AUX SOURCES DE LORENZACCIO |
I. Benedetto
VARCHI (1502-1563) CHRONIQUES FLORENTINES
Livre XV |
[Nous publions ci-dessous la traduction du
passage des Chroniques florentines de Varchi relatif au meurtre du
duc Alexandre de Médicis par Lorenzo. Ces Chroniques ne furent publiées qu'en 1723. C'est George Sand, on le sait, qui
s'en inspira la première pour composer son récit Une
conspiration en 1537. Elle fit ensuite cadeau de l'idée à Musset, qui
consulta lui aussi de près le texte de Varchi. On verra ici comment il est
resté fidèle à un certain nombre de détails concernant les préparatifs du meurtre,
mais on appréciera surtout la distance qu'il a prise à l'égard du réalisme de Varchi
dans la représentation de son exécution.]
La nuit
était venue que le destin avait marquée pour
être celle de la mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut
entre cinq et six heures, le samedi d'avant l'Épiphanie, et
le 6 janvier de l'année 1536 (selon la manière de
compter le temps des Florentins, qui prennent pour la
première heure du jour celle qui suit le coucher du soleil).
Le duc n'avait pas encore achevé sa vingt-sixième
année. Cette mort, dont on a parlé et
écrit diversement, je la raconterai avec la plus
entière véracité, en ayant entendu le
récit de la bouche même de Lorenzo, dans la villa
Paluello, située à huit milles de Padoue, ainsi
que de la bouche même de Scoronconcolo, dans la maison des
Strozzi à Venise. Si l'on peut parler d'un tel fait avec
certitude, c'est assurément lorsqu'on le tient de ces
hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils l'aient voulu raconter
sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait. Mais il est
nécessaire de commencer par donner quelques
détails sur la vie et les mœurs dudit Lorenzo.
Il naquit
à Florence en 1514, le 24 mars. Son père
était Pierre-François de Médicis, fils
de Lorenzo et petit-neveu de Lorenzo, frère de Cosme; et sa
mère, madame Marie, fille de Thomas Soderini, fils de
Paul-Antoine. Cette femme, d'une rare prudence et bonté,
ayant perdu son mari quand Lorenzo était encore en bas
âge, fit élever cet enfant avec tous les soins
imaginables. Lorenzo manifesta une intelligence incroyable dans ses
études; mais à peine fut-il sorti de la tutelle
de sa mère et de ses maîtres, qu'il
commença à montrer un esprit inquiet, insatiable,
et désireux de mal faire. Après avoir pris des
leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se
railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines. Au lieu
de rechercher ses égaux, il se lia de
préférence avec des gens au-dessous de lui et qui
non seulement lui témoignaient du respect, mais se faisaient
ses âmes damnées. Il se passait toutes ses envies,
surtout en affaires d'amour, sans égard pour le sexe,
l'âge et la condition des personnes. Il caressait tout le
monde, et, au fond, méprisait tous les hommes. Son
appétit de célébrité
était étrange, et il ne laissait pas
échapper une seule occasion, tant en actions qu'en paroles,
d'acquérir la réputation d'homme galant ou
spirituel. Comme il était délicat et maigre de
corps, on l'appelait Lorenzino. Il ne riait point, et souriait
seulement. Bien qu'il fût plutôt
agréable que beau, ayant le visage brun et l'air
mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa petite
jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha
point, comme il l'a dit lui-même après la mort du
duc Alexandre, de concevoir la pensée de tuer le
Saint-Père. Il conduisit François, fils de
Raphaël de Médicis, compétiteur du pape,
jeune homme instruit et de grande espérance, à un
tel état de ruine, que ce malheureux, devenu la fable de la
cour de Rome, fut considéré comme fou et
renvoyé à Florence. Dans le même
temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et devint un
objet de haine pour le peuple romain : on trouva un matin, sur l'Arc de
Constantin et en d'autres lieux de la ville, quantité de
figures antiques privées de leurs têtes.
Clément en ressentit tant de colère, qu'il
déclara, ne pensant guère à Lorenzo,
que l'auteur de ce délit serait pendu par le cou, sans forme
de procès, quel qu'il fût, à moins
pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être
le coupable. Le cardinal, ayant découvert que l'auteur
était Lorenzo, s'en alla intercéder en sa faveur
près du Saint-Père, en le représentant
comme un jeune amateur passionné d'objets d'art,
à l'exemple de leurs aïeux les Médicis.
A grand-peine, le cardinal réussit à calmer le
ressentiment du pape, qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa
maison. Ledit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si on l'y
reprenait, par deux décrets dont un
émané du tribunal de Caporioni,
et Messer François-Marie Molza, homme de grande
éloquence, versé dans les lettres grecques,
latines et italiennes, prononça, dans l'Académie
romaine, un discours où il accabla Lorenzo des plus belles
malédictions qu'il put trouver en latin.
Lorenzo,
étant retourné à Florence, se mit
à faire sa cour au duc Alexandre, et il sut si bien feindre,
si bien complaire au duc en toutes choses, qu'il alla
jusqu'à lui persuader que, pour le service de ce prince, il
jouait le rôle d'espion; et, en effet, il entretenait des
relations secrètes avec les bannis, et chaque jour il
communiquait au duc quelque lettre de ces bannis; et comme il se
montrait lâche au point de n'oser ni porter ni toucher une
arme, ni même en entendre parler, le duc s'amusait beaucoup
de sa poltronnerie. Tant parce que Lorenzo étudiait et
lisait, que parce qu'il allait souvent seul et paraissait
mépriser la fortune et les honneurs, le duc l'appelait le
Philosophe, tandis que d'autres le connaissant mieux le nommaient Lorenzaccio.
En toute occasion, Alexandre le favorisait, et
particulièrement contre son second cousin Cosme, auquel le
duc portait une haine extrême, dont l'origine, outre leur
complète dissemblance de mœurs et de
caractères, était un procès important
que Cosme avait intenté à ce prince, touchant
l'héritage de leurs ancêtres. De toutes ces
choses, il arriva que le duc prit une confiance extrême en
Lorenzo, et qu'il se servit de lui comme d'entremetteur près
des femmes, tant religieuses que laïques, vierges,
mariées ou veuves, nobles ou roturières, jeunes
ou expérimentées; et non content de cela, il
voulut encore que Lorenzo lui procurât une sœur de
sa mère du côté paternel, jeune femme
d'une merveilleuse beauté, mais aussi honnête que
belle, laquelle était mariée à
Léonard Ginori et demeurait non loin de la porte de
derrière du palais de Médicis.
Lorenzo, qui
attendait une occasion de ce genre, fit entendre au duc que
l'entreprise offrirait des difficultés, mais qu'il ferait
son possible pour réussir, disant qu'en somme toutes les
femmes étaient femmes, et que, d'ailleurs, le mari de
celle-ci se trouvait fort à propos à Naples dans
le moment présent pour des affaires embarrassées,
car il avait dissipé son bien. Quoique Lorenzo
n'eût parlé de rien à sa tante, il ne
laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et qu'il la trouvait
rebelle; mais que pourtant il viendrait à bout de la
séduire et de l'obliger à condescendre
à leurs désirs. Tandis qu'il amusait ainsi le
duc, il travaillait l'esprit d'un certain Michel del Tovalaccino,
surnommé Scoronconcolo, auquel il avait fait obtenir
grâce de la vie, pour un homicide par lui commis; et,
raisonnant avec cet homme, il se plaignait à lui d'un
courtisan qui, disait-il, l'avait offensé sans raison, et
s'était joué de lui, et il ajoutait que par le
ciel !... Mais Scoronconcolo, l'interrompant, lui dit tout a coup :
« Nommez-le seulement, et laissez-moi faire; il ne vous
donnera plus d'ennui. » Il le supplia de dire qui
était son ennemi; à quoi Lorenzo
répondit : « Hélas ! je ne le puis :
c'est un favori du duc. — Qui que ce soit, dites toujours,
» reprenait Scoronconcolo; et dans le langage dont se servent
habituellement les spadassins de cette espèce, il
s'écria : « Je le tuerai, quand ce serait le
Christ ! »
Voyant, par
là, que ses manœuvres réussissaient,
Lorenzo emmena un jour cet homme dîner avec lui, comme il le
faisait souvent, malgré les remontrances de sa
mère, et il dit à Scoronconcolo : « Or
çà, puisque tu me promets si
résolument de m'assister, je crois que tu ne me manqueras
pas, comme, de mon côté, je te rendrai service en
tout ce qui dépendra de moi, et je suis satisfait de tes
offres que j'accepte. Mais je veux être de la partie, et afin
que nous puissions faire le coup et nous sauver après,
j'aviserai à conduire mon ennemi dans un lieu où
nous ne courrons aucun risque, et je suis sûr que nous
réussirons. » Comme la nuit que j'ai dite plus
haut parut à Lorenzo le moment favorable, d'autant que le
seigneur Alexandre Vitelli se trouvait parti ce jour-là pour
Città-di-Castello, il parla bas à l'oreille du
duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des promesses
d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc
pouvait venir seul, à l'heure convenue et avec
précaution, dans sa chambre à lui, Lorenzo, en
prenant garde, pour l'honneur de la dame, que personne ne le
vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que le prince
y serait, incontinent il irait chercher Catherine Ginori. Le duc ayant
mis un grand vêtement de satin, à la napolitaine
et garni de zibeline, au moment de prendre ses gants, qui
étaient les uns de mailles et les autres de peau
parfumée, réfléchit un peu et dit :
« Lesquels prendrai-je, ceux de guerre ou ceux de bonne
fortune ? » Quand il eut pris ceux-ci, le duc sortit
accompagné seulement de trois personnes, Giomo le Hongrois,
le capitaine Justinien de Cesena, et un officier de bouche
nommé Alexandre. Arrivé sur la place de
Saint-Marc, où il était venu pour ne pas
être épié, il les congédia,
disant qu'il voulait aller seul, et il ne retint avec lui que le
Hongrois, lequel entra dans la maison des Sostegni,
située presque en face de celle de Lorenzo, avec l'ordre du
prince de ne bouger ni se montrer, quelque personne qu'il vît
entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant demeuré
là un bon bout de temps, retourna au palais et s'endormit
dans l'appartement du duc. En arrivant dans la chambre de Lorenzo,
où un grand feu était allumé, le
prince ôta son épée. Tandis qu'il se
couchait sur le lit, Lorenzo s'empara de l'épée,
en lia prestement la garde avec le ceinturon, de manière
à empêcher la lame de sortir aisément
du fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en disant au duc de
se reposer; après quoi il sortit, et laissa retomber
derrière lui la porte, qui était de celles qui se
ferment d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et
d'un air tout à fait content : « Frère,
lui dit-il, voici le moment; j'ai enfermé mon ennemi dans ma
chambre, et il dort. — Allons-y »,
répondit Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier, Lorenzo
se retourna et dit : « Ne t'inquiète pas si c'est
un ami du duc; et tâche de bien faire. — Ainsi
ferai-je, répondit l'ami, quand ce serait le duc
lui-même. — Grâce à notre
embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux, il ne peut plus nous
échapper; marchons. — Marchons donc, »
répondit Scoronconcolo.
Lorsqu'il eut
soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit pas du premier
coup, Lorenzo entra dans la chambre, et dit : « Seigneur,
dormez-vous ? » Prononcer ces mots et percer le duc de part en
part d'un coup de dague, fut une seule et même chose. Cette
blessure était mortelle, car elle avait traversé
les reins et perforé cette membrane appelée
diaphragme, qui, semblable à une ceinture, divise le corps
humain en deux parties, l'une supérieure où se
trouvent le cœur et les autres organes du sentiment, l'autre
inférieure où sont le foie et les organes de la
nutrition et de la génération. Le duc, qui
dormait ou feignait de dormir, se tenait le visage tourné
vers le fond. Il bondit sur le lit en recevant cette blessure, et
sortit du côté de la ruelle, cherchant
à gagner la porte, et se faisant un bouclier d'un escabeau
qu'il avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade au visage
qui lui fendit la tempe et une grande partie de la joue gauche. Lorenzo
le repoussa sur le lit et l'y tint renversé en pesant sur
lui de tout le poids de son corps; et afin de l'empêcher de
crier, lui serra la bouche avec le pouce et l'index de sa main gauche,
en lui disant : « Seigneur, n'en doutez pas. »
Alors le duc, se débattant comme il pouvait, prit entre ses
dents le pouce de Lorenzo et le serra avec une telle rage que Lorenzo,
tombant sur lui, appela Scoronconcolo à son aide. Celui-ci
courait d'un côté et de l'autre, et il ne pouvait
atteindre le duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le
duc tenait étroitement embrassé. Scoronconcolo
essaya d'abord de faire passer son épée entre les
jambes de Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le
matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait par hasard sur lui, et
l'ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya si fort
que le duc fut égorgé. Après sa mort,
ils lui firent encore quelques blessures qui versèrent tant
de sang que la chambre en devint comme un lac. C'est une chose
à remarquer, que pendant tout ce temps, où il
était tenu par Lorenzo et où il voyait
Scoronconcolo tourner et se démener pour le tuer, le duc ne
poussa ni un cri ni une plainte, et ne lâcha point ce doigt
qu'il serrait entre ses dents avec fureur. En mourant, il avait
glissé à terre; ses meurtriers le
relevèrent tout souillé de sang, et l'ayant
posé sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la tenture
qu'il avait fermée lui-même avant de s'endormir ou
d'en faire semblant. On a supposé qu'il s'était
ainsi enfermé à dessein, parce que, sachant bien
qu'il était incapable d'en user convenablement avec cette
Catherine qu'il attendait, laquelle passait pour une personne savante
et d'esprit, il voulait éviter, par ce moyen, les
préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il vit le
duc en l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer qu'on
n'avait rien entendu que pour se reposer et reprendre ses esprits, car
il se sentait rompu et accablé de fatigue, se mit
à l'une des fenêtres qui donnaient sur la Via
Larga. Quelques personnes de la maison avaient entendu du bruit et des
trépignements de pieds, entre autres madame Marie,
mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était
ému, car depuis longtemps, et par précaution,
Lorenzo avait pris l'habitude d'amener dans cette chambre, comme font
parfois les mauvais plaisants, une troupe de gens qui feignaient de se
quereller et couraient çà et là criant
: « Frappe-le ! tue-le ! Ah ! traître, tu m'as
tué ! » et autres vociférations
semblables.
II.
Marguerite
de NAVARRE
L'HEPTAMERON (1559) Deuxième
journée, douzième nouvelle
(orthographe non modernisée) |
Le duc de Florence, n'ayant jamais peu faire entendre à une dame l'affection qu'il luy portoit, se decouvrit à un gentil homme frere d'elle, et le pria l'en faire jouyr : ce qu'après plusieurs remontrances au contraire, luy accorda de bouche seulement; car il le tua dedans son lit, à l'heure qu'il esperoit avoir victoire de celle qu'il avoit estimée invincible. Et ainsi, delivrant sa patrie d'un tel tyran, sauva sa vie et l'honneur de sa maison.
Depuis dix ans en ça, en la
ville de Florence, y avoit un duc de la maison de Medicis, lequel avoit
espousé madame Marguerite, fille bastarde de l'Empereur. Et, pour ce qu'elle
estoit encores si jeune, qu'il ne luy estoit licite de coucher avecq elle,
actendant son aage plus meur, la traicta fort doulcement; car, pour l'espargner,
fut amoureux de quelques autres dames de la ville que la nuict il alloit
veoir, tandis que sa femme dormoit. Entre autres, le fut d'une fort belle,
saige et honneste dame, laquelle estoit seur d'un gentil homme que le duc
aymoit comme luy-mesme, et auquel il donnoit tant d'autorité en sa maison,
que sa parolle estoit obeye et craincte comme celle du duc. Et n'y avoit
secret en son cueur qu'il ne luy declarast, en sorte que l'on le pouvoit
nommer le second luy-mesmes.
Et voyant le duc sa seur estre
tant femme de bien qu'il n'avoit moien de luy declairer l'amour qu'il luy
portoit, après avoir cherché toutes occasions à luy possibles, vint à ce
gentil homme qu'il aymoit tant, en luy disant : « S'il y avoit chose en ce
monde, mon amy, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrois à vous
declarer ma fantaisye, et encores plus à vous prier m'y estre aydant. Mais
je vous porte tant d'amour, que, si j'avois femme, mere ou fille qui peust
servir à saulver vostre vie, je les y emploirois, plustost que de vous
laisser mourir en torment; et j'estime que l'amour que vous me portez est
reciprocque à la mienne; et que si moy, qui suys vostre maistre, vous
portois telle affection, que pour le moins ne la sçauriez porter moindre.
Parquoy, je vous declaireray un secret, dont le taire me met en l'estat que
vous voyez, duquel je n'espere amandement que par la mort ou par le service
que vous me pouvez faire.»
Le gentil homme, oyant les raisons
de son maistre, et voyant son visaige non fainct, tout baigné de larmes, en
eut si grande compassion, qu'il luy dist : « Monsieur, je suis vostre creature;
tout le bien et l'honneur que j'ay en ce monde vient de vous : vous pouvez
parler à moy comme à vostre ame, estant seur que ce qui sera en ma puissance
est en vos mains.» A l'heure, le duc commença à luy declairer l'amour qu'il
portoit à sa seur, qui estoit si grande et si forte, que, si par son moyen
n'en avoit la jouissance, il ne voyoit pas qu'il peust vivre longuement. Car
il sçavoit bien que envers elle prieres ne presens ne servoient de riens.
Parquoy, il le pria que, s'il aymoit sa vie autant que luy la sienne, luy
trouvast moyen de luy faire recouvrer le bien que sans luy il n'esperoit
jamais d'avoir. Le frere, qui aymoit sa seur et l'honneur de sa maison plus
que le plaisir du duc, luy voulut faire quelque remonstrance, luy suppliant
en tous autres endroictz l'employer, horsmys en une chose si cruelle à luy,
que de pourchasser le deshonneur de son sang; et que son sang, son cueur ne
son honneur ne se povoient accorder à luy faire ce service. Le duc, tout
enflambé d'un courroux importable, mint le doigt à ses dentz, se mordant l'ungle,
et luy respondit par une grande fureur : « Or bien, puisque je ne treuve en
vous nulle amityé, je sçay que j'ay à faire.» Le gentil homme, congnoissant
la cruaulté de son maistre, eut craincte et luy dist: « Mon seigneur, puis
qu'il vous plaist, je parleray à elle et vous diray sa reponse.» Le duc luy
respondit, en se departant : « Si vous aymez ma vie, aussi feray-je la vostre.»
Le gentil homme entendit bien que ceste parolle vouloit dire. Et
fut ung jour ou deux sans veoir le duc, pensant à ce qu'il avoit à faire.
D'un costé, luy venoit au devant l'obligation qu'il devoit à son maistre,
les biens et les honneurs qu'il avoit receuz de luy; de l'autre costé,
l'honneur de sa maison, l'honnesteté et chasteté de sa seur, qu'il sçavoit
bien jamais ne se consentir à telle meschanceté, si par sa tromperie elle n'estoit
prinse ou par force; chose si estrange que à jamays luy et les siens en
seroient diffamez. Si print conclusion de ce different, qu'il aymoit mieulx
mourir que de faire ung si meschant tour à sa seur, l'une des plus femmes de
bien qui fust en toute l'Italie; mais que plustost debvoit delivrer sa
patrye d'un tel tyran, qui par force vouloit mettre une telle tache en sa
maison; car il tenoit tout asseuré que, sans faire mourir le duc, la vie de
luy et des siens n'estoit pas asseurée. Parquoy, sans en parler à sa seur,
ny à creature du monde, delibera de saulver sa vie et venger sa honte par
ung mesme moyen. Et, au bout de deux jours, s'en vint au duc et luy dist
comme il avoit tant bien practicqué sa seur, non sans grande peyne, que à la
fin elle s'estoit consentye à faire sa volunté, pourveu qu'il luy pleust
tenir la chose si secrette, que nul que son frere n'en eust congnoissance.
Le duc, qui desiroit ceste nouvelle, la creut facillement. Et, en
ambrassant le messaigier, luy promectoit tout ce qu'il luy sçauroit
demander; le pria de bien tost executer son entreprinse, et prindrent le
jour ensemble. Si le duc fut ayse, il ne le fault poinct demander. Et, quand
il veid approcher la nuict tant desirée où il esperoit avoir la victoire de
celle qu'il avoit estimée invincible, se retira de bonne heure avecq ce
gentil homme tout seul; et n'oblia pas de s'acoustrer de coeffes et chemises
perfumées le mieulx qu'il luy fut possible. Et, quant chascun fut retiré,
s'en alla avecq ce gentil homme au logis de sa dame, où il arriva en une
chambre bien fort en ordre. Le gentil homme le despouilla de sa robbe de
nuict et le meyt dedans le lict, en luy disant : « Mon seigneur, je vous vois
querir celle qui n'entrera pas en ceste chambre sans rougir; mais j'espere
que, avant le matin, elle sera asseurée de vous.» Il laissa le duc et s'en
alla en sa chambre, où il ne trouva que ung seul homme de ses gens, auquel
il dist : « Aurois-tu bien le cueur de me suyvre en ung lieu où je me veulx
venger du plus grand ennemy que j'aye en ce monde ? » L'autre, ignorant ce
qu'il vouloit faire, luy respondit : « Ouy, Monsieur, fust-ce contre le duc
mesmes.» A l'heure le gentil homme le mena si soubdain, qu'il n'eut loisir
de prendre autres armes que ung poignart qu'il avoit. Et, quant le duc l'ouyt
revenir, pensant qu'il luy amenast celle qu'il aymoit tant, ouvrir son
rideau et ses oeilz, pour regarder et recepvoir le bien qu'il avoit tant
actendu; mais, en lieu de veoir celle dont il esperoit la conservation de sa
vie,va veoir la precipitation de sa mort, qui estoit une espée toute nue que
le gentil homme avoit tirée, de laquelle il frappa le duc qui estoit tout en
chemise; lequel, denué d'armes et non de cueur, se mest en son seant, dedans
le lict, et print le gentil homme à travers le corps, en luy disant : « Est-ce cy la promesse que vous me tenez ?
» Et, voiant qu'il n'avoit autres armes que
les dentz et les ongles, mordit le gentil homme au poulce, et à force de
bras se defendit, tant que tous deux tomberent en la ruelle du lict. Le
gentil homme, qui n'estoit trop asseuré, appela son serviteur; lequel,
trouvant le duc et son maistre si liez ensemble qu'il ne sçavoit lequel
choisir, les tira tous deux par les piedz, au milieu de la place, et avecq
son poignard s'essaya à couper la gorge du duc, lequel se defendit jusques
ad ce que la perte de son sang le rendist si foible qu'il n'en povoit plus.
Alors le gentil homme et son serviteur le meirent dans son lict, ou à coups
de poignart le paracheverent de tuer. Puis tirans le rideau, s'en allerent
et enfermerent le corps mort en la chambre.
Et, quant il se
veid victorieux de son grand ennemy, par la mort duquel il pensoit mettre en
liberté la chose publicque, se pensa que son euvre seroit imparfaict, s'il
n'en faisoit autant à cinq ou six de ceulx qui estoient les prochains du
duc. Et, pour en venir à fin, dist à son serviteur, qu'il les allast querir
l'un après l'autre, pour en faire comme il avoit faict au duc. Mais le
serviteur, qui n'estoit ne hardy ne fol, luy dist : « Il me semble, monsieur,
que vous en avez assez faict pour ceste heure, et que vous ferez mieulx de
penser à saulver vostre vie, que de la vouloir oster à aultres. Car, si nous
demeurions autant à deffaire chascun d'eulx, que nous avons faict à deffaire
le duc, le jour descouvriroit plustost nostre entreprinse, que ne l'aurions
mise à fin, encores que nous trouvassions noz ennemys sans deffense.» Le
gentil homme, la mauvaise conscience duquel le rendoit crainctif, creut son
serviteur, et, le menant seul avecq luy, s'en alla à ung evesque qui avoit
la charge de faire ouvrir les portes de la ville et commander aux postes. Ce
gentil homme luy dist : « J'ay eu ce soir des nouvelle que ung mien frere est
à l'article de la mort; je viens de demander mon congé au duc, lequel le m'a
donné: parquoy, je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaulx,
et au portier de la ville m'ouvrir.» L'evesque, qui n'estimoit moins sa
priere que le commandement du duc son maistre, luy bailla incontinant ung
bulletin, par la vertu duquel la porte luy fut ouverte et les chevaulx
baillez, ainsi qu'il demandoit. Et, en lieu d'aller voir son frere, s'en
alla droict à Venise, où il se feyt guerir des morsures que le duc luy avoit
faictes, puis s'en alla en Turquie.
Le matin, tous les serviteurs du
duc, qui le voyoient si tard demorer à revenir, soupsonnerent bien qu'il
estoit allé veoir quelque dame; mais, voyans qu'il demeuroit tant,
commencerent à le chercher par tous costez. La pauvre duchesse, qui
commençoit fort à l'aymer, sçachant qu'on ne le trouvoit poinct, fut en
grande peyne. Mais, quant le gentil homme qu'il aymoit tant ne fut veu non
plus que luy, on alla en sa maison le chercher. Et, trouvant du sang à la
porte de sa chambre, l'on entra dedans; mais il n'y eut homme ne serviteur
qui en sceust dire nouvelles. Et, suivans les trasses du sang, vindrent les
pauvres serviteurs du duc à la porte de la chambre où il estoit qu'ilz
trouverent fermée; mais bien tost eurent rompu l'huys. Et, voyans la place
toute plaine de sang, tirerent le rideau du lict et trouverent le pauvre
corps, endormy, en son lict, du dormir sans fin. Vous pouvez penser quel
deuil menerent ses pauvres serviteurs, qui apporterent le corps en son
pallais, où arriva l'evesque, qui leur compta comme le gentil homme estoit
party la nuict en dilligence, soubz couleur d'aller veoir son frere. Parquoy
fut congneu clairement que c'estoit luy qui avoit faict ce meurdre. Et fut
aussy prouvé que sa pauvre seur jamais n'en avoit oy parler; laquelle,
combien qu'elle fust estonnée du cas advenu, si est-ce qu'elle en ayma
davantaige son frere, qui n'avoit pas espargné le hazard de sa vie, pour la
delivrer d'un si cruel prince ennemy. Et continua de plus en plus sa vie
honneste en ses vertuz, tellement que, combien qu'elle fust pauvre, pour ce
que leur maison fut confisquée, si trouverent sa seur et elle des mariz
autant honnestes hommes et riches qu'il y en eust poinct en Itallie; et ont
toujours depuis vescu en grande et bonne reputation.
« Voylà, mes
dames, qui vous doibt bien faire craindre ce petit dieu, qui prent son
plaisir à tormenter autant les princes que les pauvres, et les fortz que les
foibles, et qui les aveuglit jusque là d'oblier Dieu et leur conscience, et
à a fin leur propre vie. Et doibvent bien craindre les princes et ceulx qui
sont en auctorité, de faire desplaisir à moindres que eulx; car il n'y a nul
qui ne puisse nuyre, quand Dieu se veult venger du pecheur, ne si grand qui
sceust mal faire à celuy qui est en sa garde. »
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