Le
pastiche
(suite)
Le
journal intime : extraits du journal de Mathilde
Loisel.
15
décembre.
Cette Aglaé est une petite gourde. Voilà
qu'en époussetant la commode, elle a renversé et
brisé la porcelaine de Sèvres que je tenais de ma
grand-mère. Je me retrouvais tant dans cette tête
de jeune fille triste qu'on aurait pu baptiser "le
Rêve". Mais il sera dit que rien ne me restera de
ce pauvre héritage. Voilà une occasion de plus que
la vie aura trouvée de me rappeler à la
médiocrité, moi qui étais née pour les meubles
fins et les petits salons coquets. Pourquoi me
suis-je laissé marier ? Mon père n'avait pas de
dot à me donner, sans doute, mais je ne me crois
pas laide ni dépourvue de distinction. Bien des
grandes dames n'ont ont pas la moitié. Tant pis
pour moi, d'ailleurs. Sans cela, j'éprouverais
moins la bassesse et l'ennui de ma condition.
18
décembre.
Achevé Madame Bovary. Il n'y a
pas de roman qui m'ait fait autant pleurer. Emma
Bovary, c'est moi. Née comme moi par erreur dans
un milieu indigne de ses passions, mariée comme
moi à un médiocre et, surtout, comme moi,
abandonnée aux rêves éperdus. La scène du bal à la
Vaubyessard résume à elle seule la vraie vie que
moi aussi je convoite désespérément : ces lustres
flamboyants sous lesquels papillonnent tous les
danseurs, ces confidences galantes chuchotées dans
les boudoirs, tout le raffinement de cette société
brillante dont je suis exclue. J'ai relu le
passage au moins quinze fois et toujours avec la
même avidité.
19
décembre.
Gustave est rentré du ministère en pestant
contre la neige qui tombe depuis trois jours et
qui, moi, me ravit. En se mettant à table devant
l'immuable pot-au-feu, il n'a pas manqué de
s'extasier comme je l'attendais sur notre pitance
: "Ah ! le bon pot-au-feu ! Je ne sais rien de
meilleur que cela." Je vais finir par le lui jeter
à la tête, son pot-au-feu. Comment ai-je pu
imaginer qu'un pareil homme pourrait peut-être me
donner des vaisselles merveilleuses et des plats
délicats, lui qui n'en a ni les moyens ni surtout
la moindre idée ?
21
décembre.
Reçu les vœux de Jeanne. Je ne l'aurai pas
beaucoup vue depuis notre sortie du couvent. Mais
je ne me sens pas le cœur d'aller la voir, tant le
spectacle de sa richesse me fait mal. Moi qui n'ai
ni toilettes, ni bijoux, comment supporterais-je
de la voir si brillante et si gaie dans les salons
pour lesquels j'étais née ?
22
décembre.
J'ai tant pleuré ces jours derniers qu'il
ne me reste plus, je crois, une seule larme. Rien
qu'un grand vide d'où, je ne sais pourquoi, monte
parfois un espoir vague. Il me semble que quelque
chose va se passer qui me sortira de ma détresse.
Puisse-t-il en être ainsi, et que ce joug infernal
de bêtise et de misère soit enfin secoué !
|
La
scène de comédie
La
Parure
comédie
(extraits)
Personnages
Mathilde
LOISEL
Gustave LOISEL, époux de Mathilde |
Jeanne
FORESTIER, amie de Mathilde
Aglaé, domestique |
Acte
I , Scène 2
(La
scène représente un salon bourgeois, à
l'ameublement modeste et dépareillé. Une
armoire, une table, deux fauteuils. Sur l'un
d'eux, Mathilde est assise, lisant.)
—
GUSTAVE, entrant, l'air glorieux :
Bonsoir, mon amie ! (Tendant son pardessus et
son chapeau à Aglaé.) Attends ma fille. (Il
tire de son pardessus une enveloppe.) Va
donc et attends un peu avant de servir.
—
AGLAÉ : Bien, Monsieur.
—
GUSTAVE, se frottant les mains : Ah ! la
bonne odeur de pot-au-feu ! Je ne sais rien de
meilleur que cela. (Un temps). La journée
a-t-elle été bonne ?
—
MATHILDE : Mais égale à toutes les autres, mon
ami.
—
GUSTAVE : Oui... Un peu d'animation ne te ferait
pas de mal, n'est-ce pas ? (Mystérieux.)
Mais j'ai quelque chose pour toi.
—
MATHILDE : Qu'est-ce donc ?
— GUSTAVE,
tendant l'enveloppe à sa femme : Lis donc !
Ou plutôt, écoute. (Lisant d'un ton solennel.)
« Le Ministre de l'Instruction publique et
Madame Georges Ramponneau prient M. et Mme Gustave
Loisel de leur faire l'honneur de venir passer la
soirée à l'hôtel du Ministère, le lundi 18
janvier.» Hein, que dis-tu de cela ?
—
MATHILDE, haussant les épaules : Que
veux-tu que je te dise ?
—
GUSTAVE : Mais, ma chérie, je pensais que tu
serais contente. Tu ne sors jamais, c'est une
belle occasion. J'ai eu une peine infinie à
obtenir cette invitation. C'est qu'on n'en donne
pas à tout le monde, tu sais. Et puis tu verras là
tout le monde officiel.
—
MATHILDE, se levant : Mais que veux-tu
que je me mette sur le dos, pour aller là ?
—
GUSTAVE : Eh bien, la robe avec laquelle tu vas au
théâtre ! Elle me semble très bien, à moi et...
—
MATHILDE, pleurant : Ah ! oui, vraiment,
j'aurais une belle mine dans ce sac.
—
GUSTAVE, décontenancé : Qu'as-tu ?
Qu'as-tu ?
—
MATHILDE, avec effort : Rien. Seulement,
je n'ai pas de toilette et par conséquent je ne
peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque
collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.
—
GUSTAVE, après un temps : Voyons,
Mathilde, combien cela coûterait-il, une toilette
convenable qui pourrait te servir encore en
d'autres occasions, quelque chose de très simple ?
—
MATHILDE : Eh bien, je ne sais pas au juste...
mais il me semble qu'avec... quatre cents francs,
je pourrais arriver.
—
GUSTAVE, à part : Flûte, juste ce que je
comptais mettre dans mon nouveau fusil. (Un
temps. Haut.) Soit, je te donne quatre
cents francs. Mais tâche d'avoir une belle robe.
Et maintenant, si nous allions le déguster, ce
pot-au-feu ?
Ils sortent.
Scène
3
(Trois
jours ont passé. Mathilde est assise sur son
fauteuil. Entre Gustave).
—
GUSTAVE : Ah ! la bonne odeur de... (Mathilde
se lève brutalement.) Qu'as-tu ? Tu es
toute drôle depuis trois jours.
—
MATHILDE : Cela m'ennuie. La fête approche et je
n'ai aucun bijou à me mettre. J'aurai l'air
misérable. Je préfèrerais presque ne pas me
montrer à ce bal.
—
GUSTAVE : Pourquoi ne mets-tu pas des fleurs
naturelles ? C'est très chic en cette saison, et
en plus elles sont belles et bon marché.
—
MATHILDE, agacée : Non, je trouve qu'il
n'y a rien de plus humiliant que de paraître
pauvre au milieu des femmes riches.
—
GUSTAVE, après un temps, lumineux : Que
tu es bête ! Va voir ton amie Jeanne Forestier et
demande-lui si elle peut te prêter quelque chose.
Je pense que tu la connais suffisamment pour lui
emprunter un bijou.
—
MATHILDE, ravie : Tu as raison, je n'y
avais pas pensé.
—
GUSTAVE : Allons, étourdie. Et si on le dégustait,
ce pot-au-feu ?
Ils sortent.
[...]
Acte
II, Scène 2
(La
scène représente un salon bourgeois, encombré de
meubles d'aspect cossu. Mathilde et Jeanne
devisent, assises côte à côte sur un canapé.)
—
JEANNE : Mais je te trouve en effet bien pâle et
agitée. Qu'as-tu donc, toi si calme d'ordinaire ?
—
MATHILDE : Eh bien, je... j'ai un service à te
demander. Voilà. Nous sommes invités, Gustave et
moi, à une soirée et j'aimerais y être
présentable. Alors, j'ai pensé... Pourrais-tu me
prêter un de tes bijoux ? Ce n'est certes pas
Gustave, tu comprends, qui ...
—
JEANNE, se levant : Mais bien sûr, ma
chère. (Ouvrant le tiroir d'une coiffeuse et
en tirant un large coffret.) Regarde et
choisis.
—
MATHILDE, promptement levée, essaie des
colliers et des broches devant la glace :
Mon Dieu, je ne sais que choisir. Que ces bijoux
sont beaux ! Tu n'as rien d'autre ?
—
JEANNE : Mais si, cherche. Je ne sais pas ce qui
peut te plaire.
—
MATHILDE, avisant une rivière de diamants et
l'attachant autour de son cou : Oh !
Peux-tu me prêter cela ? Rien que cela ?
—
JEANNE : Mais oui, certainement.
—
MATHILDE, sautant au cou de Jeanne : Oh
! Merci ! Merci pour tout. Et ne t'inquiète pas,
je te rapporterai la parure mardi.
—
JEANNE, riant : Voyons, c'est peu de
chose. Mais tu t'en vas déjà ?
—
MATHILDE : Je vais vite essayer tout cela. (Embrassant
Jeanne.) Merci encore pour ce trésor.
Elle sort.
|
La
chronique mondaine
UNE
NUIT INOUBLIABLE
M. le Ministre de l'Instruction Publique et Madame
recevaient ce 18 janvier dans leur somptueux hôtel
de la rue de Grenelle. A vingt heures sonnées, les
invités arrivèrent bientôt par vagues
ininterrompues et furent conduits dans le vaste
salon d'honneur illuminé de tous ses feux. On
reconnut sous leurs plus beaux atours le duc et la
duchesse de Miromesnil, la comtesse Angélique de
Moustiers, Lord et Lady James Beckford et les plus
glorieux fleurons de l'aristocratie, venus
rehausser le blason de la Culture. M. le Président
Cambounet représentait la rondeur républicaine.
Aux sons brillants des premières valses,
les couples multicolores voltigèrent bientôt sous
la pluie d'or et le cristal des lustres
flamboyants, cependant que l'on s'empressait vers
les buffets délicats où le champagne coulait à
flots.
Mais l'apothéose de cette soirée fut sans
nul doute la subite apparition d'une mystérieuse
beauté vers qui convergèrent aussitôt toutes les
admirations. Resplendissante dans le triomphe de
sa beauté, que soulignait à son cou une rivière
étincelante ruisselant sur sa gorge d'albâtre,
l'ineffable créature, que se disputaient tous les
hommages, disparut tout soudain, telle Cendrillon,
aux premières lueurs de l'aube.
Gageons que cette fleur rare, évanouie
comme par enchantement dans le tumulte de la
foule, gravera longtemps dans nos cœurs, par son
charme évanescent, cette soirée mémorable.
Napoléon
HOMAIS, La Veillée des chaumières,
février 1875.
|
Le
procès-verbal
PRÉFECTURE DE LA
SEINE
PV 01235/75
|
ENQUÊTE
PRÉLIMINAIRE
PROCÈS-VERBAL DE SYNTHÈSE
|
CADRE
RÉSERVÉ AU DESTINATAIRE
|
Nous
soussigné : M.D.L.
Chef GABORIAU, Émile, OPJ
Vu les articles 16, 17 à 19 et 54 du Code
de Procédure Pénale
rapportons les opérations suivantes :
1. PRÉAMBULE
Le 19 janvier 1875, à 08 heures,
Monsieur LOISEL, Gustave, se présente au
bureau de notre brigade. Il désire
déposer plainte contre X...., pour le
vol d'une rivière de diamants que
portait son épouse la veille, lors d'une
soirée organisée à l'Hôtel du Ministère
de l'Instruction Publique.
Monsieur NUTAUD,
Procureur de la République à Paris est
informé des faits ainsi que le
Commandant du Groupement de Gendarmerie
de Paris.
2. EXPOSÉ DES
FAITS
Le 18 janvier 1875, les époux LOISEL se
rendent à une soirée organisée à l'Hôtel
du Ministère de l'Instruction Publique.
Madame LOISEL, Mathilde, a obtenu le
prêt d'une rivière de diamants auprès
d'une amie, Madame FORESTIER, Jeanne.
Madame LOISEL s'est
présentée à la soirée sus-indiquée en
compagnie de son époux. La présence de
la rivière de diamants à son cou n'est
pas passée inaperçue et a suscité
quelques commentaires admiratifs (Cf.
pièces 5 et 6, témoignages de Monsieur
GAUFRIER et de Madame LUYTENS).
Selon Madame LOISEL,
la parure de diamants était toujours
présente à son cou lorsqu'elle a quitté
les lieux aux environs de 4 heures,
puisqu'elle n'a enfilé son manteau que
dans l'escalier de l'Hôtel du Ministère
et qu'elle a dû replacer le bijou sous
son col. M. LOISEL confirme les faits et
précise que Madame LOISEL semblant très
pressée, il l'a aidée à enfiler son
vêtement.
Une fois à
l'extérieur de l'Hôtel du Ministère, les
époux LOISEL ont cherché un fiacre au
niveau des quais de la Seine et ont pu
être raccompagnés à leur domicile, rue
des Martyrs, n°18, dans un coupé non
identifié. C'est en ôtant son manteau
que Madame LOISEL a constaté la
disparition de la rivière de diamants à
son cou, ce que Monsieur LOISEL a
confirmé (Cf. pièces 2 et 3, auditions
de Monsieur et Madame LOISEL).
3. ENQUÊTE
Le Mercredi
20 janvier 1875, à 10 heures, nous nous
rendons à l'Hôtel du Ministère de
l'Instruction Publique, où nous
recueillons les témoignages de deux
personnes ayant effectivement vu Madame
LOISEL au sortir de la soirée. Elles
affirment avoir aperçu la parure de
diamants à son cou (Cf. pièces 5 et 6,
audition de témoins). L'une d'elles nous
raconte l'histoire de Cendrillon, pour
une raison que nous n'avons pu éclairer.
L'examen de
l'environnement où Monsieur et Madame
LOISEL ont pris le fiacre a été effectué
par nos soins. Durant deux nuits, dans
le créneau horaire déterminé par les
époux LOISEL, nous avons effectué une
surveillance du quartier concerné et
avons entendu verbalement les habitués.
Les recherches
entreprises auprès du service des
fiacres de la Ville de Paris ainsi
qu'auprès du service des Objets Trouvés
et du Mont-de-Piété sont jusqu'à ce jour
restées vaines. Nous conseillons aux
époux LOISEL de rester en contact avec
ces services durant quelque temps.
Fait et clos, à
Paris,
le 15
février 1875,
E.
Gaboriau
|
|
La
lettre : une demande de prêt
M.
Loisel Gustave Paris,
le 30 janvier 1875
18, rue des Martyrs
Paris
Banque
de France
136, avenue de la République
Paris
Monsieur
le Directeur,
A la suite de la perte
malencontreuse d'un bijou de grande
valeur appartenant à une amie, nous
nous trouvons, mon épouse et moi,
dans l'obligation de le.remplacer.
A cet effet, nous avons dû
contracter des emprunts à un taux
usuraire.important
qui nous pousse à avoir recours à
vos services.
Je dispose, grâce à la
succession de mon père, d'une somme
de dix-huit mille.francs
(18.000 francs), insuffisante pour
l'achat du bijou, que l'on nous
céderait.pour
trente-six mille francs (36.000
francs). J'ai donc l'honneur de
solliciter de votre bienveillance
l'octroi d'un prêt de.quinze
mille francs (15.000 francs), que je
vous propose de rembourser.mensuellement
sur une période de dix ans.
Dans l'attente d'une
réponse qui, je l'espère, tiendra
compte de la situation.dramatique
où nous nous trouvons, je vous prie
d'agréer, Monsieur le Directeur,..l'expression
de mes salutations distinguées.
G. Loisel
|
|
L'essai
socio-historique
2.1.3.
La petite bourgeoisie.
Entre bourgeoisie et prolétariat, distinction que
font les marxistes, il existe d'autres éléments de
distinction de classe. De fait, certains groupes
de pression, certaines couches sociales ont un
pouvoir décisionnel important dès le XIX° siècle.
Il est donc pertinent de définir plus de deux
classes dans une société et introduire les
concepts supplémentaires de couches ou de strates
sociales.
La petite bourgeoisie du XIX° siècle est
une de celles-ci. Ses origines ne sont pas simples
mais il existe, par-delà les divergences qui la
distinguent du prolétariat ouvrier, une unité qui
est la précarité de l'existence.
Même dans le cas des petits fonctionnaires,
les salaires sont tels, avant 1885, qu'ils
permettent à peine la satisfaction des besoins de
base : nourriture, vêtements, logement.
PRIX
ET SALAIRES VERS 1880
-
Salaire journalier du manœuvre de
province en 1880 : 2,60 F
- Salaire annuel total courant de
l'ouvrier professionnel à Paris en
1875 : 2.500 F (mensuel : moins de
300 F)
- Prix du kg de pain de blé à Paris
en 1880 : 0,42 F
- Prix du kg de sucre en 1875 : 1,60
F (près de huit fois le salaire
horaire de référence)
- Prix de la douzaine d'œufs en 1875
: 1,10 F
- Prix du louis d'or en 1880 : 20 F
*
Un franc de 1880 = 3,45 € (2006).
Evaluée à 40 000 francs en 1880, la
parure vaudrait donc environ 140 000
€ aujourd'hui.
|
Si l'on sait que le salaire annuel moyen d'un
commis aux écritures dans quelque ministère n'est
supérieur que de moitié à celui de l'ouvrier, on
comprend mieux sans doute la fragilité de la
barrière qui sépare ces deux catégories, d'autant
que la garantie de l'emploi est loin d'être
assurée. Cela signifie que la moindre anicroche
tourne rapidement à la catastrophe : une grippe
qui empêche de travailler quinze jours, un bras
cassé qui se remet mal, et c'est la misère la plus
complète.
La paupérisation subite des ménages n'est
pas un cas isolé. Qu'un sinistre vienne affecter
la situation d'un commis de ministère, par
exemple, et c'est l'engrenage implacable de
l'endettement. Les emprunts aux intérêts
superposés, le taux incontrôlé de l'usure obligent
l'employé à des sacrifices exorbitants. Il n'est
pas rare que, pour y faire face, celui-ci allonge
par des travaux subsidiaires (comptes de
commerçants, copies à cinq sous la page) une
journée déjà fixée pour la plupart à douze ou
quatorze heures de travail effectif. Ajoutons à
cela les temps de déplacement et imaginons ce qui
reste à l'employé pour se reposer et avoir une vie
de famille.
Cette dernière est réduite au strict
minimum, homme et femme n'ayant pas les mêmes
horaires. Restée au foyer, celle-ci connaît la vie
dure des ménages ouvriers. Si l'incapacité de son
mari ou une circonstance imprévue la privent du
maigre personnel de maison (une bonne bretonne)
que certains peuvent s'offrir, son lot est le même
que dans les familles ouvrières : gros travaux du
ménage, entassement dans des lieux sordides loués
fort cher, caves ou greniers. L'hygiène est
inexistante, la promiscuité affolante.
Ces ménages petit-bourgeois paupérisés pour
une raison ou pour une autre ajoutent aux
souffrances quotidiennes de la classe ouvrière un
sentiment d'humiliation qui se traduit souvent par
un surcroît de fierté et un acharnement à
retrouver la situation perdue, ce qui peut prendre
parfois une dizaine d'années.
|
Le
sonnet
|
Méditation
(12
mai 1885)
uand
le miroir renvoie cette image
vieillie,
Voûtée, usée, brisée par les soins du
ménage,
Reflet où j'ai du mal à saisir mon
visage,
Je pleure ma beauté bien trop vite
flétrie.
Mais,
parfois, délaissant un peu mon triste
ouvrage,
Auprès de la croisée, j'évoque le
passé,
L'éphémère succès d'un bal, d'une
soirée
Où de tous les danseurs je reçus les
hommages.
Et
voilà que la vie, cruelle et
singulière,
Nous a mis sous le joug de la pire
misère !
Comme il faut presque rien pour tout
anéantir !
Alors,
ô ma Douleur ! songe à l'absurdité
Du Destin, qui se rit de notre volonté
Et nous fait naviguer au gré de ses
désirs !
Mathilde
Loisel
|
|
Exercices
de style : pastiche de Marguerite Duras
C'est un dimanche. Aux Champs-Elysées. Mathilde
se promène. Elle aperçoit une femme. Une femme
avec un enfant. C'est Mme Forestier. Elle est
émue. Elle s'approche. Elle dit :
—
Bonjour, Jeanne.
L'autre s'étonne. Elle ne la reconnaît
pas. Elle balbutie. Il doit y avoir une méprise.
Mathilde dit que non. Qu'elle est Mathilde
Loisel. L'autre crie. Elle a donc bien changé.
Mathilde dit :
—
Oui.
Elle a eu des jours bien durs depuis
qu'elle ne l'a vue et bien des misères.
—
A cause de toi.
L'autre s'étonne. A cause d'elle ?
Mathilde lui parle de la rivière de
diamants. Celle qu'elle lui avait empruntée pour
aller à la fête du ministère. L'autre dit :
—
Oui. Eh bien ?
—
Eh bien, je l'ai perdue, elle dit.
La foule. Le vacarme des Champs-Elysées
les oblige à parler plus fort. L'autre ne
comprend pas. Elle dit :
—
Comment ? Tu me l'as rapportée.
Mathilde dit que non, qu'elle lui en a
apporté une autre, toute pareille. Elle dit
qu'elle l'a payée. Dix ans.
L'autre reste figée. Mathilde sourit.
Elle ne s'en était pas aperçue, hein ? L'autre
est émue. Elle lui prend les deux mains. Elle
dit :
—
Ma pauvre
Mathilde.
Elle dit que sa parure était fausse.
Qu'elle valait au plus cinq cents francs.
Marguerite
Duraille, Trois pages au coucher
|
Exercices
de style : niveaux de langue
Or, un dimanche, comme elle était allée faire un
tour aux Champs-Elysées pour se délasser des
besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup
une femme qui promenait un enfant. C'était Mme
Forestier, toujours jeune, toujours belle,
séduisante.
Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle
lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu'elle
avait payé, elle dirait tout, pourquoi pas ?
Elle s'approcha.
—
Mais, c'est-y point la Jeanne ?
L'autre ne la reconnaissait pas,
s'étonnant d'être appelée ainsi familièrement
par cette femme du peuple. Elle balbutia :
—
Mais voyons, ma chère Madame, vous devez faire
erreur. Aurions-nous quelque jour veillé de
concert à la sécurité des bovins ?
—
Ben, non, pour sûr, c'est qu'ça fait une paye
qu'on s'est pas r'vues, pas vrai ? Ben, j'suis
Mathilde !
Son amie poussa un cri.
—
Oh ! chère Mathilde, comme le temps fut peu
clément envers toi !
—
Peuh ! J'en ai ben vu d'la journée d'galère
depuis qu'on s'est pas vues ! Et tout ça, c'est
d'ta faute !
—
Voyons, Mathilde, daigne expliquer un peu.
—
Tu t'rappelles pas d'ce collier d'cailloux que
tu m'avions r'filé pour aller guincher ?
—
Certes, mais où veux-tu en venir ?
—
Ben, j'l'ai paumé, voilà, sacré vingt dieu !
—
Plaît-il ? Mais alors, comment se fait-ce,
puisque tu me l'as légitimement restitué ?
—
Eh! non, c'était un 'aut', eh, qu'on avions
trouvé dans une boutique, mais nickel, hein ? Du
coup aussi, ça fait dix ans qu'on crache au
bassinet pour la payer, c'te saloperie. Ah, on a
bien ramé, m'enfin, c'est fini, et c'est pas
dommage.
Mme Forestier s'était arrêtée.
—
Que me narres-tu ? Tu affirmes avoir fait
l'acquisition d'une rivière de diamants pour la
substituer à la mienne ?
—
Pour sûr ! et t'y as vu qu'du feu, hein ? Elle
était bien réglo !
Et elle souriait d'une joie orgueilleuse
et naïve.
Mme Forestier, fort émue, lui prit les
deux mains.
—
Tudieu, infortunée Mathilde ! Le prix de la
mienne n'excédait pas cinq cents francs !
|
Les
productions que vous avez lues sont issues de diverses
séances de modules organisées autour de ce projet avec
deux classes de Seconde du Lycée Déodat-de-Séverac de
Toulouse.
Vous pourrez, pour chacune des
écritures choisies, vous demander ce qui, dans le texte
de Maupassant, a pu motiver notre choix, puis y
reconnaître les caractères du type de texte (aidez-vous
du tableau qui
les recense). Enfin pourquoi ne pas vous livrer à votre
tour à l'exercice ?
Le pastiche a ses lettres de noblesse : de grands
écrivains s'y sont essayés (Marcel Proust, par exemple,
dans Pastiches et mélanges) et les productions
de Reboux et Muller dans A la manière de... sont
des modèles du genre. On lira aussi avec intérêt celles de
Jean-Louis Curtis (La Chine m'inquiète, La
France m'épuise). Voir aussi le site
Pastiches littéraires et quelques pastiches
et
parodies consacrés à des œuvres de Maupassant.
|