MONTESQUIEU
Lettres persanes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III
LECTURES

 

lettre XII  

lettre XXIX  

lettre CVI  

lettre CXLVI  

lettre CLXI  

 

  Nous proposons ici quelques lectures de passages qui, pour être fondamentaux, ne sont pas les plus célèbres. A la suite des textes, vous trouverez quelques-uns des axes les plus pertinents d'un éventuel commentaire. On pourra utilement les valider en entreprenant pour soi une démarche de lecture analytique ou s'exercer à rédiger ce qui ne se présente ici que comme un ensemble de notes.

 

 

 

LETTRE XXIX
Rica à Ibben, à Smyrne

  Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes même: car il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre, et c'est certainement une riche succession: car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination.
  Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés, et ont, sous son autorité, deux fonctions bien différentes: quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est chargée d'une infinité de pratiques très difficiles, et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir ses devoirs que d'avoir des évêques qui en dispensent, on a pris ce dernier parti pour l'utilité publique. De sorte que si l'on ne veut pas faire le rahmazan; si on ne veut pas s'assujettir aux formalités des mariages; si on veut rompre ses vœux; si on veut se marier contre les défense de la loi; quelquefois même, si on veut revenir contre son serment: on va à l'Évêque ou au Pape, qui donne aussitôt la dispense.
  Les évêques ne font pas des articles de foi de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur la religion. On les laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.
  Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.
  Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le différend par la moitié et donner une distinction à ceux qui accusent d'hérésie, et, quelle que soit la distinction, intelligible ou non, elle rend un homme blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler orthodoxe.
  Ce que je te dis est bon pour la France et l'Allemagne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal, il y a de certains dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu'on appelle la Galice ! Sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d'accord des qualités et le brûler comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction. Point de distinction ! Il serait en cendres avant que l'on eût seulement pensé à l'écouter.
  Les autres juges présument qu'un accusé est innocent; ceux-ci le présument toujours coupable: dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce qu'ils croient les hommes mauvais. Mais, d'un autre côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les jugent jamais capables de mentir: car ils reçoivent le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme. Ils font dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés. Mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit.
  Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même: elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir.

De Paris, le 4 de la lune de Chalval 1712.

  Cette lettre a été choisie pour mettre en valeur le procédé général des Persanes. On n'oubliera pas que c'est Rica qui l'écrit et que l'ouvrage dans son ensemble marque une évolution chez ce personnage volontiers railleur : ici il n'en est encore qu'à ses premières observations.

Axe 1: L'écriture persane

  La lettre rassemble l'essentiel des procédés. Relevons donc ici tout ce qui dénote ce regard :

- les italiques (saint Pierre, hérétiques, la Galice) : elles rendent curieux, purement relatifs et barbares des noms qui ne surprendraient plus l'Occidental et dénoncent donc la barbarie des coutumes qu'ils désignent.
- les périphrases (certains dervis = les Inquisiteurs; de petits grains de bois = le chapelet; deux morceaux de drap = le costume des pèlerins; une province qu'on appelle = le pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle; un petit compliment = l'exhortation à abjurer; une chemise de soufre = la casaque jaune des condamnés ). Elles ont la même fonction que les italiques avec en plus la volonté de suggérer que les rites chrétiens ne sont affaire que d'apparence, de formalisme hypocrite.
- le vocabulaire persan : plaisant pour désigner des institutions occidentales, il les remet en cause et opère plus subtilement un nivellement des religions (accomplir la Loi, faire le Rhamazan, la plupart dervis); on notera la parodie dans la fin de la lettre d'un certain style fleuri, "à l'orientale" par lequel Rica vante en contrepoint (voir l'exclamation) les mérites de l'Islam (mais on sait ce que Montesquieu pense de la tolérance musulmane).
- les comparaisons : ("aussi facilement que nos magnifiques sultans", "jurerait comme un Païen"). Elles instaurent le même nivellement des valeurs, mais marquent aussi sans doute la volonté chez Montesquieu de montrer que le point de vue de l'observateur reste toujours ethnocentrique (comment juger objectivement les autres ?).

Axe 2 : Le regard persan

 Rica est censé tout ignorer de la civilisation qu'il découvre. D'où le ton qui est le sien le plus souvent (surprise, indignation où se devine la critique de Montesquieu). Cette double énonciation est celle de toute l'œuvre : ce que dit Rica révèle ce que Montesquieu nous invite à comprendre.

- un inventaire de l'Occident : la lettre rassemble tous les griefs de Montesquieu à l'égard de l'Église. Elle se donne des allures de chronique, voire de document (paragraphes successifs qui font le tour de la question, souci explicatif de Rica) pour les énoncer : pouvoir temporel du Pape, corruption et laxisme des évêques, querelles théologiques, fanatisme de l'Inquisition, cruauté, arbitraire du jugement, hypocrisie, appât du gain... On n'oubliera pas en effet que Montesquieu adresse ces lettres à un public averti qui ne manquera pas de deviner, derrière cette fausse objectivité, une intention satirique, d'autant que le ton de Rica n'est pas uniformément celui d'un observateur.
- Il juge en effet plus ou moins directement. Son énonciation est marquée par des termes péjoratifs (vieille idole, guère d'autre fonction, tant de guerres civiles), des mouvements d'indignation (heureux celui qui a toujours, un pauvre diable). L'ironie (elle consiste comme toujours à voiler la critique derrière un discours faussement laudatif) est surtout sensible à la fin de l'avant-dernier paragraphe, où Rica-Montesquieu fait allusion à l'encouragement à la délation et à la cruauté des supplices, masquées par des rites officiels et l'hypocrisie des sermons charitables.
 On pourra conclure en rappelant que le procédé choisi par Montesquieu est aussi stratégique : il permet ici d'incroyables audaces.

 

 

LETTRE XII
Usbek [à Mirza], à Ispahan

  Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la Nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanité; ils connaissaient la justice; ils aimaient la vertu. Autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun; ils n'avaient de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille. La terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
  Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes et leur mettaient devant les yeux cet exemple si triste; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun; que vouloir s'en séparer, C'est vouloir se perdre; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
  Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
  Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude.
  Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux: les jeunes filles ornées de fleurs, et les jeunes garçons les célébraient par leurs danses et par les accords d'une musique champêtre. On faisait ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve; c'est là qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
  On allait au temple pour demander les faveurs des dieux; ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance: de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
  Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient, et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.
  La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille; les troupeaux étaient presque toujours confondus; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.

D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.

 

LETTRE CVI
Usbek à Rhédi, à Venise

  Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire, et tu méprises toute instruction. Tu viens pour te former dans un pays où l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi ? Je suis plus d'accord avec toi que tu ne l'es avec toi-même.
  As-tu bien réfléchi à l'état barbare et malheureux où nous entraînerait la perte des arts ? Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer: on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur: il s'y trouverait à peu près à la portée des autres habitants; on ne lui trouverait point l'esprit singulier, ni le caractère bizarre; il passerait tout comme un autre et serait même distingué par sa gentillesse.
  Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les plus policés. Mais, prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus; sans cela, leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.
  Tu crains, dis-tu, que l'on n'invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non: si une si fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens; et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point de l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres.
  Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes; tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable: c'est-à-dire que tu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui terminées plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.
  Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne l'étaient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.
  Et quand il se serait trouvé quelque cas particulier où un art aurait été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du Ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira un jour à confondre les perfides chrétiens ?
  Tu crois que les arts amollissent les peuples et, par là, sont cause de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui fut l'effet de leur mollesse. Mais il s'en faut bien que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les vainquirent tant de fois, et les subjuguèrent, cultivaient les arts avec infiniment plus de soin qu'eux.
  Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage.
  Il n'est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais, comme, dans un pays policé, ceux qui jouissent des commodités d'un art sont obligés d'en cultiver un autre, à moins de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il suit que l'oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.
  Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle, et où l'on raffine le plus sur les plaisirs; mais c'est peut-être celle où l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure; il faut que, dès ce moment, cinquante artisans ne dorment plus et n'aient plus le loisir de boire et de manger: elle commande, et elle est obéie plus promptement que ne serait notre monarque, parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.
  Cette ardeur pour le travail, cette passion de s'enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusques aux grands. Personne n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du jugement, qui travaille sans cesse et court risque d'accourcir ses jours, pour amasser, dit-il, de quoi vivre.
  Le même esprit gagne la nation : on n'y voit que travail et qu'industrie. Où est donc ce peuple efféminé dont tu parles tant ?
  Je suppose, Rhédi, qu'on ne souffrît dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent qu'à la volupté ou à la fantaisie; je le soutiens : cet État serait un des plus misérables qu'il y eût au monde.
  Quand les habitants auraient assez de courage pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours, et l'État deviendrait si faible qu'il n'y aurait si petite puissance qui ne pût le conquérir.
  Il me serait aisé d'entrer dans un long détail, et de te faire voir que les revenus des particuliers cesseraient presque absolument, et, par conséquent, ceux du prince. Il n'y aurait presque plus de relation de facultés entre les citoyens; on verrait finir cette circulation de richesses et cette progression de revenus qui vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres : chaque particulier vivrait de sa terre et n'en retirerait que ce qu'il lui faut précisément pour ne pas mourir de faim. Mais comme ce n'est pas quelquefois la vingtième partie des revenus d'un État, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à proportion, et qu'il n'en restât que la vingtième partie.
  Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d'artisans.
  De tout ceci, on doit conclure, Rhédi, que, pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices; il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités, avec autant d'attention que les nécessités de la vie.

De Paris, le 14 de la lune de Chalval 1717.

 Ces deux lettres gagneront à être envisagées simultanément. Nous les avons choisies pour leur leçon antithétique (elles sont pourtant écrites par le même homme à quelques mois d'intervalle). Qu'en conclure, sinon qu'ici encore Montesquieu transparaît derrière ses personnages ? Mais il faudra aussi noter la différence de perspective : l'histoire des Troglodytes se présente comme un apologue (à la fonction symbolique, quasi mythologique dans les Persanes), alors que la lettre CVI est une véritable leçon d'économie.

Axe 1 : La perspective économique : frugalité ou abondance ?

- éloge de la frugalité : une ambiance patriarcale baigne la lettre XII : fêtes païennes, douceur bucolique qui se signale par un champ lexical du bonheur (heureux, tranquille, douce, joie, heureux, chantaient, délices...). Cette douceur est aussi soulignée par l'énonciation attendrie des tableaux, la succession de rites collectifs où s'affirme la solidité de l'harmonie (autant, toute, toujours, jamais, il ne faut que, la construction ne...que). La frugalité tant vantée n'est qu'une figure du dévouement à l'autre. On notera l'ambiance toujours collective de la lettre : le pronom "ils", les pluriels (les pères, les enfants, les jeunes filles, les frères...) et seulement le singulier pour "le peuple Troglodyte"; la fréquence du mot Nature. Il reste difficile pourtant de déterminer ce que signifie cette frugalité sur le plan économique (certainement pas en tout cas le communisme au sens moderne, même si Montesquieu évoque sans cesse la mise en commun des biens). Tout nous avertit ici que nous sommes dans le mythe (contexte archaïque, évocation d'un bonheur sans nuages, irréalité de situations faussement narratives). Ainsi ce texte se signale comme une véritable utopie : Montesquieu n'y reviendra pas, elle est au début des Persanes une sorte de rêverie que les observations des deux persans rendront encore plus chimérique.
- éloge de l'abondance : on se souviendra que le mot arts, au XVIIIème siècle, englobe l'industrie. Cette lettre CVI évoque d'ailleurs plus des industries que des arts (invention de la poudre et des bombes notamment, mais aussi l'artisanat). La lettre, dans sa volonté de convaincre, manifeste une évidente fonction impressive  : nombreuses adresses au lecteur, questions qui rappellent ses arguments pour les dénoncer comme autant d'erreurs. Au contraire de la précédente, cette lettre est nettement en prise sur l'histoire réelle (les Grecs, les Perses, le Paris d'aujourd'hui). C'est à une véritable analyse économique que se livre Usbek. Le champ lexical du bonheur est nettement démarqué de la lettre précédente puisqu'il s'agit d'un bonheur matérialiste (jouissent. sensuelle, délicieusement, volupté, fantaisie, délices, superfluités). Il s'agit de souligner la valeur du travail individuel comme moteur de l'économie et source de la prospérité des peuples (art, cultivaient, soin, dure, travaillent, ardeur, amasser, industrie. courage). C'est ainsi à un éloge du profit qu'est amené Montesquieu ("pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche"), profit individuel que doit encourager un pouvoir libéral de nature à assurer le luxe, le superflu. On pourrait aisément montrer comment ces deux lettres évoquent la querelle Voltaire-Rousseau. Les objections d'Usbek à Rhédi rappellent celles de Voltaire et Montesquieu préfigure dans ces deux lettres les éléments essentiels qui opposeront les philosophes sur la question de la civilisation.

Axe 2 : La perspective politique et morale

- la vertu : elle est au cœur de la lettre XII. Le mot revient fréquemment, accompagné. d'un registre moral (pitié, indignes, justice, charité, juste, naïve , pudeur, fidèle, obéissance, innocence...) On notera les connotations antiques de ce vocable, qui signale aussi le courage : si la vertu ne doit pas être "une chose qui coûte", Montesquieu souligne néanmoins ce qu'elle suppose d'énergie morale. Parallèlement, il lie l'exercice de cette vertu à une contention des besoins qui corrige l'injustice et la brutalité naturelles. Mais ce contrat moral (de nombreux termes suggèrent l'échange voire le sacrifice), ici encore, on n'en voit pas la réalité politique. Usbek évoque une harmonieuse anarchie sans lui donner de réalité institutionnelle autre que le respect des Dieux, formule héritée d'un polythéisme assez anachronique.
- au contraire, la lettre CVI est riche d'une réflexion mûre et argumentée sur le régime idéal. La notion de vertu a disparu pour laisser la place à "l'intérêt des princes". Toutefois Montesquieu précise sa pensée en employant le terme d' "État" où se retrouve la notion, chère aux philosophes, de despote éclairé. A l'anarchie un peu molle des Troglodytes, succède une morale plus pragmatique faite de confiance en l'homme ("le droit des gens et le consentement unanime des nations") et de foi dans le progrès (cf. "les batailles beaucoup moins sanglantes"). C'est toute une théorie du libéralisme qui s'exprime ainsi : libre entreprise ( "passion de s'enrichir") qui garantit la santé des institutions ("l' État deviendrait si faible"); en retour le prince se doit d'assurer les "superfluités" nécessaires au bonheur. On peut montrer ici encore comment le style traduit le réalisme politique de cette lettre : argumentation, souci de l'exemple, termes économiques etc. Cette lettre offre quelques-uns des passages qui ont permis de croire en un certain optimisme de Montesquieu dans le cadre d'une monarchie libérale qui fait penser à Voltaire.
  On pourra conclure en montrant comme il est malaisé de confondre ici l'épistolier à Usbek, tant dans la lettre XII, dont le polythéisme est inconciliable avec l'Islam, que dans la lettre CVI qui cadre si peu avec la sévérité habituelle du Persan à l'égard de la frivolité occidentale. On parlera plutôt d'un double visage de Montesquieu : le fin lettré épris de la vertu antique est conscient de son anachronisme et soucieux de l'accorder à un réalisme politique beaucoup plus conservateur.

 

 

LETTRE CXLVI
Usbek à Rhédi, à Venise

  Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi était l'âme d'un grand ministère.
  Un particulier peut jouir de l'obscurité où il se trouve: il ne se décrédite que devant quelques gens; il se tient couvert devant les autres; mais un ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il gouverne.
  Oserai-je le dire? Le plus grand mal que fait un ministre sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple; il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux: c'est le mauvais exemple qu'il donne.
  Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier de ses sujets jusqu'aux plus grands, par le mauvais exemple d'un ministre. J'y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tous temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se communiquer et n'épargner pas même les membres les plus sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes et violer les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu'on la leur avait violée.
  Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et nommaient nécessité l'injustice et la perfidie.
  J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un paiement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
  J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.
  J'ai vu naître soudain, dans tous les cœurs, une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s'enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l'État et des concitoyens.
  J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu'en disant : "J'ai ruiné une famille aujourd'hui; j'en ruinerai une autre demain."
  « Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai de l'obligation.»
  Un autre disait : « Je vois que j'accommode mes affaires. Il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours, faire un certain paiement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon. Le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse; mais je n'ai fait que ce qui est permis par la loi.»
  Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel ?
  Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra rougir de la honte de ses pères ? Que dira le peuple naissant lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse, qui les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l'affreux néant où elle s'est mise.

De Paris, le 11 de la lune de Rhamazan 1720.

  Le passage concerné est particulièrement marqué par sa structure anaphorique. Usbek évoque un voyage "aux Indes" mais on s'est vite avisé qu'il parle bel et bien de la France et de la situation désastreuse provoquée par la banqueroute de Law ("le mauvais exemple d'un ministre" ne peut évoquer sous la Régence que le cardinal Dubois). Il s'agit d'autre part de la dernière lettre d'Usbek concernant l'observation des mœurs et il ne serait pas inutile de souligner qu'au terme de son voyage, Usbek n'a guère gagné qu'écœurement et désillusion.

Axe 1: Une accusation.

- les anaphores des "J'ai vu" rappellent les "J'accuse" de Zola. Même litanie donnant l'impression d'une série de crimes insupportables, d'autant qu'elles constituent de courts paragraphes.
- elles s'accompagnent d'un registre de vocabulaire particulièrement violent dans le domaine criminel ("bannie, anéantie, renversée. couteau, ruine, ruiné, ruinerai, fer, assassiner, larme, mourras, douleur, tristesses, crime) et ce vocabulaire se marie parfaitement avec un registre juridique ("contrats, paiement, lois, débiteurs, ministres obligation").  L'effet obtenu est de confondre le crime avec sa légalité. Montesquieu fait allusion ici aux opérations frauduleuses par lesquelles de grands financiers avaient ruiné des familles en toute impunité (Law avait eu l'idée d'émettre du papier monnaie qui avait très vite entraîné une inflation gigantesque).
- Les "J'ai vu" attestent l'authenticité des faits ainsi que les propos rapportés au discours direct : ceux-ci révèlent, outre la corruption, le cynisme et l'égoïsme (autant de négations de la vertu) mais aussi la collusion de l'infamie et de la loi (l'homme "qui porte un écritoire" = l'huissier de justice; le "je n'ai fait que ce qui est permis par la loi"). Rarement le ton d'Usbek-Montesquieu aura été aussi vibrant de colère. Les anaphores donnent à la lettre une tonalité oratoire et lyrique.

Axe 2 : L'indignation

- Ces caractères se retrouvent dans l'expression de l'indignation. De nouvelles anaphores (les questions finales et en particulier les "Que dira?") en sont les moyens essentiels : elles s'adressent par-delà Rhédi à l'ensemble des lecteurs et représentent l'étendue d'une faute.
- Il est tentant d'abord de rapprocher ce tableau des mœurs perverties et celui des mauvais Troglodytes (lettre XI), en particulier l'avant-dernier paragraphe où il est question d'un obscurcissement de la vertu.
- pourtant les questions indignées trahissent surtout une réaction nobiliaire. Le crime de ce ministre est d'avoir entraîné avec lui toute une classe dans la honte. On remarque alors le retour du registre moral ("crime, corrompt, dégrade. dignité, vertu, mépris, rougir, bonté, indigne, déshonore"). Le dernier paragraphe révèle surtout cette préoccupation, et on oublie la plume d'Usbek : Montesquieu oppose le fer des aïeux (la vieille noblesse d'épée) à la noblesse moderne avilie par l'or. Témoignage réactionnaire d'aristocrate vertueux (et provincial) plus que dénonciation révolutionnaire ?
- il faut cependant relier cette indignation aux convictions politiques et morales de l'auteur des Persanes : l'enrichissement doit être le produit du travail et de l'industrie, l'activité économique doit se faire dans la limite du respect des particuliers, il n'est pas de pratique collective (politique, notamment) qui ne doive s'accompagner de vertu. On pourra conclure cette lecture en soulignant la place particulière de Montesquieu dans l'activité des philosophes du siècle. Nullement révolutionnaire, attaché au contraire à des valeurs-clés de l'Ancien Régime, il fait entendre une voix modérée qui est celle de la raison et du cœur.

 

 

LETTRE CLXI
Roxane à Usbek, à Paris.

  Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
  Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines.
  Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
  Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ?
  Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
  Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
  Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
  Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.
  Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.


Carle Van Loo (1705 - 1759)
Mme de Pompadour en qualité de sultane.

  Voici la dernière lettre de l'ensemble. En même temps qu'un retour au sérail, où se dénoue la révolte que l'on sait couver depuis quelque temps, ce passage favorise une réflexion plus générale sur l'esprit de tolérance et les conséquences désastreuses que son ignorance peut entraîner. Car les mots vengeurs que Roxane adresse ici à Usbek mettent surtout en valeur les comportements pervers induits par une autorité aveugle : les mensonges, les tromperies dont se targue la jeune femme ont de quoi faire comprendre en effet à Usbek les résultats de sa tyrannie.

Axe 1: La lettre au service du réquisitoire.

- Roxane vient de s'empoisonner et écrit cette lettre, on se doute sous le coup de quelle émotion. Celle-ci transparaît derrière le rythme saccadé donné aux paragraphes où alternent comme en un conflit le je et le tu. Cette émotion est dictée par la vengeance : Roxane est en proie à une fureur qui insuffle à sa lettre une prise à partie de plus en plus appuyée du destinataire. Les premiers paragraphes sont dominés par les interrogations oratoires : Roxane est suffisamment encore maîtresse d'elle-même pour utiliser ce procédé argumentatif d'une manière rhétorique. Les derniers, avant l'affaiblissement final, laissent plus directement éclater la sombre joie de la revanche.
- Dans l'accomplissement de celle-ci, Roxane sait accumuler tout ce qui peut le plus cruellement atteindre l'orgueil d'un mâle : "j'ai séduit tes eunuques", "je me suis jouée de ta jalousie", "j'ai su faire de ton affreux sérail un lieu de délices et de plaisirs", "j'ai profané la vertu", "je te trompais", etc. Le musulman phallocrate qu'est Usbek se voit bafoué dans ses prérogatives et l'on pourra opposer à cette défaite les idées libérales dont ce personnage a pu témoigner dans ses premières lettres.
- La violence des mots de Roxane dépasse cependant aussi son destinataire pour englober toute une civilisation. "J’ai réformé tes lois sur celles de la nature", clame Roxane : voici une fois de plus revendiqué l'ordre naturel face à l'artifice ou à la barbarie des valeurs culturelles. Ce réquisitoire donne donc aux Lettres persanes la conclusion logique qui a affleuré ou s'est clairement manifestée dans les divers discours.

Axe 2 : Un personnage tragique.

- Roxane est en effet un personnage tragique, non seulement parce qu'elle meurt victime d'un système mais aussi parce qu'elle est animée de ce furor qui lui fait dépasser par sa cruauté les bornes de la raison et même de l'humanité. Le furieux (et peut-être surtout la furieuse) est en effet le personnage principal de la tragédie, qu'il soit bourreau ou victime : on pense à Médée, à Phèdre, ou encore au personnage de Roxane dans le Bajazet de Racine. Ici Roxane assouvit impitoyablement sa vengeance en assassinant les eunuques qui ont tué son amant, et peut-être surtout en piétinant haineusement l'ordre masculin instauré par Usbek. Elle meurt aussi en héroïne tragique par son suicide, assumé avec un courage hautain qui manifeste sa victoire.
- la lettre trouve par ce suicide qui se déroule sous nos yeux une grande intensité dramatique, Roxane témoignant d'un affaiblissement progressif consécutif au poison. Mais ses derniers mots continuent d'être provocants et libres. C'est bien cette liberté que manifeste victorieusement Roxane par les  antithèses constantes qu'elle ménage entre liberté et oppression : sérail ‡ lieu de délices; caprices ‡ désirs; servitude ‡ libre; transports de l'amour ‡ violence de la haine... On peut parler de féminisme, d'autant que Roxane rappelle cyniquement avoir usé des seules armes auxquelles la femme maintenue dans l'oppression peut recourir : le mensonge, le paraître et la simulation. Usbek aura de quoi méditer le naufrage de valeurs dont il n'a jamais perçu la contradiction et mesurer la puissance de l'esprit capable de maintenir son indépendance sous les dehors de la pire oppression.
- Les Persanes s'achèvent donc sur cet épisode qui sacrifie aux lois du roman et qui leur donne aussi toute la force d'un apologue moral.