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Jean
GIRAUDOUX
ONDINE
(suite)
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Synopsis
:
[Salle d'honneur dans le palais du roi.]
Le
chambellan prépare la cérémonie qui doit
marquer la présentation d'Ondine à la cour,
"après trois mois de lune de miel".
L'illusionniste offre de présenter le
spectacle de rencontres futures de Hans et
Bertha (scène 1) . Ceux-ci,
d'abord, se croisent sans se voir (scène
2) puis, sur la réclamation de
l'assistance (scène 3), ont un
échange bref au cours duquel le chevalier
demande pardon à Bertha (scène 4).
Encouragé par l'assistance (scène 5),
l'illusionniste présente maintenant une
scène censée devoir se dérouler l'année
suivante : Bertha fait avouer à Hans les
insuffisances d'Ondine en tant que femme de
chevalier et lui fait miroiter sa propre
fidélité (scène 6). En guise
d'intermède, l'illusionniste propose enfin (scène
7) de représenter une courte
scène où Auguste s'assure de la paillette
dans l'œil de Violante (scène 8).
Cependant le chambellan entreprend d'éduquer
Ondine au langage de la cour et ne réussit à
obtenir d'elle que des témoignages de
franchise qui lui assurent la sympathie
amusée du poète et de Bertram mais agacent
Hans. Ondine a reconnu le roi des Ondins
sous le déguisement de l'illusionniste et
lui demande de faire en sorte qu'elle ne
devine plus ce que les autres pensent (scène
9). Présentée au roi, Ondine
manifeste une franchise naïve qui exaspère
le chevalier et dont Bertha essaie de
profiter. Prête dans sa colère à révéler un
secret (scène 10), Ondine
reste seule avec la reine Yseult : celle-ci
lui représente l'étroitesse de l'entendement
masculin et lui conseille de renoncer. Mais
Ondine révèle la vraie nature du pacte
scellé avec le roi des Ondins (Hans mourra
s'il la trompe) et explique à la reine son
projet d'inviter Bertha chez eux afin que,
près d'elle, le chevalier ne l'ait plus dans
ses pensées. Émue, la reine salue "la leçon
d'amour" (scène 11).
Pourtant, l'orgueil de Bertha a raison des
efforts d'Ondine (scène 12), qui
finit par révéler, sous la régie d'un
dernier spectacle de l'illusionniste, que
Bertha est la fille d'Auguste et d'Eugénie.
Brisée, exilée de la cour en raison de son
attitude à l'égard de ses vrais parents (scène
13), Bertha est cependant invitée par
Ondine et Hans dans leur château (scène
14).
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Si l'acte I pourrait être
intitulé "le pacte", celui-ci pourrait être coiffé du
mot "malentendu". En effet, l'enjeu dramatique posé par le
premier se déroule dans celui-ci. La fonction de cet acte II
est donc de poser le vrai problème qui va inéluctablement
séparer Ondine et Hans, même s'il fait rebondir l'intrigue en
révélant le secret de la naissance de Bertha.
Madeleine Ozeray et Louis Jouvet (Théâtre de
l'Athénée, 1939)
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LE TEMPS : UNE
CONCEPTION DU THÉÂTRE :
Le stratagème de
l'illusionniste oppose la vie au théâtre. Le
chambellan le perçoit bien, qui définit
l'entreprise en ces termes : "La vie [est]
un théâtre par trop languissant. Elle manque de
régie à un point incroyable. Je l'ai toujours vu
retarder les scènes à faire, amortir les
dénouements. Ceux qui doivent y mourir d'amour,
quand ils y arrivent, c'est péniblement et dans
leur vieillesse. Puisque j'ai un magicien sous
la main, je vais enfin m'offrir le luxe de voir
se dérouler la vie à la vitesse et à la mesure,
non seulement de la curiosité mais de la passion
humaine..." La scène évite ainsi les temps
morts et les moments nuls : le théâtre resserre la
crise jusqu'à l'incandescence, ce qui n'est pas
sans rappeler l'esprit de l'unité de temps des
dramaturgies classiques (on pense, notamment, à L'Illusion
comique de Corneille). Comme dans cette
pièce, en effet, la régie de l'illusionniste crée
une situation "en abyme" qui installe à deux
reprises le théâtre sur le théâtre : pour deux
scènes entre Bertha et Hans, puis pour un
intermède chanté qui, cette fois, est une analepse.
S'il nous permet d'embrasser
ainsi dix ans, le procédé accuse aussi le
vieillissement soudain des personnages, ce qui,
sur un mode comique, souligne l'éternité d'Ondine
("j'ai quinze ans et je ne mourrai jamais".)
Car, malgré la gravité des enjeux, le tragique est
constamment refusé. Aux effets burlesques du
vieillissement subit, s'ajoute la drôlerie générée
par l'incorrigible franchise d'Ondine : sa
"naïveté", ses mots, son insolence tendre à
l'égard du roi et ses prises de bec avec Bertha
l'investissent en effet d'un rôle majeur qui est
d'apporter la Révélation par-delà les mensonges
humains. La féerie concourt à faire de cet acte un
spectacle total : la capacité d'Ondine à lire dans
les pensées des autres, la régie magique de
l'illusionniste restent d'efficaces moteurs de
l'action, et l'intermède chanté, comme la sombre
menace incarnée par les jets d'eau, témoignent de
la volonté du dramaturge de rafraîchir les
stéréotypes du merveilleux. Mais celui-ci a
beaucoup plus qu'une fonction décorative : il
constitue une vaste métaphore où Giraudoux montre
l'étroitesse et les mensonges du monde humain.
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LA SITUATION DES ACTANTS
:
L'acte II est, à
l'évidence, celui des conflits. Parmi ceux qui, plus
généralement, opposent Ondine au monde humain, il convient de
s'attarder d'abord sur celui qui la confronte à Bertha.
Un tableau pourrait le représenter ainsi :
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ONDINE
Le poète (scène 9),
le Roi (scène 10),
Yseult (scène 11),
Bertram (scène 9)
réunis
par un même souci de vérité
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▶
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HANS |
▶
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BERTHA
Le chambellan,
le reste de la cour
("le grand-maître m'apprend à mentir"
dit Ondine)
réunis
par le mensonge
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Ce tableau met en évidence les « camps
» qui s'organisent et dont Hans est l'enjeu. Il devrait
néanmoins mieux faire apparaître la vraie solitude d'Ondine,
puisque ses adjuvants sont négatifs : la reine Yseult l'invite
à quitter ce monde trop étroit pour elle; la quête d'Ondine
échappe au poète et à Bertram; le Roi n'est qu'un arbitre
humain. Quant à l'illusionniste - oncle d'Ondine -, sa régie
n'est là que pour hâter la déconvenue d'Ondine et la punition
de Hans.
Notre tableau marque surtout l'évolution du
chevalier, au rôle assez maigre ici, justement parce qu'il est
réduit au rôle passif de l'enjeu, comme s'il était incapable
de choisir par la parole entre Ondine et Bertha. C'est
pourtant ici qu'on apprend par la bouche d'Ondine qu'il est
condamné à mort par le pacte au cas où il la tromperait. Les
scènes le font incontestablement évoluer vers Bertha : on note
ses regrets très précoces d'une femme de chevalier qui, comme
elle, réponde au modèle achevé, sa honte devant la cour, sa
vexation d'avoir perdu un peu de son rang. Il ne semble plus
avoir pour Ondine qu'un ton réprobateur, même si la
sollicitude de Bertram avive sa jalousie.
Ondine, consciente de ce mouvement et de ce
qu'il pourrait en coûter à Hans ("Prends garde à l'eau")
est ici tout à fait femme. Tous ergots dressés devant Bertha,
piquante d'ironie et de franchise impassible, elle l'emporte
en s'abaissant la première et, surtout, en offrant
généreusement son hospitalité à Bertha déchue, même si l'on
sait que le calcul est noblement intéressé. Tout laisse à
penser que l'enjeu n'est plus pour elle l'amour de Hans, mais
sa vie.
Bertha révèle enfin sa vraie nature ; elle
prépare silencieusement sa vengeance en discréditant Ondine
auprès de Hans, et voudrait profiter abusivement de ce qu'elle
croit être sa victoire. Soudain déchue, elle se refuse à
reconnaître ses parents et considère sa vie finie parce
qu'elle a perdu son rang. Bertha est ainsi dans la pièce la
seule représentante du sexe féminin à être "aliénée" dans la
société de l'homme : femme, elle rêve surtout d'être "femme de
chevalier".
Ainsi c'est par un renversement de
situation que s'achève cet acte. Pourtant, rien ne permet de
voir le chevalier se rapprocher vraiment d'Ondine. Celle-ci ne
tire d'ailleurs aucune victoire de la faiblesse de sa rivale,
conseillant au contraire pathétiquement à Hans de se
méfier de l'eau.
L'HOMME ET LA NATURE :
CONNIVENCES ET RUPTURES.
La fonction de l'acte
II est de poser le vrai problème, que l'acte I ne
contenait qu'en germe : si l'union de Hans et
d'Ondine est impossible, c'est qu'un double
frontière les sépare : leur monde et leur sexe. Il
faut une longue scène, grave et pénétrée (scène 11)
pour qu'à travers la reine Yseult, Giraudoux se
fasse l'écho de cette pensée romantique et féministe
: la femme seule a su garder des contacts
privilégiés avec l'âme générale de la Nature. Le
dramaturge reçoit ici l'influence de certains
romantiques allemands (Kleist, Kätchen von
Heilbronn) et aussi de Jacques Cazotte
(l'aventure de Biondetta dans Le Diable
amoureux). R.M. Albérès peut écrire : Au
lieu de montrer Ondine en quête d'une âme, [Giraudoux]
montre au contraire l'homme asphyxié dans le
milieu humain et privé de liaisons avec l'âme
universelle.
Les premières scènes nous
montrent le refus d'Ondine de s'adapter aux valeurs
mondaines de la cour, toutes régies par le mensonge.
Bertha et le chevalier y évoluent au contraire avec
aisance et celle-ci va même jusqu'à considérer sa
vie finie parce qu'elle y a perdu son rang. Nous
sentons pathétiquement Ondine se raccrocher aux
seuls êtres qui lui semblent vrais (Bertram, le Roi,
Yseult, le poète), et c'est d'ailleurs la vérité
que, sans malignité, elle fait toujours éclater (la
verrue du Roi, la laideur du poète, les pensées et,
pour finir, l'origine de Bertha).
Mais le propos de Giraudoux
se révèle plus profond dans la scène 11, où nous
comprenons par les paroles d'Yseult - ici
initiatrice - que l'échec d'Ondine tient à l'orgueil
de l'homme : « L'homme a voulu son âme à soi. Il a
morcelé stupidement l'âme générale. » Le femme
qu'incarne Ondine semble plus apte, au contraire, à
se fondre à l'âme de la Nature. Yseult elle-même
peut en être un exemple, d'autant qu'elle forme avec
le Roi un couple miraculeux. L'univers de Giraudoux
révèle ici son essentialisme : Ondine est l'Absolu,
et Yseult exprime bien le malentendu qui a porté
Hans vers elle : « Tu es la clarté, il a aimé une
blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle. Tu
es l'aventure, il aimé une aventure. »
De ce monde trop étroit, aux âmes trop
petites, Ondine ne veut pas entendre parler. La
scène 11 est aussi la "leçon d'amour" que salue la
reine Yseult : si les hommes détestent la
transparence, alors Ondine saura tricher. La nixe
signale ici une volonté rédemptrice, rôle essentiel
que, dans l'esprit des Romantiques, la femme peut
s'assigner dans ce monde à l'égard de l'homme. Dans
ce même esprit, André Breton pouvait entonner dans Arcane
17 son appel vibrant à la "femme-enfant" qui
régénérerait le monde. Au-dessus des morales
proprement humaines, s'instaure ainsi pour quelques
êtres une morale de communion, dont l'acte III d'Ondine
révélera la grandeur.
Mais l'acte II a déjà sonné le glas de
cet espoir. Ondine n'est plus que l'épouse inquiète
du sort de celui qu'elle a indirectement condamné.
Le spectateur ne met plus son attente que dans les
mensonges par lesquels il faudra le sauver.
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