LORENZACCIO
(II) :
LES ÉNIGMES DU MOI |
La psychologie moderne n'a pas attendu Freud pour deviner
les opacités de la conscience et mettre en doute la belle
maîtrise de soi dont pouvaient se targuer les classiques.
« Je suis maître de moi
comme de l'univers »,
peut prétendre l'Auguste de Corneille : ses propos
résonnent en effet sur les scènes du Grand Siècle où la
monarchie s'appuie tout entière sur un édifice
rationaliste. Éclairée par le bon sens de Descartes, la
connaissance croit pouvoir compter sur une approche de
plus en plus claire de la personne, alors que, déjà, les
divers courants de l'esthétique baroque tendent les
miroirs et les chausse-trapes où les profondeurs de l'être
révèlent toutes leurs énigmes. Il appartenait ainsi
davantage au Romantisme de représenter ces doutes au
moment où la désillusion a gagné la scène politique et où
l'être, penché sur ses gouffres, cède complaisamment au
vertige. Les drames de Musset exploitent particulièrement
ce territoire, et surtout Lorenzaccio, où la
personne de l'auteur transparaît souvent de manière
évidente derrière le personnage.
L'énigme
Lorenzo
Si l'on se demande quel est le problème central de Lorenzaccio
(est-ce le caractère indélébile des traces que la débauche
laisse dans le cœur du débauché ? le vice qui stérilise
l'âme et tue la faculté d'agir ? est-ce la nostalgie de la
pureté ?), on s'aperçoit que tous ces thèmes sont bien
traités par Musset, mais qu'ils comptent moins que celui de
l'unité brisée. Le héros est habité par une angoisse
fondamentale qui ne lui permet pas de s'éprouver identique à
lui-même. Ce qu'il recherche dans le meurtre d'Alexandre,
c'est sans doute le salut de sa patrie, l'estime des hommes
libres, l'apaisement de sa conscience et la louange de la
postérité. Mais c'est, avant tout cela, un acte unificateur
qui le constituera en personne cohérente (il parle ainsi du
meurtre d'Alexandre comme de « [s]es noces »).
Pourtant Lorenzo est trop assailli de doutes pour recouvrer
l'unité perdue. Comme le note Claude Roy, cet « agent double
de la liberté » est « rongé par le personnage qu'il simule
». La duplicité semble être le maître mot de tout cela : le
double jeu de Lorenzo est plus qu'une posture stratégique.
Il correspond à l'être profond du personnage, déchiré entre
des inclinations contradictoires et, du coup, constamment
énigmatique aux yeux du spectateur, alors même que celui-ci
est prévenu de son masque.
Qui est Lorenzo ? Il nous faut, pour répondre,
envisager plusieurs niveaux de perception, qui tiennent à la
conduite de l'enjeu dramatique.
pour son entourage, d'abord, jusqu'à
l'accomplissement de son meurtre, Lorenzo est Lorenzaccio,
c'est-à-dire le complice abject des débauches d'Alexandre.
Dans ce surnom péjoratif, entre aussi le mépris que méritent
aux yeux de tous la lâcheté et le blasphème. A vrai dire,
dans cette unanimité, il faut tenir compte de quelques
exceptions dont le rôle est de fortifier l'incertitude du
spectateur. Le cardinal Cibo, par exemple, se montre peu
enclin à être la dupe de la comédie jouée par Lorenzo : il
ne croit pas à son évanouissement devant l'épée du duc («Vous
croyez à cela, Altesse ? [...] Cela est bien fort »)
et il semble s'être tôt avisé du danger que Lorenzo
représente, voire du complot qu'il fomente. Giomo fait état,
quant à lui, de vieux soupçons qui se rouillent de temps en
temps dans sa tête (II, 6), et Scoronconcolo a deviné, à
l'agitation de son maître, qu'il a « un
ennemi » (III, 1). Des échos
d'un autre Lorenzo nous parviennent aussi : l'oncle Bindo
rappelle les armes qu'il a faites à Rome; Marie,
surtout, nous parle en mère d'un autre Lorenzo, sage et
studieux, « un saint amour de
la vérité brillant sur ses lèvres »
(I, 6). Philippe Strozzi, avant d'être, le premier, informé
par Lorenzo lui-même de la comédie qu'il joue, s'adresse
curieusement à lui dans son désarroi, sollicitant l'homme
sous l'histrion : n'avait-il donc pas déjà percé à jour sa «
hideuse comédie » ? (III,
3).
La personnalité de Lorenzo est soumise ainsi à un feu
croisé de projecteurs différents : il est révélé par son
discours mais aussi par ses comportements et par les
portraits que dessinent de lui les autres personnages. Une
onomastique variée traduit cette complexité. Au Lorenzaccio
du peuple florentin s'opposent les diminutifs affectueux ou
moqueurs du duc : Renzo, Renzino ou Lorenzetta.
Ce dernier surnom met l'accent sur une certaine ambiguïté
sexuelle de leur relation (le duc appelle Lorenzo «
mignon », et
souvenons-nous qu'on aperçoit les deux hommes à l'acte I
déguisés en religieuses). Renzo, c'est aussi
l'expression d'une autre tendresse, maternelle celle-là :
Marie la réserve au Lorenzo d'autrefois, qui continue à lui
apparaître. Enfin notre personnage semble constamment
mériter son prénom avec le seul Philippe, garant de la vertu
républicaine, qui saura saluer en lui «
un nouveau Brutus ». Le
souvenir de Brutus, qui assassina le tyran Tarquin après
avoir longtemps simulé la folie, se superpose d'ailleurs au
héros et constitue pour le spectateur, dans sa récurrence,
un signe annonciateur : « Catherine,
lis-moi l'histoire de Brutus »,
demande Lorenzo à sa tante (II, 4), au moment où Marie
évoque l'apparition du jeune homme qu'il était autrefois.
pour le lecteur-spectateur un peu attentif,
en effet, le masque dont s'affuble Lorenzo tombe plus vite. En
dehors des avertissements que sèment les personnages évoqués
plus haut, le lecteur saura relever les propos à double sens
de Lorenzo lui-même : « Si vous saviez comme cela est aisé de
mentir impudemment au nez d'un butor », lance-t-il insolemment
au duc (II, 4). Devant le peintre Tebaldeo Freccia (II, 2),
l'interrogatoire mené par Lorenzo est plus révélateur encore
des vrais mobiles qui l'animent : « Es-tu boiteux de naissance
ou par accident ? » s'enquiert-il malignement, pour souligner
qu'en effet l'idéalisme esthétique prôné par le peintre cadre
bien peu avec le contexte corrompu qu'il accepte de peindre.
Le lecteur - et plus encore le spectateur - seront attentifs
enfin aux mouvements de Lorenzo dans la scène où le duc pose
devant Tebaldeo (II,6) : que fait-il penché sur la margelle du
puits après avoir de ses mains apprécié la finesse de la cotte
de mailles d'Alexandre, cotte que ce dernier ne retrouvera
plus ? Pourquoi paraît-il fasciné par Pierre et Thomas Strozzi
lorsqu'ils viennent de frapper Salviati, et si curieux de la
manière dont ils s'y sont pris (« Tu es beau, Pierre, tu es
beau comme la vengeance. » (II, 5) ?
Ainsi, avant que Lorenzo nous informe de ses projets en
les confiant à Philippe (III, 3), nous sommes avertis de sa
machination, des sentiments qu'il nourrit pour la tyrannie, de
sa fascination pour l'acte politique. Mais la révélation
laisse l'énigme entière : le masque qui vient de tomber est-il
bien le seul dont Lorenzo soit affublé ?
pour
Lorenzo lui-même, en effet, le jeu qu'il mène est
loin d'être clair, tant il se sent l'objet de tiraillements
obscurs. De constantes interrogations, par lesquelles il tente
de dissiper sa propre énigme, marquent ses monologues et
quelques-unes de ses répliques : « suis-je un Satan ? » (III,
3); « De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? [...]
Suis-je le bras de Dieu ? » (IV, 3); quel homme de cire
suis-je donc ? » (IV, 5). Cette dernière interrogation
est peut-être la plus décisive : Lorenzo vient de se
surprendre à essayer sur sa tante son pouvoir diabolique.
Cette expérience du dédoublement décuple son angoisse dès
l'instant où il sent vivre en lui une présence étrangère qu'il
ne peut ni chasser ni accepter : « je ne peux ni me retrouver
moi-même, ni laver mes mains même avec du sang » (IV, 5).
Cette inquiétude, cette enquête sur soi tiennent moins,
bien sûr, à la richesse de la personne qu'au désenchantement
qui la ronge. Devant Philippe, Lorenzo fait figure de
vieillard : c'est lui qui manifeste son expérience et son
scepticisme, quand le vieux Philippe entretient encore des
illusions. Cette surprenante inversion des rôles est
significative : Lorenzo, héros romantique, est le représentant
d'une génération blessée par la vie et vieillie avant l'âge.
Les élans dont il reste néanmoins capable, en même temps que
la lucidité qui les brise, constituent les faces
contradictoires de cette personnalité énigmatique. Par cette
incertitude, le personnage s'oppose au héros des tragédies
classiques et peut faire penser au Hamlet de Shakespeare :
Lorenzaccio est notre Hamlet, un Hamlet sans
Ophélie, sans meurtre illégitime à venger, sans les
trompettes de Fortinbras, un Hamlet nu et désespéré.
Il n'est d'ailleurs ni l'âme de la pièce, ni
le premier personnage. L'âme de la pièce, c'est la
politique, dont bien des personnages tirent les
ficelles [...]. Lié à tous, incompris dans ses
efforts de les tirer de leur confort moral,
Lorenzaccio, Lorenzo de Médicis, dont la jeunesse a
été pure comme l'or, heureux et tranquille, généreux
encore, mais lucide, qui pousse l'expérience du vice
et de la tyrannie d'Alexandre à ses limites
extrêmes, pour faire enfin éclater la colère du
peuple, pour tirer enfin de Florence un sursaut de
défense ou de dégoût. Vainement. Il tue le tyran à
l'heure la plus opportune, criant lui-même la
nouvelle dans la rue. Vainement. On l'assassine
quelques heures après le crime et le nouveau duc est
proclamé dans la liesse générale. Sans doute
savait-il qu'il cherchait vainement sur la face de
l'humanité quelque chose d'honnête.
Au moins pouvait-il espérer se sauver
lui-même. Mais le vice qu'il a revêtu comme un
manteau colle à sa peau et la brève joie qu'il
éprouve à la mort d'Alexandre ne le tire pas de
l'ennui de vivre : son acte était dépourvu de sens
et de pouvoir même pour lui.
Par-delà sa situation personnelle, se joue le
drame de toute destinée : stérilité des bonnes
consciences, puérilité de la vertu passive, vanité
du plaisir, vanité de l'action, solitude des
consciences, ces vues tragiques sur la nature
humaine portent plus loin que quelques
considérations sur l'égoïsme ou la lâcheté des
foules.
Telle est la qualité particulière de cette
morale, l'efficacité de cette ironie corrosive, pour
révéler l'être authentique à lui-même, la grandeur
de cette déchéance, la beauté de cette tentative; il
est des échecs plus sublimes que les réussites.
(André Stegmann)
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Les
doutes de Lorenzo sont en effet plus ravageurs encore que
ceux de Hamlet, car s'il se résout à agir, c'est sans
illusions sur l'issue de son meurtre : sans illusions
d'abord sur les réactions des républicains et les chances de
voir Florence délivrée de la tyrannie; sans illusions
surtout à propos de lui-même. Si le meurtre du duc était
conçu comme la célébration de « noces
» entre les deux Lorenzo dans l'espoir de ne plus
faire qu'un au grand jour, il lui faut vite déchanter : «
Il est trop tard. Je me suis fait à mon
métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il
est collé à ma peau. » Mais si Lorenzo est conscient
de ce que le masque est devenu son vrai visage, il est rongé
surtout par la conscience de l'inanité fondamentale de toute
chose, au terme de laquelle la débauche paraît une existence
possible parmi tant d'autres qui se valent.
Si Lorenzo se résout au meurtre néanmoins, c'est
qu'il lui faut ne pas trop démériter à ses propres yeux («
Songes-tu que ce meurtre est tout ce qui me reste de
ma vertu ? », dit-il à
Philippe), et c'est surtout par une dernière provocation :
il s'agit de représenter à l'humanité combien elle est
confite dans sa bavarde et inopérante médiocrité, et lui
inspirer la honte d'avoir été plus lâche qu'un Lorenzaccio :
« L'Humanité gardera sur sa
joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang »
(III, 3).
Cela aussi est une piètre consolation puisque le
meurtre absurde qu'il a commis le laisse «
plus vide qu'une statue de fer blanc
», dernier avatar d'une identité qui n'a plus alors
qu'à disparaître, privée même de nom sur un tombeau. Car une
dernière déconvenue attend Lorenzo : quoiqu'il ait
affirmé qu'il lui importait peu que les hommes l'appellent
ensuite Brutus ou Erostrate, il a placé dans le meurtre du
duc l'espoir d'y trouver quelque régénération. Or, l'acte
accompli, il lui reste à apprendre que sa tête est
mise à prix comme celle d'un vulgaire malfaiteur. Saisi
d'horreur lorsqu'il l'apprend - « Tu deviens pâle comme un
mort », note Philippe (V, 2) - il voit sa propre mort lui
échapper irrémédiablement. Il meurt en effet, non pas
reconnu comme un héros de la liberté, mais comme un «
traître à la patrie »,
c'est-à-dire de la mort d'un autre, dérisoire et sans
grandeur.
des motivations secrètes :
Écartelé dans sa personnalité entre ces postulations
simultanées dont parlera Baudelaire, Musset est attentif aux
profondeurs de l'être et sait semer le doute sur les
conduites de ses personnages. Ainsi de la marquise Cibo :
cède-t-elle à sa vertu républicaine ou à l’attrait de
l’adultère ? Bien qu'il ne soit qu'un personnage de théâtre,
qui ne saurait donc avoir une réelle étoffe humaine, Lorenzo
n'échappe pas à cette complexité. Quelles sont ses
motivations réelles ? Lui-même ne sait trop à quoi relier
cette volonté de tuer un homme qui ne lui a, somme toute,
rien fait. S'agit-il de restaurer la République par pure
philanthropie et haine de la tyrannie ? Trop de mépris, trop
de solitude aussi en Lorenzo : tout cela ne fait pas bon
ménage avec la politique. « J'ai laissé le
cerf aux chiens - qu'ils fassent eux-mêmes la curée
» (V, 2) : voilà pour l'amour de l'humanité et
l'engagement dans la cité. Et ce mépris qu'il se défend
d'éprouver pour les hommes, ne lui sert-il pas finalement
d'alibi pour poursuivre un dessein qu'il faut surtout
continuer à fomenter tout seul, jusqu'à l'absurde ?
Au-delà de la vision romantique qui nous amènerait à
voir en Lorenzo une sorte de héros au sacrifice incompris,
force est de déceler en lui une secrète noirceur. Celle-ci
n'a pas grand-chose à voir, bien sûr, avec le masque hideux
du débauché, encore qu'il se soit trop vite emparé de lui
pour ne pas correspondre à quelque penchant inavoué. Mais la
stratégie de Lorenzo, loin de le poser en être libre, ne
fait qu'aller dans le sens des déterminismes qui l'accablent
: sa schizophrénie, d'abord, celle que Musset connaît bien,
au point d'avoir prêté à Lorenzo le frère vêtu de noir
de sa Nuit de décembre :
A
l'âge où l'on croit à l'amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Cette
obsession du double s'épanouit à tous les angles de la
scène, servie naturellement par l'écriture et la régie
théâtrales : tour à tour languide, exalté, lâche et
dominateur, Lorenzo manifeste une cyclothymie qui est le
signe des grands dépressifs, comme elle peut souligner
aussi une certaine féminité, que la tradition théâtrale
jusqu'à Gérard Philipe a soulignée. Mais il faudrait aussi
marier celle-ci à une volonté de puissance toute
nietzschéenne, car Lorenzo manifeste une évidente
mégalomanie : n'oublions pas que le meurtre du duc par ce
nouvel Erostrate a failli être précédé de celui du pape.
N'y a-t-il pas en effet quelque grandiloquence à prétendre
faire comparaître ainsi l'humanité tout entière "devant le
tribunal de [s]a volonté" ? A ce narcissisme, s'allie
enfin bizarrement une conduite d'échec qui n'est pas sans
masochisme : quel plaisir de se couler dans la peau du
lâche et d'essuyer l'opprobre tout en jouissant
secrètement d'abuser son monde ! Mais à ce jeu dangereux
destiné à s'éprouver seul libre, comme le prétendra le Caligula
de Camus, Lorenzo ne gagnera rien d'autre que de toucher
son propre vide. C'est ici que le drame devient
psychodrame, car il n'est pas un seul mensonge de Lorenzo
qui ne puisse correspondre à une vérité profonde de son
être. On comprend dès lors pourquoi le masque refuse de
quitter le visage qu'il a si parfaitement épousé : le
Lorenzaccio que Lorenzo croit jouer n'est-il pas son vrai
visage ? On peut mieux comprendre ainsi sa volonté de tuer
ce double maléfique en tuant le duc. Lorenzo vérifie
l'analyse d'Otto Rank : « L'assassinat si fréquent du
double, par lequel le héros cherche à se garantir contre
les persécutions de son propre moi, n'est pas autre
chose qu'un suicide sous la forme indolore de la mort
d'un autre Moi. Cet acte donne à son auteur l'illusion
inconsciente qu'il s'est séparé d'un Moi mauvais et
blâmable, illusion du reste qui paraît être la condition
de chaque suicide. Le personnage qui veut se suicider ne
peut pas écarter par un suicide direct la peur de la
mort que provoque en lui le danger qui menace son
narcissisme.» (Otto Rank, Don Juan et le
Double, 1932).
L'énigme
Musset
On se souvient de la malédiction de Rimbaud dans sa Lettre
du Voyant : « Musset est quatorze fois exécrable
pour nous, générations douloureuses et prises de visions,
? que sa paresse d'ange a insultées ! O ! les contes et
les proverbes fadasses ! O les nuits ! O Rolla, ô Namouna,
ô la Coupe ! Tout est français, c'est-à-dire haïssable au
suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre
de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean
La Fontaine ! commenté par M. Taine ! Printanier, l'esprit
Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à
l'émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la
poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est
en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque, tout
séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret
d'un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent
les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de
les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même,
tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un
Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset
n'a rien su faire : il avait des visions derrière la gaze
des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadis,
traîné de l'estaminet au pupitre de collège, le beau mort
est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la
peine de le réveiller par nos abominations ! » (15
mai 1871).
Passons sur l'énergie de la haine adolescente qui
taxe de mièvrerie et d'académisme un certain Musset. Elle ne
dit rien cependant de l'autre, que certaines petites
chansons révéleraient davantage, dont celle-ci que Marcel
Proust avait honte de préférer aux Nuits :
À
Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vous étiez, vous étiez bien aise
À
Saint-Blaise.
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Nous
étions bien là.
Mais de vous en souvenir
Prendrez-vous la peine ?
Mais de vous en souvenir
Et
d’y revenir,
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Dans les prés fleuris cueillir la verveine ?
À Saint-Blaise, à la Zuecca,
Vivre et
mourir là !
|
Le théâtre de Musset semble mieux à même, lui aussi, de
dissiper les idées reçues que la lettre de Rimbaud initie ou
dont elle se fait l'écho. Lorenzaccio,
particulièrement. Il est peu d'œuvres, en effet, où le
créateur ait mis autant de lui-même dans sa créature, comme
si l'écriture de ce drame correspondait pour Musset au moyen
de ne pas laisser s'installer, chez ses contemporains comme
pour la postérité, l'image trompeuse qu'il pouvait donner de
lui-même. La duplicité de Lorenzo n'est pas que le fait
d'un calcul. Elle investit tout le terrain d'une
personnalité divisée et en épouse tous les méandres sans
pouvoir les abandonner ensuite. La métaphore du masque qui
colle à la peau semble ainsi la plus apte à traduire le
piège que Lorenzo s'est tendu, et la dramaturgie de Musset a
trouvé là un nouveau fatum comme un interprète de
sa propre duplicité. « Veux-tu
que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie ?
», demande Lorenzo à Philippe (III, 3). Le même
souci d'en découdre au moins avec lui-même commande sans
doute la composition d'un drame où Musset met en scène ses
propres doubles. Ainsi la confrontation entre le peintre
Tebaldeo et Lorenzo met en fait face à face deux visages de
Musset. Tebaldeo défend en effet des positions sur l'art qui
sont les plus coutumières chez Musset, le culte de la Beauté
pure, la douleur créatrice. Pourtant les sarcasmes de
Lorenzo nous semblent plus convaincants car ils mettent en
valeur chez le peintre des contradictions insupportables.
Faut-il penser que Musset remet en question par sa bouche
ses conceptions de l'art et de l'artiste ? Certes, il sera
toujours partisan de l'art pur, mais cela n'ira pas sans
quelque mauvaise conscience dont nous trouvons, semble-t-il,
trace dans cette scène.
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Cette duplicité, les souvenirs de George Sand
sur Musset nous la confirment : «
Il y a l'autre en lui. L'amour le grise
aussi bien qu'autre chose. Par moments,
l'ivresse en est sublime, mais que d'autres
moments où elle n'est presque pas tenable. Je
n'ai jamais vu de contrastes plus effrayants que
les deux êtres enfermés dans un seul individu.
L'un bon, doux, tendre, naïf, l'autre possédé
d'une sorte de démon, violent, orgueilleux,
despotique, fou, dur, petit, méfiant jusqu'à
l'insulte, personnel et égoïste autant que
possible et s'exaltant autant dans le mal que
dans le bien.»
(George Sand, Histoire de ma vie).
Mais, comme l'écrit Claude Roy, «
ce n'est probablement pas entre Musset le
Bon et Musset le Méchant, entre Alfred Dr Jekyll
et Musset Mr. Hyde qu'est l'opposition. Le mal
est plus rusé que ça : il prend le masque,
précisément, du « bon
», du « doux
», du « tendre
», du « naïf
». C'est le pleureur, le romantique
gémissant, le bon Poète invectivant sa mauvaise
Muse qui est en réalité la «
face d'ombre » de
Musset. C'est le Musset ironique, et en
apparence cruel qui est sa face de clarté.
La « bonté
» de Musset est sans pitié, pour lui
encore moins que pour quiconque. Sa «
cruauté » est
lacrymale, oratoire, sanglotante. Sa vérité
sourit. Son mensonge gesticule.»
(Les Soleils du Romantisme)
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Il
serait trop facile, en effet, d'imaginer le «
bon » Musset, comme le
« bon »
Lorenzo, sous les traits figés d'une vertu
conventionnelle. Comme le « bon
» Musset pourrait bien être le moins sage - et le
moins mièvre -, le « bon
» Lorenzo est peut-être celui du sacrifice qu'il
consent à l'ignoble pour faire retentir son ricanement
dans l'Histoire et rejoindre la vertu des grands cyniques.
Est vertu en effet l'acceptation, voire la louange, du
vice si celui-ci doit manifester la paresse et la lâcheté
de la vertu. Le monde stigmatisé par Musset l'est
peut-être de façon caricaturale; Lorenzo incarne par
procuration une expérience des limites dont l'échec
fournit peut-être un peu vite à son créateur un alibi pour
ne pas la tenter lui-même. Mais la jeunesse a ce pouvoir
de dénoncer sans nuances tout ce qu'elle a senti du monde
qui s'étale à ses pieds sans y avoir encore fait le
premier pas. La maturité ne détrompera pas si facilement
celui qui avait éprouvé de manière si aiguë la lâcheté des
« hommes sans bras ».
On voit jusqu'où va le pessimisme de Musset. Certes ce
sentiment est daté - il naît d'une désillusion qui, est
celle de 1830, comme elle fut peut-être celle de 1537 -,
mais il dépasse l'amertume d'une génération déçue. Il
exprime une vision désespérée de l'humanité, selon
laquelle la médiocrité et la sottise sont les seules
garanties de la paix intérieure. Quiconque tente de s'en
dégager se disloque et se dissout dans la difficulté
d'être. Seule consolation ironique : c'est d'une telle
difficulté que peut naître l'œuvre d'art, de même
qu'elle jaillit plus volontiers de la souffrance des
peuples et des « purs
sanglots » des âmes
déchirées.
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