« Et moi qui me débats contre le temps, moi qui cherche à lui faire rendre compte de ce qu'il a vu, [...]
que suis-je entre les mains de ce Temps, de ce grand dévorateur de siècles que je croyais arrêtés,
de ce Temps qui me fait pirouetter dans les espaces avec lui ? »
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, XXII, 16

 

   

    Cette année encore, les étudiants qui quittent les "puissances de l'imagination" auront intérêt à se souvenir de ce programme. Car imaginer, n'est-ce pas imposer au temps un rythme personnel, qu'on enfante un projet chimérique ou que l'on échafaude une utopie ? N'est-ce pas penser l'histoire, à l'échelon individuel comme collectif ? Le présent, dont un autre programme, jadis, nous proposait de tenter l'expérience, se caractérise par son imprévisibilité, cette "ordinaire inconsistance" dont parlait Nicolas Grimaldi, ses brusques et aléatoires sautes d'humeur émergées d'un entrelacs de perceptions et d'émotions. Pour peu que je me penche sur ce présent devenu aussitôt passé sans même avoir été goûté, je ne peux qu'être saisi par cette discontinuité où je semble n'avoir fait que m'éparpiller. C'est pourquoi penser l'histoire est une nécessité, pour les individus comme pour les sociétés humaines : chacun y recherche une cohérence, pour ne pas dire un destin, dans un vécu dont il s'agit, par la pensée, de dominer et d'ordonner le cours.
     La polysémie du  terme même d'histoire est significative : l'histoire, ce n'est pas seulement la connaissance des événements du passé dignes d'être consignés, c'est aussi l'étude de l'évolution humaine et des moyens capables de la comprendre. C'est pourquoi, « toute histoire est choix », comme le note Lucien Febvre; c'est pourquoi aussi le travail de l'historien n'est pas celui d'un archiviste scrupuleux mais plutôt celui d'un déchiffreur attentif à ce « fonds historique secret » dont parle André Breton au lendemain de la guerre, alors qu'il infléchit le mouvement surréaliste vers la recherche d'un mythe nouveau : « Nous contestons formellement qu'on puisse faire œuvre d'art, ni même, en dernière analyse, œuvre utile en s'attachant à n'exprimer que le contenu manifeste d'une époque », note-t-il,  revendiquant pour terrain d'analyse un « contenu latent », dans lequel il serait vain de chercher la succession hasardeuse des faits : « Je pense de plus en plus que "l'Histoire", telle qu'elle s'écrit, est un tissu de dangereux enfantillages, tendant à nous faire prendre pour la réalité des événements ce qui n'en est que la projection extérieure, fallacieuse - qui ne tire son brillant coloris que de l'hémoglobine des batailles. [...] Sous ces faits divers de plus ou moins grande échelle court une trame qui est tout ce qui vaudrait la peine d'être démêlé. C'est là que les mythes s'enchevêtrent depuis le début du monde. » (Entretiens, 1952). L'histoire (l'Histoire avec sa grande hache, comme disait Georges Perec) couvre ainsi un champ disciplinaire très large, de la philosophie à l'économie, et il est peut-être utile de rappeler brièvement les débats essentiels qui l'ont animée :
— la question de l'objectivité, c'est-à-dire de la scientificité, de l'histoire est la plus ordinaire : l’histôr, chez les Grecs, c’est celui qui a vu, le témoin, et le mot latin historia, qui en est dérivé, signifie enquête. Dans le deux cas, il s'agit de souligner un certain rapport à la vérité. S'il est inutile d'attendre de l'historien l'impassibilité du savant (son terrain d'étude est trop particulier, trop "humain"), on est néanmoins en droit d'exiger de lui une certaine rigueur, faite de compréhension, d'imagination, autant que de sympathie avec les acteurs des événements. L'histoire est en effet aussi un récit, dont on attend des qualités de reconstitution. Si les questions de méthode ont toujours occupé les historiens (ainsi Thucydide pour la guerre du Péloponnèse et Voltaire pour le siècle de Louis XIV ont préconisé un examen critique des archives et des témoignages), celles-ci ont toujours fait bon ménage avec une interprétation subjective des causes et les moyens littéraires destinés à les expliquer ou à les illustrer : Corneille revendique ainsi le vraisemblable tandis que d'Alembert professe un respect superstitieux pour le vrai.
— la deuxième question essentielle concerne le sens de l'histoire. Est-elle le produit de l'action des hommes ou la force qui les fait agir ? Les doctrines téléologiques la conçoivent comme une Providence agissant vers une fin déterminée : à la conception antique d'une histoire cyclique, a succédé l'idée chrétienne du salut, terme logique d'une évolution de la destinée humaine par laquelle l'historien croit pouvoir s'autoriser d'une démarche propre à saisir, comme le dit Bossuet, « le fil de toutes les affaires de l'univers ». Mais, au dix-huitième siècle, ce finalisme est mis en cause, tant par l'observation des déchaînements de la barbarie humaine que par le spectacle des horreurs les plus absurdes, comme à l'occasion du tremblement de terre de Lisbonne (1755), qui donne à Voltaire l'occasion de battre en brèche les philosophies providentialistes. Les thèses pourtant s'affrontent dans le contexte des Lumières et accompagnent le Romantisme européen : Kant considère les conflits comme nécessaires à la civilisation parce qu'ils permettent à l'homme de désirer d'en sortir et de réaliser la sociabilité voulue par la nature; Hegel quitte ce plan moral pour aller plus loin encore dans l'affirmation d'une ruse de la Raison, qui se sert des passions humaines pour réaliser son dessein : l'histoire est alors le processus qui consacrera l'avènement de l'esprit. A l'opposé de cet idéalisme, le matérialisme dialectique de Karl Marx  pose les hommes comme libres acteurs de l'histoire dans le milieu qui les conditionne : les faits économiques dominent toutes les instances idéologiques et c'est leur interaction qui détermine le processus historique. Mais la promesse d'un avenir radieux au terme de la lutte des classes suppose, elle aussi, une « fin de l'histoire » dont Albert Camus doutait qu'elle constitue « une valeur d'exemple et de perfectionnement », y voyant plutôt « un principe d'arbitraire et de terreur » (L'Homme révolté). On sait que le débat n'est pas clos : l'échec des régimes marxistes propulse à nouveau l'idée d'une « fin de  l'Histoire », que Francis Fukuyama, par exemple, assimile aujourd'hui au triomphe de la démocratie libérale.

 

 

— l'histoire est enfin le lieu d'une réflexion sur sa pratique et sur ses méthodes : pourquoi s'intéresser à l'histoire ? S'agit-il de connaître la vie des hommes illustres, auxquels jusqu'au XVIIIème siècle les récits historiques se sont limités ? S'agit-il au contraire, comme le préfère Voltaire, de suivre l'évolution des mœurs (« Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n'y ait eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux; mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, ne sont-ils donc rien ?» écrit-il en 1740 à d'Argenson) et de déterminer, comme Michelet, que « l'acteur principal est le peuple » ? Une culture historique peut-elle aussi nous prémunir des erreurs du passé ? Nous pourrons voir que l'assentiment n'est pas toujours général ici encore : si Condorcet croit nécessaire un tableau historique des erreurs de l'esprit humain afin de s'en prémunir,  Nietzsche estime que « nous avons besoin de l’Histoire pour vivre et pour agir, et non point pour nous détourner nonchalamment de la vie et de l’action, ou encore pour enjoliver la vie égoïste et l’action lâche et mauvaise. Nous voulons servir l’Histoire seulement en tant qu’elle sert la vie.»  (Seconde Considération inactuelle). Les structuralistes, Claude Lévi-Strauss en tête, ont également encouragé une certaine méfiance à l'égard d'une histoire qui privilégie toujours le regard d'un groupe au détriment des autres, fortifiant un certain ethnocentrisme. C'était aussi la teneur d'un des derniers messages de Walter Benjamin proposant de lire l'histoire à rebrousse-poil, avec les yeux des vaincus.
   Le choix des œuvres mises à notre programme élimine significativement le roman historique, privilégiant ainsi la pensée de l'histoire au détriment de son écriture. La nuance n'est pas mince, même si les genres concernés (tragédie et épopée pour Corneille, autobiographie pour Chateaubriand, essai politique et pamphlet pour Marx) ont leur importance dans la façon dont nos auteurs proposent leur lecture de l'histoire : il s'agit de penser des faits sur lesquels s'échafaude une conception de l'État ou un mythe personnel, capables de représenter le rôle que joue l'individu dans l'histoire. A ce titre, les problématiques auxquelles nos œuvres vont nous confronter recouperont en plus d'un endroit celles qu'un précédent programme consacré à l'héroïsme a pu poser : qu'est-ce qu'un héros (on lira à ce propos l'analyse de Bergson)  ? quelle est la part de l'énergie et du choix personnels dans les circonstances où son action se déploie ? A ces questions, nos œuvres répondent de manière contrastée : si l'entreprise avouée par Chateaubriand d'écrire "l'épopée de son temps" reste cohérente à l'aune de la tragédie cornélienne, le texte de Marx, lui, tente de comprendre comment l'enchaînement des faits a pu conduire un médiocre au pouvoir suprême. C'est dans cette diversité qu'il nous faut installer ce nouveau programme, avec le souci d'instruire une question qui le déborde aussi de toutes parts : que peut l'homme sur son temps et sur sa propre vie ?

 

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