a
littérature garde toujours, jusque dans ses ambitions les
plus hautes et les plus sérieuses, quelque chose de ludique.
Les écrivains « engagés » ont fait croire à quelque mission
sacrée, entièrement vouée au salut de l'humanité, alors que
l'acte d'écrire est arbitraire, car asservi aux limites du
langage, et intrinsèquement apparenté au jeu dès lors qu'il
choisit ses propres règles. A toutes les époques ce souci
libérateur s'est manifesté par quelques créateurs qui ont
entrepris diversement de réagir contre la tyrannie du
langage en en faisant l'objet même de leurs
expérimentations. L'Oulipo se situe dans cette perspective
exclusivement formelle. OULIPO ? Qu’est ceci ? Qu’est cela ? Qu’est-ce
que OU ? Qu’est-ce que LI ? Qu’est-ce que PO ? OU c’est
OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi ? De la LI. LI
c’est la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature.
Quelle sorte de LI ? La LIPO. PO signifie potentiel. De
la littérature en quantité illimitée, potentiellement
productible jusqu’à la fin des temps, en quantités
énormes, infinies pour toutes fins pratiques
(Marcel Bénabou & Jacques Roubaud).
Le projet de l'ouvroir va donc consister en une
tentative d'exploration systématique des potentialités de la
littérature, et plus généralement de la langue. Pour mener à
bien ce projet, l'Oulipo s'assigne deux types de tâches. La
première (« anoulipisme ») est de travailler sur des
œuvres littéraires passées pour y retrouver les traces
de l'utilisation de structures, formes ou contraintes. La
seconde (« synthoulipisme ») est d'inventer des
structures, des formes ou des contraintes nouvelles,
susceptibles de permettre la production d'œuvres originales.
Dans cette recherche, l'importation de concepts
mathématiques tient une place de premier plan. Cet appel à
la science explique la composition de l'Oulipo, marquée dès
l'origine par la collaboration étroite de "littéraires" et
de "mathématiciens".
Les Oulipiens prennent grand soin cependant de
refuser de s'inscrire dans quelque mouvement littéraire. Ils
agissent même de manière à éviter tout ce qui avait guetté
le surréalisme, comme les querelles et les exclusions. Ils
constituent cependant bel et bien un groupe, avec ses rites
et ses réunions (le deuxième jeudi de chaque mois). On
trouve ainsi, dans le noyau initial, à côté de Raymond
Queneau, François Le Lionnais et Georges Perec des
personnalités aussi variées que Jacques Bens, Jacques
Roubaud, Luc Etienne, Paul Fournel, Italo Calvino, François
Caradec.
1. Les
précurseurs.
François Le Lionnais explique dans La littérature
potentielle que la tendance analytique de l'Oulipo
consiste d'abord à travailler sur les œuvres du passé
pour y rechercher des possibilités qui dépassent souvent
ce que les auteurs avaient soupçonné. Les ancêtres
(ceux que les oulipiens appellent des « plagiaires par
anticipation ») sont donc ceux qui, consciemment ou pas,
ont travaillé sur le langage pour le rendre porteur de
possibilités nouvelles. Entre autres, les oulipiens
saluent les poètes alexandrins du IIIème siècle av. J.-C.,
les fatrasies du Moyen Âge, les grands Rhétoriqueurs du
XVIème siècle, certains poètes baroques allemands, les
formalistes russes, ainsi que des écrivains comme Raymond
Roussel, Robert Desnos, Michel Leiris ou Boris
Vian.
Grands rhétoriqueurs - acrostiche :
SAL-ut
à vous. Dame de haut parage.
VE-rs qui chacun, de très humble courage*,
RE-ndre se doit pour bienheuré* conquerre*.
Gl-ron de paix, reposoir de suffrage,
NA-vire sûr. sans peur et sans naufrage.
François Rabelais - calligramme :
Cinquiesme livre, chapitre XLIIII.
Clément Marot - rimes équivoquées :
En
m'esbatant je faiz Rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent je m'enrime :
Brief, c'est pitié d'entre nous Rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plaist, mieulx que moy,
rimassez,
Des biens avez, et de la rime assez.
Mais moy à tout ma rime, et ma rimaille
Je ne soustiens (dont je suis marry) maille.
Or ce me dist (ung jour) quelque Rimart,
Viença Marot, trouves tu en rime art,
Qui serve aux gens, toy qui a rimassé :
Ouy vrayement (respondz je) Henri Macé.
Car voys tu bien, la personne rimante,
Qui au Jardin de son sens la rime ente,
Si elle n'a des biens en rimoyant,
Elle prendra plaisir en rime oyant :
Et m'est advis, que si je ne rimoys,
Mon pauvre corps ne seroit nourry moys,
Ne demy jour. Car la moindre rimette
C'est le plaisir, ou fault que mon rys
mette.
Si vous supply, qu'à ce jeune Rimeur
Faciez avoir ung jour par sa rime heur.
Affin qu'on die, en prose, ou en rimant,
Ce Rimailleur, qui s'alloit enrimant,
Tant rimassa, rima, et rimonna,
Qu'il a congneu, quel bien par rime on a.
L'Adolescence clémentine, VII (1532).
Jacques Arago - lipogramme :
Chère bonne, vous êtes bien impérieuse, bien
despote, comment voulez-vous qu'une plume docile
inscrive ici, sur votre ordre, un récit fidèle
des vicissitudes de nos courses, puisque je dois
subir le frein qui m'est si cruellement imposé ?
Que désire le coursier numide ? Les brumeux
horizons, les steppes et le désert : prêtez-moi
donc plus de liberté, si vous voulez que je
n'oublie rien des périlleuses difficultés de
cette route si longue et si rude qu'on nous
prescrit de sillonner. Dès que nous eûmes
quitté le port, un vent très sec et très peu
courtois nous tint en éveil, et nous nous vîmes
forcés de louvoyer sous les ordres et l'œil d'un
pilote qui, routier intelligent et fort
silencieux, nous dit enfin bonsoir en vue des
côtes de Cherbourg. Soumis comme un
écolier qui redoute le fouet, je ne puis vous
dire le nom de cette lourde quille qui nous
porte, nous berce et nous torture. lorsque,
depuis quelques heures seulement, nous piétinons
sur son entre-pont boueux. Toutefois,
souvenez-vous du nom d'un infortuné roi d'Ecosse
que les historiens ont jugé si diversement et
qui mourut en exil, et dès lors vous devinerez
celui que je vous dérobe.
Jacques Arago, Curieux voyage autour du
monde sans la lettre a (1853).
« Parce que la forme est contraignante, l'idée
jaillit plus intense » disait déjà Baudelaire à
propos du sonnet, forme oulipienne s'il en est !
(Lettre à Armand Fraisse, 18-19 février 1860).
L'Oulipo, comme tous les mouvements du XXème
siècle, est né d'un essoufflement des formes.
Les contraintes auxquelles il s'est proposé
d'obéir devaient donc permettre de se libérer du
problème de l’expression de soi et des
conventions de la fiction. Marcel Bénabou
confirme que « dès l’origine, l’idée de faire
appel à des modèles mathématiques, à des
structures, était un moyen de sortir du
tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être
lassant ». Jacques Roubaud renchérit : « La
contrainte était un pharmakon, un remède (remède
et poison, poison aussi) à la mélancolie du
roman qu’éprouve le romancier dans une époque où
la répétitivité maniaque des schémas éprouvés
depuis déjà au moins deux siècles engendre
l’ennui profond, passion fondamentale du XXe
siècle.»
Le groupe autour de Raymond Queneau et François Le
Lionnais en 1975. On reconnaît aussi Italo Calvino
et Georges Perec.
Au cœur de la démarche oulipienne, donc, trône
très tôt la contrainte. Une notion qui n'a pas
toujours bonne presse. Tous ceux qui adhèrent
(souvent sans en être conscients) aux conceptions
romantiques du "génie créateur " et de
"l'inspiration ", tous ceux pour qui la qualité
d'un écrit réside dans sa "sincérité ", son
"authenticité ", s'en défient comme d'une étrange
lubie. Ils n'y voient qu'un jeu, ingénieux
parfois, mais tout juste bon à celer, chez
quelques acrobates du langage, le creux de la
pensée ou le sec des sentiments. Procès fort
ancien : " c'est une honte de s'adonner à ces
bagatelles difficiles et il est bien sot le
travail que coûtent ce vétilles ", grognait déjà
en latin le poète Martial, réagissant rageusement
contre les modes littéraires de son temps. "
Bagatelles difficiles ", difficiles nugae :
l'expression a fait mouche. Pourtant, certains
contraintes (anagrammes, chronogrammes,
palindromes, lipogrammes, et j'en passe) ont un
caractère d'universalité qui devrait les préserver
d'un jugement si désinvolte. Leur ancienneté, leur
persistance, leur récurrence dans l'ensemble des
littératures de l'Orient comme de l'Occident, son
des faits qu'on ne peut plus feindre d'ignorer.
C'est qu'à vrai dire on ne conçoit guère une
poétique qui ne s'appuie pas sur des règles plus
ou moins rigoureuses. Parmi les écrivains, même
les moins suspects de formalisme admettent qu'il
est des exigences auxquelles une œuvre peut
difficilement se soustraire. Pour beaucoup
cependant le point d'achoppement se situe
précisément là, dans le passage de la règle à la
contrainte. Prêts à dire oui à la règle, ils
disent non à la contrainte : règle non nécessaire,
celle-ci ne relève à leurs yeux que du procédé,
donc de l'outrance. C'est cette frontière, tout
arbitraire, que la pratique oulipienne a récusée.
L'on sait, au moins depuis Mallarmé, que le
langage peut et doit être traité comme un objet en
soi, envisagé dans sa matérialité : il apparaît
alors comme un système complexe, à l'intérieur
duquel sont à l'œuvre divers éléments dont les
combinaisons produisent des mots, des phares, des
vers, des paragraphes ou des chapitres. Rien ne
devrait donc interdire, dans le cadre d'une
recherche expérimentale, de soumettre chacun de
ces éléments à certaines opérations, à certaines
manipulations, et d'en étudier le résultat,
Mallarmé lui-même avait donné l'exemple : il a
rêvé d'une poésie qui fût comme déduite de
l'ensemble des propriétés et des caractères du
langage. On voit alors quel rôle est dévolu à la
contrainte dans un tel contexte : contraindre le
système qu'est le langage à sortir de son
fonctionnement routinier. Par là même, le forcer à
rendre gorge, à révéler ses ressources cachées.
Tous ces interdits auxquels on se soumet, tous ces
obstacles que l'on se crée en jouant, par exemple,
sur la nature, l'ordre, ou le nombre des lettres,
des syllabes ou des mots (c'est là que nous
retrouvons les rats et le labyrinthe de notre
définition de départ), prennent alors leur
véritable sens. Exhibition de virtuosité ?
Nullement. Bien plutôt, exploration de
virtualités. Ainsi apparaît le paradoxe, maintes
fois signalé, de la contrainte linguistique : loin
de bloquer l'imagination, ses exigences
arbitraires l'éveillent, la stimulent, lui
permettant d'ignorer toutes ces autres contraintes
qui, ne relevant pas du langage, échappent plus
aisément au contrôle. Michel Leiris, à propos de
Raymond Roussel et de ses méthodes, n'hésitait pas
à parler d'une véritable "levée de la censure",
qui s'opère mieux par ce moyen que par ceux de
l'écriture automatique. Du coup, la notion même
d'inspiration se trouve remise en question. « Il
faut affirmer, proclame Queneau, que le poète
n'est jamais inspiré. Il n'est jamais inspiré
parce qu'il l'est sans cesse, parce que les
puissances de la poésie sont toujours à sa
disposition, sujettes à sa volonté, soumises à son
activité propre.» C'est donc dans la fidélité à
ces principes simples que les pères fondateurs de
l'Oulipo ont patiemment et artisanalement œuvré.
Ils ont construit le socle sur lequel repose
encore tout l'édifice, et auquel il doit en partie
sa popularité et sa remarquable longévité. Marcel Bénabou, Du bon usage de la
contrainte.
Quelques contraintes :
Le
langage a toujours été un inépuisable terrain de jeu.
Certains poètes, comme les surréalistes, en ont pratiqué une
exploration systématique, mais tous ont manifesté la volonté
de privilégier le signifiant au détriment du signifié :
fantaisies graphiques, allitérations, jeux de mots n'ont
d'autre but que de saper la tyrannie
du langage et de faire éclore un univers nouveau.
C'est ainsi que la chanson, le sketch ont répandu auprès du
grand public les expériences initiées par les surréalistes
et familiarisé avec humour l'écriture du rien :
Devos, Lapointe, De Grodt, Gainsbourg, Trenet.
Monovocalisme
:
Père Merle perché serre entre le bec le bretzel
;
Mère fennec est présente :
- Eh, Merle, Révérences ! jette cette Mère
Fennec.
Père Merle se penche et ... le bretzel descend
entre les dents de Mère Fennec.
Père Merle blême et berné peste ;
Mère Fennec se délecte et rentre chez elle.
Marie Christine Plassard, « Monovocalisme en –E
», Atlas de littérature potentielle,
Gallimard, 1981.
Parapèteries (qui
ne sont pas des contrepèteries mais y ressemblent) :
Juste
une petite frite, mademoiselle Joséphine ?
Les Italiens ne chantent pas dans les Pouilles.
La femme de l’archéologue aime les fouilles
sérieuses.
Le pape rit des frasques de la petite Ginette.
Il n’y a pas que dans les postes qu’on voit de
beaux bottins.
L’évêque n’aime pas que la belle organiste
prenne des airs de Purcell.
Atterré par la tempête, le marin a baissé son
foc.
Le pape remercia la duchesse de l’avoir fait
mander.
Pour attirer les amateurs, le libraire leur
montra son Pline.
Sacrebleu, s’écria le roi en soulevant le cornet
de Sabine.
Fermez la porte sur le gond, petite friponne.
La Chine se soulève à l’appel du japon.
François Caradec
Méthode S+7 (consiste
à remplacer chaque substantif d’un texte préexistant par
le septième substantif trouvé après lui dans un
dictionnaire donné). Ainsi, avec Jean Lescure, "L’Étranger" de
Baudelaire devient "L’étreinte". Plus complexe est la
méthode employée par Raymond Queneau, chez qui, en
traitant aussi en +7 les adjectifs et les verbes,
"La Cigale et la Fourmi" devint "La Cimaise et la
Fraction". Pour nous, utilisant le Petit Robert 2009, la
fable devient "La Cigogne et la Fournée".
L'étreinte
– Qui aimes-tu le mieux, homochromie
ennéagonale, dis ? ta perfection, ton mérinos, ta
soif ou ton frétillement ?
– Je n’ai ni perfection, ni mérinos, ni soif, ni
frétillement.
– Tes amidons ?
– Vous vous servez là d’un paros dont la
sensiblerie m’est restée jusqu’à ce jouteur
inconnue.
– Ton patron ?
– J’ignore sous quel laudanum il est situé.
– Le bécard ?
– Je l’aimerais volontiers, défaut et immortel.
– L’orangeade ?
– Je la hais, comme vous haïssez Différenciation.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étreinte ?
– J’aime les nucléarisations… les nucléarisations
qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleuses
nucléarisations !
Jean Lescure
La Cigogne et la Fournée
La Cigogne ayant charrié
Tout l'éternuement,
Se tuba fort déprimante
Quand la bisque fut verjutée :
Pas un sexué pétrographique more
De moudjahid ou de vernissage.
Elle alla critiquer fan-club
Chez la Fournée sa voiturière,
La proclamant de lui primer
Quelque graisseur pour subvertir
Jusqu'à la salade nuancée.
"Je vous peignerai, lui discorda-t-elle,
Avant l'aparté, foi d'annonciateur,
Interfluve et priorat."
La Fournée n'est pas prévaricatrice :
C'est là sa moliéresque défense.
"Que faniez-vous au tendon chenu ?
Discorda-t-elle à cette émule.
– Numération et jouvencelle à tout vénérien
Je charriais, ne vous déplume.
– Vous charriiez ? J'en suis fort alarmante
Eh bien ! Débâclez maintenant."
Avec
Georges
Perec (1936-1982), l'utilisation des
contraintes fait culminer la virtuosité du jeu.
Mais c'est aussi avec lui qu'elles se manifestent
avec le moins de gratuité. “Au fond, je me donne
des contraintes pour être plus libre", écrit-il.
Il n'y a pas là qu'un paradoxe. La contrainte que
l'on s'impose libère en effet des carcans établis
par les autres (tradition des genres et des
formes, tyrannie des normes langagières et
syntaxiques) et peut laisser libre cours à
l'expression personnelle. Ainsi pour la confidence
autobiographique, constamment voilée chez Perec et
comme oblitérée par une mémoire impossible : dans
La Disparition, le traumatisme consécutif à
la disparition de ses parents dans l'holocauste
conduit à une écriture sans e (sans eux).
« Une "autobiographie sous contrainte", écrit
Philippe
Lejeune, pourrait donc fort bien, entre
l'autobiographie "ordinaire" et la fiction,
tracer une nouvelle voie. Elle pourrait aider à
lever les censures, à échapper aux modèles. Elle
pourrait fournir le moyen d'explorer ou
d'évoquer, par des voies obliques, ce qui d'une
vie ne peut pas se dire, l'inconscient ou
l'insupportable...»
Voici quelques exemples de la production
extraordinairement fertile de Georges Perec :
Lipogramme
en e.
Anton Voyl n'arrivait pas à dormir. Il
alluma. Son Jaz marquait minuit vingt. Il
poussa un profond soupir, s'assit dans son
lit, s'appuyant sur son polochon. Il prit un
roman, il l'ouvrit, il lut; mais il n'y
saisissait qu'un imbroglio confus, il butait
à tout instant sur un mot dont il ignorait
la signification.
Il abandonna son roman sur son lit. Il alla
à son lavabo; il mouilla un gant qu'il passa
sur son front, sur son cou.
Son pouls battait trop fort. Il avait chaud.
Il ouvrit son vasistas, scruta la nuit. Il
faisait doux. Un bruit indistinct montait du
faubourg. Un carillon, plus lourd qu'un
glas, plus sourd qu'un tocsin, plus profond
qu'un bourdon, non loin, sonna trois coups.
Du canal Saint-Martin, un clapotis plaintif
signalait un chaland qui passait.
Sur l'abattant du vasistas, un animal au
thorax indigo, à l'aiguillon safran, ni un
cafard, ni un charançon, mais plutôt un
artison, s'avançait, traînant un brin
d'alfa. Il s'approcha, voulant l'aplatir
d'un coup vif, mais l'animal prit son vol,
disparaissant dans la nuit avant qu'il ait
pu l'assaillir.
Il tapota d'un doigt un air martial sur
l'oblong châssis du vasistas.
Il ouvrit son frigo mural, il prit du lait
froid, il but un grand bol. Il s'apaisait.
Il s'assit sur son cosy, il prit un journal
qu'il parcourut d'un air distrait. Il alluma
un cigarillo qu'il fuma jusqu'au bout
quoiqu'il trouvât son parfum irritant. Il
toussa.
Il mit la radio : un air afro-cubain fut
suivi d'un boston, puis un tango, puis un
fox-trot, puis un cotillon mis au goût du
jour. Dutronc chanta du Lanzmann, Barbara un
madrigal d'Aragon, Stich-Randall un air d' Aida.
La
Disparition, 1969.
Ulcérations
(1974) : Les onze lettres les plus fréquentes
dans un texte en langue française un peu
étendu sont celles qui figurent dans le mot ulcérations.
Un poème en ‘ulcérations’ se compose de vers
de onze lettres qui sont tous des anagrammes
de ce mot.
Palindrome.
Voici le début et la fin du palindrome géant Au
moulin d'Andé (1247 mots) :
Trace l'inégal
palindrome. Neige bagatelle, dira Hercule.
Le brut repentir, cet écrit né Perec
ce repentir,
cet écrit, me perturbe le lucre : Haridelle,
ta gabegie ne mord ni la plage ni l'écart.
Le
grand palindrome (1969).
Monovocalisme
en e.
Telles des chèvres en détresse, sept
Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées
de reps grège, descendent lentement West
End Street et prennent sénestrement Temple
Street vers les vertes venelles semées de
hêtres et de frênes près desqelles se
dresse, svelte et empesé en même temps,
l’Evêché d’Exeter. Près de l’entrée des
thermes, des gens s’empressent. Qels
secrets recèlent ces fenêtres scellées ?
– Q’est-ce qe c’est ?
– C’est l’Excellence ! C’est l’Excellence
l’évêqe !
– Z’êtes démente, c’est des vedettes!
bêle, hébétée, qelqe mémère édentée.
– Let’s bet three pence ! C’est Mel Ferrer
! prétend qelqe benêt expert en westerns.
– Mes fesses ! C’est Peter Sellers !
démentent ensemble sept zèbres fervents de
télé.
– Mel Ferrer ! Peter Sellers ! Never !
jette-je, excédé, c’est Bérengère de
Brément-Brévent ! Les Revenentes, 1972.
Tautogramme.
Un tautogramme est une phrase dont tous les
mots commencent par la même lettre.
Ça commença comme ça : certaines calomnies
circulaient concernant cinq conseillers
civils coloniaux : contrats commerciaux
complaisamment conclus, collaborateurs
congédiés, comptabilités complexes
camouflant certains corruptions crapuleuses,
chantages comminatoires, concussions
classiques…Croyant combattre ces charges
confuses, cinquante commissaires-chefs
comiquement conformes (cheveux châtain clair
coupés courts, costume croisé, chemise
couleur chair, cravate café crème,
chaussures cloutées convenablement cirées)
contactèrent certain colonel congolais
causant couramment cubain.
« Cherchez chez Célestin, Cinq Cours
Clémenceau », chuchota ce centenaire
cacochyme constamment convalescent, « car ce
célèbre café-concert contrôle
clandestinement ces combines criminelles. »
Cinq commissaires chevronnés
coururent courageusement Cours Clémenceau.
Cependant, coïncidence curieuse, cinq
catcheurs corpulents, cachés chez Célestins,
complotaient contre cette civilisation
capitaliste complètement corrompue. Ces
citoyens comptaient canarder certain chef
couronné considéré comme coupable.
Commissaires certifiés contre champions
casse-cou : choc colossal ! Ça castagna
copieusement.
Conclusion : cinquante clients
contusionnés, cinq cardiaques commotionnés,
cinq cadavres ! Ce chassé-croisé
cauchemardesque chagrina chacun. Chapitre cent-cinquante-cinq, 1981.
Questions
:
Quel vous paraît être
l'intérêt de ces écritures à contraintes ?
Exercez-vous dans de
courts textes à chacun de ces exercices.