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L'ÎLE
DES ESCLAVES
PISTES
DOCUMENTAIRES
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Vous trouverez
ci-dessous des éléments documentaires que vous pourrez
utiliser pour préciser vos attentes de lecture.
1.
Une indication biographique :
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Issu de la bourgeoisie ou de
la petite noblesse de province (Riom), Pierre Carlet
(la particule qu'il prendra par la suite, « de
Chamblain de Marivaux », vient sans doute des terres
que son père avait achetées) a tôt préféré les salons
mondains à ses études de droit. Mais cette expérience
pourrait bien avoir nourri un ressentiment tenace
contre les masques dont s'affuble cette société,
particulièrement les femmes. Témoin ce texte
fondamental où Marivaux détermine l'origine de son
aversion pour la coquetterie et de son entreprise
littéraire.
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A l'âge de dix-sept ans, je
m'attachai à une jeune demoiselle, à qui je dois
le genre de vie que j'embrassai. Je n'étais pas
mal fait alors, j'avais l'humeur douce et les
manières tendres. La sagesse, que je remarquais
dans cette fille m'avait rendu sensible à sa
beauté. Je lui trouvais d'ailleurs tant
d'indifférence pour ses charmes, que j'aurais
juré qu'elle les ignorait. Que j'étais simple
dans ce temps-là ! Quel plaisir ! disais-je en
moi-même, si je puis me faire aimer d'une fille
qui ne souhaite pas avoir d'amants, puisqu'elle
est belle sans y prendre garde, et que, par
conséquent, elle n'est pas coquette. Jamais je
ne me séparais d'elle que ma tendre surprise
n'augmentât de voir tant de grâces dans un objet
qui ne s'en estimait pas davantage. Etait-elle
assise ou debout ? parlait-elle ou marchait-elle
? il me semblait toujours qu'elle n'y entendait
point finesse, et qu'elle ne songeait à rien
moins qu'à être ce qu'elle était.
Un jour qu'à la campagne je venais de la
quitter, un gant que j'avais oublié fit que je
retournai sur mes pas pour l'aller chercher ;
j'aperçus la belle de loin, qui se regardait
dans un miroir, et je remarquai, à mon grand
étonnement, qu'elle s'y représentait à elle-même
dans tous les sens où durant notre entretien
j'avais vu son visage ; et il se trouvait que
ses airs de physionomie que j'avais cru si naïfs
n'étaient, à bien les nommer, que des tours de
gibecière;
je jugeais de loin que sa vanité en adoptait
quelques-uns, qu'elle en réformait d'autres ;
c'était de petites façons, qu'on aurait pu
noter, et qu'une femme aurait pu apprendre comme
un air de musique. Je tremblai du péril que
j'aurais couru si j'avais eu le malheur
d'essuyer encore de bonne foi ses friponneries,
au point de perfection où son habileté les
portait ; mais je l'avais crue naturelle et ne
l'avais aimée que sur ce pied-là, de sorte que
mon amour cessa tout d'un coup, comme si mon
cœur ne s'était attendri que sous condition.
Elle m'aperçut à son tour dans son miroir, et
rougit. Pour moi, j'entrai en riant, et
ramassant mon gant : Ah ! Mademoiselle, je vous
demande pardon, lui dis-je, d'avoir mis
jusqu'ici sur le compte de la nature des appas
dont tout l'honneur n'est dû qu'à votre
industrie.
Qu'est-ce que c'est ? que signifie ce discours ?
me répondit-elle. Vous parlerai-je plus
franchement ? lui dis-je, je viens de voir les
machines de l'Opéra.
Il me divertira toujours, mais il me touchera
moins. Je sortis là-dessus, et c'est de cette
aventure que naquit en moi cette misanthropie
qui ne m'a point quitté, et qui m'a fait passer
ma vie à examiner les hommes, et à m'amuser de
mes réflexions.
MARIVAUX,
Le Spectateur français, première
feuille.
|
Anecdote vécue ou variation sur un topos,
cet épisode placé au début du Spectateur français se
veut en tout cas fondateur : il signale, même à travers la
fiction, un traumatisme originel d'où toute une œuvre
serait née. Dans quelle optique plaçons-nous la pièce en vous
livrant cette confidence ? Le mot "misanthropie" employé par
Marivaux appellera peut-être le souvenir de la pièce de
Molière Le Misanthrope, où le personnage central,
Alceste, est aussi en butte à une société hypocrite. Dans son
premier placet sur Tartuffe, Molière a rappelé la
devise latine du poète Jean-Baptiste Santeul "Castigat ridendo
mores" (elle châtie les mœurs en riant) pour définir le
but de la comédie : « Les plus beaux traits d'une sérieuse
morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux
de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes
que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte
aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On
souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point
la raillerie. On veut bien être méchant; mais on ne veut
point être ridicule.» (préface de Tartuffe).
Montrez en quoi le texte de Marivaux est une véritable
scène de comédie : en quoi le théâtre est-il le moyen
privilégié pour dénoncer la coquetterie et les affectations ?
2.
Une indication socioculturelle :
Marivaux
écrivit L'île des esclaves, comme la plupart de
ses pièces, pour les Comédiens-Italiens. Ceux-ci n'ont qu'un
rapport lointain avec les comédiens italiens appelés en
France en 1570 par Catherine de Médicis et qui y avaient
fait triompher la commedia dell'arte. Cet art, originaire de
Bergame, était surtout bâti sur le mime et le comique de
situation. Les comédiens interprétaient des personnages
génériques immuables (Arlequin, Brighella, Pantalone...) sur
de simples canevas qui laissaient toute latitude à leur
improvisation. On sait que Molière en fut considérablement
influencé. Au XVII° siècle, les comédiens italiens, promus
"Comédiens du Roi", avaient fini par être expulsés en raison
des libertés qu'ils se permettaient et de la représentation
d'une Fausse prude, dans laquelle on avait eu
peut-être raison de reconnaître Mme de Maintenon, épouse de
Louis XIV.
Le Régent s'était empressé de rappeler des comédiens
italiens dès 1716 et, à l'époque de Marivaux, il s'agit donc
d'une troupe toute nouvelle. Son régisseur, Luigi Riccoboni
(1674-1753), dit Lélio, est décidé à faire oublier les
outrances de ses prédécesseurs et sa personnalité, plus
grave et mélancolique, le pousse à renouveler son
répertoire. Ainsi, si les personnages génériques de la
commedia restent les mêmes, si les ressources des
"arlequinades" ne sont pas abandonnées, la troupe interprète
désormais de véritables textes, dont Marivaux est le
fournisseur essentiel.
3.
Des remarques sur le titre de la pièce
:
Le titre est évocateur : une île, lieu clos, à l'écart de la
société policée, où tout projet nouveau est possible, au
moins par l'imagination. On pense à Robinson Crusoë de
Daniel Defoe (le roman a paru en 1719) où un Occidental sort
victorieux de la sauvagerie et éduque l'"esclave" Vendredi.
On peut penser aussi aux îles des Indes nouvelles
(l'Amérique) où le choc des cultures a, dès le XVI° siècle,
fortifié le mythe du bon sauvage : au contact de la nature,
celui-ci manifesterait cette bonté naturelle que le civilisé
a, lui, pervertie par ses affectations et ses valeurs
matérialistes.
Remarquons plus généralement que les grandes utopies ont
souvent choisi d'enfermer dans des îles leurs sociétés
idéales : voir par exemple le traité Utopia de
Thomas More (1516), qui invente le mot. Réfléchissez alors
aux attentes que ce tire génère : que pourrait être une île
des esclaves ?
Lisez la
scène 1.
Elle vous fournit des indications qui resserrent vos
attentes, notamment par ces mots d'Iphicrate:
"Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs
maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans
une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute
quelques unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher
Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent,
ou de les jeter dans l'esclavage".
Attention en effet au mot "esclaves", que l'époque voulue par
Marivaux (la Grèce antique) limite à l'acception qu'on en
avait dans l'Antiquité : l'esclave est plutôt le domestique
attaché à la maison de ses maîtres. Il n'a donc ni le statut
ni toujours l'infortune des esclaves noirs que le commerce
triangulaire instauré au XVI° siècle nous fera connaître.
L'époque de la fiction
théâtrale appelle enfin une ou deux précisions d'ordre
historique que nous vous livrons pour compléter vos
représentations préliminaires : il existait dans l'Antiquité
romaine une coutume que l'on pratiquait pendant les
Saturnales, ces fêtes par lesquelles, fin décembre, on
célébrait Saturne, dieu des graines enfouies dans le sol, pour
aider le soleil à remonter dans le ciel. La plus grande
licence y était admise, et les esclaves étaient traités sur le
même pied que les maîtres : parfois même, ils se faisaient
servir par eux et ne leur ménageaient pas les quolibets. Mais,
plus près de nous, la tradition médiévale du Carnaval donne un
autre exemple de cette inversion des rôles.
Sujet moins original qu'il y paraît donc, d'autant plus
qu'il est à la mode avant Marivaux : dans son Arlequin
sauvage, Louis-François Delisle de la Drevetière
(1682-1756) représente un Arlequin bon sauvage qui débarque à
Marseille avec son maître et symbolise "la nature toute
simple, opposée parmi nous aux lois, aux arts et aux
sciences."
Vous pourrez synthétiser l'ensemble de ces remarques et des
attentes qu'elles ont générées avant de passer à la
lecture de la pièce.
DRAMATURGIE
DE L'ÎLE DES ESCLAVES
1. Structure
de la pièce :
La pièce, en un acte, se compose
de onze scènes que l'on pourrait répartir en quatre
mouvements :
L'exposition
|
scène
I
|
.Naufragés,
Iphicrate et son valet Arlequin se retrouvent
sur l'île des Esclaves, dont Iphicrate connaît
les coutumes vengeresses. Narquois, Arlequin
refuse aussitôt d'obéir à son maître.
|
scène
II
|
.Trivelin
calme la colère d'Iphicrate et présente la
coutume de l'île : maîtres et .valets
doivent échanger leur nom et leur fonction
afin que les maîtres prennent .conscience
de leur orgueil et s'en guérissent.
|
Le
maître à l'épreuve du portrait du valet
|
scène
III
|
.Trivelin
demande à Cléanthis de brosser, en sa
présence, le portrait d'Euphrosine. La
servante, intarissable, souligne la
coquetterie et l'affectation de sa maîtresse.
|
scène
IV
|
.Trivelin
engage Euphrosine à convenir de la vérité du
portrait. Celle-ci finit .par
y consentir.
|
scène
V
|
.Trivelin
demande à Arlequin de faire le portrait de son
maître. Le valet évoque quelques extravagances
du comportement, qu'Iphicrate reconnaît
volontiers. Trivelin, satisfait, quitte la
scène.
|
Le
maître à l'épreuve du désir des valets
|
scène
VI
|
.Arlequin
et Cléanthis s'essaient au langage galant des
maîtres. Arlequin ne peut .garder
son sérieux. Il préfère suggérer à Cléanthis
de se faire aimer d'Iphicrate,
lui-même
entreprenant de conquérir Euphrosine.
|
scène
VII
|
.Cléanthis
avise Euphrosine de l'amour d'Arlequin. Devant
l'indifférence de sa maîtresse, elle fait
l'éloge de la sincérité d'Arlequin et lui
ordonne de l'aimer.
|
scène
VIII
|
.Arlequin
entreprend de séduire Euphrosine, mais, ému
par sa douleur, il reste sans voix.
|
La
leçon
|
scène
IX
|
.Arlequin
prévient à son tour Iphicrate des visées de
Cléanthis. Mais l'abattement d'Iphicrate
détourne la conversation sur les reproches
mutuels que se font les deux personnages.
Iphicrate reconnaissant ses torts, Arlequin
lui pardonne et reprend son habit.
|
scène
X
|
.Cléanthis,
avant d'imiter Arlequin, adresse un discours
aux "honnêtes gens" en opposant à leur fierté
"le cœur bon, la vertu et la raison".
Euphrosine prend conscience de ses abus et
Cléanthis lui pardonne.
|
scène
XI
|
.Trivelin
félicite les quatre personnages et tire la
leçon : "La .différence
des conditions n'est qu'une épreuve que les
dieux font sur nous".
|
COMMENTAIRES
:
Montrez l'équilibre symétrique de cette organisation :
encadrés par l'exposition et le "dénouement", deux épreuves
de trois scènes chacune entament peu à peu la "superbe" des
maîtres. Cette mécanique théâtrale particulièrement nette
sert un projet d'ordre moral : l'orgueil des maîtres,
désigné
comme cible dans l'exposition, se trouve
soumis à une double épreuve avant de se dénoncer et de
s'amender. Ainsi l'enjeu dramatique défini par Trivelin dans
la scène I s'accomplit progressivement, sous sa conduite
puis sans lui, et justifie la
leçon finale qu'il
tirera pour les personnages ... et pour tout le parterre.
On appelle apologue
un récit porteur de signification morale (le proverbe, la
fable, l'allégorie philosophique appartiennent au genre).
Choisissons pour projet de lecture l'analyse de L'Île
des esclaves en tant qu'apologue et soyons désormais
attentifs à tout ce qui, sur le plan théâtral, est destiné à
servir une leçon philosophique et morale.
L'exposition : les deux premières scènes
lui sont consacrées. Placé d'emblée par le dialogue dans le
jeu théâtral, le spectateur est mobilisé par une attente
initiale : le pressentiment
d'Iphicrate sur la nature du
lieu où il vient d'échouer est-il pertinent ? Le dramaturge
peut ainsi placer, avant que réponse nous soit donnée, une
scène de comédie où, sans attendre, Arlequin commence à se
défaire gaiement de ses liens. Dans la scène II, Trivelin
peut, d'une manière plus statique et référentielle,
expliciter
le projet et fournir aux spectateurs les informations
nécessaires.
Les épreuves : leur place au cœur de la
pièce et la répartition des personnages dans ces six scènes
est le plus net indice de la symétrie voulue par le
dramaturge. Euphrosine subit la première chacune des deux
épreuves, qui paraissent ensuite moins lourdes pour
Iphicrate. La femme est-elle la cible privilégiée ? On a pu
souligner la misogynie de Marivaux (rappelons-nous l'anecdote
biographique que nous avons citée dans nos Pistes et
ces mots d'Iphicrate à Euphrosine : "vous
êtes d'un sexe naturellement assez faible, et [...] par là
vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples
de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés".)
Ces deux épreuves infligées aux maîtres vous sembleront
peut-être bénignes : on est loin, en effet, des charrettes
de la Terreur ! Mais elles n'en sapent pas moins les
fondements de la morgue aristocratique. Elles visent en
effet toutes deux l'orgueil et la suffisance et révèlent les
masques dont les maîtres s'affublent :
- la première
épreuve (trois scènes) consiste à obliger les maîtres à
écouter leurs valets brosser leur portrait. Ce premier
renversement manifeste dans les deux cas une véritable prise
de pouvoir par la parole. Issus d'une société où le langage
est l'expression du privilège de l'esprit et du savoir,
Iphicrate et Euphrosine, réduits au silence, paraissent
perdre leur identité. Le portrait que leur renvoie leur
valet est aussi, pour une fois, un miroir sans complaisance
qui dénonce leurs affectations ou l'aberration de leur
comportement. Impitoyablement jugée par une Cléanthis très
en verve (alors qu'Arlequin reste assez modéré dans le
portrait d'Iphicrate), Euphrosine aura aussi beaucoup plus
de mal à s'y reconnaître : la "thérapie", pour elle, occupe
deux scènes, Trivelin devant ensuite rester seul avec elle
pour la
contraindre à l'aveu.
- la deuxième
épreuve (trois scènes) est encore plus décisive. Elle
consacre davantage la prise du pouvoir par les esclaves
puisqu'ils en ont eu l'idée et qu'il s'agit cette fois pour
les maîtres de subir leur entreprise amoureuse. Ici encore,
l'épreuve est redoutable : Euphrosine et Iphicrate
appartiennent à une société galante où l'amour est
indissociable du rang. La réaction des deux maîtres est
significative : dépossédés d'eux-mêmes, ils ne peuvent
supporter d'être cette fois les victimes d'un jeu dont ils
ont naguère été les acteurs. Ici encore, Euphrosine est la
plus exposée : Cléanthis lui impose implacablement la nouvelle
donne amoureuse alors qu'ému par sa détresse comme par
celle d'Iphicrate, Arlequin mettra un terme anticipé à
l'épreuve et précipitera le dénouement.
Le dénouement : deux scènes sont d'abord
consacrées au pardon. Arlequin, touché dans sa sensibilité
devant un Iphicrate amer mais repentant, pardonne le
premier, puis engage Cléanthis à l'imiter. Celle-ci est plus
réticente : elle s'y résoudra devant la contrition
d'Euphrosine, non sans avoir adressé à tous les maîtres une
nette
remontrance qui est la première vraie morale
de la pièce. Revenu sur scène pour constater la
réconciliation collective, Trivelin peut, lui, compléter la
leçon : les épreuves infligées aux maîtres testaient aussi
les esclaves. Leur vraie victoire est dans leur pardon.
En récapitulant ces différentes observations, montrez en quoi
la structure correspond bien à ce que nous attendons d'un
apologue : rigueur démonstrative, netteté des conflits, valeur
allégorique des exemples, progression vers une leçon finale
préparée par l'enjeu des premières scènes.
Où cette structure nous
conduit-elle ? S'agit-il d'un retour à l'ordre ou d'un
processus de transformation ? Destitués, Iphicrate et
Euphrosine passent nettement à l'arrière-plan dans les
scènes centrales pour retrouver la parole dans les scènes
finales, alors qu'Arlequin et Cléanthis retrouvent, eux,
leur condition d'esclaves. Est-ce à dire que la pièce, par
cette structure circulaire, consacre le triomphe des maîtres
? Non, bien évidemment : la satisfaction de Trivelin, dans
la scène XI, révèle le succès de son projet. Car si l'ordre
politique n'est pas contesté (l'a-t-il jamais été dans la
pièce ?), il en va tout autrement de l'ordre moral : quels
sont les changements manifestes dans l'attitude
finale des maîtres et des valets
(pronoms employés, gestes, langage) qui attestent cette
évolution ?
2. L'espace
et le temps :
Continuons à lire la
pièce autour de notre projet de lecture et voyons en quoi
les indications spatio-temporelles le valident :
l'espace : la didascalie
initiale
plante-t-elle un décor précis ? En quoi peut-on se saisir de
cette remarque pour confirmer que nous sommes bien là devant
un décor symbolique, presque abstrait, comme le sont souvent
les décors des apologues et des fables ? On peut aussi
observer comment le lieu scénique se situe entre deux
espaces, l'un naturel et sauvage, l'autre plus civilisé. Il
faut donc lui donner un caractère transitoire, l'imaginer
comme une sorte de "no man's land" ou de "sas" qui symbolise
la nudité, le dépouillement d'où pourrait naître, pour les
personnages qui y évoluent, une vie nouvelle.
L'insularité amène d'ailleurs des représentations
opposées selon l'origine sociale de nos quatre personnages :
pour Iphicrate et Euphrosine, elle suggère l'enfermement
("ne négligeons rien pour nous tirer d'ici, dit Iphicrate
dans la scène I, si je ne me sauve, je suis perdu, je ne
reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des
Esclaves") et la sauvagerie ("leur coutume est de tuer tous
les maîtres qu'ils rencontrent"). Pour Arlequin et
Cléanthis, l'île est au contraire un lieu paradisiaque
peuplé d'« aimables gens. - Et raisonnables » (on pense à L'Île
de la raison, autre comédie de Marivaux). Entre ces
deux extrêmes, et sans nier son caractère carcéral,
Trivelin présente l'île
comme un lieu civilisé où est né un projet social. Elle est
donc bien le lieu de l'utopie, comme chez Thomas More, et on
peut expliquer par là la volonté du dramaturge de faire
figurer, dans la scène II, des "habitants de l'île". On y
séjourne pour une sorte de thérapie morale ("vous êtes
moins nos esclaves que nos malades") et l'on n'en
repart que si l'on a su s'amender. Un tel projet, défini dès
la deuxième scène, ne peut manquer de donner à la pièce un
caractère démonstratif, l'aventure des personnages
s'assimilant à une sorte d'expérience, au sens scientifique.
Enfin l'espace de la pièce gagne encore en abstraction
si on lui associe une vague géographie qui est celle de la
Grèce antique. Nos personnages se disent en effet issus
d'Athènes, et cette distanciation spatiale entraîne
nécessairement le spectateur de Marivaux vers une réflexion
universelle.
le temps : nous disposons de très peu
d'indices à cet égard. L'unité de temps des classiques
souhaitait que la durée de l'action théâtrale n'excède pas
vingt-quatre heures. Il se pourrait bien ici que cette durée
soit encore inférieure : si Iphicrate informe ses
prisonniers que le cours d'humanité "dure trois ans" et les
nouveaux maîtres qu'ils ont "huit jours pour se réjouir",
rien dans la pièce ne confirme de telles durées. On a plutôt
l'impression d'une grande rapidité, d'autant que la pitié
d'Arlequin interrompt brusquement l'expérience et
qu'Iphicrate lui-même paraît surpris, au début de la scène
XI, de la réconciliation générale. Ici encore, il nous faut
conclure au caractère irréaliste de cette durée.
Irréalisme aussi dans l'époque censée être celle de la
fiction : la Grèce antique ? Trop de références, d'allusions
anachroniques qui évoquent bel et bien la société du XVIII°
siècle (relevez-les, notamment dans le
portrait d'Euphrosine par Cléanthis) nous
dissuadent de nous placer à cette époque. C'est par pure
convention donc que Marivaux l'a choisie, plus même que par
précaution stratégique. Si cette distanciation arrache
d'emblée le spectateur à son temps, c'est pour l'y ramener
par un autre biais : celui de la leçon intemporelle, du
propos philosophique, de l'allégorie.
Récapitulez à nouveau ces observations autour de notre
projet de lecture : en quoi les indications
spatio-temporelles donnent-elles à la pièce un caractère
d'apologue ?
3. Le
système des personnages :
LECTURE
TABULAIRE
scènes
|
I
|
II
|
III
|
IV
|
V
|
VI
|
VII
|
VIII
|
IX
|
X
|
XI
|
IPHICRATE
|
|
|
|
|
|
...
|
|
|
|
|
|
ARLEQUIN
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|
|
|
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|
|
|
|
|
|
EUPHROSINE
|
|
|
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|
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|
|
|
|
CLEANTHIS
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|
|
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|
|
TRIVELIN
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|
Des
insulaires
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case noire : personnages présents
case grise : personnages présents mais muets.
COMMENTAIRES
:
le tableau met en valeur
la symétrie dans la présence des personnages en scène :
après les deux scènes d'exposition (la scène II regroupe
tous les personnages), l'expérience de Trivelin s'intéresse
d'abord à Euphrosine avec l'aide de Cléanthis, puis à
Iphicrate avec celle d'Arlequin. Trivelin disparaît alors,
laissant les valets procéder à leur expérimentation
personnelle sur leurs maîtres, puis revient pour en
constater la réussite (la scène XI regroupe à nouveau tous
les personnages). Moteur de l'intrigue, Trivelin est bien le
maître du jeu, charge lui étant donnée de conclure en
dégageant le sens de l'apologue. Personnage sans grande
épaisseur psychologique, il souligne le caractère
démonstratif de la pièce.
la scène VI, au juste milieu de la pièce, prend un sens
particulier : elle consacre la victoire des valets,
Iphicrate et Euphrosine étant désormais spectateurs
lointains et muets de la parodie à laquelle se livrent leurs
anciens domestiques. Déjà grisée par la liberté de parole
que lui a donnée Trivelin en lui demandant un portrait de sa
maîtresse, Cléanthis
gouverne ici un jeu auquel Arlequin se prête
avec talent, même s'il ne peut garder son sérieux. On peut
considérer que le mouvement dramatique culmine dans cette
scène-là, l'expérience devant ensuite tourner court.
on constatera en effet que si la symétrie tente de
s'inverser dans la scène VIII (couple Euphrosine/Arlequin),
nous n'aurons pas droit à la scène qui en aurait été le
pendant (couple Iphicrate/Cléanthis). Ce manque signale une
interruption qui infléchit désormais la pièce vers le
dénouement. Autre manque d'importance : si les valets
affirment leur pouvoir par la parole dans de nombreuses
scènes, jamais Iphicrate et Euphrosine n'auront les leurs.
Le dramaturge signale ainsi le vrai sens de leurs épreuves
qui est de les priver du langage, par lequel, naguère,
s'exprimaient leurs privilèges.
avec huit scènes actives, Arlequin est bien le personnage
principal de la pièce. S'il conserve quelques traits du zanni
de la commedia dell'arte (on pourra noter sa fantaisie
burlesque dans les premières scènes), il gagne
néanmoins en épaisseur psychologique sur son modèle italien.
Alors que Cléanthis incarne une révolte qui se manifeste de
manière sèche et implacable sur sa maîtresse, Arlequin est
seul confronté tour à tour, dans les scènes VIII et IX, aux
deux maîtres pour rester "sans voix" devant le désarroi
d'Euphrosine et se laisser gagner par la pitié devant celui
d'Iphicrate. Touché dans sa sensibilité, il comprend aussi
les limites de l'expérience : jamais il n'a pu d'ailleurs
entrer tout à fait dans la peau de son maître (voir ses
fous-rires au cours de la scène VI) et Iphicrate n'a aucun
mal à l'ébranler en lui rappelant le caractère quasi
familial de sa fonction ("Tu es né, tu as été
élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien y est
encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ;
moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour
m'accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m'aimais,
et cela m'attachait à toi."). Ainsi Arlequin est partie
prenante dans la leçon du dramaturge : il en limite la portée
politique en ne se défaisant jamais de sa sentimentalité, il
complète l'avertissement lancé aux maîtres par Cléanthis en
invitant
les valets au pardon.
l'ordre avec lequel les personnages sont tour à tour
confrontés révèle que le dramaturge a souhaité tirer parti
de toutes les ressources qu'offrait cette confrontation. Le
dialogue entre Iphicrate et Arlequin prend des tonalités
différentes selon qu'Arlequin y joue ou non au maître, et
cela est aussi vrai pour Cléanthis. Comme dans beaucoup de
ses comédies, Marivaux privilégie cette "mise en abyme" qui
nous fait assister à une scène où les personnages jouent à
être quelqu'un d'autre. Mais dans L'Île des esclaves,
ce double jeu est étroitement lié à l'entreprise de
Trivelin, qui rappelle par certains côtés les psychodrames :
il faut qu'Euphrosine et Iphicrate
assistent
aux portraits que leur renvoie
leur domestique pour prendre conscience de leurs ridicules
et s'en guérir. De la même manière, le dialogue de Cléanthis
et d'Arlequin dans la scène VI permet aux esclaves de
représenter devant leurs maîtres réduits au silence une
parodie de scène galante à laquelle Arlequin seul
s'essaiera,
sans succès, devant Euphrosine.
Revenons à notre projet de lecture : en quoi le système des
personnages ainsi présenté dans ses grandes lignes
s'applique-t-il bien à ce qu'on en attend dans un apologue
(caractère abstrait, faible densité psychologique, rapports
régis par une volonté démonstrative) ?
4.
La portée de l'apologue :
De
cette pièce dont nous avons pu montrer le caractère
démonstratif, il s'agit maintenant d'examiner la portée.
La comédie, en peignant des caractères ridicules, s'est
toujours employée à "châtier les mœurs". Molière, par
exemple, s'en prend aux passions qui égarent l'individu hors
des normes de la raison. Mais on ne saurait, jusqu'au XVIII°
siècle, lui prêter une intention réellement politique qui la
ferait s'enhardir jusqu'à mettre en cause des privilèges et
dénoncer des injustices. Qu'en est-il avec L'Île des
esclaves, dont le titre, nous l'avons dit, laisse
attendre un propos d'ordre social ?
Retraçant l'histoire de l'île, Trivelin prononce une phrase
dont certains termes-clés pourront guider votre réflexion :
"Quand nos pères, irrités de la cruauté
de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir
ici dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus
de leurs patrons, la première loi qu'il y firent fut d'ôter
la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage
conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la
liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté cette
loi ; vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une
plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous
corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons,
c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire..."
Ressentiment, raison, cœur. Examinons ces
trois mots.
Ressentiment : de manière légitime, il
guide l'attitude des valets. Tous deux commenceront à se
plaindre à Trivelin du mépris dont leur maître les accable
et Cléanthis le stigmatisera nettement à la fin de la pièce
: "Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le
monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous
regardent comme des vers de terre". Ce mépris
nie, en effet, jusqu'à leur nom : Arlequin n'est que le "Hé"
par lequel on l'interpelle ; Cléanthis rappelle
la liste des injures qui lui tiennent lieu de surnoms.
Ce mépris peut aussi se manifester par la violence. Arlequin
peut ainsi, dès la scène I, ironiser sur les marques
d'amitié que lui prodigue Iphicrate, marques qui, dit-il,
"tombent toujours sur [ses] épaules". Avant de reprendre son
habit, il rappelle à son maître les étrivières et les
châtiments sans sujet. Nous avons d'autant moins de peine à
le croire que c'est par la violence qu'Iphicrate tente
d'abord de contenir sa révolte. Cléanthis marque son
ressentiment d'une manière plus aigre encore : visiblement
grisée par la liberté de parole que lui a consentie Trivelin
("quand on a de la colère, il n'y a rien
de tel pour la passer, que de la contenter un peu"),
nous la voyons, dans la scène III, insister de manière un
peu mesquine sur la coquetterie et les affectations
d'Euphrosine. On comprendrait mal cette rancune en ignorant
l'identité de sexe ("car je suis femme
autant qu'elle, moi ") qui explique que Cléanthis
prenne une revanche sur ses frustrations passées. Exclue, en
tant que domestique, des rites galants dont elle a épié
l'hypocrisie, elle en dénonce surtout la "superbe". Avec elle,
le réquisitoire frôle l'insurrection politique : "Fi !
que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or,
de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire
tant les glorieux !"
Raison : pourtant
jamais ne seront remises en cause les inégalités sociales
autrement que sur ce plan moral. En clair, ce que l'on
demande aux maîtres consiste à exercer avec mesure un
pouvoir dont la légitimité n'est jamais mise en question.
Cette mesure s'inscrit dans ce que l'on attend depuis le
XVII° siècle de l'honnête homme (l'adjectif revient plusieurs
fois dans la pièce, presque autant que
les mots raison
ou raisonnable) : "celui qui a toutes les
qualités propres à se rendre agréable dans la société"
(Littré). Le maître n'est corrigé que dans les excès qui
heurtent la bienséance ("extravagance"
d'Iphicrate selon Arlequin, coquetterie vaine et mignarde
d'Euphrosine selon Cléanthis, "folies, dit Trivelin,
qui font qu'on n'aime que soi"), et jamais dans
ses privilèges de classe. On comprend pourquoi le valet
rendossera bien vite son costume : il ne doit pas, lui non
plus, outrepasser les limites de la raison en s'arrogeant un
pouvoir qui ne lui est pas destiné. La morale de la pièce
consacre la vertu d'un valet qui a su pardonner et retrouver
sa place, tout en invitant les maîtres à moins d'orgueil.
Les derniers mots de Trivelin sont significatifs : "la
différence des conditions, dit-il, n'est qu'une épreuve
que les dieux font sur nous". On ne peut mieux
éloigner l'inégalité sociale du terrain politique et lui
donner même une légitimité ! Marivaux n'est pas Rousseau :
sa critique invite chacun à rester à sa place sans y mettre
ni trop d'orgueil ni trop de ressentiment. L'Île des
esclaves est donc loin d'avoir une portée
révolutionnaire : contestant l'arrogance des privilèges,
elle appelle à une paix sociale qui fait songer aux mots de
Voltaire à la fin de sa Prière
à Dieu :
"que ceux [...] qui dominent sur une petite parcelle d’un
petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques
fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans
orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que
les autres les voient sans envie".
Cœur : le mot est, lui aussi, souvent
employé dans la pièce. Au XVIII° siècle, il
désigne plus qu'aujourd'hui "l'ensemble des facultés
affectives et des sentiments moraux" (Littré). Il est dans
la pièce le ressort essentiel puisque c'est le bon cœur
d'Arlequin qui met fin à l'inversion des rôles : touché par
Euphrosine, il l'est encore davantage lorsqu'Iphicrate sait
lui rappeler leur enfance, leurs liens quasi familiaux.
Cléanthis saura l'imiter avec une émotion identique, non
sans avoir rappelé ce qu'il faut à l'honnête homme : "Et
que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur
bon, de la vertu et de la raison [...] ; voilà ce qui est
estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est
plus qu'un autre." Tout au long de la pièce, c'est à
cette distinction que les épreuves ont amené nos personnages :
leur aptitude au pardon, doublée, pour les maîtres, d'une
accession sincère au repentir, se manifeste dans le dénouement
par des
gestes fraternels qui, dans la plus pure
tradition du drame larmoyant, consacrent une régénération
morale. Les personnages se sont défaits de tous leurs masques,
ils accèdent à cette vérité humaine dont le jeune Marivaux
avait constaté l'absence (relisez l'anecdote
que nous vous livrions au début de notre examen) et à la
recherche de laquelle il consacrera tout son théâtre.