e
mot « surréalisme » a été choisi en hommage à Apollinaire.
Celui-ci venait en effet de mourir (1918) et avait signé
peu auparavant avec Les Mamelles de Tirésias un
« drame surréaliste ». Depuis Alcools (1913), sa
poésie aspirait par tous ses pores à l'esprit
nouveau ,
comme ces deux poèmes de Calligrammes le clament expressément :
Ô
bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau
langage
Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura
rien à dire
Et ces vieilles langues sont tellement près de
mourir
Que c'est vraiment par habitude et manque
d'audace
Qu'on les fait encore servir à la poésie
[...]
La victoire avant tout sera
De bien voir au loin
De tout voir
De près
Et que tout ait un nom nouveau (La
victoire)
[...]
Nous voulons nous donner de vastes et
d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le
cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais
vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
[...]
(La Jolie rousse)
Calligrammes
(1918)
« Il
faut que la pensée se détache tellement de tout ce qu’on
appelle la logique et le sens, qu’elle s’éloigne tellement
de toutes les entraves humaines, de sorte que les choses
lui apparaissent sous un aspect nouveau comme illuminées
par une constellation brillante pour la première fois »
clame Giorgio de Chirico en 1913. Cet esprit nouveau est ce
que la jeune génération issue du cataclysme de la Première
guerre a décidé d'incarner sous le nom de Surréalisme. C'est
dans son premier Manifeste qu'André Breton en
propose la définition : Surréalisme, n. m. Automatisme
psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière,
le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée,
en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en
dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
En fait, le Surréalisme dépasse très largement cette
définition de l'écriture automatique, Breton ayant pris
grand soin de le distinguer d'une école littéraire. C'est
dans la vie que le surréalisme devait trouver son territoire
en promouvant un nouveau regard sur les
objets et sur les mots, qu'il a débarrassés de leur
utilitarisme. Veillant à ne laisser échapper aucune
association mentale digne de contribuer à la libération de
l'esprit, il a fourni aussi le modèle durable d'une insurrection
générale contre tous les mots d'ordre de la
société bourgeoise. Profondément marqué enfin par la
personnalité d'André Breton, le surréalisme est
indissociable d'une morale dont les impératifs catégoriques
- la poésie, l'amour, la liberté - ont été
haut tenus, malgré les vicissitudes du groupe et les
tentatives de réduction.
Parmi celles-ci, la récupération scolaire pouvait
représenter la plus redoutable, mais ses exégèses n'ont pas
toujours été malveillantes. Notre propos est en tout cas de
présenter les traits distinctifs du surréalisme à l'aide de
quatre textes qui, tous, pourraient donner lieu à des
prolongements fertiles, même à l'intérieur de murs ô combien
honnis par les membres du groupe.
1.
L'«
automatisme psychique pur »
Le Surréalisme a d'abord entrepris la libération des mots,
refusant de les cantonner à l'utilitarisme étroit auquel
on les condamne. Par ce biais, il a devancé les recherches
des linguistes contemporains, attentifs à distinguer le
pouvoir du signifiant de la chose signifiée. Oublieux du
sens étroit indiqué par les dictionnaires, les
surréalistes ont considéré les mots en soi et examiné
leurs réactions les uns sur les autres. « Ce
n'est qu'à ce prix, note Breton, qu'on
pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce
qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire faire un
grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie.»(Les Pas perdus). Afin de
dérouter la raison et casser les associations dont elle
prétend régler la cohérence, les surréalistes ont misé sur
le pouvoir dévastateur de l'image, ce qui explique la
fortune particulière du mouvement dans le domaine pictural
: « Le vice appelé Surréalisme, écrit
Aragon, est l’emploi déréglé et passionnel du
stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle
de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans
le domaine de la représentation de perturbations
imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à
chaque coup vous force à réviser tout l’Univers.» (Le
Paysan de Paris).
Aux écoutes d'une « voix intérieure » qui leur
dicte Les Champs magnétiques (1919),
Breton et Soupault élaborent une poétique
radicalement nouvelle, bâtie sur le caractère
impérieux et gratuit d'un automatisme
verbo-auditif. Revenant, dans son premier Manifeste,sur l'expérience, Breton ne doute pas d'avoir
trouvé là la matière première de l'inspiration
poétique et il assignera pour tâche au
surréalisme l'exploration de l'inconscient,
terreau de ce matériau inouï.
Un
soir donc, avant de m'endormir, je perçus,
nettement articulée au point qu'il était
impossible d'y changer un mot, mais distraite
cependant du bruit de toute voix, une assez
bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace
des événements auxquels, de l'aveu de ma
conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là,
phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je
dire qui cognait à la vitre. J'en pris
rapidement notion et me disposais à passer outre
quand son caractère organique me retint. En vérité
cette phrase m'étonnait; je ne l'ai
malheureusement pas retenue jusqu'à ce jour,
c'était quelque chose comme : « Il y a un homme
coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne
pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle
était de la faible représentation visuelle d'un
homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une
fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps. A
n'en pas douter il s'agissait du simple
redressement dans l'espace d'un homme qui se tient
penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant
suivi le déplacement de l'homme, je me rendis
compte que j'avais affaire à une image d'un type
assez rare et je n'eus vite d'autre idée que de
l'incorporer à mon matériel de construction
poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce
crédit que d'ailleurs elle fit place à une
succession à peine intermittente de phrases qui ne
me surprirent guère moins et me laissèrent sous
l'impression d'une gratuité, telle que l'empire
que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut
illusoire et que je ne songeai plus qu'à mettre
fin à l'interminable querelle qui a lieu en
moi.
Tout occupé que j'étais encore de Freud à
cette époque et familiarisé avec ses méthodes
d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasion de
pratiquer sur des malades pendant la guerre, je
résolus d'obtenir de moi ce qu'on cherche à
obtenir d'eux, soit un monologue de débit aussi
rapide que possible, sur lequel l'esprit critique
du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne
s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et
qui soit aussi exactement que possible la pensée
parlée. Il m'avait paru, et il me paraît encore -
la manière dont m'était parvenue la phrase de
l'homme coupé en deux en témoignait - que la
vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle
de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la
langue, ni même la plume qui court. [...]
Sur la foi de ces découvertes, un courant
d'opinion se dessine enfin, à la faveur duquel
l'explorateur humain pourra pousser plus loin ses
investigations, autorisé qu'il sera à ne plus
seulement tenir compte des réalités sommaires.
L'imagination est peut-être sur le point de
reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre
esprit recèlent d'étranges forces capables
d'augmenter celles de la surface, ou de lutter
victorieusement contre elles, il y a tout intérêt
à les capter, à les capter d'abord, pour les
soumettre ensuite, s'il y a lieu, au contrôle de
notre raison.
Breton : Second Manifeste du surréalisme
(extrait lu par Roger Blin) :
Louis
Aragon évoque, dans ce
poème intitulé "Les mots m'ont pris par la main"
(Le Roman inachevé, 1956), la période au
cours de laquelle le groupe surréaliste élabora
les principes de l'écriture automatique (« Ici commence la grande nuit des mots / Ici le nom se détache de ce qu'il nomme ») :
[...]
Nous étions trois ou quatre au bout du jour
assis
A marier les sons pour rebâtir les choses
Sans cesse procédant à des métamorphoses
Et nous faisions surgir d'étranges animaux
Car l'un de nous avait inventé pour les mots
Le
piège à loup de la vitesse
Garçon de quoi écrire Et naissaient à nos pas
L'antilope-plaisir les mouettes compas
Les
tamanoirs de la tristesse
Images à l'envers comme on peint les plafonds
Hybrides du sommeil inconnus à Buffon
Êtres
de déraison Chimères
Vaste alphabet d'oiseaux tracé sur l'horizon
De
coraux sur le fond des mers
Hiéroglyphes aux murs cyniques des prisons
N'attendez pas de moi que je les énumère
Chasse à courre aux taillis épais Ténèbre-mère
Cargaison de rébus devant les victimaires
Louves de la rosée Élans des lunaisons
Floraisons à rebours où Mesmer mime Homère
Sur le marbre où les mots entre nos mains
s'aimèrent
Voici le gibier mort voici la cargaison
Voici le bestiaire et voici le blason
Au soir on compte les têtes de venaison
Nous nous
grisons d'alcools amers
O saisons
Du langage ô conjugaison
des éphémères
Nous traversons la toile et le toit des maisons
Serait-ce la fin de ce vieux monde brumaire
Les prodiges sont là qui frappent la cloison
Et déjà nos cahiers s'en firent le sommaire
Couverture illustrée où l'on voit Barbizon
La mort du Grand Ferré Jason et la Toison
Déjà le papier manque au temps mort du délire
Garçon de quoi écrire
[...]
Questions
:
Les
textes :
– Repérez dans le texte d'André Breton comment la part
donnée au hasard se mêle à celle de l'expérimentation
quasi scientifique sur le langage (Breton précise peu
après que cette entreprise « peut passer pour être
aussi bien du ressort des poètes que des savants »).
– Le poème d'Aragon est bâti sur la métaphore filée de
la chasse ou de la conquête : pourquoi ? Relevez-en
les termes principaux et essayez d'en éclaircir les
allusions.
Activités surréalistes :
partant du principe que « la poésie doit être faite
par tous, non par un », on pourra inviter les élèves à
produire des textes en écriture automatique ou leur
faire pratiquer certains jeux surréalistes destinés à
mettre en valeur l'activité inconsciente de l'esprit
et la beauté d'images dont la gratuité est garantie
par l'activité collective : le jeu bien connu du
Cadavre exquis; celui de « L'un dans l'autre » :
L'un des joueurs sort avec mission de
s'identifier à un objet de son choix. Les
autres, pendant ce temps, lui assignent
également un objet et l'en informent à son
retour. Il doit alors se décrire comme étant
l'objet qui lui a été assigné, mais en des
termes tels qu'on puisse deviner celui qu'il
avait choisi. Par exemple : Toyen apprend
qu'elle est un peigne. Soit. « Je
suis - dira-t-elle - un peigne dépourvu de
dents dont on se sert avec les pieds pour
faire des raies dans une chevelure plane et
très résistante.» Quelqu'un finit par lancer :
patin à glace ? - Gagné !
Philippe Audoin, Les Surréalistes,
Seuil, 1973.
ou
encore le jeu des questions, capable de faire
saisir les curieuses rencontres du « hasard
objectif » :
On sépare la classe en deux groupes distincts.
Un premier groupe écrit dix questions,
numérotées de 1 à 10, commençant
obligatoirement par : « Qu'est-ce que ...? » ;
le deuxième groupe écrit, de son côté, dix
réponses commençant par : « C'est...». Un
meneur de jeu sollicite alors un numéro de
question; le premier groupe la pose au second
en précisant au hasard le numéro de la réponse
qu'il souhaite obtenir, etc.
Débat :
La confiance mise par les surréalistes dans
l'inconscient soulève de sérieuses questions. Tout
au-delà métaphysique évacué, que découvre-t-on dans
l'automatisme ? La liberté revendiquée dans ce
processus suffit-elle à garantir la qualité de
l'inspiration ? Beaucoup de poètes, y compris ceux
qui avaient été un temps des épigones du
surréalisme, ont affirmé par la suite la nécessité
de la contrainte en poésie : « Une autre bien
fausse idée qui a également cours actuellement,
c'est l'équivalence que l'on établit entre
inspiration, exploration du subconscient et
libération, entre hasard, automatisme et liberté.
Or, cette inspiration qui consiste à obéir
aveuglément à toute impulsion est en réalité un
esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en
observant un certain nombre de règles qu'il
connaît est plus libre que le poète qui écrit ce
qui lui passe par la tête et qui est l'esclave
d'autres règles qu'il ignore. » (Raymond
Queneau, Le Voyage en Grèce, 1938).
2.
Des
« spécialistes de la révolte »
Happé
par le siècle, le surréalisme s'est constamment situé au cœur
des événements. Mais sa position ne pouvait se satisfaire
de l'appareil des partis, y compris de celui du Parti
communiste, dont il a voulu un temps se sentir proche.
C'est qu'aux impératifs de la Révolution sociale, les
surréalistes ont toujours subordonné l'urgence majeure qui
devait être la libération des modes de pensée : «
"Transformer le monde" a dit Marx ; "changer la vie" a
dit Rimbaud : ces deux mots d'ordre pour nous n'en font
qu'un », affirme Breton (Position politique du
surréalisme). Antonin Artaud formulera plus
définitivement ces objections à l'égard d'une révolution
qui n'aurait que l'économie pour domaine : « Je
méprise trop la vie pour penser qu'un changement quel
qu'il soit qui se développerait dans le cadre des
apparences puisse rien changer à ma déplorable
condition (A
la grande nuit, ou le bluff surréaliste
, 1927). Plus tard, il confiera à ses carnets : «Mais que me fait à moi toute la
Révolution du monde si je sais demeurer éternellement
douloureux et misérable au sein de mon propre charnier
?». Breton confirmera après la guerre : «
L'étreinte poétique comme l'étreinte de chair / Tant
qu'elle dure / Défend toute échappée sur la misère du
monde.» (Sur
la route de San Romano ,
1948).
AntoninArtaud
(1896-1948) Déclaration du 27 janvier 1925
Ouvert
le 11 octobre 1924 au 15, rue de Grenelle, le
Bureau de Recherches surréalistes a l'ambition
de recevoir tous ceux que le Surréalisme
intéresse et d'être attentif à leurs questions
comme à leurs propositions. Porte ouverte sur
l'inconnu, cette « Centrale », qui fermera
l'année suivante, fut pendant quelques mois
dirigée par Antonin Artaud.
Eu égard à une fausse interprétation de notre
tentative stupidement répandue dans le public,
Nous tenons à déclarer ce
qui suit à toute l'ânonnante critique littéraire,
dramatique, philosophique, exégétique et même
théologique contemporaine :
1° Nous n'avons rien à
voir avec la littérature,
Mais nous sommes très capables, au besoin,
de nous en servir comme tout le monde.
2° Le SURRÉALISME
n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus
facile, ni même une métaphysique de la poésie;
Il est un moyen de libération totale de
l'esprit et de
tout ce qui lui ressemble. 3° Nous sommes bien
décidés à faire une Révolution.
4° Nous avons accolé le mot de SURRÉALISME
au mot de RÉVOLUTION
uniquement pour montrer le caractère désintéressé,
détaché, et même tout à fait désespéré, de cette
révolution.
5° Nous ne prétendons rien
changer aux mœurs des hommes, mais nous pensons
bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées,
et sur quelles assises mouvantes, sur quelles
caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.
6° Nous lançons à la Société
cet avertissement solennel :
Qu'elle fasse attention à ses écarts, à
chacun des faux pas de son esprit nous ne la
raterons pas.
7° A chacun des tournants de sa
pensée, la Société nous retrouvera.
8° Nous sommes des spécialistes
de la Révolte.
Il n'est pas de moyen d'action que
nous ne soyons capables, au besoin, d'employer.
9° Nous disons plus
spécialement au monde occidental :
le SURRÉALISME
EXISTE – Mais
qu'est-ce donc que ce nouvel isme qui
s'accroche maintenant à nous ? –
Le SURRÉALISME
n'est pas une
forme poétique.
Il est un cri de l'esprit qui
retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer
désespérément ses entraves,
et au besoin par des marteaux matériels.
DU
BUREAU DE RECHERCHES SURRÉALISTES
15,
rue de Grenelle
Questions
:
Repérez
les procédés qui donnent au texte sa solennité et son
arrogance.
Honneur ou déshonneur des poètes ? En
réponse au recueil L'Honneur des poètes, qui
regroupait des poésies d'inspiration patriotique
publiées clandestinement en France sous l'Occupation,
Benjamin Péret, membre du groupe surréaliste jusqu'à
sa mort, écrivit Le
Déshonneur des poètes
(1945), dont voici un extrait (consultez aussi notre
corpus sur Poésie
et politique )
:
Tout poème qui exalte une « liberté
» volontairement indéfinie, quand elle n'est
pas décorée d'attributs religieux ou
nationalistes, cesse d'abord d'être un poème
et par suite constitue un obstacle à la
libération totale de l'homme, car il le trompe
en lui montrant une « liberté » qui dissimule
de nouvelles chaînes. Par contre, de tout
poème authentique s'échappe un
souffle de liberté entière et agissante, même
si cette liberté n'est pas évoquée sous son
aspect politique ou social, et, par là,
contribue à la libération effective de
l'homme.
Après
avoir recherché les formes qu'a pu prendre
l'action des poètes au XXème siècle (Résistance,
guerres de colonisation...), vous prendrez
position dans le débat.
L'énergie dépensée par le groupe surréaliste est
parfois présentée comme dommageable à la création
proprement littéraire de ses militants. Mais, outre le
fait que la "littérature" fut souvent le dernier de
leurs soucis, on peut avancer au contraire, comme le
fait ici bellement Julien Gracq, que cette activité a
rayonné sur la culture contemporaine d'une manière
exceptionnellement fertile :
« Chaque fois que je rouvre et que
je feuillette les menus brûlots collectifs que
lâchait périodiquement le surréalisme encore
dans sa sève : tracts, papillons, proverbes,
catalogues d'exposition, revues éphémères,
"dictionnaire abrégé du surréalisme", "projets
d'embellissement irrationnel de Paris", je
suis frappé par le talent qui jaillit là de
source presque à chaque page, comme si le
vent, après quarante ans, faisait bouger
encore et vivre la verdure neuve de cette
saison enchantée. Aucun "mouvement" ne s'est
jamais avancé sur un pareil semis de
paillettes scintillantes, et sa force est
d'avoir été à lui seul tout un climat,
toute d'une saison, où les hautes fleurs ne
paraissent si belles que parce que tout
reverdissait avec elles alentour. Il y a
peut-être eu - je ne sais - des écoles plus
riches en génies isolés, mais les fonds du
surréalisme sont d'un éclat et d'une variété
auxquels je ne vois point d'équivalent. Et
puis, le beau mai passé, toutes ces aubépines
sont montées en graines, et Breton est
devenu ce chêne solitaire qui fait trop
d'ombre et laisse vainement tomber ses glands
sur la terre nue.»
Julien Gracq, Lettrines (1967)
Tristan
Tzara parle de Dada (1959) :
3.
Une
« mythologie moderne »
Baudelaire
le notait déjà : « La vie parisienne est féconde
en sujets poétiques et merveilleux : le merveilleux
nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère ».
Les surréalistes furent attentifs à la vie secrète de
la grande ville, dont les rues fourmillent de «
hasards objectifs » : ceux des rencontres dans le «
vent de l'éventuel », comme le dit Breton (voyez nos
pages sur Nadja
),
mais aussi ceux des associations fortuites
permises par le spectacle des vitrines, des objets
ou des affiches publicitaires qui, dégagés de leur
visée utilitaire et commerciale, fournissent au
promeneur égaré une imagerie entièrement inédite, à la
source de la modernité.
Fondateur du surréalisme au même titre que
Breton, Aragon signe des textes d'une grande
virtuosité où s'épanouit le goût du quotidien
insolite. Breton se souvient dans ses Entretiens
(1952) de son extraordinaire compagnon de
promenade : «Les lieux de Paris, même les plus
neutres, par où l'on passait avec lui, étaient
rehaussés de plusieurs crans par une
fabulation magico-romanesque qui ne restait
jamais à court et fusait à propos d'un
tournant de rue ou d'une vitrine.»
Pourtant qu'était-ce, ce besoin qui m'animait,
ce penchant que j'inclinais à suivre, ce détour
de la distraction qui me procurait
l'enthousiasme ? Certains lieux, plusieurs
galeries, j'éprouvais leur force contre moi bien
grande, sans découvrir le principe de cet
enchantement. Il y avait des objets usuels qui,
à n'en pas douter, participaient pour moi du
mystère, me plongeaient dans le mystère.
J'aimais cet enivrement dont j'avais la
pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à
l'empirisme avec l'espoir souvent déçu de le
retrouver. Lentement j'en vins à désirer
connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes.
Il me semblait bien que l'essence de ces
plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait
bien qu'elle impliquât à leur occasion une sorte
de goût passionné de la révélation. Un objet se
transfigurait à mes yeux, il ne prenait point
l'allure allégorique ni le caractère du symbole;
il manifestait moins une idée qu'il n'était
cette idée lui-même. Il se prolongeait ainsi
profondément dans la masse du monde. Je
ressentais vivement l'espoir de toucher à une
serrure de l'univers : si le pêne allait tout à
coup glisser. Il m'apparaissait aussi dans cet
ensorcellement que le temps ne lui était pas
étranger. Le temps croissant dans ce sens
suivant lequel je m'avançais chaque jour, chaque
jour accroissait l'empire de ces éléments encore
disparates sur mon imagination. Je commençais de
saisir que leur règne puisait sa nature dans
leur nouveauté, et que sur l'avenir de ce règne
brillait une étoile mortelle. Ils se montraient
donc à moi comme des tyrans transitoires, et en
quelque sorte les agents du hasard auprès de ma
sensibilité. La clarté me vint enfin que j'avais
le vertige du moderne. [...]
Il ne put m'échapper bien longtemps que
le propre de ma pensée, le propre de l'évolution
de ma pensée était un mécanisme en tout point
analogue à la genèse mythique, et que sans doute
je ne pensais rien que du coup mon esprit ne se
formât un dieu, si éphémère, si peu conscient
qu'il fût. Il m'apparut que l'homme est plein de
dieux comme une éponge immergée en plein ciel.
Ces dieux vivent, atteignent à l'apogée de leur
force, puis meurent, laissant à d'autres dieux
leurs autels parfumés. Ils sont les principes
mêmes de toute transformation de tout. Ils sont
la nécessité du mouvement. Je me promenai donc
avec ivresse au milieu de mille concrétisations
divines. Je me mis à concevoir une mythologie en
marche. Elle méritait proprement le nom de
mythologie moderne. Je l'imaginai sous ce nom.
Questions
:
Du
surréalisme, pourtant adepte du matérialisme, on a
pu dire qu'il manifestait une nostalgie du sacré.
Breton s'en est violemment défendu (voir le tract A
la niche les glapisseurs de dieu !),
mais il est de fait que les thèmes, les registres
qui sont les siens sont parfois soulevés par une
inspiration quasi religieuse. Montrez comment le
texte d'Aragon exprime cette part sacrée
de la vie quotidienne.
A
propos de la poésie du quotidien, les surréalistes
ont été novateurs, anticipant par exemple sur les
analyses sémiologiques de la publicité qui ont mis
en valeur le caractère totémique de l'objet
commercial, porteur de rêves et d'aspirations
collectives. Mais si la publicité aboutit à
l'émergence d'une mythologie moderne, l'objet
divinisé dont elle assure la promotion n'exprime
bien sûr que des stéréotypes
mercantiles .
Montrez que dans le texte d'Aragon, au contraire,
ces objets sont mythiques en raison de leur mystère
et de leur transitoire nouveauté.
Louis
Aragon
parle du surréalisme (1963) :
4.
L'amour
la poésie »
« La femme est l'être qui projette la plus grande
ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves »
écrivait Baudelaire. A la lueur de cette étoile, les
surréalistes ont magnifié la relation amoureuse,
méritant ce qu' Albert Camus écrivait de Breton : «
Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut
s'oublier, il est le seul à avoir parlé profondément
de l'amour. L'amour est la morale en transes qui a
servi de patrie à cet exilé. » (L'Homme
révolté). Opposé certes à la chiennerie du
temps, l'amour est aussi pour les surréalistes cette
révolution privée où s'autorisent toutes les
transgressions. Ce discours amoureux, dont les
fragments épars chez des auteurs pourtant divisés se
répondent en échos harmonieux, est sans doute ce que
le surréalisme aura laissé de plus vibrant pour
attester de son énergie.
PaulÉluard
(1895-1952) Poésie
ininterrompue,
I,
v. 182-220
(1945)
Bien que tardif dans la production du
mouvement (et dans celle d'Éluard), ce long
poème exprime avec ferveur toute l'importance
que les surréalistes ont donnée à l'amour, en
tant qu'il engage le salut de tous et
constitue la réponse la plus définitive que
l'homme puisse opposer à l'absurdité et à la
barbarie du monde.
De
l'océan à la source
De la montagne à la plaine
Court le fantôme de la vie
L'ombre sordide de la mort
Mais entre nous
Une aube naît de chair ardente
Et bien précise
Qui remet la terre en état
Nous avançons d'un pas tranquille
Et la nature nous salue
Le jour incarne nos couleurs
Le feu nos yeux et la mer notre union
Et tous les vivants
nous ressemblent
Tous les vivants que nous aimons
Les autres sont
imaginaires
Faux et cernés de leur néant
Mais il nous faut lutter contre eux
Ils vivent à coups de poignard
Ils parlent comme un meuble craque
Leurs
lèvres tremblent de plaisir
A l'écho de cloches de plomb
A la mutité d'un or noir
Un
seul cœur pas de cœur
Un seul cœur tous les cœurs
Et les corps chaque étoile
Dans un ciel plein d'étoiles
Dans la carrière en mouvement
De la lumière et des regards
Notre poids brillant sur terre
Patine de la volupté
A
chanter des plages humaines
Pour toi la vivante que j'aime
Et pour tous ceux que nous aimons
Qui n'ont envie que de s'aimer
Je finirai bien par barrer la route
Au flot des rêves imposés
Je finirai bien par me retrouver
Nous prendrons possession du monde
Questions
:
À
travers l'étude du jeu des oppositions et des pronoms,
montrez comment ce poème élève l'amour à la hauteur d'un
véritable humanisme.
Nous fermerons ce chapitre avec André Breton, dont tant
de textes auraient pu, sur ce point, être cités.
Lisez L'Amour fou, Arcane 17
et écoutez
sa voix incomparable récitantL'Union
libre (1931) :
Max
ERNST, " Au Rendez-vous des amis ",
1922, Wallraf-Richartz-Museum,
Cologne.
Placez votre curseur sur les
visages pour identifier les personnages.
Ce
tableau fut exécuté par Max Ernst en 1922, alors qu'il
venait de quitter la Suisse pour rejoindre Gala Eluard
à Paris. Il représente le groupe au moment où le
peintre l'a rencontré, flanqué de Raphaël (coiffé d'un
béret) et de Dostoïevski (personnage barbu), deux
ancêtres bien douteux du surréalisme. Sont-ils là pour
incarner deux modèles à fuir : une peinture religieuse
et académique pour le premier, une conception réaliste
du roman pour le second ? C'est d'ailleurs sur un
extrait de Crime et châtiment que Breton
s'appuiera, dans le Manifeste, pour condamner
la description. Ici, Ernst, assis irrévérencieusement
sur les genoux de Dostoïevski, ne semble-t-il pas lui
tirer la barbe ? Sur fond de paysage alpestre, les
membres du groupe paraissent disposés de manière
allégorique : statique, le bloc de gauche s'oppose au
dynamisme des personnages de droite qui ont l'air
d'arriver en courant. La position quasi identique de
leur main fait penser à une sorte de langage de
sourd-muet. On pourra surtout commenter celle d'André
Breton (cape rouge), qui semble, en mage souverain,
distribuer son onction au groupe. Seuls René Crevel (à
gauche) se détourne sur un clavier imaginaire (le
clavecin de Diderot ?) et Gala Éluard (bientôt Dalí),
à droite, indique la sortie... Cette toile devenue
mythique ignore curieusement
Tristan
Tzara
et
Francis Picabia.