La
devise qui entourait la rose des vents sur la couverture des
livres blancs de José Corti ressemblait à l'homme : fière et
discrète tout à la fois, tirant peut-être sa fierté de sa
discrétion même. A l'écart des grands circuits commerciaux
du marché de l'édition, c'est trop peu dire que José Corti
le fut, lui qui, avec Gracq, refusa en souriant le prix
Goncourt et vécut sa vie d'éditeur dans une modeste
librairie encombrée de livres et de souvenirs. Cette
marginalité bienveillante fut jalousement préservée sans
doute, même s'il me paraît plus juste de dire qu'elle fut
ressentie comme allant de soi. Rien de plus
naturel en effet pour Corti que de se mettre au diapason des
auteurs marginaux qui venaient lui confier leurs textes, à
lui qui eut la lucidité d'évaluer ses propres limites devant
la page blanche et considéra toujours pour cela l'écrivain
avec un respect dévot qui n'excluait pas, pourtant, un
certain recul ironique. Surréaliste et provocant avec les
jeunes surréalistes, fin lettré et bibliophile avec Crépet
ou Béguin, austère et réservé, lui méditerranéen, avec le
sévère Julien Gracq, José Corti fut d'abord cet exemple rare
d'un éditeur soucieux de ne jamais prostituer la chose
écrite, qui préféra à la limite moins vendre s'il fallait
vendre à qui ne le méritait pas. Alors que je lui demandai
pourquoi Le Rivage des Syrtes n'avait jamais paru
en livre de poche, il eut ce foudroyant regard en vrille que
beaucoup ont noté pour me répondre que "si le grand
public voulait lire Gracq, il pouvait bien y mettre un peu
plus de ses deniers", et je sentis combien cette idée
même lui déplaisait.
Certes , entrer chez José Corti n'était pas entrer en
religion, et ses contrats ne liaient à lui aucun de ses
auteurs (Bachelard put ainsi le quitter pour les P.U.F.,
d'autres ne lui ont donné que leurs premiers manuscrits pour
ne revenir à lui qu'avec un œuvre plus exigeante sous le
bras), mais une incontestable parenté unit les auteurs de la
maison, un signe de reconnaissance qui est peut-être quelque
chose comme une morale, celle-là même qu'incarna si
hautement André Breton et à laquelle Corti, naturellement,
se conforma.
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C'était un homme blessé pourtant qui témoignait, à
quatre-vingt-dix ans, de la même exigence. Les Souvenirs
désordonnés qu'il avait fait paraître en
1983 et dont le succès l'amusait, laissent
amplement couler ces blessures : la mort du fils,
d'abord, Dominique Cortichiatto, fusillé par la
Gestapo en 1944, puis celle de l'épouse, plus
récemment, qui le laissait davantage encore en
sursis, comme impatient de venir enfin à bout de
cette vie pourtant lumineuse afin de rejoindre les
fantômes qui l'habitaient, de mettre un terme à ce
dialogue frileux que, depuis son bureau, il tenait
jour par jour avec eux. J'étais allé le voir en
juillet 1984 (il devait mourir en décembre) pour
lui remettre le manuscrit définitif d'un essai sur
Breton. Quelques conversations téléphoniques
m'avaient trompé peut-être (si présent, si
courtois ), mais je fus terriblement impressionné
par ce corps que brisait la vieillesse
(Corbaccio...), et soudain, assis parmi son
désordre, la jeunesse du regard et la vivacité de
la répartie en imposaient. "Ma vie s'est
arrêtée en 1944", répétait-il comme pour
s'excuser de ne plus manifester le feu qu'il
mettait autrefois dans ses conversations. Il avait
renoncé, sans doute, il parlait du "panier de
crabes" surréaliste à travers des souvenirs lassés
qui le faisaient sourire des inconséquences de
certains, avec la condescendance sereine d'un qui
n'est déjà plus de ce monde. Sauf à l'égard
d'Eluard, où la rancune est tenace, de Benjamin
Péret peut-être aussi, l'un pour avoir refusé une
préface à Dominique, l'autre ricané de la
Résistance, l'homme ne se départit pas de cette
bienveillance amusée. Pense-t-il qu'ils soient les
uns et les autres de grands écrivains ? Cela est
douteux. Ses Souvenirs désordonnés sont
parfois durs à leur égard. Le seul qu'il admire à
l'évidence est Albert Béguin, mort si jeune, autre
fantôme qui vit encore dans la librairie sur une
vieille affiche. Julien Gracq me semble surtout
l'intimider, contrarier, par sa froideur, un élan
de fraternité tout méditerranéen, Gracq dont la
fidélité à toute épreuve l'émeut pourtant, autre
versant d'une morale qui a pour Bachelard quelques
accents de reproche.
Ce geste
qu'il eut pour m'inviter à m'asseoir près de lui,
au seuil de cette librairie dont on a trop dit
qu'elle était balzacienne (elle l'était en effet),
ce geste ample et généreux est ce que je garde
aujourd'hui de plus chaud, de plus vrai de notre
trop court entretien, cette invite à prendre place
au sein de l'armée discrète et inconnue qui porte
haut la discrète devise : "Rien de commun".
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