Les
Liaisons dangereuses
ou le masque et le visage
par Olivier
Maurel
Essais sur le mimétisme, Chapitre
V
L'Harmattan
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[Olivier Maurel propose ici un extrait d'un ouvrage où il
étudie plusieurs œuvres à la lumière de la pensée de René
Girard. Pour René Girard (Le Bouc émissaire,
Grasset, 1982), les sociétés sont gouvernées par le
processus fondamental de l'imitation. Lorsque, sous
l'effet de la mimesis d'appropriation (désir de ce que
désire l'autre) et de la mimesis de l'antagonisme
(imitation de la violence de l'autre), la violence s'est
répandue dans tout le groupe, chacun devient le double de
l'autre dans le déchaînement mimétique. Au sein de cette
indifférenciation, il suffit alors d'un rien, d'une
anomalie ou d'une infirmité, pour que la violence de tout
le groupe converge sur un seul individu, dont la mort
rétablit instantanément la paix. Comprenant confusément
qu'il a échappé de peu à une catastrophe, le groupe décide
alors d'éviter tout ce qui semble pouvoir engendrer le
déchaînement de la violence par les premiers
interdits, les rites sacrificiels et se remémore le
meurtre fondateur à travers des récits dont la fonction
est à la fois de rappeler ce meurtre et de le dissimuler
en tant qu'acte de violence, notamment par la divinisation
de la victime. Ainsi apparaissent les mythes, troisième
base de toute culture. Tel est d'après Girard, le
mécanisme grâce auquel les sociétés humaines ont pu
survivre et qui a produit à travers une succession de
crises, l'hominisation et la culture. Le mécanisme de la
victime émissaire est ainsi, d'après lui, « la matrice
originelle de la pensée humaine, le creuset où se forgent
peu à peu, par différenciations successives, non seulement
nos institutions culturelles mais tous nos modes de
pensée.»]
Le thème central des Liaisons dangereuses est
parfaitement défini par son titre. Mais ce titre ne fait pas
seulement allusion aux mauvaises rencontres qui
pervertissent Cécile de Volanges et provoquent la mort de
Madame de Tourvel. Comme l'écrit Laurent Versini , "le mot
liaisons signifie en fait relations sociales" ; les
"liaisons dangereuses" sont donc en fait le lien social
lui-même et ses effets destructeurs sur l'individu, dans une
société dominée par le conformisme, c'est-à-dire le
mimétisme.
La caractéristique du jeu des
relations sociales dans les Liaisons est précisément
de ne laisser aucun jeu aux personnages, aucun espace de
liberté. Les libertins, malgré les apparences et
l'étymologie, n'y sont pas plus libres dans leur rôle que
les jeunes filles entre les murs des couvents.
L'intelligence souveraine de Mme de Merteuil et de Valmont
fait illusion sur leur souveraineté. Laclos enferme au
contraire ces princes du libertinage dans les rouages d'une
intrigue qu'ils croient conduire mais qui les mène
inéluctablement à leur perte.
De la même façon, il n'y a pas de place dans ce
roman pour les mythes de la méchanceté et du satanisme qui
donneraient à Mme de Merteuil et à Valmont une sorte de
transcendance, en les dotant d'un pouvoir supérieur. Aucun
"mensonge romantique" dans les Liaisons, mais,
partout et toujours, jusque dans les inventions les plus
tortueuses de ces maîtres de l'intrigue, les lois du
mimétisme.
L'étude du mimétisme dans ce
roman permet en effet de mettre clairement en relief le
double conformisme social dans lequel vivent les
personnages, la réduction qu'ils subissent de l'être au
paraître, et l'effet produit, dans une telle société, par
l'apparition de Madame de Tourvel qui, elle, ignore le
conformisme et la distinction entre être et paraître.
Société et conformisme
dans les Liaisons
La société que
décrit Laclos est dominée par deux conformismes opposés et
complémentaires : la pruderie et le libertinage. Tous deux
sont présentés comme réducteurs et destructeurs pour
l'individu, l'un par sa négation du corps, l'autre par sa
négation du cœur et de l'âme.
Le conformisme de la pruderie
est évidemment une perversion du christianisme, qui consiste à
confondre péché et sexualité, sainteté et virginité. Il
concerne essentiellement les femmes : une femme qui ne
s'y plie pas, au moins en apparence, est impitoyablement
rejetée. L'enfermement des jeunes filles dans les couvents,
l'étroite surveillance à laquelle on les soumet, l'ignorance
dans laquelle on veille à les maintenir, les mariages
arrangés, sont quelques-unes des manifestations de ce
conformisme. Cécile et Madame de Volanges sont de purs
produits de cette éducation. Plus généralement, Madame de
Merteuil décrit ce que deviennent les femmes du "parti Prude"
(LXXXI) dans leur vieillesse : "sans idées et sans existence,
elles répètent, sans les comprendre et indifféremment, tout ce
qu'elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument
nulles" (CXIII).
C'est là parfaitement
caractériser les effets destructeurs du mimétisme. Seules
quelques femmes, grâce à leur intelligence, parviennent,
d'après Madame de Merteuil, à échapper à ce conformisme et à
"se créer une existence". Madame de Rosemonde en est un
exemple. Et les expressions qu'emploie Madame de Merteuil
disent l'essentiel : la question centrale du roman est
au fond le "to be or not to be" de Shakespeare. Il
s'agit soit de succomber au conformisme ambiant et de ne pas
exister, soit de lui échapper pour se créer une existence. Si
l'intrigue du roman est si rigoureuse et si serrée, c'est
qu'il y est constamment question de vie ou de mort et non,
contrairement à ce qu'on a dit quelquefois, d'un amusement
d'esthètes ou de dandys.
Mais le libertinage, pôle opposé
de la pruderie, est, lui aussi, pour Laclos, un conformisme.
C'est l'équivalent, pour les hommes, de ce qu'est la pruderie
pour les femmes.
Tous les hommes ne sont pas des
libertins aussi brillants que Valmont ou Prévan, mais la
plupart rivalisent entre eux dans ce domaine. Valmont s'est
"rendu l'oracle" de tous les jeunes gens. Gercourt, qui tient
tant à la virginité de sa future femme, n'en a pas moins été
un rival, et un rival heureux, de Valmont. Et il va de soi,
aux yeux de Valmont, que pour détruire les raisonnements
vertueux de Danceny qui refuse de coucher avec Cécile, "on
aurait pour soi l'autorité de l'usage".
Libertinage et pruderie
entretiennent une sorte de rivalité mimétique. Parce que la
pruderie fait de la virginité et de la vertu des femmes un
absolu, l'interdit qui est censé les protéger les désigne
évidemment au désir des libertins. Et la sexualité,
"diabolisée" par les prudes, engendre un "Évangile inversé"
chez les libertins.
Dans les deux cas, la personnalité humaine est
partiellement niée. La prude se doit de ne pas avoir de corps.
Le libertin se doit de ne pas avoir de cœur. Il s'agit là
d'une véritable mutilation que le prestige de Mme de Merteuil
et de Valmont a souvent empêché de voir chez les libertins,
surtout lorsque les lecteurs du roman se voulaient eux-mêmes
affranchis. Et on peut dire que si Valmont fait découvrir son
corps à Cécile, Valmont se découvre un cœur dans sa relation
amoureuse avec Madame de Tourvel.
Être et paraître
Ce
qu'on pouvait faire, ce qu'on devait penser et ce qu'il
fallait paraître. (lettre LXXXI)
Réducteurs et destructeurs de l'intégrité de
la personne, les deux conformismes antagonistes contraignent
leurs victimes à paraître autres qu'elles ne sont. La
préoccupation dominante, dans les deux camps, est celle de
l'opinion publique. Les notions de considération, de
réputation, sont essentielles et apparaissent à chaque page
du roman, aussi bien sous la plume de Madame de Merteuil que
de Madame de Volanges. La honte, l'humiliation et la rougeur
qui en est le signe, le ridicule, particulièrement du côté
des libertins, mettent en valeur l'importance du mimétisme.
Peu importe ce que l'on est vraiment ; l'essentiel est ce
que l'on paraît aux autres, la manière dont on maintient sa
réputation, c'est-à-dire l'image que l'on s'est créée dans
l'opinion publique, en rivalisant avec les autres dans le
conformisme. Madame de Merteuil est, aux yeux des femmes, le
modèle des prudes, comme Valmont le modèle des libertins.
Dès le début du roman,
c'est-à-dire dès les premières lignes de la première lettre
de Cécile à Sophie Carnay, il est question de parures et de
rivalité à propos de ces parures. Cécile se promet d'aller
narguer une de ses anciennes compagnes, "la superbe
Tanville", qui était venue elle-même la narguer, "in
fiocchi", au couvent. Ce n'est évidemment pas un
détail insignifiant. Dans une société dominée par le
mimétisme, la rivalité sur le paraître devient la grande
affaire, et l'on verra comment, en ce qui concerne Madame de
Merteuil, c'est affaire vitale.
C'est donc dans le regard des
autres que Cécile cherche avidement sa propre image : "Je
voyais bien qu'on parlait de moi (...), ce qui m'inquiétait
le plus était de ne pas savoir ce que l'on pensait sur mon
compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois
le mot de jolie : mais j'ai entendu bien distinctement celui
de gauche ; et il faut que cela soit bien vrai (...) Oh ! je
crois que cette dame a raison !" Cécile ne cherche pas en
elle-même ce qu'elle est, mais reçoit sa définition de son
miroir : le regard et le jugement des autres.
Et quand on ne parle ni ne
s'occupe d'elle, elle sombre dans le sommeil (III) ou dans
l'ennui : "je me suis fort ennuyée" (III), "personne ne me
parle et je m'ennuie" (VII), "quand on est si longtemps
toute seule, c'est bien ennuyeux" (XIV). Comme les vieilles
femmes dont parlait Madame de Merteuil, Cécile tombe dans
l'inexistence dès qu'elle n'existe pas aux yeux des autres,
dès qu'elle n'est pas définie par leurs regards.
Dans le bal des Liaisons
dangereuses, chacun trouve son masque, un masque
souvent sans visage, dans le regard des autres. Et cela est
vrai aussi du style épistolaire. Madame de Merteuil écrit à
Cécile : "Quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et
non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui
dire ce que vous pensez que ce qui lui plaît davantage"
(CV). La règle du jeu social n'est pas d'être soi-même, mais
d'être ce que les autres attendent.
De là vient la fréquence de
l'image du "grand Théâtre" que Valmont et Madame de Merteuil
utilisent pour parler du monde : "Alors je commençai à
déployer sur le grand Théâtre les talents que je m'étais
donnés" (LXXXI). "Qu'a-t-on de plus sur un plus grand
théâtre?". Les personnages principaux des Liaisons,
à l'exception de Madame de Tourvel, sont toujours en
représentation et, en ce qui concerne Valmont et surtout
Madame de Merteuil, ils sont à la fois auteurs et
interprètes de leurs propres intrigues.
Madame de Merteuil
L'évocation d'une société aussi
conformiste ne peut devenir matière à roman que par
l'intervention de personnages non conformes. C'est le cas de
Madame de Merteuil, seul personnage dont on connaisse un peu
le passé.
Le destin de la Marquise sort du
modèle commun à partir du moment où elle prend conscience
qu'elle est "vouée par état au silence et à l'inaction", et
où, au lieu d'accepter passivement cette situation, elle
décide "d'en profiter pour observer et réfléchir" (LXXXI).
Cette décision a pour elle trois conséquences essentielles.
Elle prend d'abord conscience que sa pensée est son seul
espace de liberté : "Je n'avais que ma pensée" (...), "dès ce
moment, ma façon de penser fut pour moi seule".
L'évolution de la Marquise n'a nullement pour origine
une perversion, mais la seule volonté d'être elle-même.
Ensuite, son observation attentive des propos qu'on lui tient
lui permet de discerner qu'on ne lui dit qu'une partie de la
vérité. Elle en conclut sagement que ce qu'on lui cache est
sans doute le plus intéressant. Enfin, adoptant une démarche
volontairement mimétique, elle décide de dissimuler, elle
aussi, sa pensée et ses sentiments et s'y exerce par une sorte
d'ascétisme qui lui permet de feindre des sentiments alors
qu'elle en éprouve d'autres parfaitement opposés. La Marquise,
dès lors, avance masquée.
Lorsqu'elle réfléchit, c'est aux
deux sens du mot. Elle réfléchit sur la société. Mais aussi,
elle la réfléchit. Sa formation entière est un processus de
mimétisme. Sa duplicité n'est que le reflet de la duplicité de
son entourage.
Mais la jeune Marquise va plus
loin encore dans le mimétisme conscient. Arrivée à l'âge de
quinze ans, âge de s'intéresser "à l'amour et à ses plaisirs",
sa curiosité (et elle le précise, sa curiosité seule : "Je ne
désirais pas de jouir, je voulais savoir") l'oriente vers ce
nouveau domaine d'investigation. Totalement ignorante, pour
s'informer, elle déclare à son confesseur qu'elle a fait "tout
ce que font les femmes". Et si le bon Père ne lui apprend rien
de précis, du moins, sa réaction scandalisée permet à la
Marquise de conclure que "le plaisir devait être extrême".
Ainsi, le "Ne fais pas cela" du modèle-obstacle social désigne
aux yeux de la jeune fille l'objet de son désir, alors même
qu'elle n'en avait encore éprouvé aucun désir physique.
Dès lors, le destin de la future
Madame de Merteuil est tout tracé. Destin mimétique, mais
aussi destin exceptionnel. D'une part la Marquise vivra
conformément au modèle social ambiant. Mais son originalité
extrême sera de chercher à exceller dans les deux
conformismes. Malgré son intérêt pour l'amour et ses plaisirs,
elle ne veut pas être la simple courtisane qu'elle aurait pu
devenir. Elle veut réussir sur les deux tableaux. Elle veut
être à la fois un modèle de pruderie et un modèle de
libertinage. Elle rivalise donc à la fois avec les femmes et
avec les hommes.
Mais, ayant ainsi édifié une
cloison étanche entre les deux parties de sa vie, Madame de
Merteuil n'échappe pas pour autant à la loi mimétique qui veut
que ce qui n'est pas vu par les autres, ou au moins par un
tiers, ce qui n'apparaît pas, n'existe pas. La Marquise existe
bien en tant que prude aux yeux de tous, et particulièrement
des femmes. Chacun de ses amants, séparément, sait qu'elle est
aussi experte en amour ; mais chacun croit avoir été son seul
amant ; et les moyens de chantage qu'elle utilise empêchent la
divulgation de ses frasques. Mais, si elle ne s'assure pas un
confident fiable, tout le monde ignore la véritable nature de
la Marquise : son double rôle de libertine déguisée en prude.
Tout le monde l'ignore, c'est-à-dire que la Marquise n'existe
pas vraiment tant qu'elle n'a pas un témoin de ce qu'elle est
au fond d'elle-même, un témoin qui la fera exister vraiment.
Ce témoin unique, c'est Valmont.
C'est là la vraie nature de son attachement pour lui. Un
attachement bien plus vital que le désir physique (elle se
passe très bien de lui) ou que le sentiment amoureux (dont
Madame de Merteuil semble incapable). Valmont lui est tout
simplement indispensable parce que c'est lui qui la fait
exister. Sans lui, sa pensée profonde, ce qu'elle a de plus
intime, perd toute consistance. Malgré ses déclarations sur
l'autonomie de sa pensée ("dès ce moment, ma façon de penser
fut pour moi seule", "je puis dire que je suis mon ouvrage"
(LXXXI), déclarations qui montrent que, contrairement à
Laclos, la Marquise n'est pas entièrement consciente du
mimétisme dans lequel elle vit, elle n'existe vraiment que
lorsqu'elle écrit à Valmont. Mais, ce faisant, elle fait de
lui le "dépositaire des secrets de (son) cœur", elle se livre
à lui plus intimement que si elle accédait aux désirs de
Valmont. Et si Valmont est indispensable à sa vie, la Marquise
ne peut que le mettre à mort s'il menace de la trahir. On voit
ainsi à quel point sa double existence dépend, d'un côté, de
l'image trompeuse qu'elle présente à son entourage féminin et
à ses amants, de l'autre, de la confiance qu'elle peut avoir
en Valmont.
Situation éminemment instable
qui explique la vivacité des réactions de Madame de Merteuil
dès qu'elle devine que la relation entre Valmont et Madame de
Tourvel est bien autre chose qu'une simple passade : "Je ne
m'accoutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de Madame
de Tourvel" (V). Il n'y a là aucune jalousie mais la certitude
que si Valmont révèle à Mme de Tourvel le double jeu de Mme de
Merteuil, celle-ci est perdue. Ajoutons que la liaison entre
Valmont et Madame de Merteuil s'établit au moment où la
Marquise, lâchée par Gercourt, peut précisément avoir des
doutes sur sa valeur profonde (ce qui explique aussi la haine
dont elle poursuit son ancien amant). Et que cette liaison
s'établit de façon parfaitement mimétique : "Je vous désirais
avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation...".
Encore une fois, c'est la société qui, par la réputation
qu'elle a faite à Valmont, désigne à la Marquise l'objet de
son désir.
Valmont
Si brillant
soit-il, Valmont, et la Marquise ne le lui envoie pas dire,
est loin d'être aussi exceptionnel que Madame de Merteuil.
En tant qu'homme, son
libertinage n'est nullement un obstacle à sa reconnaissance
sociale. Malgré les scandales de sa vie, il est reçu partout,
y compris chez Madame de Volanges qui le déteste. Son prestige
est grand auprès des jeunes gens. Pour devenir libertin, il
n'a eu qu'à imiter la majorité des hommes et seuls ses dons de
stratège le distinguent de ses pairs. Encore tremble-t-il
devant la gloire montante du jeune Prévan, qui, sans doute,
prend sa place au palmarès des libertins à la fin du roman. Il
est remplaçable, alors que Mme de Merteuil est unique.
Cependant, malgré les
apparences, et bien qu'il semble, tout au long du roman,
supplier la Marquise, il lui est moins lié qu'elle ne l'est à
lui. Elle a besoin de lui pour être reconnue, mais il n'a pas
besoin d'elle. Il la désire un peu plus qu'il ne désire
d'autres femmes, surtout sans doute parce qu'elle se refuse à
lui, mais bien moins qu'il ne désire Madame de Tourvel.
Ce qui est exceptionnel chez
Valmont, ce n'est donc pas sa personnalité, c'est le
bouleversement que sa passion pour Madame de Tourvel fait
naître en lui. C'est le changement d'identité qu'il subit au
cours du roman et que l'on abordera plus loin.
Madame de Tourvel
Madame de
Tourvel est, en effet, le second personnage non conforme du
roman. Bien que dévote et vertueuse, elle ne doit pas être
rangée dans le "parti dévot". Sa foi et sa vertu n'ont rien de
conformiste. Rien de ce qu'elle fait ne lui est dicté par les
autres. Tout en elle vient du cœur.
Sa foi n'est pas puritanisme,
mais amour et charité. Il est significatif que Valmont ait été
séduit par elle au moment, entre autres, où elle secourait des
malheureux. Et sa charité n'est pas dictée par le sentiment du
devoir, mais, écrit Valmont, "par la joie pure et la bonté
compatissante" (VI). De même, sa fidélité d'épouse n'a rien de
revêche et de convenu. Bien que son mariage ait été, comme les
autres, un mariage arrangé, elle aime sans doute sincèrement
son mari et il n'y a pas lieu de douter de ses paroles
lorsqu'elle écrit à Valmont : "mes devoirs et mes plaisirs se
rassemblent dans le même objet".
Ainsi, Madame de Tourvel est
sans doute, avec, à l'arrière-plan, Madame de Rosemonde, le
seul personnage qui ne se conduise pas de façon mimétique.
Elle n'a pas besoin de demander aux autres ce qu'elle est.
Elle est elle-même par elle-même, plus que Madame de Merteuil,
et cela, probablement, à cause de la sincérité de sa foi. Le
modèle que les autres personnages cherchent dans leur
entourage, elle le porte en elle, dans sa propre intériorité.
Transparente au regard du Dieu
auquel elle croit, elle est aussi transparente aux autres et
incapable de cacher ses sentiments. Ce n'est pas parce que la
morale chrétienne prône la charité que Madame de Tourvel la
pratique. C'est parce qu'elle est, dans son intimité même,
relation amoureuse avec l'Autre absolu, qui la pousse vers les
autres. La remarque de Valmont sur l'amour conjugal de Madame
de Tourvel, vaut aussi pour son amour de Dieu : "Quelle
étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour ( ...) aimer
toujours un être toujours absent" (VI).
C'est cette fusion entre l'être
et le paraître qui bouleverse Valmont. Il a d'abord été attiré
par l'interdit qu'elle représentait. Mais, très vite, c'est la
spontanéité, la gaieté, la totale sincérité de Madame de
Tourvel qui le retiennent. Sa beauté physique est le reflet de
sa beauté intérieure. Contrairement aux autres femmes, "toute
parure lui nuit ; tout ce qui la cache la dépare". Toute la
lettre VI est un éloge de l'unité de Madame de Tourvel, de son
visage sans masque. Madame de Tourvel est au fond la première
femme qui ne soit ni sotte ni comédienne que rencontre
Valmont. En un sens, Valmont rencontrant Madame de Tourvel,
c'est un masque rencontrant un visage et que fascine la
transparence du paraître à l'être.
Si cette femme, si
authentiquement vertueuse, tombe amoureuse de Valmont, ce
n'est pas par mimétisme. Avant de le rencontrer, Madame de
Tourvel n'ignorait pas la réputation de Valmont. Mais,
lorsqu'elle fait sa connaissance, au lieu d'acquiescer
mimétiquement à cette réputation, soit en s'en offusquant,
soit en y trouvant l'attrait de l'interdit, elle la
relativise. Et elle ne croit que ce qu'elle voit, c'est-à-dire
un homme "qui s¹accuse de ses torts avec une candeur rare". La
sincérité apparente de Valmont fait croire à Madame de Tourvel
qu'elle pourra le convertir, c'est-à-dire, à ses yeux, faire
son bien suprême. L'amour de Madame de Tourvel pour Valmont
est d'abord fait de cet espoir, et ce n'est qu'ensuite qu'un
trouble du cœur et des sens s'y mêle, comme le montre la scène
du ruisseau franchi dans les bras de Valmont, et qui se
déroule après quelques jours de cohabitation et de siège
amoureux. Mais ce trouble, Madame de Tourvel n'y cède jamais
vraiment, et s'il n'y avait eu que lui, Valmont n'aurait
probablement possédé Madame de Tourvel qu'évanouie, comme il
le fait la première fois. C'est seulement en pensant qu'elle
peut faire le bonheur de Valmont, faute de pouvoir faire son
bien suprême, que Madame de Tourvel se donne vraiment à lui.
Elle est l'illustration parfaite de ce que lui a écrit Madame
de Rosemonde : "L'homme jouit du bonheur qu'il ressent, et la
femme de celui qu'elle procure". Jusqu'au bout, elle n'obéit
qu'à cette pulsion altruiste qui lui vient de sa foi ou plutôt
de la bonté de son âme. "Quand je crains de ne pouvoir plus
supporter mes tourments, je me dis Valmont est heureux ; et
tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change tout
en plaisir" (CXXVIII). On ne saurait mieux dire que, pour
Madame de Tourvel, le plaisir même naît du sentiment de faire
le bonheur de celui qu'elle aime.
Le mouvement caractéristique de
Madame de Tourvel est celui qui la porte vers les autres,
aussi bien dans ses actes de charité que dans son attitude
amoureuse. Et à l'intérieur d'elle-même, elle est aussi celle
"dont l'émotion, loin de suivre la route ordinaire (part)
toujours du cœur pour arriver aux sens ; que j'ai vue, par
exemple, (et je ne parle pas du premier jour) sortir du
plaisir tout éplorée, et le moment d'après retrouver la
volupté dans un mot qui répondait à son âme". On voit à quel
point Laclos met en valeur l'intériorité du personnage et la
profondeur du rapport entre cette intériorité et son attitude
extérieure. C'est l'opposé même de l'attitude mimétique.
Et ce serait une erreur profonde
de voir en Madame de Tourvel une représentante de la morale.
Madame de Tourvel est aussi immorale que Madame de Merteuil.
Toutes deux prennent le contre-pied des interdits, l'une à son
propre profit, l'autre pour le bien et le bonheur de Valmont.
Mais alors que Madame de Merteuil porte deux masques, l'un
tourné vers les prudes, l'autre vers les libertins, Madame de
Tourvel n'en porte aucun.
Il est significatif aussi que ce
soit Madame de Volanges, par ses conseils de méfiance, qui
accélère par trois fois la chute de Madame de Tourvel. Par
contraste avec les admonestations de Madame de Volanges,
Madame de Tourvel ne voit que l'apparente sincérité de
Valmont. La confiance aveugle de la mère de Cécile en Madame
de Merteuil confirme la Présidente dans sa confiance en
Valmont qui fait l'éloge de son amie. Enfin, c'est par le
conseil qu'elle donne à Madame de Tourvel de faire épier
Valmont que Madame de Volanges la précipite dans le piège
qu'il lui tend. Tout se passe comme si Laclos avait voulu
faire porter sur la représentante du parti prude une grande
partie de la responsabilité de la chute de Madame de Tourvel.
Du masque au visage
L'évolution de
Valmont dans le roman se fait sous la double influence de
Madame de Merteuil et de Madame de Tourvel. Pris entre les
deux femmes, il passe de l'une à l'autre, et ce passage est
une métamorphose, presque une transfiguration.
En apparence, il reste libertin
jusqu'au bout. En réalité, il ne faut pas douter de sa
transformation profonde dont témoignent les deux lettres qu'il
écrit à Madame de Tourvel, à l'insu de Madame de Merteuil. Ces
deux lettres, Laclos ne les livre pas au lecteur dans la
version définitive de son ouvrage. Mais une première version
montrait que, du combat que se sont livré sans jamais se
rencontrer Madame de Merteuil et Madame de Tourvel, c'est
cette dernière qui est sortie victorieuse.
On peut relever, tout au long du
roman, les signes de cette transformation de Valmont. Dès le
début, auprès de Madame de Tourvel, il a l'impression de
retrouver "les charmantes illusions de la jeunesse" (VI). Il
est étonné, lors de la comédie qu'il joue devant l'espion de
Madame de Tourvel, "du plaisir qu'on éprouve à faire le bien"
(XXI). Il s'étonne, après sa victoire, de ce que le charme, né
en lui du trouble qu'il a fait naître en Madame de Tourvel,
subsiste. Il s'inquiète d'être "maîtrisé comme un écolier, par
un sentiment involontaire et inconnu" (CXXV). "Pour la
première fois, écrit-il, (mon ivresse) survécut au plaisir
(...) je lui jurai un amour éternel ; et il faut tout avouer,
je pensais ce que je disais" (CXXV). Et même si, dans sa
dernière lettre à Danceny, il faut tenir compte du calcul de
Valmont qui cherche à persuader Danceny de suivre son amour
pour Cécile plutôt que de se rendre au rendez-vous de la
Marquise, le post-scriptum qu'il ne peut s'empêcher d'ajouter
à sa lettre est sans doute parfaitement sincère : "Ce que
j'ajoute encore, c'est que je regrette Madame de Tourvel ;
c'est que je suis au désespoir d'être séparé d'elle ; c'est
que je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui
consacrer l'autre. Ah ! croyez-moi, on n'est heureux que par
l'amour" (CLV). Et d'ailleurs, dès le début, Madame de
Merteuil devine quel degré de gravité atteint la passion de
Valmont. "Revenez à vous" (V). "Vous qui n'êtes plus vous"
(X). A quoi Valmont lui-même répond en écho : "Pourquoi ne
suis-je plus le même?" (LXVIII) "Écartons sa dangereuse idée
(celle de Madame de Tourvel) ; que je redevienne moi-même"
(XCVI).
Comme le Lorenzo de Musset dont
le masque de débauché est devenu le vrai visage, et qui ne tue
le duc de Florence que pour se prouver qu'il lui reste quelque
chose du Lorenzo idéaliste de sa jeunesse, Valmont a vu son
masque d'amant devenir son vrai visage et ne tue Madame de
Tourvel par la lettre du "Ce n'est pas ma faute" que pour se
prouver qu'il est encore le libertin qu'il a toujours été.
Mais le moyen qu'il utilise est significatif : c'est Madame de
Merteuil qui lui dicte cette lettre. En tant que libertin, il
n'agit plus que par mimétisme. Il n'est plus que l'exécuteur
des hautes œuvres de son ex-amie.
L'évolution de Valmont peut
aussi être rapprochée de celle du Julien Sorel de Stendhal,
Stendhal qui admirait Laclos. Julien, qui se veut froid
calculateur tout au long de sa vie, tente de tuer Madame de
Rênal parce qu'il croit qu'elle l'a trahi, mais se laisse
ensuite aller entièrement à son amour lorsqu'elle lui sacrifie
sa réputation en venant le voir dans la prison où il attend sa
condamnation.
L'histoire de Valmont est celle
d'un masque qui prend vie au contact d'un vrai visage. D'un
homme qui, en représentation constante, interprétant
constamment un rôle emprunté, commence à prendre goût à la
vérité des sentiments : "Eh quoi ! ce même spectacle qui
vous fait courir au Théâtre avec empressement, que vous y
applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans
la réalité?" (XCVI).
Il peut paraître étonnant de
voir Laclos, athée notoire, accorder une secrète victoire à la
dévote Madame de Tourvel. Mais il semble bien qu'on trouve
chez lui la même logique que chez Stendhal dont Girard faisait
remarquer dans Mensonge romantique et vérité romanesque
qu'il n'avait jamais "réussi à créer un héros passionné qui ne
fût pas croyant" (p.82). Une croyante sincère comme Madame de
Tourvel échappe à la vanité et au mimétisme parce qu'elle
porte en elle sa référence. Elle sait qu'elle n'est pas Dieu
et qu'elle ne peut pas le devenir, précisément parce qu'elle
croit en Dieu. Madame de Merteuil et Valmont, si autonomes
qu'ils paraissent, n'ont de références que hors d'eux-mêmes,
chez les autres avec qui ils sont en perpétuelle rivalité.
Parce qu'ils ne croient pas en Dieu, ils veulent être Dieu.
"J'oserai la ravir au Dieu même qu'elle adore", écrit Valmont
(VI), "Je serai vraiment le Dieu qu'elle aura préféré" (VI).
"Les ferventes prières, les humbles supplications, tout ce que
les mortels, dans leur crainte, offrent à la Divinité, c'est
moi qui les reçois d'elle ; et vous voulez que, sourd à ses
vœux, et détruisant moi-même le culte qu'elle me rend,
j'emploie à la précipiter la puissance qu'elle invoque pour la
soutenir !" (XCVI). Et Madame de Merteuil : "Me voilà comme la
Divinité, recevant les vœux opposés des aveugles mortels, et
ne changeant rien à mes décrets immuables" (LXIII). Il n'est
sans doute pas indifférent que Laclos, dans son pseudo Avertissement
de l'Éditeur, ironise non pas sur la société prude et
bien-pensante, mais sur le siècle de la philosophie et des
lumières dont il semble avoir bien perçu les limites. Il fait
de ses personnages affranchis de la religion des êtres plus
esclaves du mimétisme que la modeste et pieuse Madame de
Tourvel.
La mort de Valmont, antérieure
d'un jour à celle de Madame de Tourvel, est peut-être un signe
de sa noblesse retrouvée. Valmont meurt comme celle qu'il
aime, tué indirectement par Madame de Merteuil. Celle-ci perd
la face, à tous les sens du terme, mais ne perd pas la vie.
C'est la sanction du fait qu'elle n'est qu'apparence. Dans la
logique du roman, seuls sont dignes de mourir ceux qui vivent
vraiment.
Laclos, dans son roman, cache
l'essentiel. Il cache, sous les apparences de l'ironie,
l'angoisse de Madame de Merteuil qui voit Valmont tomber
amoureux de Madame de Tourvel et donc devenir pour elle un
danger mortel. Il laisse jusqu'au bout dans le doute la
transformation profonde de Valmont. Il cache la victoire
secrète de Madame de Tourvel, dont le destin, paradoxalement,
a quelque chose de christique. C'est dans et par le sacrifice
de ce qu'elle avait de plus précieux, et finalement, par son
apparente défaite, qu'elle sauve Valmont en lui rendant un
cœur.
Roman libertin en apparence, Les
Liaisons dangereuses s'avère être un roman sur la
passion aussi brûlant que Manon Lescaut. Et, comme Manon,
ce roman est aussi l'histoire d'une résurrection par la
passion. Résurrection, c'est-à-dire renaissance de la vie,
résurgence de l'être sous le paraître, du visage sous le
masque.
Car si les "liaisons" sont "dangereuses",
c'est dans la mesure où l'individu n'a plus de référence et
d'être que hors de lui-même dans sa ressemblance ou sa
différence avec les autres.
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Olivier
MAUREL
Essais sur le mimétisme
Roméo et Juliette, Phèdre, Candide,
Les Liaisons dangereuses, Lorenzaccio,
L'Éducation sentimentale, Le Moulin de Pologne,
Zelig (Woody Allen).
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