Dramaturgie
Genèse
de la pièce
La genèse de La Vie de Galilée s'étale sur trente
ans, de 1926 à 1956. Encore a-t-il fallu la mort de Brecht,
au milieu des répétitions de la troisième version de la
pièce, pour mettre un terme à cette incessante élaboration.
Ces trente années, marquées successivement par le nazisme,
la guerre, la bombe atomique et ce qu'elle entraîne de
nouveau dans la responsabilité des hommes de science, sont
aussi pour Brecht celles de la construction du socialisme et
de la part que l'intellectuel est appelé à y prendre. Ces
faits historiques, ces données nouvelles expliquent la
complexité croissante du théâtre brechtien.
La première version de La vie de Galilée
date de 1938, écrite en trois semaines au Danemark, où
Brecht est en exil. Le titre de cette première mouture, La
Terre tourne, fait clairement allusion à
l'héliocentrisme de Copernic vérifié par les travaux de
Galilée, et annonce le problème central du conflit entre
science et pouvoir. Dès 1939, poussé par la découverte de la
fission de l'atome, Brecht envisage de refondre la pièce : «
On devrait réécrire complètement la pièce, si on voulait
obtenir cette "brise qui vient des rivages nouveaux, cette
aurore rosée de la science." » Mais vient la guerre,
puis l'exil aux États-Unis. En 1944 commence alors le
travail dont sortira la deuxième version, le Galileo
américain, issu d'une collaboration exemplaire de Brecht
avec l'acteur Charles Laughton. Pendant trois ans, en
reprenant les premières versions, les deux hommes
s'emploient à établir une version destinée à la scène
américaine.
Le drame de Hiroshima, en août 1945, provoque
cependant un revirement capital : du jour au lendemain, la
biographie de Galilée prend un autre sens. A la lumière
infernale de la bombe, le conflit entre Galilée et les
pouvoirs de son temps se trouve placé dans une lumière
neuve. Cette deuxième version, plus courte et avec une fin
plus pessimiste que la première, sera jouée, avec Laughton
dans le rôle de Galilée, en juillet 1947 au Coronet Theater
de Los Angeles puis à New-York dans une mise en scène de
Joseph Losey.
Installé à Berlin-Est à partir de 1949, Brecht y crée
le Berliner Ensemble et l'affaire Oppenheimer, qui avait
considérablement préoccupé l'Allemagne, le fait à nouveau
revenir à Galilée. En 1953, il charge deux de ses
collaborateurs de mettre au point une version allemande,
puis y collabore lui-même, en y intégrant tous les matériaux
accumulés depuis longtemps et en tenant compte de la
représentation américaine. Tous ces échos anciens et
récents, mêlés à l'expérience de l'Allemagne partagée entre
capitalisme et socialisme, finissent par produire la
troisième et dernière version, intitulée La Vie de
Galilée, mise en scène par Brecht lui-même en 1955 et
publiée en 1956. La mort de Brecht au cours des répétitions
du Berliner Ensemble, en août 1956, met fin à ce travail si
caractéristique de la création du dramaturge, destinée à ne
jamais être achevée tant il souhaite y inscrire les échos de
l'actualité et l'évolution de ses expériences du langage
scénique.
Structure.
Elle fait fi de la dramaturgie classique en étalant
considérablement la temporalité (27 ans !) et en multipliant
les espaces (Padoue, Venise, Florence, Rome, une ville
italienne, une maison de campagne, la frontière italienne).
La pièce est constituée de quinze tableaux vivants et
discontinus qui brossent une fresque variée où alternent
discours philosophiques et manifestations de rue (on pense
au drame
romantique). Il n'est pas question ici de revendiquer
quelque réalisme : il s'agit plutôt d'un théâtre didactique
qui entreprend, à l'aide de scènes choisies, d'engager le
spectateur dans la réflexion. Non que l'intérêt dramatique
soit sacrifié : les tableaux font se succéder une série de retournements
où la pièce trouve son intensité. A partir du tableau 6, ils
placent l'enjeu dramatique sur le triomphe de la raison
devant l'obscurantisme : ils le laissent espérer (tableaux
6, 9, 13) puis le font se dissiper (7, 11, 13) dans un
raccourci de temps et de lieux qui contribue à l'unité du
sujet. Même après la rétractation de Galilée, l'incertitude
demeure et un dernier retournement verra le disciple Andrea
choisir d'y voir une ruse. Ainsi l'intention didactique du
dramaturge se marie avec les exigences de l'action théâtrale
:
[La numérotation des pages renvoie à l'édition de
l'Arche (1990)].
1.«
Galileo Galilei professeur de mathématiques à
Padoue, veut démontrer le nouveau système du monde
de Copernic.» (7-23)
Padoue.
Cabinet de travail de Galilée. Le matin. Leçon à
Andrea : description de l'astrolabe (pp. 7-8).
Salut à l'ère nouvelle (pp. 8-11). Continuation
de la leçon : description expérimentale du
système de « Kippernic » (pp. 11-14). Arrivée de
Ludovico (« jeune homme riche ») et départ
d'Andrea. Ludovico apprend à Galilée l'existence
de la lunette (pp. 15-16). Entrée du curateur et
discussion sur le prix du chercheur (pp. 17-22).
Retour d'Andrea (pp. 22-23).
2.
Galilée remet à la République de Venise une
nouvelle invention.» (24-27)
Venise.
Le grand arsenal. Galilée remet une prétendue «
nouvelle invention» au doge et aux membres du
Conseil (p. 24). Discours du curateur (p. 25).
Apartés de Galilée et de Sagredo alternant avec
les échanges futiles des personnages officiels
(pp. 25-27).
3.
« 10 janvier 1610 : au moyen de la lunette,
Galilée découvre dans le ciel des phénomènes qui
confirment le système de Copernic. Averti par son
ami des conséquences possibles de ses recherches,
Galilée témoigne de sa foi en la raison humaine.
». (28-41)
Padoue.
Cabinet de travail de Galilée. La nuit. 10
janvier 1610. Galilée et Sagredo à la lunette.
Moment historique : Sagredo découvre, effrayé,
que la terre est « un corps céleste ordinaire,
un parmi des milliers » (pp. 28-29). Arrivée du
curateur, venu se plaindre du peu de valeur
marchande de la lunette (pp. 30-32). Reprise des
observations à la lunette, puis interruption
pour les calculs. Confirmation des observations.
Enthousiasme et profession de foi en la raison
humaine de Galilée, s'opposant à l'incrédulité
de Sagredo (pp. 33-38). Entrée de Virginia, vite
renvoyée par Galilée (pp. 38-39). Mise en garde
de Sagredo et lettre servile de Galilée au
grand-duc de Florence (pp. 39-41).
4.
« Galilée a troqué la République de Venise contre
la cour de Florence. Ses découvertes dues à la
lunette se heurtent à l'incrédulité des savants
florentins.» (42-53)
Florence.
Cabinet de travail dans la maison de Galilée.
Monologue de Madame Sarti (p. 42). Arrivée du
grand-duc (p. 43). Dispute entre Andrea et Cosme
de Médicis (pp. 43-45). Entrent Galilée et «
quelques professeurs de l'université »,
Polémique à propos d'Aristote et de l'Autorité
et refus des représentants du savoir officiel et
livresque de « voir ». Ils se soustraient à
l'épreuve des faits (pp. 45-53). Départ de la
cour. Galilée, dépité, « leur court après » (p.
53).
5.
« Sans se laisser intimider même par la peste,
Galilée poursuit ses recherches.» (54-60)
Florence.
La peste. Galilée refuse, pour « amasser des
preuves », de quitter Florence (pp. 54-56).
Échanges avec des religieuses, une femme à sa
fenêtre, des soldats (pp. 56-57). Conversation
avec une vieille femme du peuple (pp. 58-59).
Arrivée impromptue d'Andrea (pp. 59-61).
6. « 1616. Le Collegium Romanum, l'institut de
recherche du Vatican, confirme les découvertes de
Galilée.» (61-67)
Rome.
Le Collegium Romanum. 1616. La nuit. Dans
l'attente de la décision du Collegium, prélats,
moines et savants se gaussent des théories
galiléennes et crient au scandale (pp. 61-65).
Un très vieux cardinal menace Galilée (pp.
65-66). Retournement
: le père Clavius laisse tomber son verdict : «
c'est juste ». Triomphe apparent de la raison
(pp. 66-67).
7.
« Mais l'Inquisition met à l'index la théorie de
Copernic (5 mars 1616).» (67-77)
Rome.
Résidence du cardinal Bellarmin. 5 mars 1616.
Bal masqué. Conversation dans l'antichambre (pp.
67-68). Entrée des cardinaux Barberini et
Bellarmin tenant des masques. Duel des citations
et longue « conversation scientifique entre amis
» (pp. 69- 72). Retournement
: Bellarmin annonce la mise à l'index de la
théorie de Copernic. Protestations de Galilée,
entraîné vers la salle du bal (pp. 73-74). Le
procès-verbal de la conversation est remis à
l'inquisiteur, qui circonvient Virginia (pp.
75-77).
8.
« Une conversation » (78-83)
Rome.
Palais de l'ambassadeur florentin. Conversation
avec le petit moine.
9.
« L'avènement d'un nouveau pape, qui est lui-même
un homme de science, encourage Galilée, après huit
ans de silence, à reprendre ses recherches dans le
domaine interdit des taches solaires. » (84-99)
Florence.
Maison de Galilée. 1624. Les disciples de
Galilée sont réunis pour un cours de physique
expérimentale, tandis que Virginia et Madame
Sarti cousent un trousseau (p. 84). Entre
Mucius, que Galilée met à la porte en prononçant
une phrase qu'il aura lieu plus tard de
s'appliquer à lui-même (pp. 85-86). Court
échange entre Madame Sarti et Virginia à propos
du mariage de la jeune fille (pp. 86-87).
Apparition du recteur de l'université qui
apporte un livre (p. 87) et expérience sur la
flottabilité des corps, Galilée refusant de
s'occuper des taches du soleil depuis l'interdit
de l'Église (pp. 87-90). Arrivée de Ludovico,
qui annonce que le pape « rétrograde » est à
l'agonie et que Barberini, « un homme de science
» sera sans doute appelé à lui succéder (pp.
90-92). Retournement
: le savoir redevient un plaisir, les taches
solaires redeviennent un objet intéressant,
excitation de Galilée et de ses disciples,
proportionnelle à la mauvaise humeur
grandissante de Ludovico (pp. 90-93). Échange
entre Galilée et Ludovico, pendant de la
conversation avec le petit moine, qui s'achève
avec le départ de Ludovico et donc le sacrifice
(par le père et le fiancé) de Virginia (pp.
93-97). Discours de la méthode (p. 98).
10.
« Dans la décennie suivante, la théorie de Galilée
se répand parmi le peuple. Des pamphlétaires et
des chanteurs de ballade se saisissent partout des
nouvelles idées. Au cours du carnaval de 1632,
beaucoup de villes italiennes choisissent
l'astronomie pour thème du cortège des Guildes. »
(99-10)
[Une
ville italienne.] 1632. Le carnaval. Un couple
de forains entonne la ballade subversive chantée
« dans toute l'Italie du Nord » à la gloire du «
docte docteur Galileo Galilei » (pp. 99-102).
Procession où l'on voit sur un trône ridicule
«le grand-duc de Florence» et un mannequin «
plus grand que nature » figurant Galilée «
démolisseur de la Bible ». (p. 103).
11.
« L'Inquisition convoque à Rome le chercheur connu
dans le monde entier .» (104-109)
Florence.
Antichambre dans le palais des Médicis. 1633.
Début, selon Brecht, de la « déconstruction
». Galilée et Virginia font antichambre; on se
détourne d'eux (pp. 104-105). Arrivée de Vanni,
le fondeur, qui propose à Galilée d'« engager le
combat » en lui offrant l'alliance d'amis « dans
toutes les branches du négoce ». Galilée se
récuse (pp. 105-107). Virginia rabrouée par un
fonctionnaire (p. 107). Apparition du cardinal
inquisiteur, suivi peu après du grand-duc, qui
s'éloigne sans prendre le livre qu'est venu lui
offrir Galilée (p. 108). Au moment où celui-ci
veut partir, un haut fonctionnaire lui fait
savoir que l'Inquisition le convoque à Rome (p.
109).
12.
« Le Pape » (109-113)
Le
Vatican. Le pape Urbain VIII (anciennement
cardinal Barberini) reçoit le cardinal
inquisiteur. Tandis qu'on revêt le pape de ses
habits sacerdotaux, l'inquisiteur attaque
violemment « l'esprit de révolte et de doute »
et demande qu'on livre à l'Inquisition
l'hérétique. Le pape finit par céder.
13.
« Galileo Galilei rétracte devant l'Inquisition,
le 22 juin 1633, sa théorie du mouvement de la
Terre. » (114-119)
Rome. Palais de l'ambassadeur florentin. 22 juin
1633. Les disciples de Galilée réunis attendent
le résultat du procès. Ils se disent certains de
son refus de se rétracter, tandis que Virginia
dans un coin prie pour le contraire (pp.
114-116). Un individu annonce la rétractation
pour cinq heures. L'heure passée, joie des
disciples (pp. 116-117). Retournement
: la cloche de Saint-Marc sonne, annonçant
l'abjuration. Voix du crieur public. Abattement
et révolte des disciples. Retour de Galilée (pp.
118-119). Lecture devant le rideau d'un passage
des Discorsi (p. 119).
14.
«1633-1642. Galileo Galilei vit dans une maison de
campagne près de Florence, prisonnier de
l'Inquisition jusqu'à sa mort. Les Discorsi. » (120-132)
Une
maison de campagne près de Florence. [Entre 1633
et 1637.] Galilée est prisonnier de
l'Inquisition, surveillé par sa fille et un
moine. Épisode des oies (pp. 120-121). Dictée
(pp. 121-123). Visite d'Andrea qui apporte des
nouvelles des anciens disciples; dialogue chargé
de reproches et entrecoupé de longs silences
(pp. 123-126). Galilée révèle alors qu'il a
achevé les Discorsi : revirement
d'Andrea qui, plein de son enthousiasme
retrouvé, développe la théorie de la « bonne
ruse » (pp. 126-129). Longue autocritique de
Galilée, qui récuse l'interprétation par la ruse
et s'accuse d'avoir trahi « le seul but de la
science » : « soulager les peines de l'existence
humaine » (pp. 129-132). Départ d'Andrea, tandis
que Galilée se remet à manger (p. 132).
15.
«1637. Discorsi. Le livre de Galilée passe la
frontière italienne.» (133-137)
Frontière italienne. 1637. Des enfants chantent
et évoquent les sorcières et le diable, tandis
qu'un garde-frontière inspecte les bagages
d'Andrea. Celui-ci, assis sur une malle, lit le
manuscrit de Galilée (pp. 133-135). Le
garde-frontière fait ouvrir la malle, renonce,
et Andrea passe la frontière avec à la main le
livre auquel le garde-frontière n'a pas pris
garde. Andrea transmet au garçon superstitieux
la leçon de Galilée : « Il te faut apprendre à
ouvrir les yeux » (pp. 136-137).
©
Belin, 1999.
|
Le
théâtre épique
Une pièce
historique ?
Les circonstances de l'affaire Galilée
sont, bien sûr, clairement présentées dans la pièce de Brecht.
Mais, loin de revendiquer une fidélité intégrale au passé,
celui-ci est plutôt désireux de saisir l'esprit de l'époque et
la nature profonde de ses enjeux philosophiques, tels qu'il a
pu, par exemple, les trouver dans le Dialogue sur les
deux grands systèmes du monde, rédigés par Galilée en
1624 :
Le
Dialogue sur les deux grands systèmes du
monde (1632) est un ouvrage composé par
Galilée à la demande du pape Urbain VIII. Il
oppose essentiellement deux personnes, la
première (Filippo Salviati) favorable au système
héliocentrique de Copernic, la deuxième
(Simplicio) au système géocentrique de Ptolémée.
Les thèses de Galilée transparaissent clairement
derrière celles de son ami Filippo Salviati,
cependant qu'au travers de Simplicio, défenseur
de la physique aristotélicienne, on peut
reconnaître le pape Urbain VIII et tout
l'appareil ecclésiastique.
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Simplicio
Je vous demande comment vous pouvez
raisonnablement nier que les parties de la terre
descendent vers le centre d’un mouvement droit,
alors que, lâchées du haut d’une tour très élevée
dont les parois sont on ne peut plus droites et
construites d’aplomb, elles tombent en rasant la
bâtisse. En second lieu, vous révoquez en doute
que les parties de la terre se meuvent pour aller
au centre du monde, ainsi que l’affirme Aristote,
comme s’il ne l’avait pas démontré de façon
concluante par une argumentation où il met en jeu
les mouvements contraires : le mouvement des
graves, dit-il, est contraire à celui des corps
légers ; or, on voit que le mouvement de ces
derniers est dirigé droit en haut, autrement dit
vers la circonférence du monde : donc, le
mouvement des graves est dirigé droit vers le
centre du monde, et il se trouve per accidens
que c’est vers le centre de la terre, puisque l’un
et l’autre coïncident…
Salviati
Ce qu'Aristote voit du mouvement des corps légers,
c'est que le feu, partant d'un lieu quelconque de
la superficie du globe terrestre, s'en écarte en
droite ligne de bas en haut ; c'est là, à vrai
dire, se mouvoir vers une circonférence plus vaste
que celle de la terre, à savoir, comme l'énonce
Aristote lui-même, vers la concavité de la lune.
Mais que cette circonférence soit celle du monde
ou qu'elle lui soit concentrique en sorte que se
mouvoir vers l'une soit autant que se mouvoir vers
l'autre, c'est ce qu'on ne peut affirmer si l'on
n'a supposé d'abord que le centre de la terre d'où
nous voyons s'éloigner, dans leur ascension, les
corps légers, est le même que le centre du monde,
autrement dit que le globe terrestre est constitué
au centre du monde. Or c'est justement ce dont
nous doutons… Nous voyons que la terre est
sphérique, nous sommes donc assurés qu'elle a un
centre ; nous constatons que, vers ce centre, se
meuvent toutes ses parties et qu'il est
nécessaire, de ce fait, que leurs mouvements
soient perpendiculaires à la surface terrestre ;
nous comprenons que, se mouvant vers le centre de
la terre, elles se meuvent vers leur tout, vers
leur mère commune ; et nous avons ensuite la bonté
de nous laisser convaincre que leur instinct
naturel est d'aller non pas vers le centre de la
terre, mais vers celui de l'univers, dont nous ne
savons ni où il est, ni s'il existe, ni même, au
cas où il existerait, s'il n'est autre qu'un point
imaginaire, un néant totalement dénué de
puissance. Quand à ce que disait le signor
Simplicio, à savoir qu'il est vain de mettre en
question si les parties du soleil, de la lune, ou
de tout autre corps céleste séparées de leur tout
y retourneraient naturellement, attendu que le cas
ne peut se présenter, les démonstrations
d'Aristote ayant rendu évident que les corps
célestes sont impassibles, impénétrables,
indivisibles, etc., j'y réponds que les conditions
par lesquelles, suivant Aristote, les corps
célestes diffèrent des corps élémentaires sont
uniquement fondées sur ce qu'il déduit de la
diversité des mouvements naturels de ceux-ci et de
ceux-là ; de sorte que si l'on refuse d'attribuer
le mouvement circulaire aux seuls corps célestes
et si l'on affirme qu'il convient à tous les corps
naturels mobiles, on devra nécessairement admettre
que les attributs d'engendrable ou
d'inengendrable, d'altérable ou d'inaltérable, de
divisible ou d'indivisible, etc. conviennent
également et sont communs à tous les corps
mondains, tant célestes qu'élémentaires, ou bien
que c'est à tort et par erreur qu'Aristote a
déduit du mouvement circulaire ceux qu'il assigne
aux corps céleste.
Simplicio
Cette manière de philosopher tend à la subversion
de toute la philosophie naturelle, elle jette le
trouble partout, elle met en désordre le ciel, la
terre, l'univers entier.
Salviati
Ne vous mettez point en souci du ciel et de la
terre ; ne craignez pas leur subversion. Quand au
ciel, vos craintes sont vaines puisque vous-même
le réputez inaltérable et impassible ; et quant à
la terre, nous ne cherchons qu'à l'ennoblir et à
lui donner perfection quand nous nous appliquons à
la rendre semblable aux corps célestes et, en
quelque sorte, à la placer dans le ciel d'ou vos
philosophes l'ont bannie… Mais pour donner
surabondante satisfaction au Signor Simplicio,
j'ajoute que notre siècle nous apporte des
observations nouvelles et des faits nouveaux tels
que si Aristote vivait aujourd'hui, je suis bien
certain qu'il changerait d'opinion… Les choses
découvertes dans le ciel, de notre temps, sont et
on été de nature à donner pleine satisfaction à
tous les philosophes ; en effet, que ce soit dans
les corps célestes particuliers ou dans
l'universelle étendue des cieux, on a vu et on
voit encore des accidents semblables à ceux que
nous désignons sous les termes de générations et
de corruptions : nombre de comètes observées par
d'excellents astronomes sont nées et se sont
dissipées dans des régions plus hautes que l'orbe
lunaire, sans parler des deux nouvelles étoiles
apparues en 1572 et 1604 et qui, sans
contradiction possible, sont très élevées au
dessus des planètes ; sur la face du soleil
lui-même, on voit, grâce au télescope, se produire
et se dissoudre des amas de matières denses et
obscures dont l'aspect rappelle beaucoup celui des
nuages autour de la terre, et dont plusieurs sont
extrêmement vastes. Eh bien, si Aristote voyait
tout cela, que pensez-vous qu'il dirait et qu'il
ferait ?
Galilée, Dialogue sur les deux grands
systèmes du monde, 1632.
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La pièce de Brecht dramatise-t-elle
l'affaire Galilée ? Il faut nous placer ici sur le critère de
la fidélité de l'œuvre au passé, à laquelle Brecht attachait
peu d'importance. Au cours de ses trois versions, le
dramaturge s'est de plus en plus éloigné de la vérité.
Certains faits sont passés sous silence, les personnages réels
sont malmenés (huit sont historiques, deux n'ont que quelques
rapports avec l'affaire Galilée, cinq sont fictifs). Brecht a
méconnu les relations familiales de Galilée, qui ne possédait
pas une fortune adéquate à ses désirs d'appartenir à la classe
bourgeoise et qui, pour ne pas avoir à doter ses deux filles,
les mit dans un couvent. Brecht n'en garde qu'une, qui vit
près de son père, Virginia, et ignore la fidélité qu'elle a
toujours conservée à son égard (elle mourra peu après sa
condamnation). Par certains côtés, le personnage de Galilée
lui-même est peu authentique : l'astronome a représenté une
certaine puissance temporelle qui lui a permis de jouer un
rôle indépendant, ce que Brecht passe sous silence. Le plus
grand grief que l'on pourrait peut-être lui faire, c'est
d'avoir transformé l'injonction adressée par l'Inquisition à
Galilée en un simple avertissement. En outre, Brecht ignore
volontairement la foi de Galilée et sa pièce ne montre pas que
son désir de diffuser la science visait à prouver à l'Église
qu'elle ne lui était pas contraire. Enfin Brecht ne rend pas
compte des luttes qui se livrèrent au sein même de l'Église à
propos des théories galiléennes. Ainsi la pièce est de moins
en moins le tableau d'une époque, comme elle s'éloigne de plus
en plus de la vie de Galilée qui est ici délibérément
anachronique.
Pour autant, peut-on affirmer que la pièce de Brecht
ignore totalement la réalité historique ? Il nous faut ici
partir de la définition du drame historique établie par Georg
Lukács. C'est à partir, selon ce dernier, de l'existence d'un
héros central, personnage "mondialement historique", et d'une
collision socio-historique autour de ce héros, que se
construit un drame historique. Révélée par un caractère, cette
collision apparaît grâce aux actes et par le langage. Galilée
est bien en effet un individu mondialement historique dans le
sens défini par Hegel : il est l'homme de l'ère nouvelle,
de la raison; il est, comme le dirait Schiller, le
porte-parole de l'esprit du siècle. Il en partage l'avidité de
savoir et la foi humaniste, et si une contradiction l'écartèle
(au moment où il célèbre l'ère nouvelle, il interdit par
exemple à sa fille de regarder dans le télescope), c'est qu'il
en incarne aussi les troubles et les régressions. Alors que le
caractère du héros devrait rayonner autour de la collision
socio-historique, celui de Galilée lui dicte des comportements
contradictoires (voir page suivante) au milieu
desquels il apparaît divisé. Cette collision, c'est bien sûr
celle qui oppose Galilée à l'Église, au pouvoir, aux temps
anciens, mais elle n'est jamais considérée en tant que telle.
Le forces en présence varient, d'autres sont à peine montrées
: le peuple n'apparaît que dans un intermède où Galilée n'est
qu'une effigie. C'est donc à l'intérieur du personnage
lui-même qu'il faut aller pour saisir la véritable historicité
de la pièce. Si La Vie de Galilée ne nous propose
pas d'image-reflet ni de couleur locale, c'est qu'elle
souhaite nous faire prendre conscience d'une crise historique
qui dépasse les faits et leurs acteurs. Ce qui donne à la
pièce son intensité dramatique, ce sont ces retournements que
nous avons signalés, car ils incarnent le véritable enjeu de
l'époque : qui triomphera de l'obscurantisme ou de la raison ?
Quel rôle doit jouer la science, et quelle est la
responsabilité du savant ? Ces problèmes sont trop modernes
pour que Brecht n'ait pas souhaité se distancier de la réalité
historique, répondant à la définition donnée par Georg Büchner
dans une lettre à sa famille : « Le poète dramatique n’est
à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève
au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous
l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en
donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans
la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous
montre des caractères, et des figures au lieu de
descriptions ».
Un théâtre
didactique
Lorsqu'on évoque le théâtre brechtien,
on a coutume de parler de distanciation (Verfremdung).
Ce concept devenu célèbre, qui reste en effet l'une des
données les plus constantes des écrits théoriques de Brecht,
est inséparable des positions politiques affichées par le
dramaturge, selon lesquelles le théâtre ne saurait être un
divertissement, mais un acte responsable de citoyen. Il s'agit
ainsi d'éviter la fascination opérée par le spectacle et
l'identification avec les personnages, pour que le spectateur
garde tout son esprit critique. Pour cela, la régie scénique
doit par tous les moyens distancier les événements représentés
de la sensibilité du public : l'acteur prendra du recul par
rapport à son personnage, la discontinuité des tableaux
scéniques offrira un ensemble de documents pédagogiques
propices à la réflexion, l'historicisation des situations
saura les ancrer dans leur spécificité pour éviter la
généralité des rapports humains et des sentiments qui leur
sont traditionnellement liés. Ce didactisme, Brecht en a fait
l'essence même de ce qu'il appelle le théâtre épique
: le refus du psychologisme au profit de la narration,
l'utilisation nouvelle des ressources scéniques (cinéma, tapis
roulant, scène tournante, machineries visibles etc.) sont
destinés à accentuer le caractère résolument politique de ce
théâtre dont le but est d'aider « sur le plan social les
masses prolétariennes à s'introduire précisément dans les
positions que l'appareil de théâtre avait créées pour les
masses bourgeoises » (Walter Benjamin, Essais sur
Bertolt Brecht). Il en va de même du conflit
installé depuis Aristote comme moteur d'intrigue et de
résolution cathartique. Brecht préfère parler de contradiction
et installer celle-ci au cœur même du personnage afin
d'intriguer le spectateur et favoriser sa réflexion et sa
prise de position.
La Vie de Galilée reflète pleinement ces
ambitions. La thématique de la pièce cible la grandeur et les
risques de l'ère nouvelle, "l'aurore de la raison émergeant
des ténèbres". Jouant sans cesse entre l'époque de Galilée et
celle de Brecht, la pièce nous amène à réfléchir sur la
signification historique des rapports de la science avec le
peuple et le pouvoir temporel. Le nœud de l'action est ainsi
décentré : la collision est partout et nulle part. A travers
le personnage de Galilée, non coupable mais responsable, dont
l'abjuration reste le seul acte positif dans la mesure où elle
le conserve, le spectateur doit comprendre la situation
historique, et c'est à cette compréhension que Brecht le
renvoie, compréhension double puisqu'elle est celle de
l'époque de Galilée comme de l'époque de Brecht. Le spectateur
devient Galilée, il partage l'aventure de l'ère nouvelle,
d'autant plus qu'il sait où elle conduit, et c'est ce
spectateur devenu Galilée qui fait l'autocritique de Galilée.
Il vit encore le contrecoup du « péché mortel » de la science
qui est d'avoir oublié le bonheur des hommes et promu l'ère de
la bourgeoisie. Ainsi le théâtre de Brecht ne nous propose pas
une simple reproduction documentée, mais nous renvoie à une
totalité historique (la collusion de l'Église et du pouvoir
dans l'État bourgeois, l'avènement nécessaire du socialisme),
qui doit nous aider à comprendre les enjeux actuels de la
science face au pouvoir. Le spectateur doit donc prendre
position pour le futur, historiquement et politiquement. Ainsi
s'explique l'idée de ce théâtre dialectique, qui se justifie
par les rôles conjugués du spectateur et de l'œuvre qui
l'invite à faire l'histoire nouvelle.
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