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Voir sur Amazon
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Nul ne s'était risqué à représenter le mystère
de toute chose par le mystère du langage.
Paul Valéry
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1857 |
1873 |
1883 |
1884 |
1884 |
1886 |
1891 |
1892
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1897 |
e
symbolisme correspond à une réaction contre le matérialisme
scientiste, dont la forme littéraire triomphante au XIXème
siècle est le naturalisme : celui-ci est accusé de ne
proposer qu'une vision mécaniste de l'homme et de l'univers,
enclose dans une description objective. C'est au contraire à
la suggestion que s'attacheront ces jeunes poètes
qui partagent encore du Romantisme le pessimisme désabusé :
Charles Cros, René Ghil, s'appelleront d'abord Décadents, pour saluer
en Verlaine, qui affectionnait ce mot, leur figure de proue,
puis accepteront d'être fédérés sous la bannière du
Symbolisme. Le mot est proposé par Jean Moréas, qui utilise
ici (« jeter ensemble ») pour
désigner l'analogie que cette poésie souhaite établir entre
l'Idée abstraite et l'image chargée de l'exprimer. Pour les
Symbolistes, le monde ne saurait se limiter à une apparence
concrète réductible à la connaissance rationnelle. Il est
un mystère à déchiffrer dans les correspondances
qui frappent d'inanité le cloisonnement des sens : sons,
couleurs, visions participent d'une même intuition qui fait
du Poète une sorte de mage. Le symbolisme oscille ainsi
entre des formes capables à la fois d'évoquer une réalité
supérieure et d'inviter le lecteur à un véritable
déchiffrement : d'abord voué à créer des impressions -
notamment par l'harmonie musicale - un souci de rigueur
l'infléchira bientôt vers la recherche d'un langage
inédit. L'influence de Mallarmé est ici considérable,
qui entraîne la poésie vers l'hermétisme.
1.
La doctrine.
Le
Symbolisme renoue avec les aspects les plus ésotériques du
Romantisme, mais proclame surtout sa dette à l'égard de
Baudelaire. Rimbaud, connu un peu plus tard (« passant
considérable », dira Mallarmé), avait, dans sa (1871), orienté la
poésie vers la recherche d'une langue qui soit
« de l'âme pour l'âme, résumant tout,
parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée
et tirant.» Mais c'est
en Verlaine que les Symbolistes salueront leur chef de
file, en raison d'une écriture dont l'(1874) prescrit les règles : « Car
nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la
nuance ! / Oh ! la nuance seule fiance / Le rêve
au rêve et la flûte au cor ! ».
Jean Moréas (1856-1910)
(Le
Figaro, 18 septembre 1886)
[Revendiquant
leur «décadence», les poètes fin de siècle
manifestent un épuisement de leur héritage
littéraire, qui se traduit par le goût du mot
rare et de la syntaxe désarticulée, recherches
qui peuvent s'accommoder d'ailleurs de
certaines trivialités. Ces aspects se
prolongent dans le Symbolisme, dont Moréas
signe ici l'acte de naissance. Bientôt opposé
à la déliquescence des sentiments et à la
dislocation du vers, il rompra pourtant
avec le mouvement en créant en 1891 L'École
romane, plus soucieuse de renouer avec
l'inspiration classique.]
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Comme
tous les arts, la littérature évolue : évolution
cyclique avec des retours strictement déterminés
et qui se compliquent des diverses modifications
apportées par la marche du temps et les
bouleversements des milieux. Il serait superflu
de faire observer que chaque nouvelle phase
évolutive de l'art correspond exactement à la
décrépitude sénile, à l'inéluctable fin de
l'école immédiatement antérieure. [...]
Une nouvelle manifestation
d'art était donc attendue, nécessaire,
inévitable. Cette manifestation, couvée depuis
longtemps, vient d'éclore. Et toutes les
anodines facéties des joyeux de la presse,
toutes les inquiétudes des critiques graves,
toute la mauvaise humeur du public surpris dans
ses nonchalances moutonnières ne font
qu'affirmer chaque jour davantage la vitalité de
l'évolution actuelle dans les lettres
françaises, cette évolution que des juges
pressés notèrent, par une incroyable antinomie,
de décadence. Remarquez pourtant que les
littératures décadentes se révèlent
essentiellement coriaces, filandreuses, timorées
et serviles : toutes les tragédies de Voltaire,
par exemple, sont marquées de ces tavelures de
décadence. Et que peut-on reprocher, que
reproche-t-on à la nouvelle école ? L'abus de la
pompe, l'étrangeté de la métaphore, un
vocabulaire neuf où les harmonies se combinent
avec les couleurs et les lignes :
caractéristiques de toute renaissance.
Nous avons déjà proposé la
dénomination de symbolisme comme la seule
capable de désigner raisonnablement la tendance
actuelle de l'esprit créateur en art. Cette
dénomination peut être maintenue. [...]
Ennemie de l'enseignement, la
déclamation, la fausse sensibilité, la
description objective, la poésie symbolique
cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui,
néanmoins, ne serait pas son but à elle-même,
mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée,
demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit
point se laisser voir privée des somptueuses
simarres des analogies extérieures; car le
caractère essentiel de l'art symbolique consiste
à ne jamais aller jusqu'à la concentration de
l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux
de la nature, les actions des humains, tous les
phénomènes concrets ne sauraient se manifester
eux-mêmes; ce sont là des apparences sensibles
destinées à représenter leurs affinités
ésotériques avec des Idées primordiales.
L'accusation d'obscurité
lancée contre une telle esthétique par des
lecteurs à bâtons rompus n'a rien qui puisse
surprendre. Mais qu'y faire ? Les Pythiques
de Pindare, l’Hamlet de Shakespeare, la
Vita Nuova de Dante, le Second Faust
de Goethe, la Tentation de Saint-Antoine
de Flaubert ne furent-ils pas aussi taxés
d'ambiguïté ?
Pour la traduction exacte de
sa synthèse, il faut au symbolisme un style
archétype et complexe; d'impollués vocables, la
période qui s'arc-boute alternant avec la
période aux défaillances ondulées, les
pléonasmes significatifs, les mystérieuses
ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop
hardi et multiforme; enfin la bonne langue –
instaurée et modernisée –, la bonne et
luxuriante et fringante langue française d'avant
les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue
de François Rabelais et de Philippe de Commines,
de Villon, de Rutebeuf et de tant d'autres
écrivains libres et dardant le terme acut du
langage, tels des Toxotes de Thrace leurs
flèches sinueuses.
Le Rythme :
l'ancienne métrique avivée; un désordre
savamment ordonné; la rime illucescente et
martelée comme un bouclier d'or et d'airain,
auprès de la rime aux fluidités absconses;
l'alexandrin à arrêts multiples et mobiles;
l'emploi de certains nombres premiers – sept,
neuf, onze, treize – résolus en les diverses
combinaisons rythmiques dont ils sont les
sommes.
|
Questions
:
- Repérez
les différents caractères assignés ici par Moréas à
l'esthétique symboliste.
- Comment
le texte manifeste-t-il un certain maniérisme sur le plan
du vocabulaire et de la syntaxe ?
-
Lisez
(1885), pastiche d'Henri Beauclair et Gabriel
Vicaire. Cette charge contre les Symbolistes fournit
malgré tout un excellent aperçu de leur doctrine. La
préface que Floupette donne à ses Déliquescences
imite avec bonheur l'expression absconse à laquelle une
excessive recherche lexicale condamne parfois les
Symbolistes. Qu'on en juge :
En
une mer, tendrement folle, alliciante et
berceuse combien ! de menues exquisités
s'irradie et s'irise la fantaisie du présent
Aède. Libre à la plèbe littéraire, adoratrice
du banal déjà vu, de nazilloter à loisir son
grossier ron-ron. Ceux-là en effet qui
somnolent en l'idéal béat d'autrefois, à tout
jamais exilés des multicolores nuances du rêve
auroral, il les faut déplorer et abandonner à
leur ânerie séculaire, non sans quelque
haussement d'épaules et mépris. Mais l'Initié
épris de la bonne chanson bleue et grise, d'un
gris si bleu et d'un bleu si gris, si
vaguement obscure et pourtant si claire, le
melliflu décadent dont l'intime perversité,
comme une vierge enfouie emmi la boue, confine
au miracle, celui-là saura bien, - on suppose,
- où rafraîchir l'or immaculé de ses Dolences.
Qu'il vienne et regarde. C'est avec, sur un
rien de lait, un peu, oh ! très peu de rose,
la verte à peine phosphorescence des nuits
opalines, c'est les limbes de la
conceptualité, l'âme sans gouvernail vaguant,
sous l'éther astral, en des terres de rêve, et
puis, ainsi qu'une barque trouée,
délicieusement fluant toute, dégoulinant,
faisant ploc ploc, vidée goutte par goutte au
gouffre innommé ; c'est la très douce et très
chère musique des cœurs à demi décomposés,
l'agonie de la lune, le divin, l'exquis
émiettement des soleils perdus. Oh ! combien
suave et câlin, ce : bonsoir, m'en vais,
l'ultime farewel de tout l'être en
déliquescence, fondu, subtilisé, vaporisé en
la caresse infinie des choses ! Combien épuisé
cet Angelus de Minuit aux désolées
tintinnabulances, combien adorable cette mort
de tout !
Et maintenant, angoissé lecteur, voici
s'ouvrir la maison de miséricorde, le refuge
dernier, la basilique parfumée d'ylang-ylang
et d'opoponax, le mauvais lieu saturé
d'encens. Avance, frère ; fais tes dévotions.
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2. Évoquer
et déchiffrer.
«La
Poésie est l'expression, par le langage humain ramené à son
rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de
l'existence : elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et
constitue la seule tâche spirituelle.» Ces lignes de
Mallarmé assignent à la Poésie une mission qui dépasse
très largement la «littérature» : le Poète n'est pas celui
qui nomme ou qui décrit, il est l'intermédiaire entre les
hommes et les secrets de l'Univers. Son évocation de
"mystères" par le pouvoir du symbole fait de lui le guide
inspiré qui indique, au-delà des scories du présent, les
chemins d'une véritable morale.
|
Stéphane
(1842-1898)
Réponses à Jules Huret (Enquête
sur l'évolution littéraire, 1891)
[Journaliste à L'Écho de Paris,
Jules Huret (1863-1915) y fait paraître
entre le 3 mars et le 5 juillet 1891 une Enquête
sur l'évolution littéraire, menée auprès de
soixante-quatre écrivains. L'article,
d'intention et de forme nouvelles pour
l'époque, joua un grand rôle dans la
propagation de l'esthétique symboliste et
dans l'installation de Mallarmé en "chef
d'école". De fait, sans reconnaître toujours
cette autorité, celui-ci reçoit un cénacle
régulier autour de lui, tous les mardis,
dans son appartement de la rue de Rome.]
|
Nous
assistons, en ce moment, m'a-t-il dit, à
un spectacle vraiment extraordinaire, unique,
dans toute l'histoire de la poésie : chaque
poète allant, dans son coin, jouer sur une
flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît ;
pour la première fois, depuis le commencement,
les poètes ne chantent plus au lutrin.
Jusqu'ici, n'est-ce pas, il fallait, pour
s'accompagner, les grandes orgues du mètre
officiel. Eh bien ! on en a trop joué, et on
s'en est lassé. En mourant, le grand Hugo, j'en
suis bien sûr, était persuadé qu'il avait
enterré toute poésie pour un siècle; et
pourtant, Paul Verlaine avait déjà écrit Sagesse;
on peut pardonner cette illusion à celui qui a
tant accompli de miracles, mais il comptait sans
l'éternel instinct, la perpétuelle et
inéluctable poussée lyrique. Surtout manqua
cette notion indubitable : que, dans une société
sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer
d'art stable, d'art définitif. De cette
organisation sociale inachevée, qui explique en
même temps l'inquiétude des esprits, naît
l'inexpliqué besoin d'individualité dont les
manifestations littéraires présentes sont le
reflet direct. [...]
– Voilà pour la forme, dis-je à M. Mallarmé.
Et le fond ?
– Je crois, me répondit-il, que,
quant au fond, les jeunes sont plus près de
l'idéal poétique que les Parnassiens qui
traitent encore leurs sujets à la façon des
vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en
présentant les objets directement. Je pense
qu'il faut, au contraire, qu'il n'y ait
qu'allusion. La contemplation des objets,
l'image s'envolant des rêveries suscitées par
eux, sont le chant : les Parnassiens, eux,
prennent la chose entièrement et la montrent :
par là ils manquent de mystère; ils retirent aux
esprits cette joie délicieuse de croire qu'ils
créent. Nommer un objet, c'est supprimer
les trois quarts de la jouissance du poème qui
est faite de deviner peu à peu : le suggérer,
voilà le rêve. C'est le parfait usage de ce
mystère qui constitue le symbole : évoquer petit
à petit un objet pour montrer un état d'âme, ou,
inversement, choisir un objet et en dégager un
état d'âme, par une série de déchiffrements.
– Nous approchons ici, dis-je au maître,
d'une grosse objection que j'avais à vous
faire... L'obscurité !
– C'est, en effet, également dangereux,
me répondit-il, soit que l'obscurité
vienne de l'insuffisance du lecteur, ou de celle
du poète... mais c'est tricher que d'éluder ce
travail. Que si un être d'une intelligence
moyenne, et d'une préparation littéraire
insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi
fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il
faut remettre les choses à leur place. Il doit y
avoir toujours énigme en poésie, et c'est le but
de la littérature - il n'y en a pas d'autres -
d'évoquer les objets.
– C'est vous, maître, demandai-je, qui avez
créé le mouvement nouveau ?
– J'abomine les écoles, dit-il,
et tout ce qui y ressemble : je répugne à tout
ce qui est professoral appliqué à la littérature
qui, elle, au contraire, est tout à fait
individuelle. Pour moi, le cas d'un poète, en
cette société qui ne lui permet pas de vivre,
c'est le cas d'un homme qui s'isole pour
sculpter son propre tombeau. Ce qui m'a donné
l'attitude de chef d'école, c'est, d'abord, que
je me suis toujours intéressé aux idées des
jeunes gens; c'est ensuite, sans doute, ma
sincérité à reconnaître ce qu'il y avait de
nouveau dans l'apport des derniers venus. Car
moi, au fond, je suis un solitaire, je crois que
la poésie est faite pour le faste et les pompes
suprêmes d'une société constituée où aurait sa
place la gloire dont les gens semblent avoir
perdu la notion. L'attitude du poète dans une
époque comme celle-ci, où il est en grève devant
la société, est de mettre de côté tous les
moyens viciés qui peuvent s'offrir à lui. Tout
ce qu'on peut lui proposer est inférieur à sa
conception et à son travail secret. [...]
– Que pensez-vous de la fin du naturalisme ?
– L'enfantillage de la littérature
jusqu'ici a été de croire, par exemple, que de
choisir un certain nombre de pierres précieuses
et en mettre les noms sur le papier, même très
bien, c'était faire des pierres
précieuses. Eh bien ! non ! La poésie consistant
à créer, il faut prendre dans l'âme
humaine des états, des lueurs d'une pureté si
absolue que, bien chantés et bien mis en
lumière, cela constitue en effet les joyaux de
l'homme : là, il y a symbole, il y a création,
et le mot poésie a ici son sens; c'est, en
somme, la seule création humaine possible. Et
si, véritablement, les pierres précieuses dont
on se pare ne manifestent pas un état d'âme,
c'est indûment qu'on s'en pare... La femme, par
exemple, cette éternelle voleuse... [...]
Pour en revenir au naturalisme, il me
paraît qu'il faut entendre par là la littérature
d'Émile Zola, et que le mot mourra en effet,
quand Zola aura achevé son œuvre. J'ai une
grande admiration pour Zola. Il a fait moins, à
vrai dire, de véritable littérature que de l'art
évocatoire, en se servant, le moins qu'il est
possible, des éléments littéraires; il a pris
les mots, c'est vrai, mais c'est tout; le reste
provient de sa merveilleuse organisation et se
répercute tout de suite dans l'esprit de la
foule. Il a vraiment des qualités puissantes;
son sens inouï de la vie, ses mouvements de
foule, la peau de Nana, dont nous avons tous
caressé le grain, tout cela peint en de
prodigieux lavis, c'est l'œuvre d'une
organisation vraiment admirable ! Mais la
littérature a quelque chose de plus intellectuel
que cela : les choses existent, nous n'avons pas
à les créer; nous n'avons qu'à en saisir les
rapports; et ce sont les fils de ces rapports
qui forment les vers et les orchestres.
|
Questions
:
-
Précisez
la place que Mallarmé assigne ici au poète dans la
société de son temps et les raisons pour lesquelles il
préconise son «écart absolu».
-
En
prenant connaissance de notre , expliquez pourquoi Mallarmé,
malgré ses réticences à l'égard de cette doctrine,
peut admirer chez Zola un « art évocatoire ».
3. « Les
parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
Le vers célèbre du sonnet
de Baudelaire donne une définition bien connue de la
synesthésie, cette expérience subjective dans laquelle des
perceptions relevant d'une modalité sensorielle sont
accompagnées de sensations relevant d'une autre (on
parlera ainsi d'audition colorée). C'est à ce titre que le
poète des Fleurs du Mal est considéré comme un
ancêtre du Symbolisme, même si d'autres avant lui
(Swedenborg, Hugo, Nerval) ont exprimé leur foi
de cette manière. Pour les Symbolistes en tout cas,
l'analogie qu'ils souhaitent évoquer entre le monde
sensible et l'Idée trouve ici son fondement essentiel.
Joris-Karl
Huysmans
(1848-1907)
(1884)
Le
héros du roman, Des Esseintes manifeste une
lassitude universelle qui lui fait rechercher
sur tous les plans les artifices les plus
sophistiqués capables de conjurer « la
dégoûtante uniformité » de la nature : « À
n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse
a maintenant usé la débonnaire admiration des
vrais artistes, et le moment est venu où il
s'agit de la remplacer, autant que faire se
pourra, par l'artifice.» (ch. II)
|
|
Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée
dans l'une des cloisons, une armoire contenait une
série de petites tonnes,
rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers
de bois de santal, percées de robinets d'argent au
bas du ventre.
Il appelait cette réunion de barils à
liqueurs, son orgue à bouche.
Une tige pouvait rejoindre tous les
robinets, les asservir à un mouvement unique, de
sorte qu'une fois l'appareil en place, il
suffisait de toucher un bouton dissimulé dans la
boiserie, pour que toutes les cannelles, tournées
en même temps, remplissent de liqueur les
imperceptibles gobelets placés au-dessous d'elles.
L'orgue se trouvait alors ouvert. Les
tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix
céleste » étaient tirés, prêts à la manœuvre.
Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se
jouait des symphonies intérieures, arrivait à se
procurer, dans le gosier, des sensations analogues
à celles que la musique verse à l'oreille.
Du reste, chaque liqueur correspondait,
selon lui, comme goût, au son d'un instrument. Le
curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le
chant est aigrelet et velouté; le kummel au
hautbois dont le timbre sonore nasille; la menthe
et l'anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée
et poivrée, piaulante et douce; tandis que, pour
compléter l'orchestre, le kirsch sonne
furieusement de la trompette; le gin et le whisky
emportent le palais avec leurs stridents éclats de
pistons et de trombones, l'eau-de-vie de marc
fulmine avec les assourdissants vacarmes des
tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre
de la cymbale et de la caisse frappés à tour de
bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de
Chio et les mastics!
Il pensait aussi que l'assimilation pouvait
s'étendre, que des quatuors d'instruments à cordes
pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec
le violon représentant la vieille eau-de-vie,
fumeuse et fine, aiguë et frêle; avec l'alto
simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant,
plus sourd, avec le vespétro déchirant et
prolongé, mélancolique et caressant comme un
violoncelle; avec la contrebasse, corsée, solide
et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait
même, si l'on voulait former un quintette,
adjoindre un cinquième instrument, la harpe,
qu'imitait par une vraisemblable analogie, la
saveur vibrante, la note argentine, détachée et
grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore : des
relations de tons existaient dans la musique des
liqueurs; ainsi pour ne citer qu'une note, la
bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur
de ce ton majeur des alcools que les partitions
commerciales désignent sous le signe de chartreuse
verte.
Ces principes une fois admis, il était
parvenu, grâce à d'érudites expériences, à se
jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de
muettes marches funèbres à grand spectacle, à
entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des
duos de vespétro et de rhum.
Il arrivait même à transférer dans sa
mâchoire de véritables morceaux de musique,
suivant le compositeur, pas à pas, rendant sa
pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou
des contrastes voisins de liqueurs, par
d'approximatifs et savants mélanges.
D'autres fois, il composait lui-même des
mélodies, exécutait des pastorales avec le bénin
cassis qui lui faisait roulader, dans la gorge,
des chants emperlés de rossignol, avec le tendre
cacao-chouva qui fredonnait de sirupeuses
bergerades, telles que « les romances
d'Estelle » et les « Ah ! vous dirai-je,
maman » du temps jadis.
|
Questions
:
- Comparez ce texte avec la de L'Écume des jours
de Boris Vian. Quelles sont les ressemblances et les
différences ?
-
A rebours contribua à
faire connaître Mallarmé, chez qui Des Esseintes admire
une « littérature condensée, un coulis essentiel, un
sublimé d'art ». En quoi l'extrait ci-dessous (ch. XIV)
constitue-t-il un résumé des théories symbolistes et
définit-il la place occupée par le poète dans son époque
?
Ces vers, il les aimait comme il aimait
les œuvres de ce poète qui, dans un siècle de
suffrage universel et dans un temps de lucre,
vivait à l'écart des lettres, abrité de la
sottise environnante par son dédain, se
complaisant, loin du monde, aux surprises de
l'intellect, aux visions de sa cervelle,
raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les
greffant de finesses byzantines, les
perpétuant en des déductions légèrement
indiquées que reliait à peine un imperceptible
fil. Ces idées nattées et précieuses, il les
nouait avec une langue adhésive, solitaire et
secrète, pleine de rétractions de phrases, de
tournures elliptiques, d'audacieux tropes.
Percevant les analogies les plus
lointaines, il désignait souvent d'un terme
donnant à la fois, par un effet de similitude,
la forme, le parfum, la couleur, la qualité,
l'éclat, l'objet ou l'être auquel il eût fallu
accoler de nombreuses et de différentes
épithètes pour en dégager toutes les faces,
toutes les nuances, s'il avait été simplement
indiqué par son nom technique. Il parvenait
ainsi à abolir l'énoncé de la comparaison qui
s'établissait, toute seule, dans l'esprit du
lecteur, par l'analogie, dès qu'il avait
pénétré le symbole, et il se dispensait
d'éparpiller l'attention sur chacune des
qualités qu'auraient pu présenter, un à un,
les adjectifs placés à la queue leu leu, la
concentrait sur un seul mot, sur un tout,
produisant, comme pour un tableau par exemple,
un aspect unique et complet, un ensemble.
|
4.
L'hermétisme.
Proche d'un certain Romantisme, le Symbolisme s'en éloigne
en tout cas par sa volonté de s'élever au-dessus des
masses. Convaincu que le poème se mérite et exige donc du
lecteur une activité de déchiffrement, il manifeste en
outre un rejet définitif des mots d'ordre qui mobilisent
les foules. Ces choix se révèlent clairement dans le
culte du mot rare, de la syntaxe disloquée, et plus
généralement dans l'intellectualisme de l'inspiration,
tous aspects contre lesquels réagira .
|
Paul
Valéry (1871-1945)
Je disais à Stéphane
Mallarmé... (1936)
[Profondément
influencé par Mallarmé, Valéry entreprend ici de
justifier le caractère énigmatique de sa poésie.
La critique littéraire s'est montrée selon lui
particulièrement incompétente, puisque, «sous
les noms offensifs de préciosité, de stérilité,
d'obscurité, (elle) n'a fait que représenter
comme elle le pouvait les effets d'une lutte
intérieure sublime sur des esprits très
médiocres et malveillants par essence ».]
|
Mallarmé a sans doute tenté de conserver ces
beautés de la matière littéraire, tout en relevant
son art vers la construction. Plus il avance dans
ses réflexions, plus s'accusent, dans ce qu'il
produit, la présence et le ferme dessein de la
pensée abstraite.
Davantage : - offrir aux gens ces énigmes
de cristal; introduire, dans l'art de plaire ou de
toucher par le langage, de telles compositions de
gênes et de grâces donnait à concevoir chez celui
qui l'osait une force, une foi, un ascétisme, un
mépris du sentiment général, sans exemple dans les
Lettres, qui en ravalaient toutes les œuvres moins
superbes et toutes les intentions moins
rigoureusement pures, - c'est-à-dire, presque
tout.
L'action de cette poésie toute voulue et
réfléchie, aussi élaborée que la condition absolue
d'être chantante peut le permettre, était
prodigieuse sur le petit nombre.
Le petit nombre ne hait pas d'être petit
nombre. Le grand nombre se réjouit d'être grand :
ceux-ci se trouvent bien d'être indistinctement du
même avis, de se sentir semblables, rassurés l'un
par l'autre; confirmés, augmentés dans leur «
vérité », comme des corps vivants qui se
resserrent, se font chaud l'un à l'autre, par ce
rapport étroit de leurs tiédeurs égales.
Mais le petit nombre est fait de personnes
suffisamment divisées. Elles abhorrent la
similitude, qui semble leur ôter toute raison
d'être. A quoi bon ce Moi-même (songent-elles
sans le savoir), s'il en peut exister une
infinité d'exemplaires ?
Elles désirent d'être comme les Essences ou
les Idées, dont chacune nécessairement n'a point
de seconde. Elles entendent, du moins, remplir
dans un certain monde qu'elles se forgent une
place que nulle autre ne puisse tenir.
L'œuvre de Mallarmé, exigeant de chacun une
interprétation assez personnelle, n'appelait,
n'attachait à soi que des intelligences séparées,
conquises une à une, et de celles qui fuient
vivement l'unanimité.
Tout ce qui plaît à la plupart était
expurgé de cette œuvre. Point d'éloquence; point
de récits; point de maximes, ou profondes; point
de recours direct aux passions communes; nul
abandon aux formes familières; rien de ce « trop
humain » qui avilit tant de poèmes; une façon de
dire toujours inattendue; une parole jamais
entraînée aux redites et au délire vain du lyrisme
naturel, pure de toutes les locutions de moindre
effort; perpétuellement soumise à la condition
musicale, et d'ailleurs aux lois de convention
dont l'objet est de contrarier régulièrement toute
chute vers la prose, - voilà une quantité de
caractères négatifs par quoi de tels ouvrages nous
rendaient peu à peu trop sensibles aux expédients
connus, aux défaillances, aux niaiseries, à
l'enflure qui abondent, hélas, dans tous les
poètes, - car n'étant pas d'entreprise plus
téméraire, ni peut-être de plus insensée que la
leur, ils y entrent comme des dieux et achèvent en
pauvres hommes.
Que voulons-nous, - si ce n'est de produire
l'impression puissante, et pendant quelque temps
continue, qu'il existe entre la forme sensible
d'un discours et sa valeur d'échange en idées,
je ne sais quelle union mystique, quelle harmonie,
grâce auxquelles nous participons d'un tout autre
monde que le monde où les paroles et les actes se
répondent ? [...]
Peu à peu dans le Poète, le Langage et le
Moi en viennent à se correspondre tout autrement
qu'ils ne font dans les autres hommes. [...] Le
langage donné acquis dès notre enfance,
étant d'origine statistique et commune, est
généralement peu propre à exprimer les états d'une
pensée éloignée de la pratique : il ne se prête
guère à des fins plus profondes ou plus précises
que celles qui déterminent les actes de la vie
ordinaire. De là naissent les langages techniques,
- et parmi eux, la langue littéraire. On voit dans
toutes les littératures apparaître, plus ou moins
tard, une langue mandarine, parfois très
éloignée de la langue usuelle; mais, en général,
cette langue littéraire est déduite de l'autre,
dont elle tire les mots, les figures, les tours
les plus propices aux effets que recherche
l'artiste en belles-lettres. Il arrive aussi que
des écrivains se fassent un langage singulier. Un
poète use à la fois de la langue vulgaire, - qui
ne satisfait qu'à la condition de compréhension et
qui est donc purement transitive, - et du langage
qui s'oppose à celui-ci, - comme s'oppose un
jardin soigneusement peuplé d'espèces bien
choisies à la campagne tout inculte où toute
plante vient, et d'où l'homme prélève ce qu'il y
trouve de plus beau pour le remettre et le choyer
dans une terre exquise. Peut-être pourrait-on
caractériser un poète par la proportion qu'on y
trouve de ces deux langages : l'un, naturel;
l'autre, purifié et spécialement cultivé pour
l'usage somptuaire ? Voici un bon exemple de deux
poètes du même temps et du même milieu : Verlaine,
qui ose associer dans ses vers les formes les plus
familières et les termes les plus communs à la
poétique assez artificieuse du Parnasse, et qui
finit par écrire en pleine et même cynique
impureté : et ceci, non sans bonheur; et Mallarmé
qui se crée un langage presque entièrement sien
par le choix raffiné des mots et par les tours
singuliers qu'il invente ou développe, refusant à
chaque instant la solution immédiate que lui
souffle l'esprit de tous. Ce n'était point là
autre chose que se défendre, jusque dans le détail
et le fonctionnement élémentaire de la vie
mentale, contre l'automatisme.
Variété III.
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Questions
:
- Relevez les arguments par
lesquels Valéry explique et justifie l'obscurité souvent
reprochée aux symbolistes.
- Comment s'expliquent ici la
solitude du Poète et le caractère héroïque de sa mission
?
- Vous pourrez découvrir dans la
page suivante un corpus semblable à propos du .
En quoi Valéry conteste-t-il ici la valeur de
l'automatisme dont André Breton fait au contraire un
matériau poétique ?
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