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Le
roman n'est plus l'écriture d'une aventure,
mais l'aventure d'une écriture.
Jean Ricardou.
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1942
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1948
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1953
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1957
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1960
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1961
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1971
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1984
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1985
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'expression
« Nouveau Roman » est due à Émile Henriot qui l'employa dans
un article du Monde, le 22 mai 1957, pour rendre
compte de La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet et de Tropismes
de Nathalie Sarraute. Il ne s'agit pas à proprement parler
d'une école, encore que ses principaux créateurs aient été
fédérés par les Éditions de Minuit et que certains d'entre
eux n'aient pas rechigné à être étudiés sous cette bannière.
Mais leurs œuvres sont en réalité fort différentes et ont
évolué diversement. Pour l'essentiel, les « Nouveaux
Romanciers » contestent le roman de type balzacien :
ils sont en cela influencés par certains romanciers
étrangers (Kafka, Virginia Woolf), mais l'influence de
Stendhal et de Flaubert est aussi notable, ainsi que celle
de L'Étranger d'Albert Camus ou de La Nausée
de Jean-Paul Sartre.
Leur première dénonciation vise le personnage
traditionnel, reflet d'une confiance surannée dans la
nature humaine. A la peinture des caractères, «
soupçonnée » de transporter des valeurs idéologiques, le
Nouveau Roman préfère l'exploration des flux de
conscience. Devenus anonymes et ambigus, les
personnages évoluent du même coup dans une intrigue
énigmatique. Car le Nouveau Roman fait aussi le procès
de la connaissance en se limitant à ce subjectivisme : l'étrangeté
du monde, soulignée par la minutie des descriptions
(c'est ainsi que ces romanciers se réclament d'un « nouveau
réalisme »), sollicite une participation accrue du
lecteur.
1. La
mort du personnage
Le roman s'affirme en tant que genre au moment où la
bourgeoisie triomphante promeut ses valeurs, en ce début
du XIXème siècle où le Romantisme valorise les
effusions du moi et sacralise l'individu. Le
Nouveau Roman est, au contraire, le produit d'une époque
qui voit s'imposer les masses et doute de la nature
humaine. A la suite de Freud, en outre, on ne sait que
trop combien est douteuse la psychologie traditionnelle.
Pour toutes ces raisons, le personnage dans le Nouveau
Roman, souvent privé de nom, parfois réduit à une
initiale, subit les conséquences d'une mutation profonde
des mentalités et des structures sociales : « Le
roman est l'expression d'une société qui change; il devient
bientôt celle d'une société qui a conscience de changer. »
(Michel Butor, Répertoire, II).
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Alain
Robbe-Grillet (1922-2008)
Pour un nouveau roman (1963)
Dans Pour un nouveau roman (ensemble
d'études écrites entre 1956 et 1963),
Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge
"périmées", de personnage, d'histoire ou
d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard
de Sartre ou de Camus, il définit
néanmoins le nouveau roman comme une recherche
qui ne propose pas de signification toute faite
et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement
: la littérature.
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Nous
en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne
semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années
de maladie, le constat de son décès enregistré à
maintes reprises par les plus sérieux essayistes,
rien n'a encore réussi à le faire tomber du
piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est
une momie à présent, mais qui trône toujours avec
la même majesté quoique postiche au milieu des
valeurs que révère la critique traditionnelle.
C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai »
romancier : « il crée des personnages »...
Pour justifier le bien-fondé de ce point de
vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac
nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski
a donné le jour aux Karamazov, écrire des
romans ne peut plus donc être que cela : ajouter
quelques figures modernes à la galerie de
portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le
mot signifie. Ce n'est pas un il
quelconque, anonyme et translucide, simple sujet
de l'action exprimée par le verbe. Un personnage
doit avoir un nom propre, double si possible : nom
de famille et prénom. Il doit avoir des parents,
une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a
des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il
doit posséder un « caractère », un visage qui le
reflète, un passé qui a modelé celui-ci et
celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait
réagir de façon déterminée à chaque événement. Son
caractère permet au lecteur de le juger, de
l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère
qu'il léguera un jour son nom à un type humain,
qui attendait, dirait-on, la consécration de ce
baptême.
Car il faut à la fois que le personnage
soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une
catégorie. Il lui faut assez de particularité pour
demeurer irremplaçable, et assez de généralité
pour devenir universel. On pourra, pour varier un
peu, se donner quelque impression de liberté,
choisir un héros qui paraisse transgresser l'une
de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un
fou, un homme dont le caractère incertain ménage
çà et là une petite surprise... On n'exagérera
pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de
la perdition, celle qui conduit tout droit au
roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne
correspond en effet sur ce point aux normes de la
critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom
du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger
? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas
au contraire la pire absurdité que de considérer
ces livres comme des études de caractère ? Et Le
Voyage au bout de la nuit, décrit-il un
personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par
hasard que ces trois romans sont écrits à la
première personne ? Beckett change le nom et la
forme de son héros dans le cours d'un même récit.
Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes
différentes. Quant au K. du Château, il se
contente d'une initiale, il ne possède rien, il
n'a pas de famille, pas de visage ; probablement
même n'est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En
fait, les créateurs de personnages, au sens
traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer
que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de
croire. Le roman de personnages appartient bel et
bien au passé, il caractérise une époque : celle
qui marqua l'apogée de l'individu.
Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il
est certain que l'époque actuelle est plutôt celle
du numéro matricule. Le destin du monde a cessé,
pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la
chute de quelques hommes, de quelques familles. Le
monde lui-même n'est plus cette propriété privée,
héréditaire et monnayable, cette sorte de proie,
qu'il s'agissait moins de connaître que de
conquérir. Avoir un nom, c'était très important
sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne.
C'était important, un caractère, d'autant plus
important qu'il était davantage l'arme d'un
corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice
d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un
visage dans un univers où la personnalité
représentait à la fois le moyen et la fin de toute
recherche.
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de
lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a
renoncé à la toute-puissance de la personne, mais
plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le
culte exclusif de « l'humain » a fait place à une
prise de conscience plus vaste, moins
anthropocentriste. Le roman paraît chanceler,
ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le
héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est
que sa vie était liée à celle d'une société
maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire,
une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la
promesse de nouvelles découvertes.
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Questions
:
-
Cible
essentielle des Nouveaux Romanciers, Balzac
donne à la description une fonction diégétique : le
lieu explique la personne, comme la personne, dans ses
traits physiques, affiche son caractère.
Examinez ce portrait de Mme Vauquer dans Le Père
Goriot (1834-1835) et montrez comment il vérifie
le constat de Robbe-Grillet :
« [Dans
le roman de type balzacien], il faut que le
personnage soit unique et qu'il se hausse à la
hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de
particularité pour demeurer irremplaçable, et assez
de généralité pour devenir universel. »
Bientôt
la veuve se montre, attifée de son bonnet de
tulle sous lequel pend un tour de faux
cheveux mal mis; elle marche en traînassant
ses pantoufles grimacées. Sa face
vieillotte, grassouillette, du milieu de
laquelle sort un nez à bec de perroquet; ses
petites mains potelées, sa personne dodue
comme un rat d'église, son corsage trop
plein et qui flotte, sont en harmonie avec
cette salle où suinte le malheur, où s'est
blottie la spéculation et dont madame
Vauquer respire l'air chaudement fétide sans
en être écœurée. Sa figure fraîche comme une
première gelée d'automne, ses yeux ridés,
dont l'expression passe du sourire prescrit
aux danseuses à l'amer renfrognement de
l'escompteur, enfin toute sa personne
explique la pension, comme la pension
implique sa personne. Le bagne ne va pas
sans l'argousin, vous n'imagineriez pas l'un
sans l'autre. L'embonpoint blafard de cette
petite femme est le produit de cette vie,
comme le typhus est la conséquence des
exhalaisons d'un hôpital. Son jupon de laine
tricotée, qui dépasse sa première jupe faite
avec une vieille robe, et dont la ouate
s'échappe par les fentes de l'étoffe
lézardée, résume le salon, la salle à
manger, le jardinet, annonce la cuisine et
fait pressentir les pensionnaires. Quand
elle est là, ce spectacle est complet. Âgée
d'environ cinquante ans, madame Vauquer
ressemble à toutes les femmes qui ont eu des
malheurs . Elle a l'œil vitreux, l'air
innocent d'une entremetteuse qui va se
gendarmer pour se faire payer plus cher,
mais d'ailleurs prête à tout pour adoucir
son sort, à livrer Georges ou Pichegru, si
Georges ou Pichegru étaient encore à livrer.
Néanmoins, elle est bonne femme au fond ,
disent les pensionnaires, qui la croient
sans fortune en l'entendant geindre et
tousser comme eux. Qu'avait été monsieur
Vauquer ? Elle ne s'expliquait jamais sur le
défunt. Comment avait-il perdu sa fortune ?
Dans les malheurs, répondait-elle. Il
s'était mal conduit envers elle, ne lui
avait laissé que les yeux pour pleurer,
cette maison pour vivre, et le droit de ne
compatir à aucune infortune, parce que,
disait-elle, elle avait souffert tout ce
qu'il est possible de souffrir.
|
-
Pour
Robbe-Grillet, le roman est l'expression d'une époque
et ne peut donc lui survivre (voir une
sur ce sujet). « Le roman paraît chanceler, ayant
perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros
», écrit encore Robbe-Grillet. Vous prendrez
connaissance de l'
de La Chartreuse de Parme de Stendhal que
nous proposons dans une autre page : en quoi cette
dissolution du héros est-elle déjà sensible dans les
procédés stendhaliens ?
2.
L'exploration des flux de conscience
Le Nouveau Roman est une fiction de l'intime. Il ne
s'agit pas ici, bien entendu, de l'exploration morale
d'un sujet qui se livrerait au lecteur au sein du projet
concerté de quelque journal ou confession. Les
romanciers du XIXème siècle avaient tenté
déjà de saisir les méandres de la conscience à l'instant
où elle se fait la plus secrète et la moins contrôlée :
cela se traduisait, chez Flaubert ou Zola notamment, par
une utilisation continue du discours indirect libre (voir
nos pages sur le
monologue intérieur). Avec les
Nouveaux Romanciers, c'est l'intrigue tout entière qui
se trouve subordonnée à la conscience parcellaire d'un
sujet. Pour Nathalie Sarraute, les
tropismes (ce que l'on a aussi appelé sous-conversation)
sont ces « mouvements indéfinissables qui glissent
très rapidement aux limites de la conscience; ils sont à
l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments
que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il
est possible de définir. Ils me paraissaient et me
paraissent encore constituer la source secrète de notre
existence. [...] Rien ne devait en distraire celle
du lecteur : ni caractères des personnages, ni intrigue
romanesque à la faveur de laquelle, d'ordinaire, ces
caractères se développent, ni sentiments connus et nommés.
À ces mouvements qui existent chez tout le monde et
peuvent à tout moment se déployer chez n'importe qui, des
personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de
simple support. » (Le langage dans l'art du roman,
1970).
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Nathalie
Sarraute (1900-1999)
L'Ère
du soupçon (1956)
L'Ère du soupçon peut passer pour le
premier manifeste avant la lettre du Nouveau
Roman. Nathalie
Sarraute y explique les raisons pour
lesquelles l'auteur et le lecteur ont rompu
les relations qui les unissaient
naguère : « Non seulement ils
se méfient du personnage de roman, mais, à
travers lui, ils se méfient l'un de l'autre.
Il était le terrain d'entente, [...] il est
devenu le lieu de leur méfiance réciproque.»
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Ce
que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop
bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a
connu Joyce, Proust et Freud; le
ruissellement, que rien au-dehors ne permet de
déceler, du monologue intérieur, le
foisonnement infini de la vie psychologique et
les vastes régions encore à peine défrichées
de l'inconscient. II a vu tomber les cloisons
étanches qui séparaient les personnages les
uns des autres, et le héros de roman devenir
une limitation arbitraire, un découpage
conventionnel pratiqué sur la trame commune
que chacun contient tout entière et qui capte
et retient dans ses mailles innombrables tout
l'univers. Comme le chirurgien qui fixe son
regard sur l'endroit précis où doit porter son
effort, l'isolant du corps endormi, il a été
amené à concentrer toute son attention et sa
curiosité sur quelque état psychologique
nouveau, oubliant le personnage immobile qui
lui sert de support de hasard. II a vu le
temps cesser d'être ce courant rapide qui
poussait en avant l'intrigue pour devenir une
eau dormante au fond de laquelle s'élaborent
de lentes et subtiles décompositions; il a vu
nos actes perdre leurs mobiles courants et
leurs significations admises, des sentiments
inconnus apparaître et les mieux connus
changer d'aspect et de nom.
II a si bien et tant appris qu'il s'est
mis à douter que l'objet fabriqué que les
romanciers lui proposent puisse receler les
richesses de l'objet réel. Et puisque les
auteurs qui pratiquent la méthode objective
prétendent qu'il est vain de s'efforcer de
reproduire l'infinie complexité de la vie, et
que c'est au lecteur de se servir de ses
propres richesses et des instruments
d'investigation qu'il possède pour arracher
son mystère à l'objet fermé qu'ils lui
montrent, il préfère ne s'efforcer qu'à bon
escient et s'attaquer aux faits réels.
|
Questions
:
-
Recensez les moyens stylistiques et
syntaxiques dont un romancier dispose pour exprimer
ces tropismes (aidez-vous de la page que nous
consacrons au monologue
intérieur.)
-
Voici un exemple tiré de Tropismes
de Nathalie Sarraute (1939). Montrez que s'exprime ici
en effet une conception du temps, non plus « courant
rapide » mais plutôt « eau dormante au fond de
laquelle s'élaborent de lentes et subtiles
décompositions ».
...
mais oui, le temps passe vite, ah, c'est
une fois passé vingt ans que les années se
mettent à courir plus vite, n'est-ce pas ?
Eux aussi trouvaient cela ? et elle se
tenait devant eux dans son ensemble noir
qui allait avec tout, et puis, le noir,
c'est bien vrai, fait toujours habillé...
elle se tenait assise, les mains croisées
sur son sac assorti, souriante, hochant la
tête, apitoyée, oui, bien sûr, elle avait
entendu raconter, elle savait comme
l'agonie de leur grand-mère avait duré,
c'est qu'elle était si forte, pensez donc,
ils n'étaient pas comme nous, elle avait
conservé toutes ses dents à son âge... Et
Madeleine ? Son mari... Ah, les hommes,
s'ils pouvaient mettre au monde des
enfants, ils n'en auraient qu'un seul,
bien sûr, ils ne recommenceraient pas deux
fois, sa mère, la pauvre femme, le
répétait toujours - Oh ! oh ! les pères,
les fils, les mères ! - l'aînée était une
fille, eux qui avaient voulu avoir un fils
d'abord, non, non, c'était trop tôt, elle
n'allait pas se lever déjà, partir, elle
n'allait pas se séparer d'eux, elle allait
rester là, près d'eux, tout près, le plus
près possible, bien sûr, elle comprenait,
c'est si gentil, un frère aîné, elle
hochait la tête, elle souriait, oh, pas
elle la première, oh, non, ils pouvaient
être tout à fait rassurés, elle ne
bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne
pourrait jamais rompre cela tout à coup.
Se taire ; les regarder ; et juste au beau
milieu de la maladie de la grand-mère se
dresser, et, faisant un trou énorme,
s'échapper en heurtant les parois
déchirées et courir en criant au milieu
des maisons qui guettaient accroupies tout
au long des rues grises, s'enfuir en
enjambant les pieds des concierges qui
prenaient le frais assises sur le seuil de
leurs portes, courir la bouche tordue,
hurlant des mots sans suite, tandis que
les concierges lèveraient la tête
au-dessus de leur tricot et que leurs
maris abaisseraient leur journal sur leurs
genoux et appuieraient le long de son dos,
jusqu'à ce qu'elle tourne le coin de la
rue, leur regard.
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3. Un
nouveau réalisme ?
L'influence du
cinéma sur le Nouveau Roman est essentielle. Certains
romanciers ont été des réalisateurs (Robbe-Grillet,
Marguerite Duras) et ont trouvé là un outil
particulièrement docile pour illustrer leurs théories.
Mais le cinéma a surtout entraîné dans le roman une
nouvelle vision de l'espace et un nouveau statut de
l'objet, ce qui n'a pas été sans créer un malentendu :
on a ainsi fait du Nouveau Roman une "école du regard"
en insistant à plaisir sur ses descriptions quasi
maniaques. C'était pourtant oublier que le "voyeur"
est toujours un homme "terriblement engagé dans les
passions humaines" (Pour un nouveau
roman). C'est dire qu'à travers l'objet
s'élabore l'exploration d'un contenu mental fait de
fantasmes et de mythes personnels. Michel Leiris a le
premier proposé l'expression de "réalisme
mythologique" ("Critique", février 1958)
pour exprimer les caractères d'une écriture romanesque
livrée aux méandres d'un imaginaire.
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Claude
Simon (1913-2005)
La Route des Flandres (1960)
La Route des Flandres peut tenir dans
ces quelques heures où tout se presse
dans la mémoire de Georges, le
personnage principal : le désastre de
mai 1940, la mort inexpliquée de son
capitaine à la tête d'un escadron de
dragons, son temps de captivité, le
train qui le menait au camp de
prisonniers, etc. « Dans la
mémoire, dit Claude Simon, tout se situe
sur le même plan : le dialogue,
l'émotion, la vision coexistent.» Le
lecteur est entraîné dans cette
"architecture sensorielle", comme dans
ce passage où Georges et son ami Blum
rencontrent une fille au seuil d'une
grange où ils font halte.
|
Dis
donc tu as vu cette fille, elle…, puis la
voix cessant, les lèvres persistant
peut-être encore à remuer sur du silence,
puis cessant elles aussi tandis qu’il
regardait ce visage de papier, et Blum (il
avait enlevé son casque et maintenant son
étroite figure de fille semblait plus
étroite encore entre les oreilles
décollées, pas beaucoup plus grosse qu'un
poing, au-dessus du cou de fille sortant
du col raide et mouillé du manteau comme
hors d'une carapace, souffreteux, triste,
féminin, buté) disant : « Quelle fille? »,
et Georges : « Quelle ... Qu'est-ce que tu
as ? », le cheval de Blum encore sellé,
même pas attaché, et lui simplement appuyé
au mur comme s'il avait eu peur de tomber,
avec son mousqueton toujours en
bandoulière, sans même avoir le courage de
se déséquiper, et Georges disant pour la
deuxième fois : « Qu'est-ce que tu as ? Tu
es malade ? » et Blum haussant les
épaules, se détachant du mur, commençant à
déboucler la sangle, et Georges : « Bon
sang, laisse donc ce cheval. Va te
coucher. Si je te poussais tu tomberais...
», lui-même dormant presque debout, mais
Blum ne résista pas lorsqu'il l'écarta :
sur les croupes cuivrées des chevaux les
poils étaient collés par la pluie,
sombres, ils étaient aussi collés et
mouillés sous les tapis de selle, une
odeur âcre, acide, s'en exhalant, et
tandis qu'il rangeait leurs deux
paquetages le long du mur il lui semblait
toujours la voir, là où elle s'était tenue
l'instant d'avant, ou plutôt la sentir, la
percevoir comme une sorte d'empreinte
persistante, irréelle, laissée moins sur
sa rétine (il l'avait si peu, si mal vue)
que, pour ainsi dire, en lui-même : une
chose tiède, blanche comme le lait qu'elle
venait de tirer au moment où ils étaient
arrivés, une sorte d'apparition non pas
éclairée par cette lampe mais
luminescente, comme si sa peau était
elle-même la source de la lumière, comme
si toute cette interminable chevauchée
nocturne n'avait eu d'autre raison,
d'autre but que la découverte à la fin de
cette chair diaphane modelée dans
l'épaisseur de la nuit : non pas une femme
mais l'idée même, le symbole de toute
femme, c'est-à-dire... (mais était-il
encore debout, défaisant courroies et
boucles avec des gestes d'automate, ou
déjà couché, dormant, gisant dans le foin
entêtant, tandis que l'entourait,
l'ensevelissait le lourd sommeil)...
sommairement façonnés dans la tendre
argile deux cuisses un ventre deux seins
la ronde colonne du cou et au creux des
replis comme au centre de ces statues
primitives et précises cette bouche herbue
cette chose au nom de bête, de terme
d'histoire naturelle - moule poulpe pulpe
vulve - faisant penser à ces organismes
marins et carnivores aveugles mais pourvus
de lèvres, de cils: l'orifice de cette
matrice le creuset originel qu'il lui
semblait voir dans les entrailles du
monde, semblable à ces moules dans
lesquels enfant il avait appris à estamper
soldats et cavaliers, rien qu'un peu de
pâte pressée du pouce, l'innombrable
engeance sortie toute armée et casquée
selon la légende et se multipliant
grouillant se répandant sur la surface de
la terre bruissant de l'innombrable
rumeur, de l'innombrable piétinement des
armées en marche, les innombrables noirs
et lugubres chevaux hochant balançant
tristement leurs têtes, se succédant
défilant sans fin dans le crépitement
monotone des sabots (il ne dormait pas, se
tenait parfaitement immobile, et non pas
une grange à présent, non pas la lourde et
poussiéreuse senteur du foin desséché, de
l'été aboli, mais cette impalpable,
nostalgique et tenace exhalaison du temps
lui-même, des années mortes, et lui
flottant dans les ténèbres, écoutant le
silence, la nuit, la paix, l'imperceptible
respiration d'une femme à côté de lui, et
au bout d'un moment il distingua le second
rectangle dessiné par la glace de
l'armoire reflétant l'obscure lumière de
la fenêtre - l'armoire éternellement vide
des chambres d'hôtel avec, pendus à
l'intérieur, deux ou trois cintres nus,
l'armoire elle-même (avec son fronton
triangulaire encadré de deux pommes de
pin) faite de ce bois d'un jaune pisseux
aux veinules rougeâtres que l'on n'emploie
semble-t-il que pour ces sortes de meubles
destinés à ne jamais rien renfermer sinon
leur vide poussiéreux, poussiéreux
cercueil des fantômes reflétés de milliers
d'amants, de milliers de corps nus,
furieux et moites, de milliers d'étreintes
emmagasinées, confondues dans les glauques
profondeurs de la glace inaltérable,
virginale et froide […]
|
Questions
:
- Analysez les procédés qui permettent au romancier de
saisir simultanément différents niveaux de conscience
(ponctuation, temps, modes, juxtapositions,
accumulations, parenthèses).
- Montrez que la prose de Claude Simon révèle des
caractères poétiques (rythmes, métaphores).
4.
Roman et poésie.
«
Au bout d'un moment, le roman s'est en quelque
sorte brisé entre mes mains », disait Michel
Butor. Le genre romanesque est loin, en effet, de
pouvoir rendre compte à lui seul de l'œuvre de ce
professeur, philosophe et poète qui choisit le roman
au début de sa carrière comme pour en pervertir les
éléments fondamentaux : l'intrigue d'abord, réduite le
plus souvent à une extrême quotidienneté; la
description, ensuite, dont on a fait à tort la
condition du réalisme et qui, dans la précision
apportée à des détails insignifiants, confine en fait
à la poésie. Car, de façon onirique et obsessionnelle,
le monde extérieur devient alors un écran où se
projette une conscience.
|
Michel
Butor (1926-2016)
La Modification (1957)
Le
roman raconte le voyage en train d'un homme
d'abord décidé à quitter son épouse pour sa
maîtresse puis finalement résolu à rompre
avec celle-ci. La relative banalité de cette
intrigue n'explique pas seule, on s'en
doute, la renommée de cette œuvre qui s'est
surtout signalée par le choix du pronom de
la deuxième personne du pluriel pour
désigner le personnage, devenu ainsi le
lecteur lui-même.
|
Assis,
vous étendez vos jambes de part et d'autre de
celles de cet intellectuel qui a pris un air
soulagé et qui arrête enfin le mouvement de
ses doigts, vous déboutonnez votre épais
manteau poilu à doublure de soie changeante,
vous en écartez les pans, découvrant vos deux
genoux dans leurs fourreaux de drap bleu
marine, dont le pli, repassé d'hier pourtant,
est déjà cassé, vous décroisez et déroulez
avec votre main droite votre écharpe de laine
grumeleuse, au tissage lâche, dont les
nodosités jaune paille et nacre vous font
penser à des œufs brouillés, vous la pliez
négligemment en trois et vous la fourrez dans
cette ample poche où se trouvent déjà un
paquet de gauloises bleues, une boîte
d'allumettes et naturellement des brins de
tabac mêlés de poussière accumulés dans la
couture.
Puis, saisissant avec violence la
poignée chromée dont le noyau de fer plus
sombre apparaît déjà dans une mince déchirure
de son placage, vous vous efforcez de fermer
la porte coulissante, qui, après quelques
soubresauts, refuse d'avancer plus loin, au
moment même où apparaît dans le carreau à
votre droite un petit homme au teint très
rose, couvert d'un imperméable noir et coiffé
d'un chapeau melon, qui se glisse dans
l'embrasure comme vous tout à l'heure, sans
chercher le moins du monde à l'élargir, comme
s'il n'était que trop certain que cette
serrure, que cette glissière ne
fonctionneraient pas convenablement,
s'excusant silencieusement, avec un mouvement
de lèvres et de paupières à peine perceptible,
de vous déranger tandis que vous repliez vos
jambes, un Anglais vraisemblablement, le
propriétaire sûrement de ce parapluie noir et
soyeux qui raie la moleskine verte, qu'il
prend en effet, qu'il dépose, non point sur le
filet mais au-dessous, sur la mince étagère
faite de tringles, ainsi que son couvre-chef,
le seul dans ce compartiment pour l'instant,
un peu plus âgé que vous sans doute, son crâne
bien plus dégarni que le vôtre. A droite, au
travers de la vitre fraîche à laquelle
s'appuie votre tempe, et au travers aussi de
la fenêtre du corridor à demi ouverte devant
laquelle vient de passer un peu haletante une
femme à capuchon de nylon, vous retrouvez, se
détachant à peine sur le ciel grisâtre
l'horloge du quai où l'étroite aiguille des
secondes poursuit sa ronde saccadée, marquant
exactement huit heures huit, c'est-à-dire deux
pleines minutes de répit encore avant le
départ, et sans cesser de tenir serré dans
votre main gauche le volume que vous avez
acheté presque sans vous arrêter dans la salle
des Pas Perdus, vous fiant à sa collection,
sans lire son titre ni le nom de l'auteur,
vous découvrez à votre poignet jusqu'alors
caché sous la triple manche blanche, bleue et
grise, de votre chemise, de votre veston, de
votre manteau, votre montre rectangulaire
fixée par une courroie de cuir pourpre, avec
ses chiffres enduits d'une matière verdâtre
qui brille dans la nuit, qui marque huit
heures douze et dont vous corrigez l'avance.
Dehors, une voiture à accumulateurs se
fraye un chemin sinueux parmi la grise foule
affairée, encombrée, qui s'émeut, qui
s'embrouille dans ses conciliabules et ses
adieux, tendant l'oreille aux bribes de
paroles déformées que déversent les
haut-parleurs, puis l'autre train s'ébranle
dans le bruit, ses wagons verts passant les
uns après les autres jusqu'au dernier qui, se
retirant comme la frange d'un rideau de
théâtre, ouvre à vos yeux, comme une scène
immensément allongée, un autre quai populeux
avec une autre horloge et un autre train
immobile qui, lui, ne partira
vraisemblablement qu'une fois que le vôtre
aura quitté la gare.
Vos paupières, vous avez du mal à les
tenir ouvertes, votre tête à la redresser;
vous voudriez vous enfoncer dans l'encoignure,
y creuser avec votre épaule un trou
confortable, mais votre dos se tord en vain,
puis il est pris par la secousse et le
remuement.
L'espace extérieur s'agrandit
brusquement; c'est une locomotive minuscule
qui s'approche et qui disparaît sur un sol
zébré d'aiguillages; votre regard n'a pu la
suivre qu'un instant comme le dos lépreux de
ces grands immeubles que vous connaissez si
bien, ces poutrelles de fer qui se croisent,
ce grand pont sur lequel s'engage un camion de
laitier, ces signaux, ces caténaires, leurs
poteaux et leurs bifurcations, cette rue que
vous apercevez dans l'enfilade avec un
bicycliste qui vire à l'angle, celle-ci qui
suit la voie n'en étant Réparée que par cette
fragile palissade et cette étroite bande
d’herbe hirsute et fanée, ce café dont le
rideau de fer se relève, ce coiffeur qui
possède encore comme enseigne une queue de
cheval pendue à une boule dorée, cette
épicerie aux grosses lettres peintes de
carmin, cette première gare de banlieue avec
son peuple en attente d'un autre train, ces
grands donjons de fer où l'on thésaurise le
gaz, ces ateliers aux vitres peintes en bleu,
cette grande cheminée lézardée, cette réserve
de vieux pneus, ces petits jardins avec leurs
échalas et leurs cabanes, ces petites villas
de meulière dans leurs enclos avec leurs
antennes de télévision.
La hauteur des maisons diminue, le
désordre de leur disposition s'accentue, les
accrocs dans le tissu urbain se multiplient,
les buissons au bord de la route, les arbres
qui se dépouillent de leurs feuilles, les
premières plaques de boue, les premiers
morceaux de campagne déjà presque plus verte
sous le ciel bas, devant la ligne de collines
qui se devine à l'horizon avec ses bois.
Ici, dans ce compartiment, bercés et
malmenés par le bruit soutenu, par sa profonde
vibration constante soulignée irrégulièrement
de stridences et d'hululations en touffes
épineuses, les quatre visages en face de vous
se balancent ensemble sans dire un mot, sans
faire un geste, tandis que l'ecclésiastique de
l'autre côté de la fenêtre, avec un léger
soupir d'exaspération, referme son bréviaire
relié de cuir noir souple, tout en gardant son
index entre les pages à tranche dorée comme
signet, laissant flotter le mince ruban de
soie blanche. […]
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Questions
:
-
Quelles
sont vos réactions de lecteur devant ce "vous" qui
semble vous interpeller autant que le personnage ?
Peut-on penser au "vous" du juge d'instruction qui
recompose devant un prévenu l'ordre des faits que ce
dernier ne peut lui-même raconter ? Michel Butor écrit
en effet : « Ainsi chaque fois que l'on voudra
décrire un véritable progrès de la conscience, la
naissance même du langage ou d'un langage, c'est la
seconde personne qui sera la plus efficace. » (Essais
sur le roman, 1964).
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En vous aidant de l'appréciation
suivante, montrez comment l'espace décrit est un
espace mental : « Robbe-Grillet décrit les objets
pour en expulser l’homme. Butor en fait au contraire
des attributs révélateurs de la conscience humaine,
des pans d’espace et de temps où s’accrochent des
particules, des rémanences de la personne : l’objet
est donné dans son intimité douloureuse avec
l’homme, il fait partie d’un homme, il dialogue avec
lui. » (Roland Barthes, Essais critiques,
1964).
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