César
Chesneau Dumarsais
(1676 - 1756)
Le
Philosophe (1730)
Nouvelles
libertés de penser, Amsterdam, 1743.
orthographe
non modernisée. |
|
[Ce
texte, déjà célèbre au XVIIIème siècle, a été
partiellement repris et remanié (par Voltaire ?) dans
l'article "Philosophe" de L'Encyclopédie. On en lira
l'histoire sur le site de l'ARTFL
Encyclopedie Project.]
Il n'y a
rien qui coûte moins à acquérir aujourd'hui que le nom de
philosophe; une vie obscure et retirée, quelques dehors de
sagesse avec un peu de lecture suffisent pour attirer ce nom
à des personnes qui s'en honorent sans le mériter.
D'autres, qui ont eu la force de se défaire des
préjugés de l'éducation en matière de religion, se regardent
comme les seuls véritables philosophes. Quelques lumières
naturelles de raison et quelques observations sur l'esprit
et le cœur humain leur ont fait voir que nul être suprême
n'exige de culte des hommes, que la multiplicité des
religions, leurs contrariétés, et les différens changemens
qui arrivent en chacune sont une preuve sensible qu'il n'y
en a jamais eu de révélée, et que la religion n'est qu'un
passion humaine comme l'amour, fille de l'admiration, de la
crainte et de l'espérance; mais ils en sont demeurés à cette
seule spéculation, et c'en est assez aujourd'hui pour être
reconnu philosophe par un grand nombre de personnes.
Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus
juste du philosophe, et voici le caractère que nous lui
donnons.
Le philosophe est une machine humaine comme un
autre homme; mais c'est une machine qui, par sa construction
mécanique, réfléchit sur ses mouvemens. Les autres hommes
sont déterminés à agir sans sentir ni connoître les causes
qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait.
Le philosophe, au contraire, démêle les causes
autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient et se
livre à elles avec connoissance: c'est une horloge qui se
monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi, il
évite les objets qui peuvent lui causer des sentimens qui ne
conviennent ni au bien-être ni à l'être raisonnable, et
cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections
convenables à l'état où il se trouve.
La raison est à l'égard du philosophe ce que la
grâce est à l'égard du Chrétien dans le système de Saint
Augustin. La grâce détermine le Chrétien à agir
volontairement; la raison détermine le philosophe sans lui
ôter le goût du volontaire.
Les autres hommes sont emportés par leurs
passions sans que les actions qu'ils font soient précédées
de la réflexion; ce sont des hommes qui marchent dans les
ténèbres; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes
n'agit qu'après la réflexion: il marche la nuit, mais il est
précédé d'un flambeau.
Le philosophe forme ses principes sur une
infinité d'observations particulières; le peuple adopte le
principe sans penser aux observations qui l'ont produit: il
croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même.
Mais le philosophe prend la maxime dès sa source; il en
examine l'origine, il en connoît la propre valeur, et n'en
fait que l'usage qui lui convient.
De cette connoissance que les principes ne
naissent que des observations particulières, le philosophe
en conçoit de l'estime pour la science des faits; il aime à
s'instruire des détails et de tout ce qui ne se devine
point. Ainsi, il regarde comme une maxime très opposée au
progrès des lumières de l'esprit, que de se borner à la
seule méditation, et de croire que l'homme ne tire la vérité
que de son propre fonds. Certains métaphysiciens disent:
évitez les impressions des sens! Laissez aux historiens la
connoissance des faits, et celle des langues aux
grammairiens! Nos philosophes, au contraire, persuadés que
toutes nos connoissances nous viennent des sens, que nous ne
nous sommes faits des règles que sur l'uniformité des
impressions sensibles, que nous sommes au but de nos
lumières quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez
forts pour nous en fournir; convaincus que la source de nos
connoissances est entièrement hors de nous, il nous
exhortent à faire une ample provision d'idées, en nous
livrant aux impressions extérieures des objets. Mais en nous
livrant en disciple qui consulte, et qui écoute, et non en
maître qui décide et qui impose silence. Ils veulent que
nous étudiions l'impression précise que chaque objet fait en
nous, et que nous évitions de la confondre avec celle qu'un
autre objet a causée.
De là la certitude et les bornes des
connoissances humaines. Certitude: quand on sent que l'on a
reçu de dehors l'impression propre et précise que chaque
jugement suppose; car tout jugement suppose une impression
extérieure qui lui est particulière. Bornes: quand on ne
sauroit recevoir des impressions ou par la nature de l'objet
ou par la foiblesse de nos organes. Augmentez, s'il est
possible, la puissance des organes, vous augmenterez les
connoissances. Ce n'est que depuis la découverte du
télescope et du microscope qu'on a fait tant de progrès dans
l'astronomie et dans la physique.
C'est aussi pour augmenter le nombre de nos
connoissances et de nos idées que nos philosophes étudient
les hommes d'autrefois et les hommes d'aujourd'hui.
Répandez-vous comme des abeilles, nous
disent-ils, dans le monde passé et dans le monde présent,
vous reviendrez ensuite dans votre ruche composer votre
miel.
Le philosophe s'applique à la connoissance de
l'univers et de lui-même. Mais comme l'œil ne sauroit se
voir, le philosophe connoît qu'il ne sauroit se connoître
parfaitement, puisqu'il ne sauroit recevoir des impressions
extérieures du dedans de lui-même, et que nous ne
connoissons rien que par de semblables impressions. Cette
pensée n'a rien d'affligeant pour lui, parce qu'il se prend
lui-même tel qu'il est, et non pas tel qu'il semble à
l'imagination qu'il pourroit être. D'ailleurs, cette
ignorance n'est pas en lui une raison de décider qu'il est
composé de deux substances opposées; ainsi comme il ne se
connoît pas parfaitement, il dit qu'il ne connoît pas
comment il pense. Mais comme il sent qu'il pense si
dépendamment de tout lui-même, il reconnoît que sa substance
est capable de penser de la même manière qu'elle est capable
d'entendre et de voir. La pensée est en l'homme un sens
comme la vue et l'ouïe, dépendant également d'une
constitution organique. L'air seul est capable de sons, le
feu seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls peuvent
voir, les seules oreilles peuvent entendre, et la seule
substance du cerveau est susceptible de pensées.
Que si les hommes ont tant de peines à unir
l'idée de la pensée avec l'idée de l'étendue, c'est qu'ils
n'ont jamais vu d'étendue penser. Ils sont à cet égard ce
qu'un aveugle-né est à l'égard des couleurs, un sourd de
naissance à l'égard des sons; ceux-ci ne sauroient unir ces
idées avec l'étendue qu'ils tâtent, parce qu'ils n'ont
jamais vu cette union.
La vérité n'est pas pour le philosophe une
maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie
trouver partout. Il se contente de la pouvoir démêler où il
peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la
vraisemblance; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux
ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, pour
vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus,
et c'est ici une grande perfection du philosophe: c'est que,
lorsqu'il n'a point le motif propre pour juger, il sait
demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme on a déjà
remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l'exciter; le
philosophe sent quel doit être le motif propre du jugement
qu'il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il
attend et se console quand il voit qu'il l'attendroit
inutilement.
Le monde est plein de personnes d'esprit et de
beaucoup d'esprit, qui jugent toujours. Toujours ils
devinent, car c'est deviner que de juger sans sentir quand
on a le motif propre du jugement. Ils ignorent la portée de
l'esprit humain; ils croyent qu'il peut tout connoître.
Ainsi ils trouvent de la honte à ne point prononcer de
jugement, et s'imaginent que l'esprit consiste à juger. Le
philosophe croit qu'il consiste à bien juger; il est plus
content de lui-même quand il a suspendu la faculté de se
déterminer, que s'il étoit déterminé avant que d'avoir senti
le motif propre de la décision. Ainsi il juge et parle
moins, mais il juge plus sûrement et il parle mieux. Il
n'évite point les traits vifs qui se présentent
naturellement à l'esprit par un prompt assemblage d'idées
qu'on est souvent étonné de voir unies. C'est dans cette
prompte liaison que consiste ce que communément on appelle
esprit. Mais aussi c'est ce qu'il recherche le moins, et il
préfère à ce brillant le soin de bien distinguer ses idées,
d'en connoître la juste étendue et la liaison précise, et
d'éviter de prendre le change en portant trop loin quelque
rapport particulier que les idées ont entre elles. C'est
dans ce discernement que consiste ce qu'on appelle jugement
et justesse d'esprit.
A cette justesse se joignent encore la
souplesse et la netteté. Le philosophe n'est pas tellement
attaché à un système qu'il ne sente toute la force des
objections. La plupart des hommes sont si fort livrés à
leurs opinions qu'ils ne prennent pas seulement la peine de
pénétrer celles des autres.
Le philosophe comprens le sentiment qu'il
rejette avec la même étendue et la même netteté qu'il entend
celui qu'il adopte.
L'esprit philosophique est donc un esprit
d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses
véritables principes. Mais ce n'est pas l'esprit seul que le
philosophe cultive; il porte plus loin son attention et ses
soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive
vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une
forêt. Les seules nécessités de la vie lui rendent le
commerce des autres nécessaire, et dans quelque état où il
puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à
vivre en société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il
connoisse, qu'il étudie et qu'il travaille à acquérir les
qualités sociables. Il est étonnant que les hommes
s'attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu'ils
s'échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les
désordres que tant de différentes hérésies ont causés! Elles
ont toujours roulé sur des points de théorie: tantôt il
s'est agi du nombre des personnes de la Trinité et de leur
émanation; tantôt du nombre des sacremens et de leur vertu;
tantôt de la nature et de la force de la grâce. Que de
guerres, que de troubles, pour des chimères !
Le peuple philosophe est sujet aux mêmes
visions: que de disputes frivoles dans les écoles, que de
livres sur des vaines questions! Un mot les décideroit, on
feroit voir qu'elles sont indissolubles.
Une secte aujourd'hui fameuse reproche aux
personnes d'érudition de négliger l'étude de leur propre
esprit, pour charger leur mémoire de faits et de recherches
sur l'antiquité, et nous reprochons aux uns et aux autres de
négliger et de se rendre aimables et de n'entrer pour rien
dans la société.
Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce
monde; il ne croit point être en pays ennemi; il veut jouir
en sage économe des biens que la nature lui offre, il veut
trouver du plaisir avec les autres, et pour en trouver il
faut en faire. Ainsi, il cherche à convenir à ceux, avec qui
le hazard ou son choix le font vivre, et il trouve en même
temps ce qui lui convient: c'est un honnête homme qui veut
plaire et se rendre utile.
La plupart des grands, à qui les dissipations
ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces
envers ceux qu'ils ne croyent pas leurs égaux. Les
philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui
méditent mal, le sont envers tout le monde: ils fuient les
hommes et les hommes les évitent. Mais notre philosophe qui
sait se partager entre la retraite et le commerce des
hommes, est plein d'humanité. C'est le Chrémès de Térence [
Haeut. etc.], qui sent qu'il est homme et que la
seule humanité intéresse à la mauvaise ou à la bonne fortune
de son voisin.
Il seroit inutile de remarquer ici combien le
philosophe est jaloux de tout ce qui s'appelle honneur et
probité : c'est là son unique religion. La société civile
est, pour ainsi dire, la seule divinité qu'il reconnoisse
sur la terre; il l'encense, il l'honore par la probité, par
une attention exacte à ses devoirs et par un désir sincère
de n'en être pas un membre inutile ou embarrassant.
Les sentimens de probité entrent autant dans la
constitution mécanique du philosophe que les lumières de
l'esprit. Plus vous trouverez de la raison dans un homme,
plus vous trouverez en lui de probité. Au contraire, là où
règnent le fanatisme et la superstition, règnent les
passions et l'emportement. C'est le même tempérament occupé
à des objets différens: Madeleine qui aime le monde, et
Madeleine qui aime Dieu, c'est toujours Madeleine qui aime.
Or, ce qui fait l'honnête homme, ce n'est point
agir par amour ou par haine, par espérance ou par crainte [Horat.
L. I. Epist 16]. C'est d'agir par esprit d'ordre, ou
par raison. Tel est le tempérament du philosophe. Or, il n'y
a guère à compter que sur les vertus de tempérament. Confiez
votre vin plutôt à celui qui ne l'aime pas naturellement,
qu'à celui qui forme tous les jours de nouvelles résolutions
de ne s'enivrer jamais.
Le dévot n'est honnête homme que par passion.
Or, les passions n'ont rien d'assuré. De plus, le dévot,
j'ose le dire, est dans l'habitude de n'être pas honnête
homme par rapport à Dieu, parce qu'il est dans l'habitude de
ne pas suivre exactement la règle.
La religion est si peu proportionnée à
l'humanité, que le plus juste fait des infidélités à Dieu
sept fois par jour, c'est-à-dire plusieurs fois. Les
fréquentes communions des plus pieux nous font voir dans
leur cœur, selon leur manière de penser, une vicissitude
continuelle du bien et du mal; il suffit sur ce point qu'on
croie être coupable pour l'être.
Le combat éternel où l'homme succombe si
souvent avec connoissance, forme en lui une habitude
d'immoler la vertu au vice; il se familiarise à suivre son
penchant, et à suivre des fautes dans l'espérance de se
relever par le repentir. Quand on est si souvent infidèle à
Dieu, on se dispose insensiblement à l'être aux hommes.
D'ailleurs, le présent a toujours eu plus de
force sur l'esprit de l'homme que l'avenir. La religion ne
retient les hommes que par un avenir que l'amour propre fait
toujours regarder dans un point de vue fort éloigné. Le
superstitieux se flatte sans cesse d'avoir le temps de
réparer ses fautes, d'éviter les peines, et de mériter les
récompenses. Aussi l'expérience nous fait assez voir que le
frein de la religion est bien foible. Malgré les fables que
le peuple croit du déluge, du feu du ciel tombé sur cinq
villes, malgré les vives peintures des peines et récompenses
éternelles, malgré tant de sermons et tant de prônes, le
peuple est toujours le même. La nature est plus forte que
les chimères: il semble qu'elle soit jalouse de ses droits;
elle se tire souvent des chaînes, où l'aveugle imagination
veut follement la contenir: le seul philosophe, qui sait en
jouir, la règle par sa raison.
Examinez tous ceux contre lesquels la justice
humaine est obligée de se servir de son épée : vous
trouverez ou des tempéramens ardens, ou des esprits peu
éclairés, et toujours des superstitieux ou des ignorans. Les
passions tranquilles du philosophe peuvent bien le porter à
la volupté, mais non pas au crime: sa raison cultivée le
guide et ne les conduit jamais au désordre.
La superstition ne fait sentir que foiblement
combien il importe aux hommes, par rapport à leur intérêt
présent, de suivre les loix de la société. Elle condamne
même ceux qui ne les suivent que par ce motif, qu'elle
appelle avec mépris motif humain. Le chimérique est pour
elle bien plus parfait que le naturel. Ainsi ses
exhortations n'opèrent que comme doit opérer une chimère:
elles troublent, elles épouvantent; mais quand la vivacité
des images qu'elles ont produite est ralentie, que le feu
passager de l'imagination est éteint, l'homme demeure sans
lumière, abandonné aux foiblesses de son tempérament.
Notre sage qui, en n'espérant ni ne craignant
rien après la mort, semble prendre un motif de plus d'être
honnête homme pendant la vie, y gagne de la consistance,
pour ainsi dire, et de la vivacité dans le motif qui le fait
agir; motif d'autant plus fort qu'il est purement humain et
naturel. Ce motif est la propre satisfaction qu'il trouve à
être content de lui-même en suivant le règles de la probité;
motif que le superstitieux n'a qu'imparfaitement, car tout
ce qu'il y a de bien en lui il doit l'attribuer à la grâce.
A ce motif se rapporte encore un autre motif bien puissant,
c'est le propre intérêt du sage, et un intérêt présent et
réel.
Séparez pour un moment le philosophe de
l'honnête homme; que lui reste-t-il ? La société civile, son
unique Dieu, l'abandonne, le voilà privé des plus douces
satisfactions de la vie, le voilà banni sans retour du
commerce des honnêtes gens. Ainsi, il lui importe bien plus
qu'au reste des hommes de disposer tous ses ressorts à ne
produire que des effets conformes à l'idée de l'honnête
homme. Ne craignez pas que, parce que personne n'a les yeux
sur lui, il s'abandonne à une action contraire à la probité!
Non, cette action n'est point conforme à la disposition
mécanique du sage. Il est pétri, pour ainsi dire, avec le
levain de l'ordre et de la règle; il est rempli des idées du
bien de la société civile; il en connoît les principes bien
mieux que les autres hommes. Le crime trouveroit en lui trop
d'opposition, il y auroit trop d'idées acquises à détruire.
Sa faculté d'agir est, pour ainsi dire, comme une corde
d'instrument de musique montée sur un certain ton: elle
n'est sauroit en produire un contraire. Il craint de se
détonner, de se désaccorder d'avec lui-même. Et ceci me fait
ressouvenir de ce que Velleius dit de Caton d'Utique : il
n'a jamais fait de bonnes actions, dit-il, pour paroître les
avoir faites, mais parce qu'il n'étoit pas en lui de faire
autrement [Numquam recte fecit ut facere videretur, sed
quia aliter facere non poterat].
D'ailleurs, dans toutes les actions que les
hommes font, ils ne cherchent que leur propre satisfaction
actuelle : c'est le bien, ou plutôt l'attrait présent,
suivant la disposition mécanique où ils se trouvent, qui les
fait agir. Or pourquoi voulez-vous, parce que le philosophe
n'attend ni peine ni récompense après cette vie, il doive
trouver un attrait présent qui le porte à vous tuer ou à
vous tromper ? N'est-il pas, au contraire, plus disposé par
ses réflexions à trouver plus d'attrait et de plaisir à
vivre avec vous, à s'attirer votre confiance, à s'acquitter
des devoirs de l'amitié et de la reconnoissance. Ces
sentimens ne sont-ils pas dans le fond de l'homme,
indépendamment de toute croyance sur l'avenir? Encore un
coup, l'idée de malhonnête homme est autant opposée à l'idée
de philosophe, que l'est l'idée de stupide; et l'expérience
fait voir tous les jours que, plus on a de raison et de
lumière, plus on est sûr et propre pour le commerce de la
vie: un fou n'a pas d'étoffe pour être bon [La
Rochefoucauld]. On ne pèche que parce que les
lumières sont moins foibles [plus foibles ?] que la
passion; et c'est une maxime de théologie, vraie en un
certain sens, que tout pécheur est ignorant [Omnis
peccans est ignorans]. Cet amour de la société, si
essentiel au philosophe, fait voir combien est véritable la
remarque de l'empereur Antonin : Que les peuples seront
heureux quand les rois seront philosophes, ou quand les
philosophes seront rois. Le superstitieux, élevé aux
grands emplois, se regarde trop comme étranger sur la terre
pour s'intéresser véritablement aux autres hommes. Le mépris
des grandeurs et des richesses, et les autres principes de
la religion, malgré les interprétations qu'on a été obligé
de leur donner, sont contraires à tout ce qui peur rendre un
empire heureux et florissant.
L'entendement que l'on captive sous le joug de
la foi, devient incapable des grandes vues que demande le
gouvernement, et qui sont si nécessaires pour les emplois
publics. On fait croire au superstitieux que c'est un être
suprême qui l'a élevé au-dessus des autres; c'est vers cet
être, et non vers le public, que se tourne sa
reconnoissance.
Séduit par l'autorité que lui donne son état,
et à laquelle les autres hommes ont bien voulu se soumettre
pour établir entre eux un ordre certain, il se persuade
aisément qu'il n'est dans l'élévation que pour son propre
bonheur, et non pour travailler au bonheur des autres. Il se
regarde comme la fin dernière de la dignité qui, dans le
fond, n'a d'autre objet que le bien de la république et des
particuliers qui la composent.
J'entrerois volontiers ici dans un plus grand
détail, mais on sent assez combien la république doit tirer
plus d'utilité de ceux qui, élevés aux grandes places, sont
pleins des idées de l'ordre et du bien public, et de tout ce
qui s'appelle humanité, et il seroit à souhaiter qu'on en
pût exclure tous ceux qui, par le caractère de leur esprit
ou par leur mauvaise éducation, sont remplis d'autres
sentimens.
Le philosophe est donc un honnête homme qui
agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de
réflexion et de justesse les mœurs et les qualités
sociables.
De cette idée il est aisé de conclure combien
le sage insensible des Stoïciens est éloigné de la
perfection de notre philosophe. Nous voulons un homme, et
leur sage n'étoit qu'un fantôme; ils rougissaient de
l'humanité, et nous en faisons gloire; nous voulons mettre
les passions à profit, nous voulons en faire un usage
raisonnable, et par conséquent possible, et ils vouloient
follement anéantir les passions et nous abaisser au-dessus
de notre nature par une insensibilité chimérique. Les
passions lient les hommes entre eux, et c'est pour nous un
doux plaisir que cette liaison. Nous ne voulons ni détruire
nos passions, ni en être tyrannisés; mais nous voulons [nous
?] en servir et les régler.
On voit encore par tout ce que nous venons de
dire combien s'éloignent de la juste idée du philosophe ces
indolens qui, livrés à une méditation paresseuse, négligent
le soin de leurs affaires temporelles et de tout ce qui
s'appelle fortune. Le vrai philosophe n'est point tourmenté
par l'ambition [B. vid. Horat. Epist. 17. Lib. I: omnis
decuit Aristippum, color et status et res, etc.],
mais il veut avoir les douces commodités de la vie. Il lui
faut, outre le nécessaire précis, un honnête superflu
nécessaire à un honnête homme, et par lequel seul on est
heureux; c'est le fond des bienséances et des agrémens.
La pauvreté nous prive du bien-être qui est le paradis du
philosophe: elle bannit loin de nous toutes les délicatesses
sensibles et nous éloigne du commerce des honnêtes gens.
D'ailleurs, plus on a le cœur bien fait, plus
on rencontre d'occasions de souffrir de sa misère : tantôt
c'est un plaisir que vous ne sauriez faire à votre ami,
tantôt c'est une occasion de lui être utile, dont vous ne
sauriez profiter. Vous vous rendez justice au fond de votre
cœur, mais personne n'y pénètre; et quand on connoîtroit
votre bonne disposition, n'est-ce point un mal de ne pouvoir
la mettre au jour ?
A la vérité, nous n'estimons pas moins un
philosophe pour être pauvre, mais nous le bannissons de
notre société, s'il ne travaille pas à se délivrer de sa
misère. Ce n'est pas que nous craignons qu'il nous soit à
charge; nous l'aiderons dans ses besoins, mais nous ne
croyons pas que l'indolence soit une vertu.
La plupart des hommes qui se font une fausse
idée du philosophe, s'imaginent que le plus exact nécessaire
lui suffit; ce sont les fausses philosophes qui ont fait
naître ce préjugé par leur indolence et par des maximes
éblouissantes. C'est toujours le merveilleux qui corrompt le
raisonnable; il y a des sentimens bas qui ravalent l'homme
au-dessous même de la pure animalité; il y en a d'autres qui
semblent l'élever au-dessus de lui-même. Nous condamnons
également les uns et les autres, parce qu'ils ne conviennent
point à l'homme. C'est corrompre la perfection d'un être que
de le tirer hors de ce qu'il est, sous prétexte même de
l'élever.
J'aurois envie de finir par quelques autres
préjugés ordinaires au peuple philosophe, mais je ne veux
point faire un livre. Qu'ils se détrompent. Ils en ont comme
le reste des hommes, et surtout en ce qui concerne la vie
civile: délivrés de quelques erreurs, dont les libertins
mêmes sentent le foible, et qui ne dominent guère
aujourd'hui que sur le peuple, sur les ignorans et sur ceux
qui n'ont pas eu le loisir de la méditation, ils croient
avoir tout fait; mais s'ils ont travaillé sur l'esprit,
qu'ils se souviennent qu'ils ont encore bien de l'ouvrage
sur ce qu'on appelle le cœur et sur la science des égards.