JEAN JACQUES ROUSSEAU
DISCOURS SUR CETTE QUESTION
Quelle est la Vertu la plus nécessaire aux Héros
;
& quels sont les Héros à qui cette Vertu a manqué ?
Proposée en 1751 par l'Académie de Corse.
orthographe non modernisée.
AVERTISSEMENT
Cette Pièce est très-mauvaise,
& je le sentis si bien après l'avoir écrite, que je ne daignai pas même l'envoyer.
Il est aisé de faire moins mal sur le même sujet, mais non pas de faire bien: car il n'y
a jamais de bonne réponse à faire à des questions frivoles. C'est toujours une leçon
utile à tirer d'un mauvais écrit :
Si je n'étois Alexandre,
disoit ce Conquérant, je voudrois être Diogène. Le Philosophe eût-il dit : si
je n'étois ce que je suis, je voudrois être Alexandre ? J'en doute; un
Conquérant consentiroit plutôt d'être un Sage qu'un Sage d'être un Conquérant. Mais
quel homme au monde ne consentiroit pas d'être un Héros ? On sent donc que l'Héroïsme
a des vertus à lui, qui ne dépendent point de la fortune, mais qui ont besoin d'elle
pour se développer. Le Héros est l'ouvrage de la nature, de la fortune, & de
lui-même. Pour bien le définir, il faudroit assigner ce qu'il tient de chacun des trois.
Toutes les vertus appartiennent au
Sage. Le Héros se dédommage de celles qui lui manquent par l'éclat de celles qu'il
possède. Les vertus du premier sont tempérées, mais il est exempt de vices; si le
héros a des défauts, ils sont effacés par l'éclat de ses vertus. L'un toujours vrai
n'a point de mauvaises qualités; l'autre toujours grand n'en a point de médiocres. Tous
deux sont fermes & inébranlables, mais de différentes manières & en
différentes choses; l'un ne cède jamais que par raison, l'autre jamais que par
générosité; les foiblesses sont aussi peu connues du Sage que les lâchetés le sont
peu du Héros, & la violence n'a pas plus d'empire sur l'âme de celui-ci que les
passions sur celle de l'autre.
Il y a donc plus de solidité dans
le caractère du Sage & plus d'éclat dans celui du Héros ; & la préférence se
trouveroit décidée en faveur du premier, en se contentant de les considérer ainsi en
eux-mêmes. Mais si nous les envisageons par leur rapport avec l'intérêt de la
Société, de nouvelles réflexions produiront bientôt d'autres jugemens & rendront
aux qualités Héroïques cette prééminence qui leur est due, & qui leur a été
accordée dans tous les siècles, d'un commun consentement.
En effet, le soin de sa propre
félicité fait toute l'occupation du Sage, & c'en est bien assez sans doute pour
remplir la tâche d'un homme ordinaire. Les vues du vrai Héros s'étendent plus loin ; le
bonheur des hommes est son objet, c'est à ce sublime travail qu'il consacre la grande
âme qu'il a reçue du Ciel. Les Philosophes, je l'avoue, prétendent enseigner aux hommes
l'art d'être heureux, & comme s'ils devoient s'attendre à former des nations de
sages, ils prêchent aux Peuples une félicité chimérique qu'ils n'ont pas eux-mêmes,
& dont ceux-ci ne prennent jamais ni l'idée ni le goût. Socrate vit &
déplora les malheurs de sa Patrie ; mais c'est à Trasibule qu'il étoit réservé
de les finir ; & Platon, après avoir perdu son éloquence, son honneur &
son tems à la cour d'un Tyran, fut contraint d'abandonner à un autre la gloire de
délivrer Syracuse du joug de la tyrannie. Le Philosophe peut donner à l'Univers quelques
instructions salutaires; mais ses leçons ne corrigeront jamais ni les Grands qui les
méprisent, ni le Peuple qui ne les entend point. Les hommes ne se gouvernent pas ainsi
par des vues abstraites; on ne les rend heureux qu'en les contraignant à l'être, &
il faut leur faire éprouver le bonheur pour le leur faire aimer : voilà l'occupation
& les talens du Héros; c'est souvent la force à la main qu'il se met en état de
recevoir les bénédictions des hommes qu'il contraint d'abord à porter le joug des loix
pour les soumettre enfin à l'autorité de la raison.
L'Héroïsme est donc, de toutes
les qualités de l'âme, celle dont il importe le plus aux peuples que ceux qui les
gouvernent soient revêtus. C'est la collection d'un grand nombre de vertus sublimes,
rares dans leur assemblage, plus rares dans leur énergie, & d'autant plus rares
encore que l'Héroïsme qu'elles constituent, détaché de tout intérêt personnel, n'a
pour objet que la félicité des autres & pour prix que leur admiration.
Je n'ai rien dit ici de la gloire
légitimement due aux grandes actions; je n'ai point parlé de la force de génie ni des
autres qualités personnelles nécessaires au Héros, & qui, sans être vertus,
servent souvent plus qu'elles au succès des grandes entreprises. Pour placer le vrai
Héros à son rang, je n'ai eu recours qu'à ce principe incontestable : que c'est entre
les hommes celui qui se rend le plus utile aux autres qui doit être le premier de tous.
Je ne crains point que les Sages appellent d'une décision fondée sur cette maxime.
Il est vrai, & je me hâte de
l'avouer, qu'il se présente, dans cette manière d'envisager l'Héroïsme, une objection
qui semble d'autant plus difficile à résoudre qu'elle est tirée du fond même du sujet.
Il ne faut point, disoient les
Anciens, deux Soleils dans la nature, ni deux Césars sur la terre. En effet, il en
est de l'Héroïsme comme de ces métaux recherchés dont le prix consiste dans leur
rareté, & que leur abondance rendroit pernicieux ou inutiles. Celui dont la valeur a
pacifié le Monde l'eût désolé, s'il y eût trouvé un seul rival digne de lui. Telles
circonstances peuvent rendre un Héros nécessaire au salut du genre-humain ; mais, en
quelque tems que ce soit , un peuple de Héros en seroit infailliblement la ruine, &,
semblable aux Soldats de Cadmus, il se détruiroit bientôt lui-même.
Quoi donc, me dira-t-on, la
multiplication des bienfaiteurs de genre-humain peut-elle être dangereuse aux hommes ,
& peut-il y avoir trop de gens qui travaillent au bonheur de tous ? Oui, sans doute,
répondrai-je, quand ils s'y prennent mal, ou qu'ils ne s'en occupent qu'en apparence. Ne
nous dissimulons rien; la félicité publique est bien moins la fin des actions du Héros
qu'un moyen pour arriver à celle qu'il se propose, & cette fin est presque toujours
sa gloire personnelle. L'amour de la gloire a fait des biens & des maux innombrables;
l'amour de la Patrie est plus pur dans son principe, & plus sûr dans ses effets;
aussi le Monde a-t-il été souvent surchargé de Héros; mais les nations n'auront jamais
assez de citoyens. Il y a bien de la différence entre l'homme vertueux & celui qui a
des vertus; celles du Héros ont rarement leur source dans la pureté de l'âme, &,
semblables à ces drogues salutaires, mais peu agissantes, qu'il faut animer par des sels
âcres & corrosifs, on diroit qu'elles aient besoin du concours de quelques vices pour
leur donner de l'activité.
Il ne faut donc pas se représenter
l'Héroïsme sous l'idée d'une perfection morale qui ne lui convient nullement, mais
comme un composé de bonnes & mauvaises qualités salutaires ou nuisibles selon les
circonstances, & combinées dans une telle proportion qu'il en résulte souvent plus
de fortune & de gloire pour celui qui les possède, & quelquefois même plus de
bonheur pour les Peuples, que d'une vertu parfaite.
De ces notions bien développées
il s'ensuit qu'il peut y avoir bien des vertus contraires à l'Héroïsme; d'autres qui
lui soient indifférentes; que d'autres lui sont plus ou moins favorables selon leurs
différens rapports avec le grand art de subjuguer les curs & d'enlever
l'admiration des Peuples; & qu'enfin parmi ces dernières il doit y en avoir
quelqu'une qui lui soit plus nécessaire, plus essentielle, plus indispensable, & qui
le caractérise en quelque manière : c'est cette vertu spéciale & proprement
Héroïque qui doit être ici l'objet de mes recherches.
Rien n'est si décisif que
l'ignorance, & le doute est aussi rare parmi le Peuple que l'affirmation chez les
vrais Philosophes. II y a long-tems que le préjugé vulgaire a prononcé sur la question
que nous agitons aujourd'hui, & que la valeur guerrière passe chez la plupart des
hommes pour la première vertu des Héros. Osons appeler de ce jugement aveugle au
Tribunal de la raison, & que les préjugés, si souvent ses ennemis & ses
vainqueurs, apprennent à lui céder à leur tour.
Ne nous refusons point à la
première réflexion que ce sujet fournit, & convenons d'abord que les Peuples ont
bien inconsidérément accordé leur estime & leur encens à la vaillance martiale, ou
que c'est en eux une inconséquence bien odieuse de croire que ce soit par la destruction
des hommes que les bienfaiteurs du genre-humain annoncent leur caractère. Nous sommes à
la fois bien mal-adroits & bien malheureux, si ce n'est qu'à force de nous désoler
qu'on peut exciter notre admiration. Il faut donc croire que, si jamais les jours de
bonheur & de paix renaissoient parmi nous, ils en banniroient l'Héroïsme avec le
cortège affreux des calamités publiques, & que les Héros seroient tous relégués
dans le Temple de Janus, comme on enferme, après la guerre, de vieilles &
inutiles armes dans nos Arsenaux.
Je sais qu'entre les qualités qui
doivent former le grand homme, le courage est quelque chose; mais hors du combat la valeur
n'est rien. Le brave ne fait ses preuves qu'aux jours de bataille; le vrai Héros fait la
sienne tous les jours, & ses vertus, pour se montrer quelquefois en pompe, n'en sont
pas d'un usage moins fréquent sous un extérieur plus modeste.
Osons le dire. Tant s'en faut que
la valeur soit la première vertu du Héros, qu'il est douteux même qu'on la doive
compter au nombre des vertus. Comment pourroit-on honorer de ce titre une qualité sur
laquelle tant de scélérats ont fondé leurs crimes ? Non, jamais les Catilinas ni les
Cromwells n'eussent rendu leurs noms célèbres; jamais l'un n'eût tenté la ruine de sa
Patrie, ni l'autre asservi la sienne, si la plus inébranlable intrépidité n'eût fait
le fond de leur caractère. Avec quelques vertus de plus, me direz-vous, ils eussent été
des Héros; dites plutôt qu'avec quelques crimes de moins ils eussent été des hommes.
Je ne passerai point ici en revue
ces guerriers funestes, la terreur & le fléau du genre-humain, ces hommes avides de
sang & de conquêtes, dont on ne peut prononcer les noms sans frémir, des Marius,
des Totilas, des Tamerlans. Je ne me prévaudrai point de la juste horreur
qu'ils ont inspirée aux nations. Et qu'est-il besoin de recourir à des monstres pour
établir que la bravoure même la plus généreuse est plus suspecte dans son principe,
plus journalière dans ses exemples, plus funeste dans ses effets qu'il n'appartient à la
constance, à la solidité & aux avantages de la vertu. Combien d'actions mémorables
ont été inspirées par la honte ou par la vanité ? Combien d'exploits, exécutés au
visage du Soleil, sous les yeux des chefs & en présence de toute une armée, ont
été démentis dans le silence & l'obscurité de la nuit ? Tel est brave au milieu de
ses compagnons, qui ne seroit qu'un lâche, abandonné à lui-même; tel a la tête d'un
Général qui n'eut jamais le coeur d'un Soldat; tel affronte sur une brèche la mort
& le fer de son ennemi, qui dans le secret de sa maison ne peut soutenir la vue du fer
salutaire d'un Chirurgien.
Un tel étoit brave un tel jour,
disoient les Espagnols du tems de Charles-Quint, & ces gens-là se
connoissoient en bravoure. En effet, rien peut-être n'est si journalier que sa
valeur, & il y a bien peu de guerriers sincères qui osassent répondre d'eux
seulement pour vingt-quatre heures. Ajax épouvante Hector; Hector épouvante
Ajax & fuit devant Achille. Antiochus le Grand fut brave la
moitié de sa vie, & lâche l'autre moitié. Le triomphateur des trois parties du
Monde perdit le coeur & la tête à Pharsale. César lui-même fut ému
à Dyrrachium, & eut peur à Munda; & le vainqueur de Brutus s'enfuit
lâchement devant Octave & abandonna la victoire & l'empire du Monde à
celui qui tenait de lui l'un & l'autre. Croira-t-on que ce soit faute d'exemples
modernes que je n'en cite ici que d'anciens?
Qu'on ne nous dise donc plus que la
palme Héroïque n'appartient qu'à la valeur & aux talens militaires. Ce n'est point
sur les exploits des grands hommes que leur réputation est mesurée. Cent fois les
vaincus ont remporté le prix de la gloire sur les vainqueurs. Qu'on recueille les
suffrages & qu'on me dise lequel est le plus grand d'Alexandre ou de Porus ,
de Pyrrhus ou de Fabrice , d'Antoine ou de Brutus ; de François
I dans les fers ou de Charles-Quint triomphant, de Valois vainqueur ou
de Coligny vaincu?
Que dirons-nous de ces grands
hommes qui, pour n'avoir point souillé leurs mains dans le sang, n'en sont que plus
sûrement immortels ? Que dirons-nous du Législateur de Sparte, qui, après avoir goûté
le plaisir de régner, eut le courage de rendre la couronne au légitime possesseur qui ne
la lui demandoit pas; de ce doux & pacifique Citoyen qui savoit venger ses injures non
par la mort de l'offenseur , mais en le rendant honnête homme ? Faudra-t-il démentir
l'oracle qui lui accorda presque les honneurs divins, & refuser l'Héroïsme à celui
qui a fait des Héros de tous ses compatriotes? Que dirons-nous du législateur d'Athènes
qui sut garder sa liberté & sa vertu à la Cour même des tyrans, & osa soutenir
face à un Monarque opulent que la puissance & les richesses ne rendent point un homme
heureux? Que dirons-nous du plus grand des Romains & du plus vertueux des hommes, de
ce modèle des citoyens auquel seul l'oppresseur de la Patrie fit l'honneur de le haïr
assez pour prendre la plume contre lui, même après sa mort ? Ferons-nous cet affront à
l'Héroïsme d'en refuser le titre à Caton d'Utique ? Et pourtant cet homme ne
s'est point illustré dans les combats, & n'a point rempli le monde du bruit de ses
exploits. Je me trompe; il en a fait un, le plus difficile qui ait jamais été entrepris,
& le seul qui ne sera point imité, quand d'un corps de gens de guerre il forma une
société d'hommes sages, équitables & modestes.
On sait assez que le partage d'Auguste
n'étoit pas la valeur. Ce n'est point aux rives d'Actium ni dans les plaines de
Philippe qu'il a cueilli les lauriers qui l'ont immortalisé mais bien dans Rome pacifique
& rendue heureuse. L'Univers soumis a moins fait pour la gloire & pour la sûreté
de sa vie que l'équité de ses loix & le pardon de Cinna : tant les vertus
sociales sont dans les Héros même préférables au courage ! Le plus grand Capitaine du
monde meurt assassiné en plein Sénat pour un peu de hauteur indiscrète, pour avoir
voulu ajouter un vain titre à un pouvoir réel ; & l'auteur odieux des proscriptions,
effaçant ses forfaits à force de justice & de clémence, devient le père de sa
Patrie qu'il avoit désolée, & meurt adoré des Romains qu'il avoit asservis.
Qui de nous osera ôter à tous ces
grands hommes la couronne Héroïque dont leurs têtes immortelles sont ornées ? Qui
l'osera refuser à ce guerrier Philosophe & bienfaisant qui d'une main accoutumée à
manier les armes, écarte de votre sein les calamités d'une longue & funeste guerre,
& fait briller au milieu de vous avec une magnificence Royale les sciences & les
beaux-arts. O Spectacle digne des tems Héroïques! Je vois les Muses dans tout leur
éclat marcher d'un pas assuré parmi vos bataillons, Apollon & Mars se couronner
réciproquement, & votre Isle encore fumante des ravages de la foudre en braver
désormais les éclats à l'abri de ces doubles lauriers. Décidez donc, Citoyens
illustres, lesquels ont mieux mérité la palme Héroïque, des Guerriers qui sont
accourus à votre défense, ou des Sages qui sont tout pour votre bonheur; ou plutôt
épargnez-vous un choix inutile, puisqu'à ce double titre vous n'aurez que les mêmes
fronts à couronner.
Aux exemples qui se présentent en
foule & qu'il ne m'est pas permis d'épuiser, ajoutons quelques réflexions qui
confirment les inductions que j'en veux tirer ici. Assigner le premier rang à la valeur
dans le caractère Héroïque, ce seroit donner au bras qui exécute la préférence sur
la tête qui projette. Cependant on trouve plus aisément des bras que des têtes. On peut
confier à d'autres l'exécution d'un grand projet sans en perdre le principal mérite;
mais exécuter le projet d'autrui, c'est rentrer volontairement dans l'ordre subalterne
qui ne convient point au Héros.
Ainsi, quelle que soit la vertu qui
le caractérise, elle doit annoncer le génie & en être inséparable. Les qualités
Héroïques ont bien leur germe dans le cur, mais c'est dans la tête qu'elles se
développent & prennent de la solidité. L'âme la plus pure peut s'égarer dans la
route même du bien, si l'esprit & la raison ne la guident, & toutes les vertus
s'altèrent sans le concours de la sagesse. La fermeté dégénère aisément en
opiniâtreté, la douceur en foiblesse, le zèle en fanatisme, la valeur en férocité.
Souvent une grande entreprise mal concertée fait plus de tort à celui qui la manque
qu'un succès mérité ne lui eût fait d'honneur; car le mépris est ordinairement plus
fort que l'estime. Il semble même que, pour établir une réputation éclatante, les
talens suppléent bien plus aisément aux vertus que les vertus aux talens. Le Soldat du
Nord, avec un génie étroit & un courage sans bornes, perdit sans retour, dès le
milieu de sa carrière, une gloire acquise par des prodiges de valeur & de
générosité; & il est encore douteux dans l'opinion publique si le meurtrier de Charles
Stuart n'est point avec tous ses forfaits un des plus grands hommes qui aient jamais
existé.
La bravoure ne constitue point un
caractère, & c'est au contraire du caractère de celui qui la possède qu'elle tire
sa forme particulière. Elle est vertu dans une âme vertueuse & vice dans un
méchant. Le Chevalier Bayard étoit brave; Cartouche l'étoit aussi : mais
croira-t-on jamais qu'ils le fussent de la même manière ? La valeur est susceptible de
toutes les formes; elle est généreuse ou brutale, stupide ou éclairée, furieuse ou
tranquille, selon l'âme qui la possède; selon les circonstances, elle est l'épée du
vice ou le bouclier de la vertu; & puisqu'elle n'annonce nécessairement ni la
grandeur de l'âme ni celle de l'esprit, elle n'est point la vertu la plus nécessaire au
Héros. Pardonnez-le moi , Peuple vaillant & infortuné qui avez si long-tems rempli
l'Europe du bruit de vos exploits & de vos malheurs. Non, ce n'est point à la
bravoure de ceux de vos Concitoyens qui ont versé leur sang pour leur pays que
j'accorderai la Couronne Héroïque, mais à leur ardent amour pour la Patrie & à
leur constance invincible dans l'adversité. Pour être des Héros avec de tels sentimens
, ils auroient même pu se passer d'être braves.
J'ai attaqué une opinion
dangereuse & trop répandue ; je n'ai pas les mêmes raisons pour suivre dans tous ses
détails la méthode des exclusions. Toutes les vertus naissent des différens rapports
que la Société a établis entre les hommes. Or le nombre de ces rapports est presqu'
infini. Quelle tâche seroit-ce donc d'entreprendre de les parcourir ? Elle seroit immense
puisqu'il y a parmi les hommes autant de vertus possibles que de vices réels; elle seroit
superflue, puisque dans le nombre des grandes & difficiles vertus dont le Héros a
besoin pour bien commander, on ne sauroit comprendre comme nécessaires le grand nombre de
vertus plus difficiles encore, dont la multitude a besoin pour obéir. Tel a brillé dans
le premier rang qui, né dans le dernier , fût mort obscur sans s'être fait remarquer.
Je ne sais ce qui fût arrivé d'Epictète, placé sur le trône du Monde; mais je
sais qu'à la place d'Epictète, César lui-même n'eût jamais été qu'un chétif
esclave.
Bornons-nous donc, pour abréger,
aux divisions établies par les Philosophes, & contentons-nous de parcourir les quatre
principales vertus auxquelles ils rapportent toutes les autres, bien sûr que ce n'est pas
dans des qualités accessoires, obscures & subalternes, que l'on doit chercher la base
de l'Héroïsme.
Mais dirons-nous que la justice
soit cette base, tandis que c'est sur l'injustice même que la plupart des grands hommes
ont fondé le monument de leur gloire ? Les uns enivrés d'amour pour la Patrie n'ont rien
trouvé pour la servir & n'ont point hésité d'employer pour son avantage des moyens
odieux que leurs généreuses âmes n'eussent jamais pu se résoudre à employer pour le
leur; d'autres dévorés d'ambition n'ont travaillé qu'à mettre leur pays dans les fers;
l'ardeur de la vengeance en a porté d'autres à le trahir. Les uns ont été d'avides
conquérans, d'autres d'adroits usurpateurs, d'autres même n'ont pas eu honte de se
rendre les Ministres de la tyrannie d'autrui. Les uns ont méprisé leur devoir, les
autres se sont joués de leur foi. Quelques-uns ont été injustes par système, d'autres
par foiblesse, la plupart par ambition : tous sont allés à l'immortalité.
La justice n'est donc pas la vertu
qui caractérise le Héros. On ne dira pas mieux que ce soit la tempérance ou la
modération , puisque c'est pour avoir manqué de cette dernière vertu que les hommes les
plus célèbres se sont rendus immortels, & que le vice opposé à l'autre n'a
empêché nul d'entr'eux de le devenir; pas même Alexandre, que ce vice affreux
couvrit du sang de son ami; pas même César, à qui toutes les dissolutions de sa
vie n'ôteront pas un seul autel après sa mort.
La prudence est plutôt une
qualité de l'esprit qu'une vertu de l'âme. Mais, de quelque manière qu'on l'envisage,
on lui trouve toujours plus de solidité que d'éclat, & elle sert plutôt à faire
valoir les autres vertus qu'à briller par elle-même. La prudence, dit Montaigne, si
tendre & circonspecte, est mortelle ennemie des hautes exécutions, & de tout acte
véritablement héroïque : si elle prévient les grandes fautes, elle nuit aussi aux
grandes entreprises; car il en est peu où il ne faille toujours donner au hazard beaucoup
plus qu'il ne convient à l'homme sage. D'ailleurs, le caractère de l'Héroïsme est de
porter au plus haut degré les vertus qui lui sont propres. Or rien n'approche tant de la
pusillanimité qu'une prudence excessive, & l'on ne s'élève guère au-dessus de
l'homme, qu'en foulant quelquefois aux pieds la raison humaine. La prudence n'est donc
point encore la vertu caractéristique du Héros.
La tempérance l'est encore moins,
elle à qui l'Héroïsme même, qui n'est qu'une intempérance de gloire, semble donner
l'exclusion. Où sont les Héros que des excès de quelque espèce n'ont point avilis ?
Alexandre, dit-on, fut chaste; mais fut-il sobre ? Cet émule du premier vainqueur de
l'Inde n'imita-t-il pas ses dissolutions ? ne les réunit-il pas, quand à la suite d'une
Courtisane il brûla le Palais de Persépolis ? Ah, que n'avoit-il une Maîtresse ! Dans
sa funeste crapule il n'eut point tué son ami. César fut sobre, mais fut-il chaste, lui
qui fit connoître à Rome des prostitutions inouïes & changeoit de sexe à son gré.
? Alcibiade eut toutes les sortes d'intempérances, & n'en fut pas moins un des grands
hommes de la Grèce. Le vieux Caton lui-même aima l'argent & le vin. Il eut des vices
ignobles & fut l'admiration des Romains. Or ce Peuple se connoissoit en gloire.
L'homme vertueux est juste,
prudent, modéré, sans être pour cela un Héros; & trop fréquemment le Héros n'est
rien de tout cela. Ne craignons point d'en convenir; c'est souvent au mépris même de ces
vertus que l'Héroïsme a dû son éclat. Que deviennent César, Alexandre, Pyrrhus,
Annibal, envisagés de ce côté ? Avec quelques vices de moins peut-être
eussent-ils été moins célèbres; car la gloire est le prix de l'Héroïsme; mais il en
faut un autre pour la vertu.
S'il falloit distribuer les vertus
à ceux à qui elles conviennent le mieux, j'assignerois à l'homme d'Etat la prudence;
au Citoyen la justice; au Philosophe la modération; pour la force de l'âme, je la
donnerois au Héros, & il n'auroit pas à se plaindre de son partage.
En effet, la force est le vrai
fondement de l'Héroïsme; elle est la source ou le supplément des vertus qui le
composent , & c'est elle qui le rend propre aux grandes choses. Rassemblez à plaisir
les qualités qui peuvent concourir à former le grand homme, si vous n'y joignez la force
pour les animer, elles tombent toutes en langueur & l'Héroïsme s'évanouit. Au
contraire, la seule force de l' âme donne nécessairement un grand nombre de vertus
Héroïques à celui qui en est doué, & supplée à toutes les autres.
Comme on peut faire des actions de
vertu sans être vertueux, on peut faire de grandes actions sans avoir droit à
l'Héroïsme. Le Héros ne fait pas toujours de grandes actions; mais il est
toujours prêt à en faire au besoin, & se montre grand dans toutes les circonstances
de sa vie; voici ce qui le distingue de l'homme vulgaire. Un infirme peut prendre la
bêche & labourer quelques momens la terre : mais il s'épuise & se lasse
bientôt. Un robuste laboureur ne supporte pas de grands travaux sans cesse; mais il le
pourroit sans s'incommoder, & c'est à sa force corporelle qu'il doit ce pouvoir. La
force de l'âme est la même chose; elle consiste à pouvoir toujours agir fortement.
Les hommes sont plus aveugles que
méchans; & il y a plus de foiblesse que de malignité dans leurs vices. Nous nous
trompons nous-mêmes avant que de tromper les autres, & nos fautes ne viennent que de
nos erreurs; nous n'en commettons guère que parce que nous nous laissons gagner à de
petits intérêts présens qui nous font oublier les choses plus importantes & plus
éloignées. De-là toutes les petitesses qui caractérisent le vulgaire, inconstance,
légèreté, caprice, fourberie, fanatisme, cruauté : vices qui tous ont leur source dans
la foiblesse de l'âme. Au contraire, tout est grand & généreux dans une âme forte,
parce qu'elle fait discerner le beau du spécieux, la réalité de l'apparence, & se
fixe à son objet avec cette fermeté qui écarte les illusions & surmonte les plus
grands obstacles.
C'est ainsi qu'un jugement
incertain & un coeur facile à séduire rendent les hommes foibles & petits. Pour
être grand il ne faut que se rendre maître de soi. C'est au-dedans de nous-mêmes que
sont nos plus redoutables ennemis; & quiconque aura su les combattre & les vaincre
aura plus fait pour la gloire, au jugement des Sages, que s'il eût conquis
l'Univers.
Voilà ce que produit la force de
l'âme; c'est ainsi qu'elle peut éclairer l'esprit, étendre le génie & donner de
l'énergie & de la vigueur à toutes les autres vertus; elle peut même suppléer à
celles qui nous manquent; car celui qui ne seroit ni courageux, ni juste, ni sage, ni
modéré par inclination, le sera pourtant par raison, si-tôt qu'ayant surmonté ses
passions & vaincu ses préjugés, il sentira combien il lui est avantageux de l'être;
si-tôt qu'il sera convaincu qu'il ne peut faire son bonheur qu'en travaillant à celui
des autres. La force est donc la vertu qui caractérise l'Héroïsme, & elle l'est
encore par un autre argument sans réplique que je tire des réflexions d'un grand homme :
les autres vertus, dit Bacon, nous délivrent de la domination des vices; la seule force
nous garantit de celle de la fortune. En effet, quelles sont les vertus qui n'ont pas
besoin de certaines circonstances pour les mettre en uvre? De quoi sert la justice
avec les tyrans, la prudence avec les insensés, la tempérance dans la misère ? Mais
tous les événemens honorent l'homme fort, le bonheur & l'adversité servent
également à sa gloire, & il ne règne pas moins dans les fers que sur le Trône. Le
martyre de Regulus à Carthage, le festin de Caton rejeté du consulat, le sang-froid
d'Epictète estropié par son maître, ne sont pas moins illustres que les triomphes
d'Alexandre & de César ; & si Socrate étoit mort dans son lit, on douteroit
peut-être aujourd'hui s'il fut rien de plus qu'un adroit Sophiste.
Après avoir déterminé la vertu
la plus propre au Héros , je devrois parler encore de ceux qui sont parvenus à
l'Héroïsme sans la posséder. Mais comment y seroient-ils parvenus sans la partie qui
seule constitue le vrai héros & qui lui est essentielle? Je n'ai rien à dire
là-dessus, & c'est le triomphe de ma cause. Parmi les hommes célèbres, dont les
noms sont inscrits au Temple de la Gloire, les uns ont manqué de sagesse, les autres de
modération; il y en a eu de cruels, d'injustes, d'imprudens, de perfides; tous ont eu des
foiblesses; nul d'entr'eux n'a été un homme foible. En un mot, toutes les autres vertus
ont pu manquer à quelques grands hommes; mais, sans la force de l'âme, il n'y eut jamais
de Héros.