MONTESQUIEU
Lettres persanes
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III
LECTURES
Nous proposons ici quelques lectures de
passages qui, pour être fondamentaux, ne sont
pas les plus célèbres. A la suite des textes,
vous trouverez quelques-uns des axes les plus
pertinents d'un éventuel commentaire. On
pourra utilement les valider en entreprenant
pour soi une démarche de lecture analytique ou
s'exercer à rédiger ce qui ne se présente ici
que comme un ensemble de notes.
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LETTRE
XXIX
Rica à Ibben, à Smyrne
Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille
idole qu'on encense par habitude. Il était autrefois
redoutable aux princes même: car il les déposait
aussi facilement que nos magnifiques sultans
déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais on
ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des
premiers chrétiens, qu'on appelle saint Pierre,
et c'est certainement une riche succession: car il a
des trésors immenses et un grand pays sous sa
domination.
Les évêques sont des gens de loi qui lui sont
subordonnés, et ont, sous son autorité, deux
fonctions bien différentes: quand ils sont
assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi;
quand ils sont en particulier, ils n'ont guère
d'autre fonction que de dispenser d'accomplir la
loi. Car tu sauras que la religion chrétienne est
chargée d'une infinité de pratiques très difficiles,
et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de remplir
ses devoirs que d'avoir des évêques qui en
dispensent, on a pris ce dernier parti pour
l'utilité publique. De sorte que si l'on ne veut pas
faire le rahmazan; si on ne veut pas s'assujettir
aux formalités des mariages; si on veut rompre ses
vœux; si on veut se marier contre les défense de la
loi; quelquefois même, si on veut revenir contre son
serment: on va à l'Évêque ou au Pape, qui donne
aussitôt la dispense.
Les évêques ne font pas des articles de foi
de leur propre mouvement. Il y a un nombre infini de
docteurs, la plupart dervis, qui soulèvent entre eux
mille questions nouvelles sur la religion. On les
laisse disputer longtemps, et la guerre dure jusqu'à
ce qu'une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je t'assurer qu'il n'y a jamais eu
de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles
que dans celui de Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition
nouvelle sont d'abord appelés hérétiques.
Chaque hérésie a son nom, qui est, pour ceux qui y
sont engagés, comme le mot de ralliement. Mais n'est
hérétique qui ne veut: il n'y a qu'à partager le
différend par la moitié et donner une distinction à
ceux qui accusent d'hérésie, et, quelle que soit la
distinction, intelligible ou non, elle rend un homme
blanc comme de la neige, et il peut se faire appeler
orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et
l'Allemagne : car j'ai ouï dire qu'en Espagne et en
Portugal, il y a de certains dervis qui n'entendent
point raillerie, et qui font brûler un homme comme
de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces
gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec
de petits grains de bois à la main, qui a porté sur
lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et
qui a été quelquefois dans une province qu'on
appelle la Galice ! Sans cela un pauvre
diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme
un païen qu'il est orthodoxe, on pourrait bien ne
pas demeurer d'accord des qualités et le brûler
comme hérétique : il aurait beau donner sa
distinction. Point de distinction ! Il serait en
cendres avant que l'on eût seulement pensé à
l'écouter.
Les autres juges présument qu'un accusé est
innocent; ceux-ci le présument toujours coupable:
dans le doute, ils tiennent pour règle de se
déterminer du côté de la rigueur; apparemment parce
qu'ils croient les hommes mauvais. Mais, d'un autre
côté, ils en ont si bonne opinion, qu'ils ne les
jugent jamais capables de mentir: car ils reçoivent
le témoignage des ennemis capitaux, des femmes de
mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession
infâme. Ils font dans leur sentence un petit
compliment à ceux qui sont revêtus d'une chemise de
soufre, et leur disent qu'ils sont bien fâchés de
les voir si mal habillés, qu'ils sont doux, qu'ils
abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir
condamnés. Mais, pour se consoler, ils confisquent
tous les biens de ces malheureux à leur profit.
Heureuse la terre qui est habitée par les
enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y
sont inconnus. La sainte religion que les anges y
ont apportée se défend par sa vérité même: elle n'a
point besoin de ces moyens violents pour se
maintenir.
De Paris, le 4 de la
lune de Chalval 1712.
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Cette
lettre a été choisie pour mettre en valeur le procédé
général des Persanes. On n'oubliera pas que
c'est Rica qui l'écrit et que l'ouvrage dans son ensemble
marque une évolution chez ce personnage volontiers
railleur : ici il n'en est encore qu'à ses premières
observations.
Axe
1: L'écriture persane
La lettre rassemble
l'essentiel des procédés. Relevons donc ici tout ce qui
dénote ce regard :
- les
italiques (saint Pierre, hérétiques, la
Galice) : elles rendent curieux, purement
relatifs et barbares des noms qui ne surprendraient plus
l'Occidental et dénoncent donc la barbarie des coutumes
qu'ils désignent.
- les périphrases (certains dervis =
les Inquisiteurs; de petits grains de bois = le
chapelet; deux morceaux de drap = le costume des
pèlerins; une province qu'on appelle = le
pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle; un petit
compliment = l'exhortation à abjurer; une
chemise de soufre = la casaque jaune des condamnés ).
Elles ont la même fonction que les italiques avec en plus la
volonté de suggérer que les rites chrétiens ne sont affaire
que d'apparence, de formalisme hypocrite.
- le vocabulaire persan : plaisant pour
désigner des institutions occidentales, il les remet en
cause et opère plus subtilement un nivellement des religions
(accomplir la Loi, faire le Rhamazan, la
plupart dervis); on notera la parodie dans la fin de
la lettre d'un certain style fleuri, "à l'orientale" par
lequel Rica vante en contrepoint (voir l'exclamation) les
mérites de l'Islam (mais on sait ce que Montesquieu pense de
la tolérance musulmane).
- les comparaisons : ("aussi
facilement que nos magnifiques sultans", "jurerait
comme un Païen"). Elles instaurent le même
nivellement des valeurs, mais marquent aussi sans doute la
volonté chez Montesquieu de montrer que le point de vue de
l'observateur reste toujours ethnocentrique (comment juger
objectivement les autres ?).
Axe
2 : Le regard persan
Rica est
censé tout ignorer de la civilisation qu'il découvre. D'où
le ton qui est le sien le plus souvent (surprise,
indignation où se devine la critique de Montesquieu). Cette
double énonciation est celle de toute l'œuvre : ce que dit
Rica révèle ce que Montesquieu nous invite à comprendre.
- un
inventaire de l'Occident : la lettre rassemble
tous les griefs de Montesquieu à l'égard de l'Église. Elle
se donne des allures de chronique, voire de document
(paragraphes successifs qui font le tour de la question,
souci explicatif de Rica) pour les énoncer : pouvoir
temporel du Pape, corruption et laxisme des
évêques, querelles théologiques, fanatisme de
l'Inquisition, cruauté, arbitraire du jugement, hypocrisie,
appât du gain... On n'oubliera pas en effet que Montesquieu
adresse ces lettres à un public averti qui ne manquera pas
de deviner, derrière cette fausse objectivité, une intention
satirique, d'autant que le ton de Rica n'est pas
uniformément celui d'un observateur.
- Il juge en effet plus ou moins
directement. Son énonciation est marquée par des termes
péjoratifs (vieille idole, guère d'autre
fonction, tant de guerres civiles), des mouvements
d'indignation (heureux celui qui a toujours, un
pauvre diable). L'ironie (elle consiste comme
toujours à voiler la critique derrière un discours
faussement laudatif) est surtout sensible à la fin de
l'avant-dernier paragraphe, où Rica-Montesquieu fait
allusion à l'encouragement à la délation et à la cruauté des
supplices, masquées par des rites officiels et l'hypocrisie
des sermons charitables.
On pourra conclure en rappelant que le procédé choisi
par Montesquieu est aussi stratégique : il permet ici
d'incroyables audaces.
LETTRE
XII
Usbek [à Mirza], à Ispahan
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes
périrent par leur méchanceté même, et furent les
victimes de leurs propres injustices. De tant de
familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux
malheurs de la Nation. Il y avait dans ce pays deux
hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanité;
ils connaissaient la justice; ils aimaient la vertu.
Autant liés par la droiture de leur cœur que par la
corruption de celui des autres, ils voyaient la
désolation générale, et ne la ressentaient que par
la pitié : c'était le motif d'une union nouvelle.
Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour
l'intérêt commun; ils n'avaient de différends que
ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître;
et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés
de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils
menaient une vie heureuse et tranquille. La terre
semblait produire d'elle-même, cultivée par ces
vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient
tendrement chéris. Toute leur attention était
d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur
représentaient sans cesse les malheurs de leurs
compatriotes et leur mettaient devant les yeux cet
exemple si triste; ils leur faisaient surtout sentir
que l'intérêt des particuliers se trouve toujours
dans l'intérêt commun; que vouloir s'en séparer,
C'est vouloir se perdre; que la vertu n'est point
une chose qui doive nous coûter; qu'il ne faut point
la regarder comme un exercice pénible; et que la
justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères
vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur
ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs
yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre
augmenta, l'union fut toujours la même; et la vertu,
bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut
fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre
d'exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de
ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être
chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les
connaître, il apprit à les craindre, et la religion
vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait
laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des
dieux: les jeunes filles ornées de fleurs, et les
jeunes garçons les célébraient par leurs danses et
par les accords d'une musique champêtre. On faisait
ensuite des festins où la joie ne régnait pas moins
que la frugalité. C'était dans ces assemblées que
parlait la nature naïve; c'est là qu'on apprenait à
donner le cœur et à le recevoir; c'est là que la
pudeur virginale faisait en rougissant un aveu
surpris, mais bientôt confirmé par le consentement
des pères; et c'est là que les tendres mères se
plaisaient à prévoir de loin une union douce et
fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs
des dieux; ce n'était pas les richesses et une
onéreuse abondance: de pareils souhaits étaient
indignes des heureux Troglodytes; ils ne savaient
les désirer que pour leurs compatriotes. Ils
n'étaient au pied des autels que pour demander la
santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la
tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance
de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le
tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur
demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir
rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les
prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené
la charrue, ils s'assemblaient, et, dans un repas
frugal, ils chantaient les injustices des premiers
Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante
avec un nouveau peuple, et sa félicité. Ils
célébraient les grandeurs des dieux, leurs faveurs
toujours présentes aux hommes qui les implorent, et
leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent
pas; ils décrivaient ensuite les délices de la vie
champêtre et le bonheur d'une condition toujours
parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à
un sommeil que les soins et les chagrins
n'interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs
désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la
cupidité était étrangère : ils se faisaient des
présents où celui qui donnait croyait toujours avoir
l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme
une seule famille; les troupeaux étaient presque
toujours confondus; la seule peine qu'on s'épargnait
ordinairement, c'était de les partager.
D'Erzeron, le 6 de
la lune de Gemmadi 2, 1711.
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LETTRE
CVI
Usbek à Rhédi, à Venise
Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais
mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour
t'instruire, et tu méprises toute instruction. Tu
viens pour te former dans un pays où l'on cultive
les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux.
Te le dirai-je, Rhédi ? Je suis plus d'accord avec
toi que tu ne l'es avec toi-même.
As-tu bien réfléchi à l'état barbare et
malheureux où nous entraînerait la perte des arts ?
Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer: on peut le
voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez
lesquels un singe passablement instruit pourrait
vivre avec honneur: il s'y trouverait à peu près à
la portée des autres habitants; on ne lui trouverait
point l'esprit singulier, ni le caractère bizarre;
il passerait tout comme un autre et serait même
distingué par sa gentillesse.
Tu dis que les fondateurs des empires ont
presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que
des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents
impétueux, se répandre sur la terre et couvrir de
leurs armées féroces les royaumes les plus policés.
Mais, prends-y garde, ils ont appris les arts ou les
ont fait exercer aux peuples vaincus; sans cela,
leur puissance aurait passé comme le bruit du
tonnerre et des tempêtes.
Tu crains, dis-tu, que l'on n'invente quelque
manière de destruction plus cruelle que celle qui
est en usage. Non: si une si fatale invention venait
à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le
droit des gens; et le consentement unanime des
nations ensevelirait cette découverte. Il n'est
point de l'intérêt des princes de faire des
conquêtes par de pareilles voies ils doivent
chercher des sujets, et non pas des terres.
Tu te plains de l'invention de la poudre et
des bombes; tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de
place imprenable: c'est-à-dire que tu trouves
étrange que les guerres soient aujourd'hui terminées
plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.
Tu dois avoir remarqué, en lisant les
histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les
batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne
l'étaient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.
Et quand il se serait trouvé quelque cas
particulier où un art aurait été préjudiciable,
doit-on pour cela le rejeter? Penses-tu, Rhédi, que
la religion que notre saint prophète a apportée du
Ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira un jour
à confondre les perfides chrétiens ?
Tu crois que les arts amollissent les peuples
et, par là, sont cause de la chute des empires. Tu
parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui
fut l'effet de leur mollesse. Mais il s'en faut bien
que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les
vainquirent tant de fois, et les subjuguèrent,
cultivaient les arts avec infiniment plus de soin
qu'eux.
Quand on dit que les arts rendent les hommes
efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y
appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans
l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui
amollit le plus le courage.
Il n'est donc question que de ceux qui en
jouissent. Mais, comme, dans un pays policé, ceux
qui jouissent des commodités d'un art sont obligés
d'en cultiver un autre, à moins de se voir réduits à
une pauvreté honteuse, il suit que l'oisiveté et la
mollesse sont incompatibles avec les arts.
Paris est peut-être la ville du monde la plus
sensuelle, et où l'on raffine le plus sur les
plaisirs; mais c'est peut-être celle où l'on mène
une vie plus dure. Pour qu'un homme vive
délicieusement, il faut que cent autres travaillent
sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête
qu'elle devait paraître à une assemblée avec une
certaine parure; il faut que, dès ce moment,
cinquante artisans ne dorment plus et n'aient plus
le loisir de boire et de manger: elle commande, et
elle est obéie plus promptement que ne serait notre
monarque, parce que l'intérêt est le plus grand
monarque de la terre.
Cette ardeur pour le travail, cette passion
de s'enrichir, passe de condition en condition,
depuis les artisans jusques aux grands. Personne
n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de
voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez à
Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du
jugement, qui travaille sans cesse et court risque
d'accourcir ses jours, pour amasser, dit-il, de quoi
vivre.
Le même esprit gagne la nation : on n'y voit
que travail et qu'industrie. Où est donc ce peuple
efféminé dont tu parles tant ?
Je suppose, Rhédi, qu'on ne souffrît dans un
royaume que les arts absolument nécessaires à la
culture des terres, qui sont pourtant en grand
nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent
qu'à la volupté ou à la fantaisie; je le soutiens :
cet État serait un des plus misérables qu'il y eût
au monde.
Quand les habitants auraient assez de courage
pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à
leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours,
et l'État deviendrait si faible qu'il n'y aurait si
petite puissance qui ne pût le conquérir.
Il me serait aisé d'entrer dans un long
détail, et de te faire voir que les revenus des
particuliers cesseraient presque absolument, et, par
conséquent, ceux du prince. Il n'y aurait presque
plus de relation de facultés entre les citoyens; on
verrait finir cette circulation de richesses et
cette progression de revenus qui vient de la
dépendance où sont les arts les uns des autres :
chaque particulier vivrait de sa terre et n'en
retirerait que ce qu'il lui faut précisément pour ne
pas mourir de faim. Mais comme ce n'est pas
quelquefois la vingtième partie des revenus d'un
État, il faudrait que le nombre des habitants
diminuât à proportion, et qu'il n'en restât que la
vingtième partie.
Fais bien attention jusqu'où vont les revenus
de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à
son maître que la vingtième partie de sa valeur;
mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera
un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut
dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en
soie, et de toutes sortes d'artisans.
De tout ceci, on doit conclure, Rhédi, que,
pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses
sujets vivent dans les délices; il faut qu'il
travaille à leur procurer toutes sortes de
superfluités, avec autant d'attention que les
nécessités de la vie.
De Paris, le 14 de
la lune de Chalval 1717.
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Ces
deux lettres gagneront à être envisagées simultanément.
Nous les avons choisies pour leur leçon antithétique
(elles sont pourtant écrites par le même homme à quelques
mois d'intervalle). Qu'en conclure, sinon qu'ici encore
Montesquieu transparaît derrière ses personnages ? Mais il
faudra aussi noter la différence de perspective :
l'histoire des Troglodytes se présente comme un apologue
(à la fonction symbolique, quasi mythologique dans les Persanes),
alors que la lettre CVI est une véritable leçon
d'économie.
Axe
1 : La perspective économique : frugalité ou
abondance ?
- éloge
de la frugalité : une ambiance patriarcale baigne
la lettre XII : fêtes païennes, douceur bucolique qui se
signale par un champ lexical du bonheur (heureux,
tranquille, douce, joie, heureux, chantaient, délices...).
Cette douceur est aussi soulignée par l'énonciation
attendrie des tableaux, la succession de rites collectifs où
s'affirme la solidité de l'harmonie (autant, toute,
toujours, jamais, il ne faut que, la construction
ne...que). La frugalité tant vantée n'est qu'une
figure du dévouement à l'autre. On notera l'ambiance
toujours collective de la lettre : le pronom "ils",
les pluriels (les pères, les enfants, les jeunes filles,
les frères...) et seulement le singulier pour "le
peuple Troglodyte"; la fréquence du mot Nature.
Il reste difficile pourtant de déterminer ce que signifie
cette frugalité sur le plan économique (certainement pas en
tout cas le communisme au sens moderne, même si Montesquieu
évoque sans cesse la mise en commun des biens). Tout nous
avertit ici que nous sommes dans le mythe (contexte
archaïque, évocation d'un bonheur sans nuages, irréalité de
situations faussement narratives). Ainsi ce texte se signale
comme une véritable utopie : Montesquieu n'y reviendra pas,
elle est au début des Persanes une sorte de
rêverie que les observations des deux persans rendront
encore plus chimérique.
- éloge de l'abondance : on se souviendra
que le mot arts, au XVIIIème siècle, englobe
l'industrie. Cette lettre CVI évoque d'ailleurs plus des
industries que des arts (invention de la poudre et des
bombes notamment, mais aussi l'artisanat). La lettre, dans
sa volonté de convaincre, manifeste une évidente fonction
impressive : nombreuses adresses au lecteur, questions
qui rappellent ses arguments pour les dénoncer comme autant
d'erreurs. Au contraire de la précédente, cette lettre est
nettement en prise sur l'histoire réelle (les Grecs, les
Perses, le Paris d'aujourd'hui). C'est à une véritable
analyse économique que se livre Usbek. Le champ lexical du
bonheur est nettement démarqué de la lettre précédente
puisqu'il s'agit d'un bonheur matérialiste (jouissent.
sensuelle, délicieusement, volupté, fantaisie, délices,
superfluités). Il s'agit de souligner la valeur du
travail individuel comme moteur de l'économie et source de
la prospérité des peuples (art, cultivaient, soin, dure,
travaillent, ardeur, amasser, industrie. courage).
C'est ainsi à un éloge du profit qu'est amené Montesquieu ("pour
qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres
travaillent sans relâche"), profit individuel que
doit encourager un pouvoir libéral de nature à assurer le
luxe, le superflu. On pourrait aisément montrer comment ces
deux lettres évoquent la querelle Voltaire-Rousseau. Les
objections d'Usbek à Rhédi rappellent celles de Voltaire et
Montesquieu préfigure dans ces deux lettres les éléments
essentiels qui opposeront les philosophes sur la question de
la civilisation.
Axe
2 : La perspective politique et morale
- la
vertu : elle est au cœur de la lettre XII. Le mot
revient fréquemment, accompagné. d'un registre moral (pitié,
indignes, justice, charité, juste, naïve , pudeur, fidèle,
obéissance, innocence...) On notera les connotations
antiques de ce vocable, qui signale aussi le courage : si la
vertu ne doit pas être "une chose qui coûte",
Montesquieu souligne néanmoins ce qu'elle suppose d'énergie
morale. Parallèlement, il lie l'exercice de cette vertu à
une contention des besoins qui corrige l'injustice et la
brutalité naturelles. Mais ce contrat moral (de nombreux
termes suggèrent l'échange voire le sacrifice), ici encore,
on n'en voit pas la réalité politique. Usbek évoque une
harmonieuse anarchie sans lui donner de réalité
institutionnelle autre que le respect des Dieux, formule
héritée d'un polythéisme assez anachronique.
- au contraire, la lettre CVI est riche
d'une réflexion mûre et argumentée sur le régime idéal. La
notion de vertu a disparu pour laisser la place à
"l'intérêt des princes". Toutefois Montesquieu précise sa
pensée en employant le terme d' "État" où se retrouve la
notion, chère aux philosophes, de despote éclairé. A
l'anarchie un peu molle des Troglodytes, succède une morale
plus pragmatique faite de confiance en l'homme ("le
droit des gens et le consentement unanime des nations")
et de foi dans le progrès (cf. "les batailles beaucoup
moins sanglantes"). C'est toute une théorie du
libéralisme qui s'exprime ainsi : libre entreprise ( "passion
de s'enrichir") qui garantit la santé des
institutions ("l' État deviendrait si faible"); en
retour le prince se doit d'assurer les "superfluités"
nécessaires au bonheur. On peut montrer ici encore comment
le style traduit le réalisme politique de cette lettre :
argumentation, souci de l'exemple, termes économiques etc.
Cette lettre offre quelques-uns des passages qui ont permis
de croire en un certain optimisme de Montesquieu dans le
cadre d'une monarchie libérale qui fait penser à Voltaire.
On pourra conclure en montrant comme il est malaisé
de confondre ici l'épistolier à Usbek, tant dans la lettre
XII, dont le polythéisme est inconciliable avec l'Islam, que
dans la lettre CVI qui cadre si peu avec la sévérité
habituelle du Persan à l'égard de la frivolité occidentale.
On parlera plutôt d'un double visage de Montesquieu : le fin
lettré épris de la vertu antique est conscient de son
anachronisme et soucieux de l'accorder à un réalisme
politique beaucoup plus conservateur.
LETTRE
CXLVI
Usbek à Rhédi, à Venise
Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi
était l'âme d'un grand ministère.
Un particulier peut jouir de l'obscurité où
il se trouve: il ne se décrédite que devant quelques
gens; il se tient couvert devant les autres; mais un
ministre qui manque à la probité a autant de
témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il
gouverne.
Oserai-je le dire? Le plus grand mal que fait
un ministre sans probité n'est pas de desservir son
prince et de ruiner son peuple; il y en a un autre,
à mon avis, mille fois plus dangereux: c'est le
mauvais exemple qu'il donne.
Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les
Indes. J'y ai vu une nation, naturellement
généreuse, pervertie en un instant, depuis le
dernier de ses sujets jusqu'aux plus grands, par le
mauvais exemple d'un ministre. J'y ai vu tout un
peuple, chez qui la générosité, la probité, la
candeur et la bonne foi ont passé de tous temps pour
les qualités naturelles, devenir tout à coup le
dernier des peuples; le mal se communiquer et
n'épargner pas même les membres les plus sains; les
hommes les plus vertueux faire des choses indignes
et violer les premiers principes de la justice, sur
ce vain prétexte qu'on la leur avait violée.
Ils appelaient des lois odieuses en garantie
des actions les plus lâches, et nommaient nécessité
l'injustice et la perfidie.
J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus
saintes conventions anéanties, toutes les lois des
familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares,
fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes
de la fureur des lois et de la rigueur des temps,
feindre un paiement au lieu de le faire, et porter
le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J'en ai vu d'autres, plus indignes encore,
acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de
terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la
place de la substance des veuves et des orphelins.
J'ai vu naître soudain, dans tous les cœurs,
une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former
en un moment une détestable conjuration de
s'enrichir, non par un honnête travail et une
généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de
l'État et des concitoyens.
J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps
malheureux, ne se coucher qu'en disant : "J'ai ruiné
une famille aujourd'hui; j'en ruinerai une autre
demain."
« Je vais, disait un autre, avec un homme
noir qui porte une écritoire à la main et un fer
pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai
de l'obligation.»
Un autre disait : « Je vois que j'accommode
mes affaires. Il est vrai que, lorsque j'allai, il y
a trois jours, faire un certain paiement, je laissai
toute une famille en larmes, que je dissipai la dot
de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un
petit garçon. Le père en mourra de douleur, la mère
périt de tristesse; mais je n'ai fait que ce qui est
permis par la loi.»
Quel plus grand crime que celui que commet un
ministre lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une
nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit
l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et
confond la plus haute naissance dans le mépris
universel ?
Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra
rougir de la honte de ses pères ? Que dira le peuple
naissant lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux
avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le
jour ? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent
de leurs quartiers un indigne degré de noblesse, qui
les déshonore, et ne laissent la génération présente
dans l'affreux néant où elle s'est mise.
De Paris, le 11 de
la lune de Rhamazan 1720.
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Le
passage concerné est particulièrement marqué par sa
structure anaphorique. Usbek évoque un voyage "aux Indes"
mais on s'est vite avisé qu'il parle bel et bien de la
France et de la situation désastreuse provoquée par la
banqueroute de Law ("le mauvais exemple d'un ministre"
ne peut évoquer sous la Régence que le cardinal Dubois).
Il s'agit d'autre part de la dernière lettre d'Usbek
concernant l'observation des mœurs et il ne serait pas
inutile de souligner qu'au terme de son voyage, Usbek n'a
guère gagné qu'écœurement et désillusion.
Axe
1: Une accusation.
- les anaphores
des "J'ai vu" rappellent les "J'accuse" de Zola.
Même litanie donnant l'impression d'une série de crimes
insupportables, d'autant qu'elles constituent de courts
paragraphes.
- elles s'accompagnent d'un registre de vocabulaire
particulièrement violent dans le domaine criminel ("bannie,
anéantie, renversée. couteau, ruine, ruiné, ruinerai, fer,
assassiner, larme, mourras, douleur, tristesses, crime)
et ce vocabulaire se marie parfaitement avec un registre
juridique ("contrats, paiement, lois, débiteurs,
ministres obligation"). L'effet obtenu est de
confondre le crime avec sa légalité. Montesquieu fait
allusion ici aux opérations frauduleuses par lesquelles de
grands financiers avaient ruiné des familles en toute
impunité (Law avait eu l'idée d'émettre du papier monnaie
qui avait très vite entraîné une inflation gigantesque).
- Les "J'ai vu" attestent l'authenticité
des faits ainsi que les propos rapportés au discours direct
: ceux-ci révèlent, outre la corruption, le cynisme et
l'égoïsme (autant de négations de la vertu) mais aussi la
collusion de l'infamie et de la loi (l'homme "qui porte
un écritoire" = l'huissier de justice; le "je
n'ai fait que ce qui est permis par la loi").
Rarement le ton d'Usbek-Montesquieu aura été aussi vibrant
de colère. Les anaphores donnent à la lettre une tonalité
oratoire et lyrique.
Axe
2 : L'indignation
- Ces
caractères se retrouvent dans l'expression de l'indignation.
De nouvelles anaphores (les questions finales et en
particulier les "Que dira?") en sont les moyens essentiels :
elles s'adressent par-delà Rhédi à l'ensemble des lecteurs
et représentent l'étendue d'une faute.
- Il est tentant d'abord de rapprocher ce tableau des mœurs
perverties et celui des mauvais Troglodytes (lettre XI), en
particulier l'avant-dernier paragraphe où il est question
d'un obscurcissement de la vertu.
- pourtant les questions indignées trahissent surtout une
réaction nobiliaire. Le crime de ce ministre est d'avoir
entraîné avec lui toute une classe dans la honte. On
remarque alors le retour du registre moral ("crime,
corrompt, dégrade. dignité, vertu, mépris, rougir, bonté,
indigne, déshonore"). Le dernier paragraphe
révèle surtout cette préoccupation, et on oublie la plume
d'Usbek : Montesquieu oppose le fer des aïeux (la vieille
noblesse d'épée) à la noblesse moderne avilie par l'or.
Témoignage réactionnaire d'aristocrate vertueux (et
provincial) plus que dénonciation révolutionnaire ?
- il faut cependant relier cette indignation aux convictions
politiques et morales de l'auteur des Persanes :
l'enrichissement doit être le produit du travail et de
l'industrie, l'activité économique doit se faire dans la
limite du respect des particuliers, il n'est pas de pratique
collective (politique, notamment) qui ne doive s'accompagner
de vertu. On pourra conclure cette lecture en soulignant la
place particulière de Montesquieu dans l'activité des
philosophes du siècle. Nullement révolutionnaire, attaché au
contraire à des valeurs-clés de l'Ancien Régime, il fait
entendre une voix modérée qui est celle de la raison et du
cœur.
LETTRE
CLXI
Roxane à Usbek, à Paris.
Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes
eunuques ; je me suis jouée de ta
jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail,
faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler
dans mes veines.
Car que ferais-je ici, puisque le seul homme
qui me retenait à la vie n’est plus ? Je
meurs ; mais mon ombre s’envole bien
accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces
gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau
sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez
crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le
monde que pour adorer tes caprices ? que,
pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit
d’affliger tous mes désirs ?
Non : j’ai pu vivre dans la servitude,
mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes
lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est
toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre grâces encore du
sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me
suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de
ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que
j’aurais dû faire paraître à toute la terre ;
enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant
qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes
fantaisies.
Tu étais
étonné de ne point trouver en moi les transports de
l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais
trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as
eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme
le mien t’était soumis. Nous étions tous deux
heureux : tu me croyais trompée, et je te
trompais.
Ce
langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il
possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te
forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais
c’en est fait : le poison me consume ; ma
force m’abandonne ; la plume me tombe des
mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma
haine ; je me meurs.
Du sérail
d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab 1, 1720.
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Carle Van Loo (1705 -
1759)
Mme de Pompadour en qualité de sultane.
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Voici
la dernière lettre de l'ensemble. En même temps qu'un
retour au sérail, où se dénoue la révolte que l'on sait
couver depuis quelque temps, ce passage favorise une
réflexion plus générale sur l'esprit de tolérance et les
conséquences désastreuses que son ignorance peut
entraîner. Car les mots vengeurs que Roxane adresse ici à
Usbek mettent surtout en valeur les comportements pervers
induits par une autorité aveugle : les mensonges, les
tromperies dont se targue la jeune femme ont de quoi faire
comprendre en effet à Usbek les résultats de sa tyrannie.
Axe
1: La lettre au service du réquisitoire.
- Roxane vient
de s'empoisonner et écrit cette lettre, on se doute sous le
coup de quelle émotion. Celle-ci transparaît derrière le
rythme saccadé donné aux paragraphes où alternent comme en
un conflit le je et le tu. Cette émotion
est dictée par la vengeance : Roxane est en proie à une
fureur qui insuffle à sa lettre une prise à partie de plus
en plus appuyée du destinataire. Les premiers paragraphes
sont dominés par les interrogations oratoires : Roxane est
suffisamment encore maîtresse d'elle-même pour utiliser ce
procédé argumentatif d'une manière rhétorique. Les derniers,
avant l'affaiblissement final, laissent plus directement
éclater la sombre joie de la revanche.
- Dans l'accomplissement de celle-ci, Roxane sait accumuler
tout ce qui peut le plus cruellement atteindre l'orgueil
d'un mâle : "j'ai séduit tes eunuques", "je me suis
jouée de ta jalousie", "j'ai su faire de ton affreux
sérail un lieu de délices et de plaisirs", "j'ai profané
la vertu", "je te trompais", etc. Le musulman
phallocrate qu'est Usbek se voit bafoué dans ses
prérogatives et l'on pourra opposer à cette défaite les
idées libérales dont ce personnage a pu témoigner dans ses
premières lettres.
- La violence des mots de Roxane dépasse cependant aussi son
destinataire pour englober toute une civilisation. "J’ai
réformé tes lois sur celles de la nature", clame
Roxane : voici une fois de plus revendiqué l'ordre naturel
face à l'artifice ou à la barbarie des valeurs culturelles.
Ce réquisitoire donne donc aux Lettres persanes la
conclusion logique qui a affleuré ou s'est clairement
manifestée dans les divers discours.
Axe
2 : Un personnage tragique.
- Roxane est en
effet un personnage tragique, non seulement parce qu'elle
meurt victime d'un système mais aussi parce qu'elle est
animée de ce furor qui lui fait dépasser par sa
cruauté les bornes de la raison et même de l'humanité. Le
furieux (et peut-être surtout la furieuse) est en effet le
personnage principal de la tragédie, qu'il soit bourreau ou
victime : on pense à Médée, à Phèdre, ou encore au
personnage de Roxane dans le Bajazet de Racine.
Ici Roxane assouvit impitoyablement sa vengeance en
assassinant les eunuques qui ont tué son amant, et peut-être
surtout en piétinant haineusement l'ordre masculin instauré
par Usbek. Elle meurt aussi en héroïne tragique par son
suicide, assumé avec un courage hautain qui manifeste sa
victoire.
- la lettre trouve par ce suicide qui se déroule sous nos
yeux une grande intensité dramatique, Roxane témoignant d'un
affaiblissement progressif consécutif au poison. Mais ses
derniers mots continuent d'être provocants et libres. C'est
bien cette liberté que manifeste victorieusement Roxane par
les antithèses constantes qu'elle ménage entre liberté
et oppression : sérail ‡ lieu de délices; caprices ‡ désirs;
servitude ‡ libre; transports de l'amour ‡ violence de la
haine... On peut parler de féminisme, d'autant que Roxane
rappelle cyniquement avoir usé des seules armes auxquelles
la femme maintenue dans l'oppression peut recourir : le
mensonge, le paraître et la simulation. Usbek aura de quoi
méditer le naufrage de valeurs dont il n'a jamais perçu la
contradiction et mesurer la puissance de l'esprit capable de
maintenir son indépendance sous les dehors de la pire
oppression.
- Les Persanes s'achèvent donc sur cet épisode qui
sacrifie aux lois du roman et qui leur donne aussi toute la
force d'un apologue moral.
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