AUTOUR
DE L'ILIADE
TEXTES (II)
|
ALAIN,
Propos de littérature (1934)
LA
COLÈRE D'ACHILLE
Ayant parcouru d'un seul mouvement ce
grand paysage de l'Iliade, j'en comprends soudain le
premier mot : "c'est la colère que tu vas chanter, Muse." La
colère d'Achille, on le sait, éminente et rebondissante,
effrayante image de ce que nos ennemis devraient attendre, si
les forces répondaient aux secrets mouvements. Songez à ces
longues nuits où il saute sur sa couche comme un poisson sur
l'herbe; où il attend la douce Aurore afin d'attacher à son
char, encore une fois le cadavre d'Hector, et de le traîner
encore trois fois autour du tombeau de Patrocle. Colère
d'Achille, oui; mais le propre de la poésie est que les mots
éclairent selon leur place. "C'est la colère que tu vas
chanter, Muse." Colère des dieux et des hommes; colère
cosmique; effet de ces vins et de ces chairs rôties. Cette
force du monde circule de l'un à l'autre; un jour c'est
Diomède qui la reçoit, un jour c'est Ménélas, un jour c'est
Ajax, ou Sarpédon, ou Hector, comme si quelque dieu les
touchait. Remarquez qu'ils savent très bien que cette guerre
est folle, et qu'il vaudrait beaucoup mieux conclure une paix
de marchands. Mais dans le moment qu'ils invoquent le grand
Jupiter, gardien des serments, ce sont les dieux qui rompent
la trêve; et cela signifie que les forces de colère sont des
forces de nature.
Je ne crois pas qu'on puisse mieux dire sur la guerre;
et je vois bien pourquoi les pieuses épopées sont manquées;
c'est qu'elles sont menteuses. Elles voudraient dire que
l'homme se bat par juste raison. Se battre, admirez ce mot; et
peut-on se battre par juste raison ? Toute la guerre est en un
homme qui ne dort point, et qui se bat et se déchire lui-même
par sa propre force. D'où aurait-il pitié des autres s'il n'a
point pitié de lui ? On invoque les intérêts, les droits, la
justice, alors que toute guerre est ruine, injustice, offense,
blessure et mort à tous ceux qui la font. Cette contradiction
nous étonne autant qu'elle étonnait les héros d'Homère; et
nous dirons bien comme eux : "Quelque dieu a passé par ici."
Nous ferions mieux de regarder à ce paquet de muscles et à
cette explosion qui se communique d'un muscle à l'autre. Il
n'y a point de mystère en cela, et c'est ce qu'il faudrait
savoir; c'est le grand secret. Ainsi il n'y a pas de plus
grande folie que de partir en colère contre la guerre et pour
la paix. S'il y avait quelque Machiavel pour qui la guerre
serait comme un champ ou une vigne, il rirait bien de ces
colères pacifiques; il comprendrait pourquoi il a toujours
gagné. Mais il n'y a point de Machiavel; c'est encore une
sorte de dieu que j'invente. Ce vieillard qui essaie de
montrer le poing, colère osseuse; il tuerait et se ferait
tuer; il ne manque ici que la force.
D'où je dis qu'il faut délier, et encore délier;
assouplir en soi d'abord cet effet étonnant de la pensée, qui
fait qu'on ne discute point de grammaire sans menace. La plus
belle page de Montaigne, et que je m'étonne qu'on ne cite
jamais, le fait voir tranquille sur son seuil, et sa porte
ouverte, au milieu des guerres et pillages de ce temps-là.
"J'ai affaibli le dessein des soldats, ôtant à leur exploit le
hasard, et toute matière de gloire militaire, qui a accoutumé
de leur servir de titre et d'excuse : ce qui est fait
courageusement est toujours fait honorablement, en temps où la
justice est morte." Et je veux citer aussi la fin du chapitre,
qui sonne la vraie sagesse : "Entre tant de maisons armées,
moi seul, que je sache, en France, de ma condition, ai fié
purement au ciel la protection de la mienne; et n'en ai jamais
ôté ni vaisselle d'argent, ni titre, ni tapisserie. Je ne veux
ni me craindre, ni me sauver à demi. Si une pleine
reconnaissance acquiert la faveur divine, elle me durera
jusqu'au bout; sinon, j'ai toujours assez duré pour rendre ma
durée remarquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien
trente ans." Si vous demandez où se trouve ce mouvement
peut-être unique de courage sans colère, je vous dirai que
c'est aux Essais. Mais cherchez le chapitre et la
page; cela vous détournera de chercher des ennemis.
LE
BOUCLIER D'ACHILLE
D'aventure je suis monté hier jusqu'au
plus haut sommet de la poésie. Les comparaisons de l'Iliade
sont comme des rêveries courtes. Du milieu du carnage, la
pensée se détourne naturellement vers l'ordre des choses,
vents, pluies, saisons, ou bien vers l'ordre des travaux
humains. Nous n'avons que de courts regards à cette nature
sage et éternelle, de courts regards qui sont métaphores. Nous
ne savons plus comparer, parce que nous voulons que la
comparaison s'ajuste à la chose; mais au contraire, dans
Homère, la comparaison fait contraste avec la chose. Aussi le
terme qu'on peut appeler étranger, la paille au vent, la
neige, le lion, les feux qui envoient l'alarme d'une île à
l'autre, le terme étranger se développe toujours selon sa
propre loi, bien mieux, affirme sa propre loi. Et s'il est dit
que le guerrier tombe comme un chêne, il faut que
l'imagination se repose en un court tableau des hautes
montagnes, de la forêt, du bûcheron, du feu, des brindilles et
de l'odeur du repas rustique. Ainsi le feu des passions
éclaire quelque chose qu'il ne peut détruire, mais au
contraire dont il est nourri. Car d'où ces bœufs et ce vin,
aliments du courage, si quelque bouvier ailleurs ne tenait la
charrue ? Et d'où ces navires sans le bûcheron ?
Suivant donc cette guerre trompeuse et cette paix,
véritable, coursiers ensemble de nos pensées, j'étais arrivé
au point extrême de la colère. Achille se couvrait de cendres
et se roulait comme un animal; Achille jurait d'égorger douze
captifs sur la tombe de Patrocle; Achille se montrait
seulement au-dessus du rempart, furieuse flamme; Achille
criait trois fois; il n'avait plus d'armes. C'est alors que le
dieu des forgerons se met au travail, et pense selon ses
mains. Silence. Le bouclier d'Achille s'orne de pensées. La
rêverie homérique s'élève; le monde est de nouveau créé, tel
qu'il est, tel qu'il fut, tel qu'il sera. Ici quelque chose de
plus grand que la Bible; car le dieu séparé ne pouvait créer
le monde qu'une fois. Mais que fait donc le dieu forgeron ?
Il fait d'abord le ciel et la terre; le soleil, la lune
sur le point de sa splendeur, et les Pléiades et les Hyades,
et l'Ourse qui regarde Orion. Et puis il fait deux villes; et
dans l'une, mariage et procès, fleurs jetées, gamins courants,
avocats et juges; dans l'autre, siège, armées, disette,
embuscade pour le bétail; et les traits volent. Et puis il
fait le labour; et, merveille de l'art, quoique la
sculpture soit d'or, on voit la terre noircir derrière le soc.
Puis la récolte, moissons et fruits; puis la vendange; puis
les chants et les danses. Enfin toute l'histoire humaine,
selon l'éternel retour des saisons et des âges. Ce qui ne fait
point question; ce qui ne donne point de raison, mais qui
porte raison, folie et tout. Ce que signifient les dieux; ce
que célèbrent les fêtes; ce que l'on remercie chaque matin; ce
qui est plus beau chaque matin. La naissance, les amours, les
travaux, les pensées. Cette suffisance du monde comme il est;
ces industries premières, qui ne lassent jamais; cette
harmonie sentie du monde et de l'homme. Charte de vie. Charte
de paix. Chacun la signe, et heureux qui s'y tient. Vulcain a
achevé son travail; il jette aux pieds de Thétis les armes
neuves. Sagesse et paix, voilà donc ce qu'Achille poussera
devant lui dans la mêlée; bien malgré lui; le forgeron en a
ainsi décidé.
L'OLYMPE
Les dieux de l'Iliade sont
moins raisonnables que les hommes. Tous ces guerriers autour
de Troie sont las de se battre pour les intérêts ou les haines
de deux ou trois; ils désirent une trêve et un arrangement, ou
bien quelque combat singulier qui règlerait tout, après quoi
ils s'en retourneraient. Ce sont les dieux qui inspirent à
l'un ou à l'autre de violer les serments. D'où l'on peut dire
que cette mythologie est elle-même absurde, comme sont nos
rêves. Mais cela n'instruit pas.
Il vaut mieux chercher les dieux, où ils naissent et
quand. Dans cet emportement, dans cette mêlée et dans ce nuage
de poussière, c'est là qu'ils croient voir les dieux, surtout
qu'ils croient les avoir vus, qu'ils les devinent à côté
d'eux, derrière eux. Souvent poursuivant leur ennemi, et le
tenant presque, ils le perdent soudain. En quoi ils sont
trompés par leur propre violence, par un élan mal mesuré, par
ce tumulte et ce désordre qui est leur œuvre. Ils ne sont
point trompés, ils se trompent, comme le commun langage le dit
si bien. Toutefois ils ne sont point non plus en état de
comprendre cela; un homme courant et frappant ne pense pas
bien. Mais plutôt ils supposent quelque invisible et
invincible qui a recouvert leur ennemi d'un nuage et
l'a emporté hors du combat. Plus près encore d'eux-mêmes,
quand ils se sentent allègres et invincibles, quand ils ne
peuvent retenir leurs mains ni leurs genoux, ils disent
ingénument que quelque dieu les pousse. Et, encore
mieux, quand ils fuient en troupeau, ils se sentent
menés. Au vrai ils sont menés par cette partie d'eux-mêmes qui
ne demande point permission, cœur, muscles, et toute la
machine humaine. En bref, tous ces dieux qu'ils imaginent, ce
sont leurs passions. Ainsi il n'est pas étonnant que leurs
dieux soient moins sages qu'eux.
Leurs dieux, mais non pas tous. Jupiter, en cette
guerre des dieux, est arbitre et spectateur. Il élève sa
balance d'or, après avoir mis dans les plateaux le sort des
uns et des autres; il voit qu'un des plateaux s'abaisse,
annonçant victoire aux uns pour ce jour-là, défaite aux
autres; il n'en pense pas plus. Ce qui signifie que tout sera
réglé par des forces aussi aveugles et inhumaines que celle de
la pesanteur. Cette pensée n'est pas petite; elle dessine d'un
trait irréprochable tout l'avenir de la connaissance, et tous
les pouvoirs réels. Que fit jamais le pouvoir, sinon élever
au-dessus des hommes sa balance d'or, réglée aussi bien qu'il
sait faire, et dire : "Voilà ce qui sera par la nécessité; et
c'est cela même que je veux et ordonne" ? La sagesse de
Montesquieu paraît dans les nuages.
Remontant maintenant le cours des dieux, si je puis
dire, je découvre encore d'autres métaphores parfaites. Car
les hommes de l'Iliade savaient bien dire que
Jupiter, le dieu politique, avait vaincu les Titans, qui sont
les dieux de la terre, entendez non pas même les passions,
mais la brute sans loi, qui est au-dessous des passions. Il
lui reste à gouverner les passions mêmes, qui sont Junon,
Neptune, Apollon, Vénus. Minerve même, Minerve, la déesse de
la sagesse, est passion aussi, indocile aussi, tenue par la
menace, quoiqu'elle soit la préférée. Nous n'avons pas encore
mesuré cette pensée. Et toujours est-il que ce peuple des
dieux, brillant et immortel, représente assez bien ce que la
balance d'or trouve à gouverner et régler en chacun de nous,
passions, filles de la sagesse, filles aimées et redoutables.
C'est ainsi que le poète, d'un juste mouvement, et se fiant à
la forme humaine, ce qui est le secret des secrets, trace d'un
trait sûr le sommaire des sciences, et termine d'avance le
cercle de nos réflexions. Sans savoir qu'il sait, Homère
aveugle, voilà sans doute la plus étonnante métaphore. Ce ciel
est en deçà des yeux. Et la guerre des idées se fait d'abord
dans le ciel.
Marthe
ROBERT, L'Ancien et le Nouveau
L'ÉPOPÉE
OU LE DIT DE L'ORDRE
Que l'aède tienne son chant
surnaturel des dieux eux-mêmes ou de l'autorité
sacerdotale qui en a traditionnellement le dépôt, la
différence n'est pas si grande pour un esprit formé au mode de
pensée théocratique, ce qui compte est l'aptitude essentielle
du poète à dire l'ordre, aptitude qui n'est pas un
talent, mais une propriété de sa fonction qui le distingue et
le rend précieux pour l'humanité entière. [...] La récitation
de l'événement épique est à elle seule une célébration de
l'organisation du monde (entendons du monde achéen
hyperboliquement identifié avec le cosmos), une commémoration
active dont le sens n'est jamais distinct de l'énoncé. Ainsi,
rappeler les exploits héroïques, désigner les choses par leur
nom, faire des énumérations et des nomenclatures, se servir de
l'étymologie et dresser des listes généalogiques, c'est, en
soi déjà, accomplir un acte de piété, participer rituellement
à l'ordre humain et divin fixés par ceux-là mêmes que chante
l'épopée. Le paladin, s'il a de la mémoire, la
science des noms, des filiations et des formules exactes, peut
à l'occasion devenir poète, comme il arrive à Achille en un
instant critique de l'Iliade : ayant pris la cithare,
il chante la gloire des héros, tandis que pour ne pas violer
la sainteté de cette récitation cérémonielle, Patrocle en face
de lui se tait. [...]
En vertu de cette propriété remarquable qui se transmet
à toute littérature et agit encore faiblement jusque dans ses
formes les plus détériorées, le dire épique fonde,
perpétue, prescrit l'ordre, lequel, en retour, porte sa
louange au-dessus de tout autre et cautionne ainsi
son pouvoir. C'est, si l'on veut, un échange de bons procédés,
une complaisance politique dont les deux parties, une
expérience déjà longue le prouve, ont tout lieu de se
féliciter. Pour l'ordre qu'elle soutient, l'épopée est un
auxiliaire d'autant plus précieux qu'elle n'étaie nullement
son zèle : elle se borne à faire exister ce qu'elle nomme, en
quoi, il est vrai, elle frappe d'inexistence toutes les choses
dont elle ne fait pas état, mais c'est là sa seule partialité.
L'ordre olympien est, l'épopée le constate en
nommant les dieux, en rappelant leur biographie individuelle,
leurs mœurs, leurs préférences et leurs amours, aussi bien que
les conflits qui les opposent et les détours de leur
politique. Tout cela sans dénaturer son constat par une
apologie : l'Olympe n'est ni bon ni mauvais, il n'est même pas
un mélange de vices et de vertus comme le croyaient les
détracteurs d'Homère, il est absolument, de telle
sorte qu'il peut devenir la proie du désordre (c'est le cas
notamment pendant la guerre de Troie), être bouleversé par les
passions, déchiré par les conflits d'intérêt, sans cesser pour
autant d'incarner et de promouvoir la régularité du monde. En
soi, l'Olympe n'est pas spécialement un lieu de paix et
d'harmonie, mais il possède un pouvoir régulateur grâce à quoi
il absorbe les irrégularités, assimile les monstres et les
exceptions, fait rentrer le chaos lui-même dans l'ordre. [...]
Dans son organisation, sa conception des rapports
humains, ses structures sociales et politiques, le monde d'en
bas est la réplique de l'Olympe, sauf sur le point des rites -
les dieux en sont évidemment dispensés - et, bien entendu, de
l'immortalité. Pour le reste, c'est-à-dire pour les affaires
importantes de la vie, la société épique (les Achéens et les
Troyens ont une organisation remarquablement semblable) se
fonde sur le gouvernement olympien qui lui dicte non seulement
ses lois fondamentales, mais ses us et coutumes, ses goûts,
son étiquette et jusqu'à ce cachet spécial qui lui est resté
au long des siècles. Ainsi l'aristocratie d'en bas imite celle
d'en haut : les nobles se conçoivent eux-mêmes à l'instar des
dieux, ce qu'ils peuvent d'autant plus légitimement que leur
origine divine est parfois directement attestée (Achille est
le fils d'une déesse), et que, lorsqu'elle n'est pas
mentionnée, il suffit de remonter assez loin dans la chaîne
des générations pour en retrouver la preuve (d'où l'importance
des généalogies). De par leur naissance, les nobles sont comme
les dieux libres et égaux en droits, ils ne doivent allégeance
qu'à un chef (Agamemnon) qui préside leurs assemblées à la
façon dont Zeus préside les conseils divins. [...]
La ressemblance entre les deux systèmes - qui place le
monde visible dans une dépendance constante de l'invisible,
mais lui garantit en échange une sécurité et une durée
éternelles (l'aristocratie épique espère durer autant que
l'Olympe et, en un sens, elle ne se trompe pas
tellement) - conduit l'épopée à répartir les personnes et les
choses à l'intérieur de catégories fixes, où elles trouvent
leur nom, leur fonction, leurs qualités. En effet, l'ordre
humain ne peut rester conforme à la hiérarchie olympienne
qu'en partageant l'horreur des dieux pour le hasard et la
surprise, aussi maintient-il sa ressemblance divine en
proscrivant l'improvisation, l'innovation, l'invention, tout
ce qui, le tirant de l'immobilité, risquerait de l'ébranler ou
de le compromettre. Le héros épique est nommé, classé, muni
d'attributs qu'aucune modification ne peut atteindre, qu'elle
soit le fait des hommes ou du temps. L'épithète homérique
adjointe à son nom lui interdit d'évoluer moralement - et même
physiquement - tout comme elle l'empêche de changer sa place
hiérarchique ou de s'attribuer une nouvelle compétence. Sa
stabilité est l'élément fondamental de l'épopée, pour qui la
seule idée de changement est une pensée impie. [...] Tous les
héros homériques ont en commun cette impossibilité d'évoluer
qui, les gardant aussi bien de la régression que du progrès,
de la chute que de l'ascension, limite assurément leurs
possibilités de développement, mais atteste en même temps un
degré de perfection en vérité insurpassable. Pour qu'ils
restent invariables, il faut que tout leur soit donné d'avance
: la beauté, l'intelligence, la force, le courage, une
jeunesse pleine de sève ou une vieillesse pleine de sagesse,
le pouvoir; il faut que rien ne leur manque de ce que
l'ambition pourrait leur faire gagner, sans que la nature, le
temps ou l'envie des autres puissent leur faire perdre ce
qu'ils possèdent de naissance. Le principe d'immobilité à quoi
ils sont soumis oblige l'auteur épique à réunir pour eux
toutes ces conditions et, de fait, la nature les protège du
déclin en amendant à leur intention ses lois les plus dures
(elle les fait mourir, et souvent prématurément, jamais elle
ne les fatigue ni ne les brise, elle leur inflige des
souffrances physiques, mais jamais jusqu'à la déchéance),
tandis que la société les installe tout en haut d'une pyramide
hiérarchique où ils ont seuls accès, et d'où, par conséquent,
ils ne peuvent être délogés. Hormis l'immortalité qui leur
demeure interdite, les héros jouissent d'un statut surnaturel
et historique si proche du statut divin qu'on ne peut en
imaginer de plus stable et de mieux garanti. Aussi la
littérature romanesque n'aura-t-elle pas d'autre ambition
pendant des siècles que d'en retrouver les avantages pour en
doter ses personnages éminents. [...]
Par quelque côté qu'on la prenne, l'épopée montre
toujours le même zèle pour sa tâche; ses éléments, ses
matériaux, sa composition, la forme verbale de sa narration,
la stéréotypie de ses formules, tout concourt à cet énoncé de
l'ordre qui est son premier, et peut-être son seul objectif.
Écrite au prétérit idéal, temps du passé éternellement présent
et éternellement recommencé, elle récite, c'est-à-dire
rappelle, commémore, célèbre les événements primordiaux qui,
une fois achevés, donnent lieu à une répétition perpétuelle
dont la charge désormais incombe aux hommes. Dans le monde tel
qu'elle le voit, la surprise est ce qu'il y a de plus
inconcevable (même la rencontre inopinée d'un dieu est
prévue), rien n'arrive, tout se reproduit, le particulier
renvoie au général, tandis que l'actuel renvoie au passé
éternisé qui seul lui donne un sens intelligible. De la sorte,
la singularité des êtres est des choses est niée ou à tout le
moins absorbée par l'ordre commun, le nouveau est frappé
d'interdit, l'insolite et l'inédit sont impossibles; en
revanche, tout est sûr, le Beau, le Bien, le Vrai sont des
certitudes ayant entre elles des correspondances exactes dont
chacun est convaincu d'emblée et qui, pour peu qu'on le
veuille, peuvent être à tout instant connues et vérifiées.
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