AUTOUR
DE L'ILIADE
TEXTES
|
HOUDAR
DE LA MOTTE
DISCOURS
SUR HOMÈRE (1713)
- extrait -
[orthographe modernisée]
LES
DIEUX
Il fallait
que les Grecs fussent encore dans l'imbécillité de
l'enfance, pour s'être contentés des dieux d'Homère : car,
quoi qu'on en dise, il n'en a introduit que de méprisables,
de quelque côté qu'on les considère. Qu' est-ce que des
dieux qui n'ont point fait l'homme, nés comme lui dans la
succession des siècles, et multipliés par les mariages, à la
manière des races humaines ? Des dieux sujets aux infirmités
et à la douleur, qui blessés quelquefois par des hommes
mêmes, jettent des cris, versent des larmes, tombent dans
des défaillances, et qui, pour dire encore plus, ont des
médecins ? Mais afin qu'il ne manquât rien à ce système
monstrueux de divinité, Homère nous laisse encore entrevoir
que ses dieux ne sont pas immortels. Tel dieu s'est vu sur
le point de périr ; et ce n'était pas seulement une terreur
panique ; il aurait péri en effet sans le secours que le
poète a grand soin de nous marquer. Si l'on regarde ces
dieux du côté de l'intelligence et de la volonté, ils ont
encore toutes nos faiblesses et tous nos vices : ignorance
des événements, inconstance dans leurs désirs, imprudence
dans leurs projets, injustice dans leurs actions. Ils se
laissent surprendre les uns aux autres, je n'en excepte pas
Jupiter même. Ils s'irritent et s'apaisent par caprice,
comme des enfants ; ils se menacent indiscrètement au-delà
de leur pouvoir ; ils se vengent avec fureur; et, comme si
par mépris ils abandonnaient la justice aux faibles hommes,
ce n'est point par une équité habituelle qu'ils sont
au-dessus des scrupules et des remords, c'est parce qu'ils
font gloire de sacrifier tout indistinctement à leurs
passions. On me dira peut-être qu'Homère admet un destin, et
que dans l'idée qu'il en donne, on pourrait reconnaître
celle d'une divinité supérieure : mais quelque bonne
intention qu'on ait, il n'est pas possible d' y trouver son
compte. Ce destin n'est qu' une fatalité aveugle, ou pour
mieux dire, l'enchaînement même des événements, indépendants
d'aucune providence qui les ait arrangés pour une fin. Il ne
paraît pas d'ailleurs qu'Homère ait une idée fixe de cette
première cause. Tantôt il l'imagine nécessaire et immuable,
puisque toute la supériorité de Jupiter ne va qu'à prévoir
avec douleur des événements qu'il ne peut empêcher : tantôt
il l'imagine variable et dépendante puisqu'il avance en
plusieurs rencontres que l'ordre du destin courait risque
alors de demeurer sans exécution, ce qui était arrivé
quelquefois, comme il lui échappe de le dire positivement.
Les plus éclairés d'entre les païens ont bien senti toute
l'extravagance de ce système. Un célèbre rhéteur a pensé
qu'il avait plu à Homère de faire autant de dieux de ces
hommes qui allèrent au siège de Troie, et en revanche, de ne
faire de ses dieux que de simples hommes. L'orateur
philosophe a déclaré formellement qu'Homère aurait mieux
fait d'élever l'homme jusqu'aux dieux, que d'abaisser les
dieux jusqu'à l'homme. Cependant, jusqu'où va la passion de
justifier un auteur qu'on croit avoir intérêt de trouver
sans défaut ; soit pour ne pas rougir d'avoir employé trop
de temps à l'approfondir ; soit pour ne pas se démentir sur
ce qu'on a admiré quelquefois trop légèrement. Des auteurs
chrétiens, sensés et religieux d'ailleurs, ont voulu
réhabiliter la mémoire de ces dieux, qui n'ont pas toujours
trouvé grâce devant leurs propres adorateurs. Peut-être
aurait-on abandonné Homère sur cet article, s'il ne faisait
une partie trop considérable de ses ouvrages ; mais le moyen
de convenir qu'un auteur qu'on s'obstine à traiter de divin,
ne soit pas le plus souvent, seulement raisonnable ! Plutôt
que d'en demeurer d'accord on a mieux aimé adopter les
subtilités les plus chimériques ; eh ! qu'est-ce qu'on ne
justifierait pas avec cela ? On prétend que cette foule de
dieux dans l'Iliade, ne blesse pas l'unité d'une
puissance supérieure ; qu'ils n'en sont que les différents
attributs ; et que si le poète les a personnifiés, ce
n'était que pour expliquer les opérations divines d'une
manière proportionnée à l'imagination humaine. Ce principe
est bientôt posé, et il remédierait en effet à bien des
choses. C'est dommage qu'il échoué à la moindre application
qu'on en veut faire. Qu'on allie donc, s'il se peut, avec
cette idée, la haine acariâtre de Junon contre Jupiter, les
vengeances brutales que Jupiter tire quelquefois de Junon,
les reproches d'injustice que les plus sages des dieux font
à Jupiter même, et en un mot, leurs séditions fréquentes.
Sur ce pied-là, on voit à tout moment dans l'Iliade,
les attributs révoltés contre leur essence commune, et les
passions ne portent pas plus de trouble dans le cœur de
l'homme, que les qualités divines en causent dans l'âme de
Jupiter. On essaye encore de se tirer d'embarras à la faveur
des allégories ; et l'on va jusqu'à faire un parallèle
scandaleux des livres saints, avec les imaginations
d'Homère. Je n'ai que deux mots à opposer à ce parallèle :
je ferais scrupule de m'y arrêter plus longtemps. Les vrais
caractères de la divinité sont posés en principes, en tant
d'endroits de l'écriture sainte, que quand les auteurs
sacrés viennent à employer les figures, on les reconnaît
d'abord pour ce qu'elles sont, et on ne les apprécie que ce
qu'elles valent : au lieu que dans Homère, ces prétendues
figures sont elles-mêmes les principes, et qu' il n'y a rien
d'ailleurs qui avertisse l'esprit de ne les pas prendre à la
lettre.
Je me souviens qu'un jour je demandais raison à
M. Despréaux de la bizarrerie et de l'indécence des dieux
d'Homère. Il dédaigna de les justifier par le secours
trivial des allégories, et il voulut bien me faire
confidence d'un sentiment qui lui était propre, quoique tout
persuadé qu'il en était, il n'ait pas voulu le rendre public
: c'est qu'Homère avait craint d'ennuyer par le tragique
continu de son sujet ; que n'ayant de la part des hommes que
des combats et des passions funestes à peindre, il avait
voulu égayer le fond de sa matière aux dépens des dieux
mêmes, et qu'il leur avait fait jouer la comédie dans les
entractes de son action, pour délasser le lecteur que la
continuité des combats aurait rebuté sans ces intermèdes. Il
me serait facile de faire voir que cette idée aggrave plus
la faute d'Homère qu'elle ne l'excuse : elle le rend impie
gratuitement, je veux dire, sans le rendre plus agréable.
[...] On peut alléguer deux choses à la décharge
d'Homère : la première, que dans les temps de ténèbres où il
vivait, il n'a pu avoir des idées saines de la divinité, et
que, quelque esprit qu'on lui suppose, il n'a pu éviter
absolument la contagion des erreurs et de l'absurdité du
paganisme : la seconde, qu'au travers de cette nuit épaisse,
il n'a pas laissé d'entrevoir quelquefois le vrai, comme
quand il dit que d'un signe de tête, symbole de la volonté,
Jupiter ébranla tout le ciel ; et qu'il compare ailleurs la
vitesse de la course de Junon à la rapidité de la pensée.
Ainsi, quelque mépris que méritent au fonds les dieux de l'Iliade,
Homère personnellement serait encore sans reproche, s'il les
avait toujours fait agir d'une manière propre à soutenir du
moins l'estime et le respect de ceux qui les adoraient :
mais, en vérité, il s'en faut bien qu'il ait toujours eu
cette attention ; et en se mettant même à la place des
païens, on trouve encore à chaque pas, des occasions de
scandale.
LES
HÉROS
Les dieux ne sont dans l'Iliade
que des personnages épisodiques : les véritables acteurs
sont d'une part, les rois et les princes de la Grèce,
accompagnés chacun de leurs troupes particulières, et de
l'autre, les Troyens avec leurs alliés, tant princes que
capitaines et que soldats. Le poète à la fin du second
livre, fait un dénombrement des chefs et des troupes, qui me
paraît plus exact qu'ingénieux, et plus utile pour la suite,
qu'agréable en lui-même. Il choisit entre les chefs,
plusieurs héros, pour être le principal ornement de son
poème, et c'est de ceux-là qu'il établit d'abord le
caractère, et qu'il décrit les actions par préférence à
d'autres. Agamemnon, par exemple, est fier et jaloux de son
autorité à l'excès. Achille est violent, inflexible et
capable de sacrifier tout à son ressentiment. Ajax mal
propre aux délibérations, ne respire que les combats. Nestor
au contraire instruit par l'expérience et par l'âge, est
l'âme des conseils, et le modérateur des différends. Ainsi
Homère donne à chacun de ses héros des qualités propres et
dominantes qui le distinguent ; mais malgré ces différences,
il leur laisse encore en commun des qualités générales ; et
c'est par ce côté de ressemblance que je les envisage
d'abord.
Premièrement ils sont vains, et d'une vanité qui
dédaigne même les apparences de la modestie ; il n' y en a
pas un entre eux, qui ne se loue en toute rencontre, sans
pudeur et sans retenue ; le sage Nestor y est aussi sujet
que le superbe Achille. C'est en se louant que les uns
conseillent, que les autres menacent, qu'en un mot ils
agissent tous ; et Homère met presque toujours dans la
bouche de ses personnages, tout le bien qu'il en veut dire.
Il ne regardait pas apparemment, comme un défaut bien
méprisable, cette attention continuelle à soi-même, qui n'a
nul égard pour l'amour propre des autres, et qui semble leur
vouloir arracher à tout moment l'aveu de notre supériorité
sur eux ; ou peut-être, n'estimait-il pas assez, s'il la
connaissait, cette grandeur d'âme qui nous porte par goût
aux actions louables, sans envisager les louanges, et à qui
il coûte moins de donner de nouvelles preuves de vertu, que
d'en faire valoir d'anciennes. Une suite de la vanité
grossière de ces héros, c'est la facilité qu'ils ont à
s'offenser les uns les autres ; comme ils ne gardent aucune
circonspection dans leur orgueil, ils ne conservent aussi
nulle dignité dans leur colère ; les injures sont aussi
familières dans la bouche des rois que dans celle des
soldats, et Thersite ne tient pas contre Agamemnon des
discours plus insolents qu'Achille même. Il n' y a si
vaillant homme dans l'Iliade, qu'un autre ne l'ose
traiter de lâche, au premier emportement ; et ce n'est pas
seulement dans les combats et les occasions les plus
échauffées, qu'il leur échappe de ces saillies injurieuses ;
c'est jusque dans les occasions les plus tranquilles et les
plus indifférentes : Ajax et Idoménée qui d'ailleurs est
assez sage, assis l'un auprès de l'autre, aux jeux célébrés
pour les funérailles de Patrocle, s'échauffent, et se
prennent de paroles sur une bagatelle, et ils en viennent
sans la moindre gradation, aux injures les plus aigres et
les plus indécentes. Je sais bien que de tout temps les
passions sont au fond les mêmes dans les grands et dans les
petits ; mais de tout temps aussi, n'y différent-elles pas
par les expressions et par les manières ? N'y a-t-il qu'un
langage pour les rois et pour le peuple ? Et la diverse
éducation ne se fait-elle pas toujours sentir dans les
discours, quelque égale que soit la passion qui les inspire
? Je remarque encore un grand fond d'impiété dans les héros
d' Homère. Agamemnon outrage Apollon dans la personne de son
grand prêtre ; c'est même sur cette sacrilège imprudence que
tout le poème est fondé. Ménélas invoque Jupiter en lançant
son javelot contre Pâris : mais à peine a-t-il manqué son
coup, qu'il blasphème le dieu qu'il vient d'invoquer.
Achille frémit de rage de ne pouvoir tuer Apollon qui vient
de l'induire en erreur. Mais je ne m'étonne pas que
l'impiété fût si ordinaire alors ; les dieux à qui l'on
avait affaire, étaient de bonne composition : on était sûr
de raccommoder tout auprès d'eux, avec des victimes et de
l'encens : ils quittaient volontiers les hommes de toute
vertu, sans excepter le respect sincère dû à la divinité,
pourvu que d'ailleurs ils fussent exacts sur les cérémonies,
et prodigues en sacrifices. Mais, à mon sens, le plus grand
trait de ressemblance entre les héros dont je parle, c'est
la cruauté militaire. Ce n'est pas assez pour eux que de
vaincre, ils veulent arracher la vie ; ils insultent encore
aux morts ; et ils voudraient, selon les idées de leur
temps, éterniser leur malheur, en leur refusant la
sépulture. S'ils se laissent quelquefois désarmer, c'est à
l'avarice et non à la magnanimité : inflexibles aux larmes,
ils ne se rendent qu'à la rançon, et c'est pour s'enrichir
qu'ils pardonnent. On ne voit point de joie plus vive dans
l'Iliade que celle des vainqueurs acharnés sur le
corps des vaincus : et à la manière dont tout s'y passe, on
dirait que la vengeance était alors le souverain bien des
dieux et des hommes.
J'ose encore ajouter que la valeur des héros d'Homère
n'est pas si différente que l'on veut le faire croire ;
c'est une qualité sujette dans la plupart, aux mêmes
accroissements et aux mêmes diminutions ; confiance
téméraire dans les succès, découragement dans les revers,
impétuosité dans le premier choc, fuite honteuse bientôt
après. La grande différence des exploits n'est fondée le
plus souvent que sur la force du corps qu'Homère confond
presque toujours avec la valeur ; sur la vitesse des
chevaux, la bonté des chars, et, ce qu'il y a de pis, sur
les prodiges. Le poète distribue dans les différents livres
de son poème, des héros de jour, pour ainsi dire : tantôt
c'est Diomède qui renverse tout, tantôt c'est Agamemnon,
tantôt Ajax, tantôt un autre. La fortune de chaque combat
roule presque toujours sur un seul homme ; et Homère
obscurcit à dessein toutes les figures du tableau, pour
faire sortir davantage celles qu'il veut exposer en vue. Son
adresse consiste pour cela, à faire retirer Achille sur ses
vaisseaux; car tant qu' il eût combattu, il n'y aurait pas
eu moyen de faire valoir personne ; mais son absence donne
lieu au poète de faire passer en revue ses héros
subalternes, et d'attirer successivement sur eux
l'admiration qu'Achille prend toute pour lui dès qu'il
reparaît. C'est ici qu'Homère me semble véritablement un
grand maître ; et je voudrais pouvoir réussir à bien mettre
en jour, l'art qu' il a employé dans le caractère d'Achille,
pour y concilier deux choses qui paraissent se
combattre.
Il voulait d'un côté que son héros fût absolument
nécessaire aux grecs, et qu'il valût lui seul, autant que
toute l'armée. Ce ne pouvait pas être la sagesse et la
prudence qui le rendissent si nécessaire ; puisque, selon le
dessein du poème, Achille devait être violent et dominé par
sa colère, ce qui ne s'accorde pas avec la prudence : ce ne
pouvait pas être non plus la valeur, prise seulement pour
l'intrépidité de l'âme ; car en ce sens un vaillant homme en
vaut à peu près un autre ; et il y en avait tant dans
l'armée des Grecs. Ce ne pouvait donc être que les avantages
extérieurs ; et en effet Homère donne à son héros cette
sorte de supériorité, à proportion des merveilles qu'il lui
devait faire entreprendre. Il est d'une force et d'une
légèreté dont aucun autre n'approche ; il a des chevaux
immortels, des armes divines, et pour surcroît, la
protection de Jupiter et le secours assidu de Minerve. C'en
était assez sans doute, pour le rendre aussi important que
le dessein du poème exigeait qu'il le fût. Mais le poète
voulait encore en faire le personnage le plus intéressant et
le plus propre à enlever l'admiration. Les avantages
extérieurs n'auraient pas produit cet effet : tous les
exploits d'Achille ne lui eussent attiré aucune estime, tant
qu'on ne les eût crus que l'effet de sa force et non pas de
son courage : il aurait eu beau s'appeler lui-même le plus
vaillant des Grecs, comme il le fait en présence de toute
l'armée ; le lecteur ne l'en aurait pas cru sur sa parole :
car les hommes ne reconnaissent la valeur qu'au mépris
constant des dangers et de la mort même, quand la gloire est
à ce prix ; ainsi Achille, par sa force prodigieuse et par
le secours surabondant des dieux, n'ayant rien à craindre,
on ne serait pas convenu avec lui du mérite d'une
intrépidité qui ne l'exposait pas. La preuve de ma pensée,
c' est que la plupart des gens qui ne connaissent point
Achille par l'Iliade, et qui sur une fable plus
connue, l'imaginent invulnérable, au talon près, trouvent
ridicule qu'on le mette à la tête des héros : tant il est
vrai que l'idée de valeur suppose toujours celle du danger.
Qu'un géant bien armé combatte contre une légion d'enfants ;
quelque carnage qu'il en fasse, la pitié qu'on aura pour eux
ne tournera pas en admiration pour lui : et plus il
s'applaudira de son courage, plus on sera indigné de son
orgueil. Achille était dans ce cas, si Homère, malgré toute
la supériorité de forces qu'il lui donne, n'eût trouvé l'art
de mettre encore sa grandeur d'âme hors de tout soupçon. Il
y a parfaitement réussi, en feignant qu'Achille avant que de
partir pour la guerre de Troie, était sûr d'y trouver la
mort. Le destin lui avait proposé par la bouche de Thétis,
l'alternative d'une vie longue et heureuse, mais obscure,
s'il demeurait dans ses états ; et d'une vie courte, mais
glorieuse, s'il embrassait la vengeance des Grecs. Il opte
pour la gloire, au mépris de la mort : et dès là toutes ses
actions, toutes ses démarches sont autant de preuves de son
courage. Il court en hâtant ses exploits, à une mort qu' il
sait infaillible. Qu'importe qu'il renverse tout presque
sans obstacle ? Il est toujours vrai qu'il affronte à tout
moment l'arrêt du destin, et qu'il se dévoue généreusement
pour la gloire. Homère a si bien senti combien cette idée
devait jeter d'intérêt sur son héros, qu'il la répand dans
tout le poème, afin que le lecteur l'ayant toujours
présente, tienne compte à Achille de ce qu'il exécute même
avec le moins de danger.
Pour parler à présent des caractères particuliers,
j'avoue que celui d'Achille est assez également soutenu ;
mais il n' en est pas de même de la plupart des autres.
Homère ne fait pas toujours agir ses héros d'une manière
conforme à la première idée qu'il en donne. Les sages sont
quelquefois imprudents ; les braves ont des moments de
lâcheté, comme les lâches ont aussi des moments de valeur.
Quoique je pusse accumuler ici des preuves de ce que
j'avance, je me contenterai d'en alléguer quelques exemples,
comme j'ai fait dans le reste : bien résolu à n'entrer sur
rien dans un plus grand détail, qu'autant que des savants
prévenus et de mauvaise humeur m'y forceraient pour ma
justification. Hélénus, Hector et Diomède sont donnés pour
sages dans l'Iliade : voici cependant ce qui leur
arrive à tous trois dans la même rencontre. Diomède secondé
par Minerve, mettait en déroute l'armée troyenne, à qui par
conséquent Hector se trouvait plus nécessaire que jamais.
Que fait le sage Hélénus dans cette extrémité ? Il conseille
à Hector de rallier les Troyens, d'abandonner ensuite le
combat et d'aller à Troie avertir Hécube d'offrir un
sacrifice à Minerve pour l'apaiser. L'avis du sacrifice
était bon ; mais n'y avait-il qu'Hector à charger de cette
commission ? Combien d'autres moins utiles au combat eussent
été aussi bons pour le message ? Que fait de son côté le
sage Hector ? Il applaudit à la prudence d'Hélénus, et il
laisse le champ de bataille libre à Diomède, qui aurait
achevé ce jour-là de venger la Grèce, s'il n' eut été
lui-même aussi imprudent que ses ennemis. Il s'interrompt au
milieu de ses succès : il s'arrête à interroger un inconnu,
à faire et à écouter des histoires ; et il fait si bien par
sa faute, que celle d'Hector n'a point de suite. Voilà, ce
me semble, des imprudences bien avérées, dans des
personnages dont on n'en devait point attendre. A l'égard
des braves qui sont quelquefois lâches, je n'en veux de
preuve qu'Hector qui fait trois fois le tour de Troie en
fuyant Achille, et qui n'ose le combattre qu'avec un second
: et pour les lâches qui sont quelquefois braves, je
n'allègue encore que Pâris qui fuit devant Ménélas avec la
dernière indignité, et qui bientôt après rétablit les
affaires des Troyens, avec un courage égal à celui d'Hector
même. Homère en ces endroits, a peint les hommes à la
manière de l'histoire, et non pas selon les vues du poème.
Il y avait apparemment une tradition de la guerre de Troie,
dont il a conservé les faits, sans les accommoder
scrupuleusement aux règles d'un art qui n'a été bien
développé que depuis lui, quoi qu'il en soit le père. On
sait la diverse économie de l'histoire et du poème, dans la
peinture des hommes. L'histoire les représente en détail ;
elle raconte les actions de tels et de tels hommes qui ont
eu le plus de part aux événements célèbres ; mais elle ne
s'embarrasse pas de faire convenir ces actions entre elles ;
elle n'est responsable que de la vérité, quelque bizarre
qu'elle puisse être : elle allie sans dissimulation dans la
même personne, la sagesse et l'imprudence, la timidité et la
valeur, l'injustice et la probité : et c'est par ces
portraits fidèles d'originaux qui ont existé, qu'elle donne
la connaissance générale de l'homme, en faisant voir dans
les exemples particuliers le bien et le mal dont toute
l'espèce est capable. Le poème emploie une méthode toute
contraire : il ne représente pas tels et tels hommes ; mais
il invente des personnages exprès pour donner en eux une
idée de certaines passions, de certains vices ou de
certaines vertus ; et il rassemble avec art dans ces
personnages, des effets sensibles et continus de ces
passions, de ces vices, ou de ces vertus, pour en faire
mieux sentir la nature ; au lieu que dans l'histoire, ces
effets étant moins choisis et plus interrompus, ils n'en
donnent pas une idée si vive ni si distincte. L'histoire
représenterait les diverses actions d'Achille et d'Énée, de
quelques motifs différents qu'elles fussent parties ; mais
le poème ne peint sous le nom d'Achille que les effets de la
colère, soutenue par la valeur ; et sous le nom d'Énée, que
les effets de la valeur, conduite par la piété. Il s'ensuit
de là que ce serait un aussi grand défaut à un poète de ne
pas soutenir les caractères, qu'à un historien de chercher à
les soutenir aux dépens de la vérité.
J'oubliais de dire qu'il manque aux héros de l'Iliade
une sorte de dignité inconnue au siècle et dans le pays où
Homère écrivait. On ne voit point autour des rois une foule
d'officiers ni de gardes ; les enfants des souverains
travaillent aux jardins et gardent les troupeaux de leur
père ; les palais ne sont point superbes ; les tables ne
sont point somptueuses : Agamemnon s'habille lui-même, et
Achille apprête de ses propres mains le repas qu'il donne
aux ambassadeurs d'Agamemnon. Il serait ridicule de
reprocher ces prétendus défauts de bienséance à un poète qui
ne pouvait pas peindre ce qui n'était pas encore. Aussi les
critiques les plus hasardeux n'ont jamais avancé, que je
sache, qu'il y eût de la faute d'Homère ; on s'est contenté
de dire que son siècle était grossier, et que par là, la
peinture en était devenue désagréable à des siècles plus
délicats. Quelques adorateurs d' Homère ne sont pas contents
de cette distinction : on a grand tort, disent-ils,
d'appeler grossiers ces temps héroïques, où le luxe n'avait
point encore corrompu les mœurs, et où l'homme jouissant
innocemment des vrais biens, n'avait point encore imaginé
ces fausses grandeurs, ni ces fausses richesses dont la
cupidité s'est avisée depuis. Ne dirait-on pas à ce
discours, qu'il y avait plus de vertu dans le siècle
d'Homère que dans le nôtre ? Car l'épithète d'héroïque ne
peut tomber sensément que sur la justice et la droiture des
cœurs, et non pas sur le défaut de certaines richesses et
sur l'ignorance des arts. Cependant qu'on lise l'Iliade
; ces temps qualifiés d'héroïques paraîtront le règne des
passions les plus injustes et les plus basses, et surtout le
triomphe de l'avarice. Les chefs ne sont pas moins avides de
butin que les soldats. Le pillage de Troie est toujours le
plus puissant aiguillon de la valeur des Grecs : et Homère
lui-même parle quelquefois de l'or avec une certaine
admiration, qui marque bien que le défaut de luxe venait
moins dans son temps, d'une simplicité vertueuse, que de
grossièreté et d'ignorance.
HEGEL
Les
grands hommes
Ce sont maintenant les grands hommes historiques qui
saisissent cet universel supérieur et font de lui leur but;
ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept
supérieur de l’Esprit. C’est pourquoi on doit les nommer des
héros. Ils n’ont pas puisé leurs fins et leur
vocation dans le cours des choses consacré par le système
paisible et ordonné du régime. Leur justification n’est pas
dans l’ordre existant, mais ils la tirent d’une autre
source. C’est l’Esprit caché, encore souterrain, qui n’est
pas encore parvenu à une existence actuelle, mais qui frappe
contre le monde actuel parce qu’il le tient par une écorce
qui ne convient pas au noyau qu’elle porte. Mais toutes les
opinions, les fins et les idéaux qui représentent une
déviation par rapport aux normes établies n’appartiennent
pas pour autant à la réalité à venir. Les aventuriers de
toute sorte ont de tels idéaux et leur activité correspond
toujours à des représentations qui vont à l’encontre des
conditions existantes. Mais le fait que ces représentations,
ces bonnes raisons et ces principes généraux ne sont pas
conformes à l’ordre existant ne les justifie pas. Les
véritables buts ne peuvent surgir que du contenu que
l’Esprit intérieur a lui-même élaboré en vertu de sa
puissance absolue. Et les individus historiques sont ceux
qui ont voulu et accompli non une chose imaginée et
présumée, mais une chose juste et nécessaire et qu’ils l’ont
compris parce qu’ils ont reçu intérieurement la révélation
de ce qui est nécessaire et appartient réellement aux
possibilités du temps.
Il faut nuancer cette conception d’après laquelle ces
figures ne sont que des Moments dans le développement de
l’Idée. Ce concept est propre à la philosophie. Mais les
individus historiques ne sont pas tenus de le connaître
parce qu’ils sont des hommes d’action. En revanche, ils
connaissent et veulent leur œuvre parce qu’elle correspond à
l’époque. Et c’est de cela qu’il s’agit en fait. Leur
affaire est de connaître le (nouvel) universel, le stade
nécessaire et supérieur où est parvenu leur monde ; ils
en font leur but et lui consacrent leur énergie. L’universel
qu’ils ont accompli, ils l’ont puisé en eux-mêmes ;
mais ils ne l’ont pas inventé ; il existait de toute
éternité, mais il a été réalisé par eux et il est honoré en
eux. Parce qu’il a puisé en eux-mêmes, en une source qui n’a
pas encore surgi à la surface, ils ont l’air de s’appuyer
uniquement sur leurs propres forces ; et la nouvelle
situation du monde qu’ils créent et les actes qu’ils
accomplissent sont en apparence un simple produit de leurs
intérêts et de leur œuvre. Mais le Droit est de leur côté
parce qu’ils sont lucides ; ils savent quelle est la
vérité de leur monde et de leur temps ; ils connaissent
le Concept, c’est-à-dire l’universel qui est en train de se
produire et qui s’imposera à la prochaine étape. Les autres
se rassemblent, comme nous l’avons dit, autour de leur
bannière parce qu’ils expriment les tendances les plus
profondes de l’époque. Leurs discours, leurs actes sont ce
qu’il y a de mieux à leur époque. Les grands hommes de
l’histoire doivent être compris en fonction de leur
situation. Ce qu’il y a de plus admirable en eux c’est
qu’ils sont devenus les organes de l’esprit
substantiel : c’est en cela que réside le véritable
rapport de l’individu à la substance universelle. Elle est
la source de tout, l’unique but, la seule puissance ;
elle est ce que ces grands hommes ont uniquement
voulu : en eux, elle a cherché la satisfaction et elle
a trouvé l’accomplissement. C’est pourquoi ces hommes ont eu
la puissance dans le monde. Et c’est seulement parce que
leurs buts étaient conformes aux buts de l’Esprit en soi et
pour soi que le Droit — mais un Droit d’une espèce
particulière — s’est absolument rangé à leur côté.
L’état du monde n’est pas encore connu. Le but est de
l’amener à cette connaissance. Tel est bien le but des
hommes historiques et c’est là qu’ils trouvent leur
satisfaction. Ils sont conscients de l’impuissance de ce qui
existe encore mais qui n’a qu’un semblant de réalité.
L’Esprit qui a progressé à l’intérieur et qui est en train
de sortir de la terre, a transcendé dans son concept le
monde existant. Sa conscience de soi n’y trouve plus la
satisfaction ; son insatisfaction montre qu’il ne sait
pas encore ce qu’il veut. Ce qu’il veut n’existe pas encore
de façon affirmative ; et il se place donc du côté
négatif. Les individus historiques sont ceux qui ont dit les
premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de
savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela,
mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la
conscience de l’affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais
les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est
l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils
cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les
autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent
eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce
que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait
vain de résister à ces personnalités historiques parce
qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur
œuvre. Il appert par la suite qu’ils ont eu raison, et les
autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce
qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire. Car
l’œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir
auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le
considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même
s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté.
Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme
interne de tous les individus ; il est leur intériorité
inconsciente, que les grands hommes porteront à la
conscience. Leur œuvre est donc ce que visait la véritable
volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux
un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur
volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs
d’âmes, c’est parce qu’ils sentent la puissance irrésistible
de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.
Si, allant plus loin, nous jetons un regard sur la
destinée de ces individus historiques, nous voyons qu’ils
ont eu le bonheur d’être les agents d’un but qui constitue
une étape dans la marche progressive de l’Esprit universel.
Mais en tant que sujets distincts de leur substance, ils
n’ont pas été ce qu’on appelle communément heureux. Ils
n’ont pas voulu trouver le bonheur, mais atteindre leur but,
et ce but, ils l’ont atteint par labeur pénible. Ils ont su
trouver la satisfaction, réaliser leur but, le but
universel. Placés devant un but aussi grand, ils se sont
audacieusement proposé de le servir contre toute l’opinion
des hommes. Ce n’est pas le bonheur qu’ils ont choisi, mais
la peine, le combat et le travail pour leur but. Leur but
une fois atteint, ils n’en sont pas venus à une paisible
jouissance, ils n’ont pas été heureux. Leur être a été leur
action, leur passion a déterminé toute leur nature, tout
leur caractère. Leur but atteint, ils sont tombés comme des
douilles vides. Ils ont eu peut-être du mal à aller jusqu’au
bout de leur chemin ; et à l’instant où ils y sont
arrivés, ils sont morts — jeunes comme Alexandre, assassinés
comme César, déportés comme Napoléon —. Qu’ont-ils
gagné ? peut-on se demander. Ce qu’ils ont gagné, c’est
leur concept, leur but, ce qu’ils ont accompli. Ils n’ont
rien gagné d’autre ; ils n’ont pas connu la jouissance
paisible. C’est une affreuse consolation de savoir que les
hommes historiques n’ont pas été ce qu’on appelle heureux.
Mais seule la vie privée, laquelle ne peut exister que dans
des conditions extérieures très différentes, peut connaître
le bonheur. Ceux qui ont besoin d’une consolation aussi
affreuse peuvent la chercher dans l’histoire. Mais seule la
jalousie en a besoin, la jalousie qui est gênée par ce qui
est grand et excellent et qui cherche à l’amoindrir et à lui
trouver des défauts. Les grands ne furent grands que parce
qu’ils ont été malheureux : ainsi raisonne la jalousie
pour pouvoir supporter la grandeur et se mettre sur un pied
d’égalité avec elle. Dans les temps modernes aussi, il a été
abondamment prouvé que les princes ne sont pas heureux sur
leur trône. On leur concède donc et l’on trouve tolérable de
ne pas y être assis. Mais l’homme libre n’est point
jaloux ; il reconnaît volontiers les grandes
personnalités et s’en réjouit.
Les grands hommes sont suivis par un cortège
jaloux qui dénonce leurs passions comme des fautes. En
effet, la forme de la passion peut s’appliquer à leur
manifestation extérieure et, dans le jugement qu’on porte
sur eux, il est possible de mettre l’accent sur le côté
moral et dire que c’est leur passion qui les a poussés. En
fait, ils ont été des passionnés, c’est-à-dire ils ont
passionnément poursuivi leur but et lui ont consacré tout
leur caractère, leur génie et leur tempérament. Ce qui est
en soi et pour soi nécessaire se manifeste ici sous la forme
de la passion. Ces grands hommes semblent obéir uniquement à
leur passion, à leur caprice. Mais ce qu’ils veulent est
l’Universel. C’est là leur côté pathétique. Leur passion est
devenue l’énergie de leur moi ; sans la passion ils
n’auraient rien pu produire.
Le but de la passion est le même que celui de
l’Idée : la passion est l’unité absolue du caractère et
de l’Universel. Il y a quelque chose d’animal dans la
manière dont l’Esprit dans sa particularité subjective
s’identifie avec l’Idée.
L’homme qui produit quelque chose de valable, y met
toute son énergie. Il n’est pas assez sobre pour vouloir
ceci ou cela ; il ne se disperse pas dans une multitude
d’objectifs, mais il est entièrement voué à la fin qui est
sa véritable grande fin. La passion est l’énergie de cette
fin et la détermination de cette volonté. C’est un penchant
presque animal qui pousse l’homme à concentrer son énergie
sur une seule chose. Cette passion est aussi ce que nous
appelons enthousiasme. Pourtant le mot enthousiasme sert
plutôt à désigner des situations où les buts sont de nature
plus idéale, plus universelle. Or l’homme politique n’est
pas un enthousiaste ; il doit posséder une lucidité qui
n’est pas le trait que nous attribuons ordinairement aux
enthousiastes. Pour que l’homme produise quelque chose de
valable, il lui faut la passion. C’est pourquoi la passion
n’a rien d’immoral. S’il s’agit vraiment d’enthousiasme, cet
enthousiasme est plutôt froid ; la théorie exerce sa
surveillance sur tous les moyens qui serviront à produire
les vrais buts.
En réalisant le but nécessaire à l’Esprit universel,
les hommes historiques n’ont pas seulement trouvé la
satisfaction : ils en ont également tiré des bénéfices
extérieurs. Le but qu’ils ont accompli était en même temps
leur bien propre (das Ihrige). Ces deux éléments ne
sauraient être dissociés : la chose même doit être
accomplie et le héros doit trouver une satisfaction pour
soi. On peut séparer ces deux aspects, prouver que les
grands hommes ont cherché leur bien personnel et conclure
qu’ils n’ont cherché que cela. En fait, ces hommes ont
cherché la gloire et l’honneur et ils ont été reconnus par
leur époque et par la postérité dans la mesure où celles-ci
n’ont pas été prises de fièvre critique et n’ont pas
succombé à l’envie. Mais il est absurde de croire qu’on
puisse entreprendre quoi que ce soit sans chercher la
satisfaction. La subjectivité en tant que pure particularité
qui ne se pose que des buts finis et individuels, doit se
soumettre à l’universel. Mais dans la mesure où elle est la
force active de l’Idée, elle devient la sauvegarde du
substantiel.
C’est la psychologie des maîtres d’école qui sépare
ces deux aspects. Ayant réduit la passion à une manie, elle
rend suspecte la morale de ces hommes ; ensuite, elle
tient les conséquences de leurs actes pour leurs
vrais motifs et leurs actes mêmes pour des moyens
au service de ces buts : leurs actions s’expliquent par
la manie des grandeurs ou la manie des conquêtes. Ainsi par
exemple l’aspiration d’Alexandre est réduite à la manie de
conquête, donc à quelque chose de subjectif qui n’est pas le
Bien. Cette réflexion dite psychologique explique par le
fond du cœur toutes les actions et leur donne une forme
subjective. De ce point de vue, les protagonistes de
l’histoire auraient tout fait, poussés par une passion
grande ou petite ou par une manie et ne méritent
donc pas d’être considérés comme des hommes moraux.
Alexandre de Macédoine a conquis une partie de la Grèce,
puis l’Asie ; il a donc été un obsédé de
conquêtes. Il a agi par manie de conquêtes, par manie de
gloire, et la preuve en est qu’il s’est couvert de gloire.
Quel maître d’école n’a pas démontré d’avance qu’Alexandre
le Grand, Jules César et les hommes de la même espèce ont
tous été poussés par de telles passions et que, par
conséquent, ils ont été des hommes immoraux ? D’où il
suit aussitôt que lui, le maître d’école, vaut mieux que ces
gens-là, car il n’a pas de ces passions et en donne comme
preuve qu’il n’a pas conquis l’Asie, ni vaincu Darius et
Porus, mais qu’il est un homme qui vit bien et a laissé
également les autres vivre. Le sujet de prédilection de ces
psychologues est la considération des particularités des
grands hommes en tant que personnes privées. L’homme doit
manger et boire, il a des amis et des connaissances, il
ressent les sentiments et les transports du moment. Les
grands hommes ne font pas exception à la règle : ils
ont, eux aussi, mangé et bu et préféré tel plat ou tel vin à
tel autre. Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre,
dit un proverbe connu. J’ai ajouté —et Goethe l’a redit deux
ans plus tard — que s’il en est ainsi ce n’est pas parce que
celui-là n’est pas un héros, mais parce que celui-ci n’est
qu’un valet. Ce dernier ôte les bottes du héros, l’aide à se
coucher, sait qu’il préfère le champagne, etc. Pour le valet
de chambre les héros n’existent pas ; en effet, ils
n’existent que pour le monde, la réalité, l’histoire. — Les
personnages historiques qui sont servis dans les livres
d’histoire par de tels valets psychologiques, s’en tirent
mal ; ils sont nivelés par ces valets et placés sur la
même ligne ou plutôt quelques degrés au-dessous de la
moralité de ces fins connaisseurs d’hommes. Le Thersite
d’Homère qui critique les rois est un personnage qui se
retrouve à toute époque. Il est vrai qu’il ne reçoit pas
toujours de solides coups de bâton, comme à l’âge homérique,
mais la jalousie, l’opiniâtreté sont l’écharde qu’il porte
en sa chair. Le ver immortel qui le ronge, c’est le tourment
de savoir que ces bonnes intentions et ses critiques
distinguées n’ont aucune efficacité dans le monde. Il est
permis d’éprouver un malin plaisir à voir la malheureuse
destinée du thersitisme.
La sagesse psychologique des maîtres d’école comporte
en outre une contradiction. On blâme les grands hommes
d’avoir connu la gloire et l’honneur, et on les accuse de
n’avoir comme but que la gloire et l’honneur. D’autre part,
on affirme que ce que ces hommes voulaient faire devait
obtenir le consentement des autres, qu’ils devaient donc
respecter la volonté subjective des autres. Or la gloire et
l’honneur impliquent ce consentement et la reconnaissance de
la justesse de leur vouloir. Les hommes historiques
portaient caché en eux le but qui est devenu la volonté
intime des hommes. Pourtant on leur reproche d’avoir obtenu
le consentement exigé et on les accuse en même temps d’avoir
voulu la gloire et l’honneur. Or il ne s’agissait nullement
chez eux d’honneur et de gloire puisqu’ils avaient méprisé
les habitudes, les routines et tout ce qui occupait la
surface de leur monde. Et c’est précisément parce qu’ils les
avaient méprisés qu’ils ont pu accomplir leur œuvre ;
s’ils en étaient restés à la façon ordinaire des hommes, un
autre aurait accompli ce que l’Esprit voulait.
On reproche aussi aux grands hommes de ne pas
rechercher la reconnaissance des autres, d’avoir méprisé
leur opinion. Leur honneur c’est précisément d’avoir tourné
le dos aux valeurs admises. L’élément nouveau qu’ils
apportaient au monde était leur propre but ; ils ont
puisé en eux-mêmes l’idée qu’ils s’en sont fait ; et
c’est leur propre but qu’ils ont accompli. C’est de cette
manière qu’ils ont trouvé la satisfaction. Les grands hommes
ont voulu satisfaire leurs propres exigences et non les
opinions bien intentionnées des autres. Ils n’ont rien
appris des autres ; les autres ne sauraient leur
suggérer que la solution la plus bornée et la plus
fausse : en fait, ils savaient le mieux ce dont il
s’agissait. César avait l’idée la plus exacte de ce qui
s’appelait la république romaine. Il savait que les lois de
l’auctoritas et de la dignitas qui devaient
normalement être suprêmes, étaient en fait bafouées et
livrées à l’arbitraire particulier ; il savait qu’il
était libre de les abolir. Il a pu le faire parce qu’il
était juste de le faire. S’il avait écouté Cicéron, rien ne
se serait produit. César savait que la république était un
mensonge, que Cicéron ne faisait que tenir des discours
vides, qu’une forme nouvelle devait prendre la place de cet
édifice creux, que la forme qu’il créait était nécessaire.
En poursuivant leurs grands intérêts, les grands hommes ont
souvent traité légèrement, sans égards, d’autres intérêts
vénérables en soi et même des droits sacrés. C’est là une
manière de se conduire qui est assurément exposée au blâme
moral. Mais leur position est tout autre. Une si grande
figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine
mainte chose sur son passage.
L’intérêt particulier de la passion est donc
inséparable de l’affirmation active de l’Universel ;
car l’universel résulte du particulier et du déterminé, et
de leur négation. Le particulier a son propre intérêt dans
l’histoire ; c’est un être fini et en tant que tel il
doit périr. C’est le particulier qui s’use dans le combat et
est en partie détruit. C’est de ce combat et de cette
disparition du particulier que résulte l’Universel. Celui-ci
n’en est point troublé. Ce n’est pas l’Idée qui s’expose au
conflit, au combat et au danger ; elle se tient en
arrière hors de toute attaque et de tout dommage et envoie
au combat la passion pour s’y consumer. On peut appeler ruse
de la Raison le fait qu’elle laisse agir à sa place
les passions, en sorte que c’est seulement le moyen par
lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et
subit des dommages. Car c’est seulement l’apparence
phénoménale qui est en partie nulle et en partie positive.
Le particulier est trop petit en face de l’Universel :
les individus sont donc sacrifiés et abandonnés. L’Idée paie
le tribut de l’existence et de la caducité non par
elle-même, mais au moyen des passions individuelles. César
devait accomplir le nécessaire et donner le coup de grâce à
la liberté moribonde. Lui-même a péri au combat, mais le
nécessaire demeura : la liberté selon l’idée se réalise
sous la contingence extérieure.
G.W. HEGEL, "La
réalisation de l’Esprit dans l’Histoire" in
La Raison dans l’Histoire, chap. 2,
1830.
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