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 L'au-delà, tout l'au-delà est dans cette vie.
                                           André Breton.

 

Chronologie (placez votre curseur sur les événements).

Rencontre de Breton et d'Aragon. Dada à Paris Manifeste du surréalisme Adhésion au Parti Communiste Un Cadavre Affaire Aragon Tract contre les procès de Moscou Breton rencontre Trotski au Mexique Exil de Breton en Amérique Exposition internationale du surréalisme Mort d'André Breton
1917 1919 1924 1927 1930 1932 1936 1938 1941 1947 1966

 

 

  e mot « surréalisme » a été choisi en hommage à Apollinaire. Celui-ci venait en effet de mourir (1918) et avait signé peu auparavant avec Les Mamelles de Tirésias un « drame surréaliste ». Depuis Alcools (1913), sa poésie aspirait par tous ses pores à l'esprit nouveau , comme ces deux poèmes de Calligrammes le clament expressément :

 Ô bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage
Auquel le grammairien d'aucune langue n'aura rien à dire
Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c'est vraiment par habitude et manque d'audace
Qu'on les fait encore servir à la poésie
  [...]
La victoire avant tout sera
De bien voir au loin
De tout voir
De près
Et que tout ait un nom nouveau
(La victoire)

 [...]
Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines
Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

[...]
(La Jolie rousse)

Calligrammes (1918)

  « Il faut que la pensée se détache tellement de tout ce qu’on appelle la logique et le sens, qu’elle s’éloigne tellement de toutes les entraves humaines, de sorte que les choses lui apparaissent sous un aspect nouveau comme illuminées par une constellation brillante pour la première fois » clame Giorgio de Chirico en 1913. Cet esprit nouveau est ce que la jeune génération issue du cataclysme de la Première guerre a décidé d'incarner sous le nom de Surréalisme. C'est dans son premier Manifeste qu'André Breton en propose la définition : Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
  En fait, le Surréalisme dépasse très largement cette définition de l'écriture automatique, Breton ayant pris grand soin de le distinguer d'une école littéraire. C'est dans la vie que le surréalisme devait trouver son territoire en promouvant un nouveau regard sur les objets et sur les mots, qu'il a débarrassés de leur utilitarisme. Veillant à ne laisser échapper aucune association mentale digne de contribuer à la libération de l'esprit, il a fourni aussi le modèle durable d'une insurrection générale contre tous les mots d'ordre de la société bourgeoise. Profondément marqué enfin par la personnalité d'André Breton, le surréalisme est indissociable d'une morale dont les impératifs catégoriques - la poésie, l'amour, la liberté - ont été haut tenus, malgré les vicissitudes du groupe et les tentatives de réduction.
  Parmi celles-ci, la récupération scolaire pouvait représenter la plus redoutable, mais ses exégèses n'ont pas toujours été malveillantes. Notre propos est en tout cas de présenter les traits distinctifs du surréalisme à l'aide de quatre textes qui, tous, pourraient donner lieu à des prolongements fertiles, même à l'intérieur de murs ô combien honnis par les membres du groupe.

 

 

1. L'« automatisme psychique pur »

  Le Surréalisme a d'abord entrepris la libération des mots, refusant de les cantonner à l'utilitarisme étroit auquel on les condamne. Par ce biais, il a devancé les recherches des linguistes contemporains, attentifs à distinguer le pouvoir du signifiant de la chose signifiée. Oublieux du sens étroit indiqué par les dictionnaires, les surréalistes ont considéré les mots en soi et examiné leurs réactions les uns sur les autres. « Ce n'est qu'à ce prix, note Breton, qu'on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie.» (Les Pas perdus). Afin de dérouter la raison et casser les associations dont elle prétend régler la cohérence, les surréalistes ont misé sur le pouvoir dévastateur de l'image, ce qui explique la fortune particulière du mouvement dans le domaine pictural : « Le vice appelé Surréalisme, écrit Aragon, est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers.» (Le Paysan de Paris).

breton3.jpg (4748 octets) André Breton (1896-1966)
Manifeste du surréalisme (1924)

  Aux écoutes d'une « voix intérieure » qui leur dicte Les Champs magnétiques (1919), Breton et Soupault élaborent une poétique radicalement nouvelle, bâtie sur le caractère impérieux et gratuit d'un automatisme verbo-auditif. Revenant, dans son premier Manifeste, sur l'expérience, Breton ne doute pas d'avoir trouvé là la matière première de l'inspiration poétique et il assignera pour tâche au surréalisme l'exploration de l'inconscient, terreau de ce matériau inouï.

  Un soir donc, avant de m'endormir, je perçus, nettement articulée au point qu'il était impossible d'y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l'aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J'en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint. En vérité cette phrase m'étonnait; je ne l'ai malheureusement pas retenue jusqu'à ce jour, c'était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle était de la faible représentation visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps. A n'en pas douter il s'agissait du simple redressement dans l'espace d'un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l'homme, je me rendis compte que j'avais affaire à une image d'un type assez rare et je n'eus vite d'autre idée que de l'incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d'ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l'impression d'une gratuité, telle que l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu'à mettre fin à l'interminable querelle qui a lieu en moi.
  Tout occupé que j'étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d'obtenir de moi ce qu'on cherche à obtenir d'eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l'esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. Il m'avait paru, et il me paraît encore - la manière dont m'était parvenue la phrase de l'homme coupé en deux en témoignait - que la vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. [...]
  Sur la foi de ces découvertes, un courant d'opinion se dessine enfin, à la faveur duquel l'explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu'il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. L'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a lieu, au contrôle de notre raison.

 Breton : Second Manifeste du surréalisme (extrait lu par Roger Blin) :   

 

 Louis Aragon évoque, dans ce poème intitulé "Les mots m'ont pris par la main" (Le Roman inachevé, 1956), la période au cours de laquelle le groupe surréaliste élabora les principes de l'écriture automatique (« Ici commence la grande nuit des mots / Ici le nom se détache de ce qu'il nomme ») :

[...]
Nous étions trois ou quatre au bout du jour
                                                   assis
A marier les sons pour rebâtir les choses
Sans cesse procédant à des métamorphoses
Et nous faisions surgir d'étranges animaux
Car l'un de nous avait inventé pour les mots
            Le piège à loup de la vitesse
Garçon de quoi écrire Et naissaient à nos pas
L'antilope-plaisir les mouettes compas
            Les tamanoirs de la tristesse
Images à l'envers comme on peint les plafonds
Hybrides du sommeil inconnus à Buffon
            Êtres de déraison Chimères
Vaste alphabet d'oiseaux tracé sur l'horizon
            De coraux sur le fond des mers
Hiéroglyphes aux murs cyniques des prisons
N'attendez pas de moi que je les énumère
Chasse à courre aux taillis épais Ténèbre-mère
Cargaison de rébus devant les victimaires
Louves de la rosée Élans des lunaisons
Floraisons à rebours où Mesmer mime Homère
Sur le marbre où les mots entre nos mains s'aimèrent
Voici le gibier mort voici la cargaison
Voici le bestiaire et voici le blason
Au soir on compte les têtes de venaison
                        Nous nous grisons d'alcools amers
                                       O saisons
Du langage ô conjugaison
                                     des éphémères
Nous traversons la toile et le toit des maisons
Serait-ce la fin de ce vieux monde brumaire
Les prodiges sont là qui frappent la cloison
Et déjà nos cahiers s'en firent le sommaire
Couverture illustrée où l'on voit Barbizon
La mort du Grand Ferré Jason et la Toison
Déjà le papier manque au temps mort du délire

                                  Garçon de quoi écrire
[...]

Questions :

  • Les textes :
    – Repérez dans le texte d'André Breton comment la part donnée au hasard se mêle à celle de l'expérimentation quasi scientifique sur le langage (Breton précise peu après que cette entreprise « peut passer pour être aussi bien du ressort des poètes que des savants »).
    – Le poème d'Aragon est bâti sur la métaphore filée de la chasse ou de la conquête : pourquoi ? Relevez-en les termes principaux et essayez d'en éclaircir les allusions.
  • Activités surréalistes :
    partant du principe que « la poésie doit être faite par tous, non par un », on pourra inviter les élèves à produire des textes en écriture automatique ou leur faire pratiquer certains jeux surréalistes destinés à mettre en valeur l'activité inconsciente de l'esprit et la beauté d'images dont la gratuité est garantie par l'activité collective : le jeu bien connu du Cadavre exquis; celui de « L'un dans l'autre » :

      L'un des joueurs sort avec mission de s'identifier à un objet de son choix. Les autres, pendant ce temps, lui assignent également un objet et l'en informent à son retour. Il doit alors se décrire comme étant l'objet qui lui a été assigné, mais en des termes tels qu'on puisse deviner celui qu'il avait choisi. Par exemple : Toyen apprend qu'elle est un peigne. Soit. « Je suis - dira-t-elle - un peigne dépourvu de dents dont on se sert avec les pieds pour faire des raies dans une chevelure plane et très résistante.» Quelqu'un finit par lancer : patin à glace ? - Gagné !
    Philippe Audoin, Les Surréalistes, Seuil, 1973.

    ou encore le jeu des questions, capable de faire saisir les curieuses rencontres du « hasard objectif » :

      On sépare la classe en deux groupes distincts. Un premier groupe écrit dix questions, numérotées de 1 à 10, commençant obligatoirement par : « Qu'est-ce que ...? » ; le deuxième groupe écrit, de son côté, dix réponses commençant par : « C'est...». Un meneur de jeu sollicite alors un numéro de question; le premier groupe la pose au second en précisant au hasard le numéro de la réponse qu'il souhaite obtenir, etc.

  • Débat :
    La confiance mise par les surréalistes dans l'inconscient soulève de sérieuses questions. Tout au-delà métaphysique évacué, que découvre-t-on dans l'automatisme ? La liberté revendiquée dans ce processus suffit-elle à garantir la qualité de l'inspiration ? Beaucoup de poètes, y compris ceux qui avaient été un temps des épigones du surréalisme, ont affirmé par la suite la nécessité de la contrainte en poésie : « Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c'est l'équivalence que l'on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. » (Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce, 1938).

 

2. Des « spécialistes de la révolte »

  Happé par le siècle, le surréalisme s'est constamment situé au cœur des événements. Mais sa position ne pouvait se satisfaire de l'appareil des partis, y compris de celui du Parti communiste, dont il a voulu un temps se sentir proche. C'est qu'aux impératifs de la Révolution sociale, les surréalistes ont toujours subordonné l'urgence majeure qui devait être la libération des modes de pensée : « "Transformer le monde" a dit Marx ; "changer la vie" a dit Rimbaud : ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un », affirme Breton (Position politique du surréalisme). Antonin Artaud formulera plus définitivement ces objections à l'égard d'une révolution qui n'aurait que l'économie pour domaine : « Je méprise trop la vie pour penser qu'un changement quel qu'il soit qui se développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma déplorable condition (A la grande nuit, ou le bluff surréaliste , 1927). Plus tard, il confiera à ses carnets : «Mais que me fait à moi toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon propre charnier ?». Breton confirmera après la guerre : « L'étreinte poétique comme l'étreinte de chair / Tant qu'elle dure / Défend toute échappée sur la misère du monde.» (Sur la route de San Romano , 1948).

Antonin Artaud (1896-1948)
Déclaration du 27 janvier 1925

 Ouvert le 11 octobre 1924 au 15, rue de Grenelle, le Bureau de Recherches surréalistes a l'ambition de recevoir tous ceux que le Surréalisme intéresse et d'être attentif à leurs questions comme à leurs propositions. Porte ouverte sur l'inconnu, cette « Centrale », qui fermera l'année suivante, fut pendant quelques mois dirigée par Antonin Artaud.

      Eu égard à une fausse interprétation de notre tentative stupidement répandue dans le public,
     Nous tenons à déclarer ce qui suit à toute l'ânonnante critique littéraire, dramatique, philosophique, exégétique et même théologique contemporaine :
     1° Nous n'avons rien à voir avec la littérature,
  Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme tout le monde.
    2° Le
SURRÉALISME n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus facile, ni même une métaphysique de la poésie;
  Il est un moyen de libération totale de l'esprit
       et de tout ce qui lui ressemble.
   
3° Nous sommes bien décidés à faire une Révolution.
   4° Nous avons accolé le mot de
SURRÉALISME  au mot de RÉVOLUTION uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché, et même tout à fait désespéré, de cette révolution.
    5° Nous ne prétendons rien changer aux mœurs des hommes, mais nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.
    6° Nous lançons à la Société cet avertissement solennel :
  Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux pas de son esprit nous ne la raterons pas.
    7° A chacun des tournants de sa pensée, la Société nous retrouvera.
    8° Nous sommes des spécialistes de la Révolte.
   Il n'est pas de moyen d'action que nous ne soyons capables, au besoin, d'employer.
    9° Nous disons plus spécialement au monde occidental :
           le SURRÉALISME
EXISTE
   
 –  Mais qu'est-ce donc que ce nouvel isme qui s'accroche maintenant à nous ?
    – Le
SURRÉALISME n'est pas une forme poétique.
    Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves,
  et au besoin par des marteaux matériels.
                                                                           DU BUREAU DE RECHERCHES SURRÉALISTES
                                                                                       15, rue de Grenelle

Questions :

  •  Repérez les procédés qui donnent au texte sa solennité et son arrogance.
  •   Honneur ou déshonneur des poètes ? En réponse au recueil L'Honneur des poètes, qui regroupait des poésies d'inspiration patriotique publiées clandestinement en France sous l'Occupation, Benjamin Péret, membre du groupe surréaliste jusqu'à sa mort, écrivit Le Déshonneur des poètes (1945), dont voici un extrait (consultez aussi notre corpus sur Poésie et politique ) :

      Tout poème qui exalte une « liberté » volontairement indéfinie, quand elle n'est pas décorée d'attributs religieux ou nationalistes, cesse d'abord d'être un poème et par suite constitue un obstacle à la libération totale de l'homme, car il le trompe en lui montrant une « liberté » qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authentique s'échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n'est pas évoquée sous son aspect politique ou social, et, par là, contribue à la libération effective de l'homme.

    Après avoir recherché les formes qu'a pu prendre l'action des poètes au XXème siècle (Résistance, guerres de colonisation...), vous prendrez position dans le débat.
  •   L'énergie dépensée par le groupe surréaliste est parfois présentée comme dommageable à la création proprement littéraire de ses militants. Mais, outre le fait que la "littérature" fut souvent le dernier de leurs soucis, on peut avancer au contraire, comme le fait ici bellement Julien Gracq, que cette activité a rayonné sur la culture contemporaine d'une manière exceptionnellement fertile :

      « Chaque fois que je rouvre et que je feuillette les menus brûlots collectifs que lâchait périodiquement le surréalisme encore dans sa sève : tracts, papillons, proverbes, catalogues d'exposition, revues éphémères, "dictionnaire abrégé du surréalisme", "projets d'embellissement irrationnel de Paris", je suis frappé par le talent qui jaillit là de source presque à chaque page, comme si le vent, après quarante ans, faisait bouger encore et vivre la verdure neuve de cette saison enchantée. Aucun "mouvement" ne s'est jamais avancé sur un pareil semis de paillettes scintillantes, et sa force est d'avoir été à lui seul  tout un climat, toute d'une saison, où les hautes fleurs ne paraissent si belles que parce que tout reverdissait avec elles alentour. Il y a peut-être eu - je ne sais - des écoles plus riches en génies isolés, mais les fonds du surréalisme sont d'un éclat et d'une variété auxquels je ne vois point d'équivalent. Et puis, le beau mai passé, toutes ces aubépines sont montées en graines, et Breton  est devenu ce chêne solitaire qui fait trop d'ombre et laisse vainement tomber ses glands sur la terre nue.»
    Julien Gracq, Lettrines (1967)

 Tristan Tzara parle de Dada (1959) :

 

 

 

3. Une « mythologie moderne »

  Baudelaire le notait déjà : « La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux : le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l'atmosphère ». Les surréalistes furent attentifs à la vie secrète de la grande ville, dont les rues fourmillent de « hasards objectifs » : ceux des rencontres dans le « vent de l'éventuel », comme le dit Breton (voyez nos pages sur Nadja ), mais aussi ceux des associations fortuites permises par le spectacle des vitrines, des objets ou des affiches publicitaires qui, dégagés de leur visée utilitaire et commerciale, fournissent au promeneur égaré une imagerie entièrement inédite, à la source de la modernité.

Louis Aragon (1897-1982)
Le Paysan de Paris (1926)

  Fondateur du surréalisme au même titre que Breton, Aragon signe des textes d'une grande virtuosité où s'épanouit le goût du quotidien insolite. Breton se souvient dans ses Entretiens (1952) de son extraordinaire compagnon de promenade : «Les lieux de Paris, même les plus neutres, par où l'on passait avec lui, étaient rehaussés de plusieurs crans par une fabulation magico-romanesque qui ne restait jamais à court et fusait à propos d'un tournant de rue ou d'une vitrine.»

  Pourtant qu'était-ce, ce besoin qui m'animait, ce penchant que j'inclinais à suivre, ce détour de la distraction qui me procurait l'enthousiasme ? Certains lieux, plusieurs galeries, j'éprouvais leur force contre moi bien grande, sans découvrir le principe de cet enchantement. Il y avait des objets usuels qui, à n'en pas douter, participaient pour moi du mystère, me plongeaient dans le mystère. J'aimais cet enivrement dont j'avais la pratique, et non pas la méthode. Je le quêtais à l'empirisme avec l'espoir souvent déçu de le retrouver. Lentement j'en vins à désirer connaître le lien de tous ces plaisirs anonymes. Il me semblait bien que l'essence de ces plaisirs fût toute métaphysique, il me semblait bien qu'elle impliquât à leur occasion une sorte de goût passionné de la révélation. Un objet se transfigurait à mes yeux, il ne prenait point l'allure allégorique ni le caractère du symbole; il manifestait moins une idée qu'il n'était cette idée lui-même. Il se prolongeait ainsi profondément dans la masse du monde. Je ressentais vivement l'espoir de toucher à une serrure de l'univers : si le pêne allait tout à coup glisser. Il m'apparaissait aussi dans cet ensorcellement que le temps ne lui était pas étranger. Le temps croissant dans ce sens suivant lequel je m'avançais chaque jour, chaque jour accroissait l'empire de ces éléments encore disparates sur mon imagination. Je commençais de saisir que leur règne puisait sa nature dans leur nouveauté, et que sur l'avenir de ce règne brillait une étoile mortelle. Ils se montraient donc à moi comme des tyrans transitoires, et en quelque sorte les agents du hasard auprès de ma sensibilité. La clarté me vint enfin que j'avais le vertige du moderne. [...]
  Il ne put m'échapper bien longtemps que le propre de ma pensée, le propre de l'évolution de ma pensée était un mécanisme en tout point analogue à la genèse mythique, et que sans doute je ne pensais rien que du coup mon esprit ne se formât un dieu, si éphémère, si peu conscient qu'il fût. Il m'apparut que l'homme est plein de dieux comme une éponge immergée en plein ciel. Ces dieux vivent, atteignent à l'apogée de leur force, puis meurent, laissant à d'autres dieux leurs autels parfumés. Ils sont les principes mêmes de toute transformation de tout. Ils sont la nécessité du mouvement. Je me promenai donc avec ivresse au milieu de mille concrétisations divines. Je me mis à concevoir une mythologie en marche. Elle méritait proprement le nom de mythologie moderne. Je l'imaginai sous ce nom.

Questions :

  •  Du surréalisme, pourtant adepte du matérialisme, on a pu dire qu'il manifestait une nostalgie du sacré. Breton s'en est violemment défendu (voir le tract A la niche les glapisseurs de dieu ! ), mais il est de fait que les thèmes, les registres qui sont les siens sont parfois soulevés par une inspiration quasi religieuse. Montrez comment le texte d'Aragon exprime cette part sacrée de la vie quotidienne.
  • A propos de la poésie du quotidien, les surréalistes ont été novateurs, anticipant par exemple sur les analyses sémiologiques de la publicité qui ont mis en valeur le caractère totémique de l'objet commercial, porteur de rêves et d'aspirations collectives. Mais si la publicité aboutit à l'émergence d'une mythologie moderne, l'objet divinisé dont elle assure la promotion n'exprime bien sûr que des stéréotypes mercantiles . Montrez que dans le texte d'Aragon, au contraire, ces objets sont mythiques en raison de leur mystère et de leur transitoire nouveauté.

 Louis Aragon parle du surréalisme (1963) :

 

4.  L'amour la poésie »

  « La femme est l'être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves » écrivait Baudelaire. A la lueur de cette étoile, les surréalistes ont magnifié la relation amoureuse, méritant ce qu' Albert Camus écrivait de Breton : « Dans la chiennerie de son temps, et ceci ne peut s'oublier, il est le seul à avoir parlé profondément de l'amour. L'amour est la morale en transes qui a servi de patrie à cet exilé. » (L'Homme révolté). Opposé certes à la chiennerie du temps, l'amour est aussi pour les surréalistes cette révolution privée où s'autorisent toutes les transgressions. Ce discours amoureux, dont les fragments épars chez des auteurs pourtant divisés se répondent en échos harmonieux, est sans doute ce que le surréalisme aura laissé de plus vibrant pour attester de son énergie.

Paul Éluard (1895-1952)
Poésie ininterrompue, I, v. 182-220 (1945)

  Bien que tardif dans la production du mouvement (et dans celle d'Éluard), ce long poème exprime avec ferveur toute l'importance que les surréalistes ont donnée à l'amour, en tant qu'il engage le salut de tous et constitue la réponse la plus définitive que l'homme puisse opposer à l'absurdité et à la barbarie du monde.

De l'océan à la source
De la montagne à la plaine
Court le fantôme de la vie
L'ombre sordide de la mort
Mais entre nous
Une aube naît de chair ardente
Et bien précise
Qui remet la terre en état
Nous avançons d'un pas tranquille
Et la nature nous salue
Le jour incarne nos couleurs
Le feu nos yeux et la mer notre union

Et tous les vivants nous ressemblent
Tous les vivants que nous aimons

Les autres sont imaginaires
Faux et cernés de leur néant
Mais il nous faut lutter contre eux
Ils vivent à coups de poignard
Ils parlent comme un meuble craque

Leurs lèvres tremblent de plaisir
A l'écho de cloches de plomb
A la mutité d'un or noir

Un seul cœur pas de cœur
Un seul cœur tous les cœurs
Et les corps chaque étoile
Dans un ciel plein d'étoiles
Dans la carrière en mouvement
De la lumière et des regards
Notre poids brillant sur terre
Patine de la volupté

A chanter des plages humaines
Pour toi la vivante que j'aime
Et pour tous ceux que nous aimons
Qui n'ont envie que de s'aimer
Je finirai bien par barrer la route
Au flot des rêves imposés
Je finirai bien par me retrouver
Nous prendrons possession du monde

Questions :

   À travers l'étude du jeu des oppositions et des pronoms, montrez comment ce poème élève l'amour à la hauteur d'un véritable humanisme.

 

 

 

 Nous fermerons ce chapitre avec André Breton, dont tant de textes auraient pu, sur ce point, être cités.
  Lisez L'Amour fou, Arcane 17 et écoutez sa voix incomparable récitant L'Union libre (1931) :

 

Préparer un exposé sur le surréalisme.

 

5. Une image :

Max ERNST, " Au Rendez-vous des amis ", 1922, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne.

Placez votre curseur sur les visages pour identifier les personnages.

 Ce tableau fut exécuté par Max Ernst en 1922, alors qu'il venait de quitter la Suisse pour rejoindre Gala Eluard à Paris. Il représente le groupe au moment où le peintre l'a rencontré, flanqué de Raphaël (coiffé d'un béret) et de Dostoïevski (personnage barbu), deux ancêtres bien douteux du surréalisme. Sont-ils là pour incarner deux modèles à fuir : une peinture religieuse et académique pour le premier, une conception réaliste du roman pour le second ? C'est d'ailleurs sur un extrait de Crime et châtiment que Breton s'appuiera, dans le Manifeste, pour condamner la description. Ici, Ernst, assis irrévérencieusement sur les genoux de Dostoïevski, ne semble-t-il pas lui tirer la barbe ? Sur fond de paysage alpestre, les membres du groupe paraissent disposés de manière allégorique : statique, le bloc de gauche s'oppose au dynamisme des personnages de droite qui ont l'air d'arriver en courant. La position quasi identique de leur main fait penser à une sorte de langage de sourd-muet. On pourra surtout commenter celle d'André Breton (cape rouge), qui semble, en mage souverain, distribuer son onction au groupe. Seuls René Crevel (à gauche) se détourne sur un clavier imaginaire (le clavecin de Diderot ?) et Gala Éluard (bientôt Dalí), à droite, indique la sortie... Cette toile devenue mythique ignore curieusement Tristan Tzara et Francis Picabia.

 

 

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André Breton (1896-1966) : il fait déjà figure à ce moment de chef de file. C'est l'époque des sommeils et de la nouvelle série de la revue Littérature. Robert Desnos (1900-1945) : il fait merveille à cette époque des sommeils, déployant endormi une étonnante faculté poétique. Giorgio De Chirico (1888-1978) : sa peinture métaphysique bouleversa les surréalistes, notamment Breton, qui conserva presque toute sa vie Le Cerveau de l'enfant. Gala (1894-1982) : épouse d'Éluard, elle est à cette époque la maîtresse d'Ernst et deviendra la muse de Dalí en 1929. Johannes Theodor Baargeld (1893-1927) : peintre et poète, il fonde avec Ernst le groupe Dada de Cologne avant de rejoindre avec lui le mouvement parisien. Benjamin Péret (1899-1959) : il sera le compagnon le plus fidèle de Breton, complétant l'occultation voulue par ce dernier par une poésie constamment provocatrice. Louis Aragon (1897-1982) : premier compagnon de Breton, il le seconde activement, mais Ernst le représente ici ceint d'une bouée de sauvetage, amarre nécessaire à celui que tente déjà le départ ? Paul Éluard (1895-1952) : familier de Breton dès 1918, il est surtout à cette époque captivé par Ernst. Il est possible que les réunions du groupe dans sa maison de Saint-Brice aient inspiré la toile. Jean Paulhan (1884-1968) : il collabore à cette époque à la revue Littérature tout en étant déjà secrétaire de la NRF. Théodore Fraenkel (1896-1964) : condisciple de Breton sur les bancs du lycée Chaptal et médecin-auxiliaire comme lui, il rallia le mouvement Dada puis le groupe surréaliste jusqu'au deuxième numéro de Littérature. Dès lors il exerça son activité de médecin. Max Morise (1900-1973) : il collabore au groupe Aventure avant de rallier le mouvement Dada, prenant une part active aux séances de sommeils. Préférant bientôt fréquenter le groupe Octobre, il fut un de ceux que le groupe surréaliste exclut en 1930. Hans Arp (1887-1966) : fondateur avec Ernst du groupe Dada de Cologne, il est l'auteur de poèmes et de collages qui conserveront l'esprit Dada dans le surréalisme. Philippe Soupault (1897-1990) : compagnon de Breton de la première heure, il rédige en collaboration avec lui, en 1919, Les Champs magnétiques, première expérience d'écriture automatique. Max Ernst (1891-1976) : animateur du groupe Dada de Cologne, Ernst est déjà à cette époque un peintre majeur du surréalisme. Il est l'auteur de cette toile où il ne fait pas figurer Tristan Tzara. René Crevel (1900-1935) : fondateur de la revue Aventure, il apporte au surréalisme naissant l'idée des sommeils. Mais sa réticence à l'égard de l'automatisme et son homosexualité le situent souvent à part. On notera comment ici Ernst le peint tournant le dos au groupe.