Albert
CAMUS CALIGULA (II)
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L'absurde
et la liberté
L'assimilation de Camus à quelque
spécialiste de l'absurde est aussi systématique qu'agaçante,
d'autant que le constat de l'absurdité de la vie humaine ne
correspond pas à l'essentiel de sa pensée, notamment sur sa
durée. Mais il est vrai que l'époque de Caligula est
celle d'une pessimisme dont on pourrait trouver plusieurs
sources dans la pensée et dans la vie de l'écrivain. Camus
lui-même nous en donne les meilleurs commentaires dans
l'introduction à L'Homme révolté, qui nous montre la
portée et les limites d'une réflexion et d'une conduite fondée
uniquement sur le constat insupportable de l'absurde. Il faut
se reporter à ces pages, d'autant plus éclairantes que, dans
le manuscrit de ce texte, Camus se référait expressément au
personnage de Caligula : "L'absurde, considéré comme
règle de vie, est donc contradictoire. Quoi d'étonnant à ce
qu'il ne nous fournisse pas les valeurs qui décideraient
pour nous de la légitimité du meurtre ? Il n'est pas
possible, d'ailleurs, de fonder une attitude sur une émotion
privilégiée. Le sentiment de l'absurde est un sentiment
parmi d'autres. Qu'il ait donné sa couleur à tant de pensées
et d'actions entre les deux guerres prouve seulement sa
puissance et sa légitimité. Mais l'intensité n'entraîne pas
qu'il soit universel. L'erreur de toute une époque a été
d'énoncer, ou de supposer énoncées, des règles générales
d'action à partir d'une émotion désespérée, dont le
mouvement propre, en tant qu'émotion, était de se dépasser.
Les grandes souffrances, comme les grands bonheurs, peuvent
être au début d'un raisonnement. Ce sont des intercesseurs,
mais on ne saurait les retrouver et les maintenir tout au
long de ces raisonnements. Si donc il était légitime de
tenir compte de la sensibilité absurde, de faire le
diagnostic d'un mal tel qu'on le trouve en soi et chez les
autres, il est impossible de voir dans cette sensibilité, et
dans le nihilisme qu'elle suppose, rien d'autre qu'un point
de départ, l'équivalent, sur le plan de l'existence, du
doute systématique. Après quoi, il faut (le manuscrit
portait ici "avec Caligula"), briser les jeux fixes du
miroir et entrer dans le mouvement irrésistible par lequel
l'absurde se dépasse lui-même."
Il n'est pas une de ces phrases qui n'apparaisse
comme un commentaire ou un prolongement de Caligula,
et qui n'éclaire singulièrement la signification globale de la
pièce. Camus poursuit en démontrant qu'après la "table rase"
faite par l'absurde, "la première et la seule évidence
qui [...] soit donnée à l'intérieur de l'expérience absurde,
est la révolte". Le "cycle de la révolte", avec La
Peste, L'État de Siège, L'Homme révolté, Les
Justes viendra illustrer ce nouveau développement de la
réflexion camusienne, qui n'est pas un reniement, mais un
dépassement. Caligula, dans l'ensemble de l'œuvre de
Camus, figure donc comme le point extrême de l'interrogation
douloureuse et stérile sur la souffrance humaine, lorsqu'elle
ne peut se résoudre à le dépasser pour fonder une morale
humaniste.
"De quoi me sert ce pouvoir
si étonnant, se demande Caligula, si je ne puis
changer l'ordre des choses, si je ne puis faire que le
soleil se couche à l'est, que la souffrance décroisse et que
les êtres ne meurent plus ?" Il nous livre ainsi
l'origine essentielle du sentiment de l'absurde. Comme le
spleen baudelairien, celui-ci naît d'une inadéquation entre
l'étendue du désir humain et l'étroitesse du monde, incapable
de satisfaire durablement l'aspiration des hommes à la
cohérence de leur condition ("même la douleur ne dure pas").
C'est en même temps la découverte d'un homme jeune épris
d'absolu ("qu'il est dur, qu'il est amer de devenir un
homme"), au moment où il peut opposer un refus
définitif à l'existence qui s'ouvre devant lui. En décrétant
l'avènement de l'impossible, en instaurant le règne de
l'arbitraire, en prenant "le visage bête et
incompréhensible des dieux ", Caligula va faire
éclater la vérité de la condition humaine et dénoncer les
mensonges par lesquels les hommes se cachent leur contingence.
"L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses
limites" : cette formule du Mythe de Sisyphe
est au point de départ de l'attitude de Caligula. Pédagogue et
philosophe, qui sait que "vivre", c'est "faire vivre
l'absurde", Caligula renchérit sur l'absurdité de la condition
humaine pour la rendre plus éclatante. Il n'ignorera aucun des
domaines où son pouvoir peut s'exercer : politique, moral,
social et même artistique, c'est-à-dire la vie et la mort de
ses sujets, leur vie privée, les lois et l'organisation de la
cité. Dans tous les domaines, il portera à son point extrême
l'exercice du pouvoir absolu. Faute de pouvoir changer l'ordre
des choses, Caligula change sans mesures le rôle des hommes :
il inaugure ainsi le règne du théâtre, théâtre de la cruauté,
au sens même où Antonin Artaud l'entendait ("il ne peut y
avoir de théâtre qu'à partir du moment où commence
réellement l'impossible", écrit celui-ci dans Le
théâtre et la peste). Pour annoncer ce règne, Caligula
procède à une mise en scène dont l'efficacité est redoutable :
elle représente en une pédagogie rigoureuse l'arbitraire qui
régit la vie des hommes, mais elle instaure aussi un espace
paradoxal où le masque est au service de la vérité profonde
des êtres. L'acteur, en Caligula, se double ainsi d'un metteur
en scène. Ne pouvant supporter "l'ordre des choses", il opère,
dans tous les domaines où sa puissance peut s'exercer, une
transformation, ou une subversion. Appeler les patriciens
"petite femme" ou "ma chérie", les faire courir autour de sa
litière, les affecter à son service en leur donnant des
fonctions d'esclave, ce n'est pas là seulement le jeu gratuit
d'un tyran, c'est une négation de l'identité sociale et c'est
donner un rôle nouveau à ceux qu'il prive de leur emploi
habituel : il les oblige à se composer un visage, à nier leurs
sentiments les plus naturels, à se déguiser pour jouer les
rôles qu'il distribue. En précisant que "les acteurs
pourront jouer comme des marionnettes", Camus rend plus
perceptible encore la dépersonnalisation des personnages et la
coquille vide qu'ils sont désormais, seuls et nus devant la
précarité de leur condition. Le cynisme de l'empereur,
indifférent à la mort de l'homme qu'il vient de tuer ("un
peu plus tôt, un peu plus tard") peut résonner
tragiquement, mais, ici encore, nous sommes plus près de la
farce et d' Ubu-Roi.
Caligula correspond
ainsi à une phase transitoire de la pensée de Camus, celle qui
sera dépassée par La Peste. Le drame s'achève par un
constat d'échec ("ma liberté n'est pas la bonne") que
Chéréa avait déjà prévue ("ce n'est qu'une question de
pouvoir"). Ce pouvoir, Caligula en use non en despote
(rien de politique dans son autorité), mais en pédagogue de
l'arbitraire. Il représente l'absurde et la suprême liberté
que celui-ci confère quand il s'accompagne du mépris. Ainsi,
la légitime révolte de Caligula contre l'absurdité de la
condition humaine ne peut que fomenter son propre échec :
l'exercice du pouvoir absolu, l'entraînement à "nier les
hommes", à multiplier les crimes, à donner le spectacle
dérisoire de l'illusion, du mime, de la parodie ne peuvent
déboucher, tôt ou tard, que sur une impasse. Mais la crise
dont témoigne Caligula, dans le sens psychique,
moral et social qu'on peut donner à ce terme, conserve
d'inoubliables ferments, y compris ceux qui feront évoluer la
pensée de Camus. Ici, le pouvoir se parodie lui-même, la
"folie" donne le spectacle de sa propre dérision : mais c'est
là, sans aucune doute, l'une des richesses de la pièce. Si le
personnage n'était qu'une exploration de l'absurde, si la
pièce se résumait à un jeu de miroir et de théâtralité, elle
risquerait de tourner à vide. Le lyrisme, la passion dont
Camus l'a animée, l'étrange séduction de son personnage,
l'impossibilité de le réduire à un schéma conventionnel
donnent à Caligula une consistance, une épaisseur
réelles. De plus, l'histoire - celle de l'antiquité, mais
aussi et surtout l'histoire contemporaine - nous a appris,
dans la réalité des faits, comment se manifeste un "pouvoir
délirant". Pour cela, les interrogations, les remises en
question, les problèmes soulevés par Caligula, à
travers et au-delà de la "folie" du personnage, gardent une
résonance singulière dans la pensée et la sensibilité
modernes. Ce qui évite le mieux à la pièce la sécheresse
philosophique, bien plus que la théâtralité de ses moments
forts, c'est en effet l'intensité crispée du personnage,
rendue plus magique encore par le souvenir de Gérard Philipe.
Ce personnage atroce sur bien des plans nous émeut, et notre
sympathie lui est toute gagnée. Nous connaissons d'abord sa
souffrance (Chéréa lui-même avoue ne pas le haïr parce qu'il
n'est pas heureux ; Hélicon, Caesonia nous montrent parfois
les coulisses d'un Caligula désespéré). Nous connaissons aussi
la noblesse de ses motifs. Ensuite, Caligula est opposé à des
êtres que l'on méprise, guidés par leur conformisme ou leurs
intérêts mesquins. A l'inverse, les êtres purs lui ressemblent
(Scipion, Chéréa). Enfin Caligula est présent, irrévérencieux,
révolté, parfois drôle, autant de caractères jeunes et
sympathiques. C'est à cela que la pièce doit de représenter de
manière si pure et authentique une révolte désespérée qui aura
eu au moins le mérite, comme dans l'Antigone d'Anouilh,
de faire sauter bien des masques et de brandir bien haut l'"oriflamme
calciné" de la jeunesse.
LA
LIBERTÉ : UNE ENTREPRISE VOUÉE À L'ÉCHEC
Camus écrit : "Après la découverte de l'absurde,
il faut briser les jeux fixes du miroir et entrer
dans le mouvement irrésistible par lequel l'absurde
se dépasse lui-même." Si la découverte de
l'absurde est, en effet, à la base de l'entreprise
démesurée de Caligula (manifester sa liberté et
l'enseigner aux hommes pour les faire vivre dans la
vérité - I, 4), elle ne débouche que sur un nihilisme
négatif. Car on ne gouverne pas par le mépris et le
personnage comprendra que sa liberté "n'est pas la
bonne" car "tuer n'est pas la solution". La pièce
préfigure ainsi le tournant humaniste que prendra la
pensée de Camus avec La Peste.
1. UNE PÉDAGOGIE EN ACTION.
a) le projet : c'est lui qui constitue, à
l'acte l, l'enjeu dramatique :
— "je veux qu'on vive dans la vérité"; "[les
hommes] sont privés de la connaissance et il leur
manque un professeur qui sache ce dont il parle"
(1, 4). A partir de là, une logique imperturbable va
se manifester (I, 8). Caligula choisit souvent, en
effet, l'exemple pratique qui lui permet d'incarner
l'absurdité du destin ("c'est moi qui remplace la
peste" IV, 6 - "demain il y aura fléau" II, 9) ou
l'inutilité de la vie humaine (exécutions arbitraires
II, 5 - soupçons injustifiés sur Méréia II, 10 - prise
au pied de la lettre de l'offre de Cassius IV, 9. Ces
numéros d'acteur favorisent le théâtre dans le théâtre
et pratiquent une dérision universelle.
b) dérision des valeurs politiques :
— la plus jubilatoire et riche en effets comiques :
"ma chérie" au vieux patricien, le Trésor public (I,
8), les sénateurs en domestiques (II, 5), la maison
publique (II, 10).
c) dérision des valeurs religieuses :
— la parade foraine (III, 11) qui parodie un hymne à
Vénus est interprétée par Caligula comme "un pas
de plus sur la voie de la puissance et de la
liberté" (III, 2) et il définit son projet en
termes de mascarade pédagogique : "on ne comprend
pas le destin et c'est pourquoi je me suis fait
destin. J'ai pris le visage bête et incompréhensible
des dieux" (III, 2).
d) dérision des valeurs sentimentales :
— la raison de l'exécution du fils de Lépidus (II, 5)
explique celle du père de Scipion : se défaire de
toute attache sentimentale, prouver le mensonge de
l'amour (provocation de Mucius II, 5).
Ainsi tout est destiné à prouver
l'axiome initial : "Ce monde est sans importance et
qui le connaît conquiert sa liberté." (I, 10).
2. UNE MORALE DU DÉSESPOIR.
La définition que donne Caligula de sa liberté juste
avant de la nier (IV, 14) contient tous les germes de
son échec :
a) son impossibilité :
— "impossible" est l'un des mots récurrents de la
pièce : I, 4 - I, 11: "la lune", "un monde où
l'impossible est roi".
b) la culpabilité universelle :
— souvent proclamée (I, 11- II, 9) cette culpabilité
de l'humanité exclut tout jugement ("personne n'est
innocent"). Caligula ne s'en excepte pas et finit par
se mépriser d'éprouver la même lâcheté que les autres
(IV,14).
c) un échec annoncé:
— la logique du meurtre et du sang à laquelle aboutit
Caligula est la raison essentielle de son échec.
Aucune morale ne se fonde sur un nihilisme
pareillement destructeur ("tuer n'est pas la
solution"- IV, 13). Dans la logique de Caligula on
observe une contradiction insurmontable : peut-on
vouloir le bonheur des hommes (I, 11) et emprunter le
chemin du meurtre ?
— l'isolement : un homme seul (II, 14 - IV, 12), très
au-dessus des mobiles ordinaires et mal compris par
ses adjuvants Hélicon et Caesonia. La seule force de
vie que Caligula se reconnaît (II,14) est purement
négative : le mépris. .
La pièce s'achève donc sur un échec ("Ma liberté n'est
pas la bonne"- IV, 14) et appelle une morale à venir.
Car, dit Camus, "il est impossible de voir dans
l'absurde, et le nihilisme qu'il suppose, rien
d'autre qu'un point de départ."
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La
représentation de la folie
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C'est par sa "passion de
l'impossible" que se définit la "folie" de Caligula.
Mais voici un terme que Camus n'emploie jamais dans
ses commentaires. Cette "folie" n'est en effet ni
celle du roi Lear, ni celle du Henri IV de Pirandello.
S'il est vrai que Caligula refuse d'accepter la
réalité telle qu'elle est, et, du même coup, se sépare
du comportement d'adaptation dit "normal", il ne perd
jamais complètement la notion du réel ni le contact
avec lui : il n'oublie ni les repères du temps, ni
ceux de l'espace, ni même la réalité de ceux qui
l'entourent. Il les nie, volontairement, ce qui est
bien différent, et ce en quoi, selon Camus, réside son
"erreur". Il n'oublie jamais qui il est - même
lorsqu'il se déguise en Vénus ou en danseuse - ni quel
est son pouvoir. Ce qui, finalement, fait sa "folie",
c'est moins le désir d'impossible, que le pouvoir qui
lui donnent les moyens de passer, dans certains
domaines, de l’ordre du désir à celui des faits : il
peut, à défaut de régner sur l'ordre et la marche du
monde, à défaut de faire "que le soleil se couche
à l'est", instaurer le règne de la terreur sur
tout ce qui concerne la vie, les biens, la qualité, la
dignité de ses sujets. Dans le champ de son empire, il
multiplie, jusqu'au délire, les décisions, les gestes,
les actes, par lesquels s'affirme sa toute puissance :
simple transformation des charges ou des devoirs des
patriciens, ou des esclaves, fermeture des greniers,
arrestations et assassinats, sous le signe de
l'arbitraire, tout ceci se complète et a la même
importance - ou la même insignifiance. C'est dire que
sa "folie" est celle de l'exercice d'un pouvoir
politique, qui fonctionne selon un système clos, une
pensée totalitaire n'admettant aucune faille dans sa
logique. Mais l'idéologie qui sous-tend ce système n'a
pas de fondement politique : elle est de nature
métaphysique.
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Les moyens sont mis au service
de la vérité de l'absurde, contre l'homme et sa protestation.
La démonstration pédagogique et philosophique reprend alors
une valeur dramatique, puisqu'elle se traduit en actes, en
création de situations, dans lesquelles les autres personnes,
et Caligula lui-même, se trouvent placés, et par rapport
auxquelles ils agissent, ou plus exactement réagissent. Aucun
élément extérieur n'intervient. La "folie" ainsi définie, qui
crée autour d'elle la solitude tragique, qui construit
l'univers clos de la tragédie, qui oblige tout et tous à se
situer par rapport à elle, est bien le principal ressort
dramatique.
C'est à un double niveau que se situe la
représentation théâtrale de la "folie" : par l'expression
directe, c'est-à-dire par les actes ou les décisions, les
propos, les gestes, ou les attitudes de Caligula, et par
l'expression indirecte, ou redoublée, c'est-à-dire par la
représentation que la "folie" donne d'elle-même, par le
spectacle dans le spectacle, par la théâtralisation : celle-ci
est de plus en plus effective, comme si, s'exaspérant de ne
pouvoir constamment innover dans le domaine où son despotisme
s'exerce réellement, Caligula décuplait ses inventions dans
les domaines où il ne peut que mimer la puissance, remplacer
l'action par son simulacre. Il est, d'ailleurs, là encore,
servi par le pouvoir qui lui donnent les "moyens" de sa
pédagogie, et la faculté d'organiser comme il le veut sa
dramaturgie et ses mises en scène.
L'expression
directe
Nous pouvons relever, au fur et à
mesure de leur apparition, tous les actes et toutes les
décisions de Caligula qui peuvent être qualifiés de démentiels
:
— à l'acte l, scène 8, le plan qui bouleverse
l'économie politique : les patriciens doivent tester en faveur
de l'état, et seront mis à mort en fonction des besoins,
"arbitrairement", décision agrémentée d'un commentaire qui
renforce son aspect démoniaque : "j'ai décidé d'être
logique, et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que
la logique va vous coûter. J'exterminerai les contradicteurs
et les contradictions". Sous une autre forme, la même
détermination s'énonce à la fin de la scène 10.
— A la scène 11, la formulation même de la
véritable intronisation de Caligula, la dimension illimitée
qu'il donne à sa prise de pouvoir : "je prends en charge
un royaume où l'impossible est roi" est l'annonce d'un
règne qui se situe hors des normes, et toute la fin de l'acte,
- est-il besoin de le rappeler ? - nous montre, effectivement,
les débuts de ce règne impossible : la décision de l'empereur
de transformer son empire en un gigantesque tribunal, où lui
seul exercera une liberté sans frein et sans limites.
— A la scène l de l'acte II, presque toutes les
répliques contiennent l'énonciation d’un acte scandaleux ou
criminel de Caligula, scandales et crimes représentés aux
scènes 5, 9 et 10 : si le supplice de Rufius n'est qu'évoqué,
la souffrance de Lépidus, celle de Mucius, la mort de Méréia
sont exposées sur scène, tandis que sont clairement énoncées
des décisions scandaleuses ou criminelles, comme celle qui
décrète la famine, ou la nouvelle organisation de la maison
publique, qui fait de sa non-fréquentation un crime capital.
— Dans les actes III et IV, l'expression directe
du "pouvoir délirant" est moins pesante, plus réduite ;
cependant, au sortir de la "prière" à Vénus après avoir versé
leur obole, les patriciens sont chargés de répandre la bonne
nouvelle de l'incarnation, et menacés d'assassinat ; à la
scène 4 de l'acte IV, selon le procédé employé à la scène l de
l'acte II, les paroles et les actes de Caligula sont
mentionnées : mais si la terreur règne pendant tout l'acte, -
au point que la crainte semble gagner, un moment, Chéréa, - ce
n'est qu'à la scène 9 que Caligula, tout en jouant la comédie,
en feignant de prendre au sérieux les paroles du troisième
patricien, se livre, sur scène, à un nouvel acte criminel.
— L'organisation et la réalisation du concours de
poésie participe à l'entreprise d'avilissement des hommes, au
règne du "mépris" : par là, si elles ne sont pas de véritables
crimes, elles relèvent des mêmes intentions.
— Enfin, à la scène 13, au moment même où Caligula
reconnaît la nature exacte de son pouvoir ("délirant et
destructeur"), il commet son dernier crime :
l'assassinat de l'être qui lui a fait connaître son "seul
sentiment pur". Le bris du miroir vient dans la même ligne :
en éloignant Scipion, en se faisant un ennemi de Chéréa, en
tuant Caesonia, Caligula a effacé les personnages qui lui
renvoyaient de lui-même un visage qu'il refuse. Le miroir,
objet-témoin de tous ses débordements, lui renvoie son propre
visage qu'il ne peut supporter, signe de son propre suicide.
Faut-il considérer ce geste, dans sa violence, comme un
dernier acte "démentiel", ou comme la dernière expression
d'une ultime prise de conscience ? L'un et l'autre sans doute,
puisque la folie de Caligula, jusque dans ses effets, n'a
jamais été qu'une logique infernale.
Camus ponctue cette suite de décisions ou
d'actes, de déclarations qui, elles aussi, disent le "pouvoir
délirant", mais également de tirades (sur le désespoir, sur la
solitude, sur l'évolution de la lune) qui témoignent du
trouble profond de Caligula, point de départ qu'il ne faut pas
oublier, puisqu'il explique, à défaut de la justifier, sa
"folie". Ces paroles sont accompagnées, le plus souvent, de
tout un répertoire de gestes, d'attitudes, de postures qui,
parfois soulignent le signifié du langage, et parfois, au
contraire, le démontent, le contredisent, ou le nient :
l'apparition muette de Caligula à la scène 3 de l'acte I, son
attitude, ses grommellements, révèlent de manière
indiscutable, plus nettement que toutes ses paroles, son
désarroi, sa singularité, son étrangeté au monde. De même,
toutes les intonations de voix, tous les gestes, esquissés ou
accomplis, tiennent un discours parallèle au langage articulé,
le complètent ou s'opposent à lui. Caligula semble alors
dépassé par l'expression corporelle, physique, de sa propre
démesure : il n'y a plus de logique ni de système dans ces
gestes violents, ou ces attitudes bestiales ; avant sa mort
consentie, ou son suicide, le délire du pouvoir le détruit
lui-même, dans son intégrité physique. Les gestes, le corps
tout entier, plus même que le discours, montrent l'échec de
Caligula, dominé par des forces qui le dépassent et l'écrasent
: à plusieurs reprises, sa fatigue, sa lassitude sont notées
entre les répliques, illustrant par exemple ce que Caesonia
dit de ses insomnies (acte IV, sc. 11). Il y a ainsi une
traduction directe, silencieuse, mais très visible, de ce que
proclament les actes ou les décisions et de ce que disent, ou
cachent, les paroles.
L'expression
indirecte
Tous ces éléments se retrouvent,
et voient leurs effets décuplés par la représentation au
second degré, par les rôles tenus, et les spectacles montés
par Caligula. La "folie" souligne à gros traits ses pouvoirs
en se mettant elle-même en scène. Dès la scène 4 de l'acte I,
Caligula ménage son entrée par des artifices de mise en scène,
qui dévoilent un jeu subtil sur la réalité et l'apparence, le
vrai et le simulacre : après une absence réelle, il simule
l'absence; le procédé de la simulation sera employé de nouveau
à l'acte IV (sc. 4, 5, 9, 10). Cette comédie de l'absence est
la plus simple de celles que joue Caligula ; l'acte II (sc. 5,
7, 9, 10) lui permet de donner une remarquable exhibition de
ses dons de joueur et d'acteur, incarnant les diverses
possibilités de son personnage : charmeur, mal élevé, aimable
épicurien, possédé par le désir, tortionnaire, criminel. Les
rôles sont trop nombreux, les changements à vue trop évidents
et trop rapides, pour que l'on croie à la véracité des
attitudes : "c'est de l'art dramatique", au même titre que les
comédies représentées avec travestissements, aux actes III et
IV, où Caligula joue un autre personnage que lui-même (Vénus,
une danseuse). Dans toutes ses exhibitions, il a recours à
toutes les possibilités techniques de la mise en scène, qui
atteint, dans la parade foraine, la revue à grand spectacle, à
la fois représentation théâtrale, et parodie de représentation
théâtrale : "Aujourd'hui, je suis Vénus". On ne
saurait mieux dire le pouvoir de métamorphose du théâtre, ni
mieux le tourner en dérision; chaque spectacle à l'intérieur
de la pièce s'énonce comme triomphe du théâtre, et négation,
comme "ombre chinoise", illusion d'une illusion.
Camus prescrit ici une utilisation complète des
ressources techniques du plateau : les bruits (les cymbales,
les sifflets, mais aussi le "tonneau plein de cailloux" pour
imiter le tonnerre), les "feux grégeois" pour figurer la
foudre, l'utilisation des accessoires (le gong ou le miroir),
la distribution changeante des personnages, acteurs
transformés en spectateurs, spectateurs ou figurants devenus
acteurs malgré eux, les répliques soufflées... Tous ces
effets, dans une dramaturgie haletante, dénoncent l'aspect
dérisoire du théâtre, en même temps qu'ils jouent de ses
prestiges. Chacun des spectacles est une démonstration de
l'absurde par l'absurde, parce qu'ils sont tous équivalents et
proclament l'équivalence de toutes les actions, qu'elles
soient effectuées, rêvées, ou mimées. "Le pouvoir
délirant ou destructeur" détruit aussi le théâtre, dont
il avait fait sa méthode pédagogique, jusqu'à l'ultime
spectacle, l'ultime réplique de l'histrion jouant à nier sa
propre mort : "Je suis encore vivant".
Ainsi se pose le problème de la
"folie" de Caligula, démiurge dépassé par sa propre démesure,
mais conscient déjà que le miroir ne peut que lui renvoyer sa
propre image, et que sa solitude est définitive. Sait-il aussi
que son pouvoir sans limites, sa prise "en charge d'un
royaume où l'impossible est roi", sa volonté de changer
l'ordre du monde sont voués à l'échec, et que les forces
obscures qui sont en lui se mettront au service de la logique
qu'il met en place, et se conjugueront avec elle pour
l'obliger à "aller jusqu'à la consommation" (acte
III, scène 5) ? A vrai dire, ce sont moins les hypothèses
psychologiques qui doivent nous retenir que le fonctionnement
de la "folie" dans la pièce ; pour la troisième fois,
l'accusation de folie est lancée dans cette scène. La réponse
de Caligula ne se réfère plus ici à la raison (comme en face
d'Hélicon) ni au pouvoir impérial (comme en face de Scipion),
mais le situe hors des normes, hors de la hiérarchie
divin/humain. La réponse de Caligula annonce, bien entendu, le
"blasphème" de la scène 1 de l'acte IV, mais elle n'est pas
tout à fait une réfutation. Ce n'est pas sa propre folie que
repousse Caligula, mais la catégorie même de la folie : quelle
"folie" peut-il y avoir à s'égaler aux dieux, puisque les
dieux n'existent pas, puisque "les hommes meurent et ne
sont pas heureux", puisque le monde est absurde ? En
fait, Caligula est moins le lieu d'un conflit entre la raison
et la folie (cf. le "personnage-oxymore" défini par Anne
Ubersfeld), que celui d'une expérimentation du pouvoir, ou,
plus précisément, à travers l'expérience et l'exercice du
pouvoir politique, au sens large du terme, d'une
expérimentation du possible et de l'impossible humains. C'est
par rapport à ce champ que se situe la déviance de Caligula.
Ceci ramène à la relation au réel, mais il s'agit moins de la
perception de la réalité concrète, par rapport à laquelle la
"folie" clinique est habituellement définie, que de
l'évaluation des réalités humaines.
LA
REPRÉSENTATION THÉÂTRALE DE LA FOLIE
La folie de Caligula n'est jamais
signalée en tant que telle : le "je ne suis pas fou"
(I, 4) du personnage nous prévient de 1'intention de
Camus. Il s'agit de manifester un désordre existentiel
et un projet démesuré, non une aliénation mentale. "Montrer
la passion de l'impossible dans sa fureur, en
illustrer les ravages, en faire éclater l'échec,
voilà quel était mon projet", confie Camus. On
pourra donc distinguer ce qui ressortit à une
expression directe du désordre du personnage et ce qui
appartient à son sens de la mise en scène.
1. L'EXPRESSION DIRECTE.
Si Caligula est toujours lucide, il serait cependant
exagéré de voir en lui un modèle d'équilibre. Les
signes cliniques de son désordre (de son désespoir) ne
manquent pas dans la pièce.
a) la démence des attitudes :
— le délabrement physique suggéré par les didascalies
(I, 3 - IV, 14), les gestes incompréhensibles (scène
muette II, 3)
à retenir ici le rôle des didascalies qui
manifestent l'intervention complice et amusée du
régisseur (II, 5).
b) le rythme dramatique :
— il est dû à une succession significative de phases
d'abattement et d'exaltation, de démence et de
logique.
Caligula apparaît souvent épuisé (II, 14 -
III, 6) et soudain totalement exalté (I, 11 - II, 14 -
IV, 14). Lyrique et passionné (II, 14 - III, 6 - I,
11), il peut être "naturel" (I, 4 - III, 6) ou d'une
logique désarmante (I, 8 - II, 9 et 10 - III,4). Il
peut s'abandonner aux larmes ( I, 11) comme aux rires
(II, 5).
— À ce que nous voyons de lui grâce aux didascalies
s'ajoute ce que nous en devinons ou ce que Caesonia
noua apprend de la profondeur de son désespoir (IV,
12). Enfin les monologues témoignent de ce
dédoublement du personnage (III, 5 - IV, 14).
c) un pouvoir délirant :
La tension dramatique est maintenue grâce
à la présence constante de la peur et de l'arbitraire.
A ces instants-là, le silence se fait pour laisser
l'empereur fou face à sa victime (II, 10). La pièce
est jalonnée de nouvelles de meurtres et certains ont
lieu directement sur la scène avec une violence inouïe
(II, 10 - IV, 13).
2. LA "RÉCRÉATION D'UN FOU".
À ces mots de Scipion, visant les comédies délirantes
auxquelles se livre Caligula, celui-ci répond par
l'affirmation d'une "vertu" (I, 9). En effet cette
"folie" sait admirablement se mettre en scène pour
représenter l'absurde.
a) le théâtre dans le théâtre :
— la vocation pédagogique de Caligula se manifeste le
plus souvent par le goût du spectacle burlesque : "Il
me faut des spectateurs" (I, 11). Ainsi la
transformation des sénateurs en domestiques (II, 5),
la parade foraine (III, 1), la danse bouffonne (IV,
5), le tournoi des poètes (IV, 12) sont autant de
manifestations exemplaires ("c'est de l'art
dramatique ! L'erreur de tous ces hommes, c'est de
ne pas croire assez au théâtre" III, 2). Voir
aussi le goût des accessoires (III, 1).
b) la simulation :
— elle est une des formes les plus sûres de la terreur
et de l'arbitraire. Ainsi Caligula ne cesse pas de
jouer : qu'il fasse croire à sa propre mort (IV, 9 et
10), fasse durer sa disparition (I, 1), joue à
l'effusion poétique (II, 14), poste des gardes prêts à
l'assassinat (III, 2) ou force chacun à apprécier une
danse grotesque (IV, 5), il s'agit toujours de mesurer
la lâcheté des hommes. Enfin il importe aussi pour
Caligula de mimer le pouvoir absolu, sans perdre de
vue le miroir où il ne cesse de se regarder (I, 11) et
qu'il finira par briser (IV, 14) à l'heure où il
s'agit de rester devant l'histoire l'homme d'un cri
qui ne mourra pas.
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