut-être, qu'en vivant loin de ces sociétés qu'on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure, sans avoir habituellement présent à l'esprit le principe de l'utilité publique, sans avoir une connaissance profonde des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n' est jamais le partage de la stupidité; une probité sans lumières n'est, tout au plus, qu'une probité d'intention, pour laquelle le public n'a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1 parce qu'il n'est point juge des intentions; 2 parce qu'il ne prend, dans ses jugements, conseil que de son intérêt. S'il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n' est pas seulement à l'innocence de ses intentions qu'il fait grâce, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s'est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne, dans le premier cas, que pour ne point ajouter à la perte d'un citoyen celle d'un autre citoyen; il ne punit, dans le second, que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l'exposerait une pareille invigilance. Il faut donc, pour être honnête, joindre à la noblesse de l'âme les lumières de l'esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature, se conduit toujours sur la boussole de l'utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses lois; c'est enfin à ce principe qu'il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu'au sentiment même de l'humanité.
  L'humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu'un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d'une voix impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l'égorge sans remords : ce vaisseau est l'emblème de chaque nation; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public.

Discours II, chapitre VI, Des moyens de s'assurer de la vertu.

Questions :

  • Relevez dans ce texte les allusions polémiques et les précautions prises par l'auteur.
  • Le salut public : en quoi la fin de ce texte annonce-t-elle le sacrifice des sentiments privés au nom de l'utilité publique, qu'on observera notamment dans le règne de vertu et de terreur établi par un Robespierre ? Prenez connaissance du texte de Michel Onfray évoquant la tentative de juridiction de l'amitié initiée par Saint-Just. Vous pourrez l'utiliser pour discuter cette affirmation d'Helvétius : "tout devient légitime et même vertueux pour le salut public."

 

 

3. « Les titres légitimes de la souveraineté. »

  "Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres", écrit Diderot (Article Autorité politique, Encyclopédie). Si l'esprit des Lumières souffle en faveur de la démocratie, c'est au nom de cette recherche de la légitimité du pouvoir, que les philosophes ont trouvée dans le concours que l'on peut apporter au bien public.  A vrai dire, de sérieuses nuances les divisent sur ce point, et l'on chercherait vainement chez la plupart la volonté de confier ce pouvoir au peuple. C'est bel et bien pour elle-même que la bourgeoisie philosophique convoite ce droit de commander, qu'elle souhaite réserver en toute équité à ceux que distingue le mérite. Il suffit néanmoins que ce dernier se définisse par la conscience de l'intérêt général pour qu'il constitue l'arme la plus offensive contre les privilèges et l'absolutisme.

d'Holbach (1723-1789)
La morale universelle ou Les devoirs de l'homme fondés sur sa nature (1776)

 [Collaborateur important de l'Encyclopédie, où il signe notamment le fulminant article "Prêtres", Paul-Henri Thiry, baron d'Holbach, est un des premiers représentants du matérialisme du XVIII° siècle : "Des âmes physique et des besoins physiques demandent un bonheur physique et des objets réels et préférables aux chimères dont depuis tant de siècles on repaît nos esprits", écrit-il dans son Système de la nature. La morale lui paraît à ce titre devoir résulter d'un pacte social bâti sur la sublimation de l'état de nature et sur la vigilance de la raison.]

   Dépendre de quelqu'un, c'est avoir besoin de lui pour se conserver et se rendre heureux. Le besoin est le principe et le motif de la vie sociale; nous dépendons de ceux qui nous procurent des biens que nous serions incapables d'obtenir par nous-mêmes. L'autorité des parents et la dépendance des enfants, ont pour principe le besoin continuel qu'ont ces derniers de l'expérience, des conseils, des secours, des bienfaits, de la protection de leurs parents pour obtenir des avantages qu'ils sont incapables de se procurer. C'est sur les mêmes motifs que se fonde l'autorité de la société et de ses lois, qui, pour le bien de tous, doivent commander à tous. La diversité et l'inégalité que la nature a mises entre les hommes, donne une supériorité naturelle à ceux qui surpassent les autres par les forces du corps, par les talents de l'esprit, par une grande expérience, par une raison plus éclairée, par des vertus et des qualités utiles à la société. Il est juste que celui qui se trouve capable de faire jouir les autres de grands biens, soit préféré à celui qui ne leur est bon à rien. La nature ne soumet les hommes à d'autres hommes que par les besoins qu'elle leur donne et qu'ils ne peuvent satisfaire sans leurs secours. Toute supériorité, pour être juste, doit être fondée sur les avantages réels dont on fait jouir les autres hommes. Voilà les titres légitimes de la souveraineté, de la grandeur, des richesses, de la noblesse, de toute espèce de puissance : voilà la source raisonnable des distinctions et des rangs divers qui s'établissent dans une société. L'obéissance et la subordination consistent à soumettre ses actions à la volonté de ceux que l'on juge capables de procurer les biens que l'on désire, ou d'en priver. L'espérance de quelque bien ou la crainte de quelque mal sont les motifs de l'obéissance du sujet envers son prince, du respect du citoyen pour ses magistrats, de la déférence du peuple pour les grands, de la dépendance où les pauvres sont des riches et des puissants, etc. Mais si la justice approuve la préférence ou la supériorité que les hommes accordent à ceux qui sont les plus utiles à leur bien-être, la justice cesse d'approuver cette préférence aussitôt que ces hommes supérieurs abusent de leur autorité pour nuire. La justice se nomme équité, parce que, nonobstant l'inégalité naturelle des hommes, elle veut qu'on respecte également les droits de tous, et défend aux plus forts de se prévaloir de leurs forces contre les plus faibles.
  On voit, d'après ces principes, que la société, ou ceux qu'elle a choisis pour annoncer ses lois, exercent une autorité qui doit être reconnue par tous ceux qui jouissent des avantages de la société. Si les lois sont justes, c'est-à-dire conformes à l'utilité générale et au bien des êtres associés, elles les obligent tous également, et punissent très justement ceux qui les violent. Punir quelqu'un c'est lui causer du mal, c'est le priver des avantages dont il jouissait, et dont il aurait continué de jouir, s'il eût suivi les règles de la justice indiquées par la prudence de la société. Destinée à conserver les droits des hommes et à les garantir de leurs passions mutuelles, la loi doit punir ceux qui se montrent rebelles aux volontés générales. Elle peut priver du bien-être et réprimer ceux qui troublent la félicité publique, afin de contenir par la crainte ceux que leurs passions empêchent d'entendre la voix publique et qui refusent de remplir les engagements du pacte social.
Section 2, chapitre 5, De l'autorité.

Questions :

  • En quoi d'Holbach légitime-t-il ici l'inégalité naturelle entre les hommes et la sanction sociale ? Pourquoi néanmoins celles-ci restent-elles inséparables de la justice ?
  • Repérez les allusions polémiques à l'adresse de la monarchie absolue. Comment, à l'aide de ce texte, peut-on définir  la notion de "despote éclairé" ?

 

4. « La nature n'a mis aucun terme à nos espérances. »

  L'amour du genre humain, qui marque les Lumières, ne peut manquer de s'accompagner de la plus grande confiance dans son génie et dans ses progrès. Les contacts de plus en plus étroits avec d'autres civilisations ont pu susciter, il est vrai, quelques doutes quant au bien-fondé des valeurs occidentales et à leur supériorité. Mais si le mythe du bon sauvage a séduit certains d'entre eux (on pense à Rousseau et au Diderot du Supplément au voyage de Bougainville), la plupart des philosophes du siècle sont animés par la conviction qu'un "amour de l'ordre anime en secret le genre humain" (Voltaire, Essai sur les mœurs) et que l'effort vers la civilisation est inscrit dans la nature. Leur matérialisme et leur scientisme les incitent d'ailleurs à apercevoir dans les phénomènes naturels ce même ordre dont l'homme ne saurait s'excepter.

 Condorcet   (1743-1794)
Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (
1793-1794)

[Philosophe et mathématicien, Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, fut l'homme des grands combats du siècle : esclavage, droits des femmes, réformes nécessaires à la société française... Décrété d'accusation en 1793, il travailla dans la clandestinité à cette Esquisse et, finalement arrêté, mourut dans sa prison.]

  Si l'homme peut prédire, avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois; si, lors même qu'elles lui sont inconnues, il peut, d'après l'expérience du passé, prévoir, avec une grande probabilité, les événements de l'avenir; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique, celle de tracer, avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de l'espèce humaine, d'après les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles, est cette idée que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l'univers, sont nécessaires et constantes; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l'homme, que pour les autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées d'après l'expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi interdirait-on au philosophe d'appuyer ses conjectures sur cette même base, pourvu qu'il ne leur attribue pas une certitude supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l'exactitude des observations ?
  Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations; les progrès de l'égalité dans un même peuple; enfin, le perfectionnement réel de l'homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les français et les anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir ?
  Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
  Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu'à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d'eux; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l'art social ? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et de l'industrie, sans entraîner, ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins; où enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ?
  Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme ?
  En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances.
Dixième époque, Des progrès futurs de l'esprit humain.

Questions :

  • Constitué pour l'essentiel d'interrogations, ce texte affirme néanmoins une thèse. Reformulez-la nettement et précisez ses trois arguments essentiels.
  • Avec le recul qui est le nôtre, comment peut-on nuancer la conviction de Condorcet à propos de l'accession de tous les peuples à la civilisation ? La confiance qu'il manifeste dans leur égalité future n'a-t-elle pas aussi validé les entreprises colonialistes et permis une abolition regrettable des différences ?

 

5. Une image :

Jean Huber, Un dîner de philosophes, 1772 ou 1773, Voltaire Foundation, Oxford.

 Le peintre Jean Huber (1721-1786) devint l'un des familiers de Voltaire et, sous la forme de croquis, de tableaux ou de découpures, laissa des témoignages essentiels sur la vie quotidienne du patriarche de Ferney. Le tableau ci-dessus donne une assez bonne idée de la « cour » que Voltaire entretint dans son château, lui que l'interdit de séjour à Versailles, promulgué par Louis XV, transforma en « aubergiste de l'Europe », à deux pas de la Suisse. Au centre, entouré de Huber et de Saint-Lambert, levant la main comme pour imposer le silence, Voltaire semble vouloir laisser la parole à Diderot (à droite), cependant que Condorcet (à gauche) continue son aparté avec le père Adam, lui aussi familier de Voltaire et bien le seul ecclésiastique qu'il tolérât ! On reconnaît encore La Harpe, Marmontel et Grimm. Ces conversations brillantes, bien à l'écart des princes, sont une des caractéristiques essentielles de ce siècle où les idées font leur chemin à partir des salons et des cafés.