PENSER L'HISTOIRE
DISSERTATIONS

 

 

EXEMPLE 1

« De tout temps, les historiens ont senti que l'histoire se rapportait à l'homme en groupe plutôt qu'à l'individu, qu'elle était histoire des sociétés, des nations, des civilisations, voire de l'humanité, de ce qui est collectif, au sens le plus vague du mot; qu'elle ne s'occupait pas de l'individu comme tel », écrit Paul Veyne.
Cette définition vous semble-t-elle convenir à la manière dont les trois œuvres au programme pensent l’histoire ?

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

— La phrase de Paul Veyne oppose clairement le groupe (sociétés, nations, civilisations, humanité, collectif) à l'individu : celui-ci est présenté comme un objet négligeable dans l'histoire, alors que le groupe en serait le véritable terrain. Cette perspective est commune chez les modernes, qui ont préféré enquêté sur les sociétés plutôt que sur les carnets privés des grands hommes. Les forces qui font l'histoire conjuguent à leurs yeux les mœurs, l'économie, le jeu des institutions et ne sont que maigrement mues par les individus privés.
— En fait, le sujet oppose deux façons de penser l'histoire qui se trouvent au cœur de notre programme et permettent notamment de convoquer Chateaubriand et Marx dans leur conception de l'individu. Nous choisirons de répondre plutôt par la négative à la question posée, plus conformément, nous semble-t-il, à l'esprit constitué dans l'ensemble par nos trois œuvres.

PROBLÉMATIQUE : L'individu n'occupe-t-il dans l'histoire qu'une place négligeable ?

   Aidez-vous des éléments suivants (des citations, utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans le désordre) pour construire et étoffer le plan :

 

CITATIONS

1. La Providence divine qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme, qui, de l’enfance à la vieillesse, poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges.
saint AUGUSTIN, Quatre-vingt trois questions diverses.

2. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit éteint, j'estime qu'il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu'elle nous en laisse gouverner à peu près l'autre moitié.
MACHIAVEL, Le Prince.

3. Ce n'est pas la fortune qui domine le monde. [...] Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes : et, si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille : en un mot l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.
MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

4. À toutes les périodes historiques, il existe un esprit-principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points ; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines.
CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe

5. Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

6. Ce sont [...] les grands hommes historiques qui saisissent l'Universel supérieur et font de lui leur but; ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept de l'esprit. C'est pourquoi on doit les nommer des héros.
HEGEL, La Raison dans l'Histoire.

7. Plus j'ai creusé, plus j'ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures. J'ai vu aussi que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l'impulsion, bien plus qu'ils ne l'ont donnée. L'acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j'ai dû ramener à leurs proportions les ambitieuses marionnettes dont il a tiré les fils, et dans lesquelles jusqu'ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l'histoire.
J. MICHELET, Histoire de la Révolution.

8. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
MARX, Préface à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique.

9. Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n'étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n'étaient pas encore des signes.
H. BERGSON, La Pensée et le mouvant.

10. Pour ma part, les masses ne me semblent mériter d'attention qu'à trois points de vue. Elles sont d'une part des copies diffuses des grands hommes, exécutées sur du mauvais papier et avec des plaques usées ; elles sont ensuite la résistance que rencontrent les grands et enfin les instruments dans la main des grands. Pour le reste, que le diable et la statistique les emportent ! Comment la statistique démontrerait-elle qu'il y a des lois dans l'histoire ? Des lois ? Certes, elle montre combien la masse et vulgaire et uniforme jusqu'à la répugnance. Faut-il appeler lois les effets des forces de gravité que sont la bêtise, la singerie, l'amour et la faim ?
F. NIETZSCHE, Seconde Considération intempestive..

 

2) PLAN :

I - Thèse : L'individu est le jouet de l'Histoire...

a) l'individu subit l'Histoire ou y mène une action non significative.
     ex : citations 1.3.

b) ce sont les masses qui impulsent le sens de l'Histoire.
     ex : citations 7.8

II - Antithèse : ... mais il en est le témoin actif.

a) témoin, l'individu propose une pensée de l'Histoire, au contraire des masses, grégaires et versatiles.
     ex : citations 9.10. Penser aussi aux mots du vieil Horace refusant aux masses la capacité de désigner des héros (Horace, V, III, v. 1711-1716).

b) certains individus - héros, grands hommes - infléchissent le sens de l'Histoire.
     ex : citations 2.5.

III - Synthèse : Il peut ainsi faire émerger les aspirations confuses des masses.

a) l'individu a besoin des masses tout autant que les masses ont besoin de héros individuels en qui se reconnaître.
     ex : On peut penser aux exclamations opposées de deux personnages de La Vie de Galilée de Brecht : « Malheureux le pays qui n'a pas de héros !» / « Malheureux le pays qui a besoin de héros !.»

b) l'individu peut incarner son époque et en saisir l'Esprit, désignant aux masses les routes à suivre.
     ex : citations 4.6.

 

 

EXEMPLE 2

    Peut-on parler d'une logique de l’histoire ?

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

— Le sujet ainsi formulé est bâti sur un présupposé : on peut en effet y voir une question rhétorique, comme s'il était évident qu'on ne puisse guère parler de logique face à la multiplicité anarchique des événements qui constituent l'histoire ou au déchaînement de toutes les espèces de barbarie.
— L'analyse indispensable du mot logique fournira plusieurs pistes : d'abord la logique historique est immanente aux événements qui admettent un rapport de cause à effet. C'est de leur enchaînement que l'on pourra donc tirer ou non une idée de cohérence dans l'histoire. La logique, c'est aussi le discours, c'est-à-dire la capacité à inférer des faits un certain nombre d'arguments propres à étayer des thèses vérifiables voire à fournir des leçons. Ces perspectives se recouperont d'ailleurs dans l'examen des œuvres au programme où la question posée est centrale.

PROBLÉMATIQUE : L'analyse des faits historiques peut-elle obéir à des catégories logiques ?

 

   Aidez-vous des éléments suivants (des citations, utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous sont fournies dans le désordre) pour construire et étoffer le plan :

 

CITATIONS

1- Le sens de l'histoire s'acquiert en y participant un peu.  Antonio Baldini (1889-1962).

2- Aucune idée, parmi celles qui se réfèrent à l'ordre des faits naturels, ne tient de plus près à la famille des idées religieuses que l'idée de progrès. Antoine-Augustin Cournot (1801-1877).

3- On suit toujours le sens de l'histoire quand on la pousse devant soi.  Alexandre Vialatte (1901-1979).

4- L'histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l'invincible espoir. L'histoire humaine n'est qu'un effort incessant d'invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création. Jean Jaurès (1859-1914).

5- L'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellectuel ait élaboré. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L'histoire justifie ce que l'on veut, n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient des exemples de tout et donne des exemples de tout. Paul Valéry (1871-1945).

6- L'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. G.W.-Hegel (1770-1831).

7- L’histoire n’est que l’effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves. Albert Camus (1913-1960).

8- L’histoire est faite par les hommes, mais ils ne la font pas avec leur cerveau. Les idées qui naissent de leur intelligence consciente ne jouent qu’un rôle insignifiant dans la marche des événements. Joseph Conrad (1857-1924).

9 – La vraie philosophie de l'histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n'a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd'hui des mêmes intrigues qu'hier et que de tout temps. Arthur Schopenhauer (1788-1860).

10 - Quelle leçon tirer de l’Histoire, s’il en est une, de ce tourbillon d’événements, sinon que rien n’est achevé, que rien ne s’achève jamais ? Que le combat change de forme mais pas de sens ? Que de nouveaux orages surgissent du plus clair horizon, d’autres dominations se substituent à celles que l’on avait détruites, qu’apparaissent d’incessantes ruptures entre l’idéal et le réel ? François Mitterrand (1916-1996).

 

2) PLAN :

I - Thèse : L'histoire n'obéit sans doute à aucune logique...

a) elle offre le spectacle d'un chaos événementiel. Elle peut être le récit dont parle Shakespeare, "raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et ne siginifiant rien."
     ex : le songe de Camille dans Horace, le "torrent du siècle" dont parle Chateaubriand, l'avènement d'un bouffon aux yeux de Marx. - citations 5.10.

b) l'histoire est un objet d'étude, momentané et subjectif. Elle ne se répète d'ailleurs jamais sous la même forme.
     ex : Chateaubriand reconstruit l'histoire à sa mesure (métaphore des deux traversées), Marx ironise sur la répétition d'un fait : « L’histoire se répète toujours deux fois : la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une comédie » (Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte).- citations 6.8.

II - Antithèse : ... mais ce qu'on appelle l'histoire, c'est aussi un discours.

a) un ordre peut se dégager, au nom d'une transcendance ou d'une analyse rigoureuses des causes afin de se prémunir des égarements passés :
     ex : le choix des dieux dans Horace, l'esprit-principe de Chateaubriand, la fin de l'histoire chez Marx - citations 2.9.

b) l'homme infléchit toujours l'histoire vers une certaine logique, car on vit mieux au présent avec des cadres fédérateurs : un patrimoine commun, de grands modèles héroïques...
     ex : l'histoire forge des mythes (Corneille), épouse le destin personnel (Chateaubriand), aide à tirer des leçons (Marx) - citations 1.7.

III - Synthèse : L'histoire peut ainsi se prêter à diverses logiques.

a) parler d'une seule logique (sens ou fin de l'histoire) serait arbitraire et dangereux pour les libertés. L'histoire peut inciter néanmoins à l'observance de quelques principes pragmatiques : prudence, scepticisme, réalisme politique :
     ex : on privilégiera les « itinéraires » de l'historien (Paul Veyne), la pluralité des sources revendiquée par Michelet.

b) l'écriture de l'histoire lui donne sa vraie logique, porteuse d'enseignements d'ordre moral dans une entreprise qui vise aussi à plaire.
     ex : parce qu'elle est un récit, l'histoire manifeste le rôle ordonnateur de l'individu - citation 3.4.

 

 

EXEMPLE 3

 Dans la préface de son roman historique Cinq-Mars (1827), Alfred de Vigny, opposant « la vérité de l'art et le vrai du fait », se prononce pour « la liberté que doit avoir l'imagination […] de faire céder parfois la réalité des faits à l’idée qu’ils doivent représenter. »
  Les œuvres au programme vous paraissent-elles confirmer cette compatibilité de l’Histoire avec la création littéraire ?

 

1) MISE EN PLACE DU SUJET :

analyse indispensable des termes :
• Un couple de termes en opposition :
La vérité de l’art contre le vrai du fait : quelle opposition entre la vérité et le vrai ? adjoint à « art », le mot « vérité » paraît plus abstrait, opposition d’ailleurs redoublée avec réalité et idée.
A l’art reviendrait une vérité profonde qui tient du symbole (représenter), au fait une évidence étroite et trompeuse.
• Une application à la pensée et à l’écriture de l’histoire :
La liberté de l’imagination pourrait porter atteinte à la volonté scientifique de l’Histoire.

implications du sujet :
• Vigny met à mal une idée reçue en affirmant compatibles la création littéraire (émotion esthétique, imagination, sensibilité, plaisir, subjectivité, interprétation, engagement, choix stylistiques) et l'Histoire (par les faits « vrais », elle serait du côté de la science : vérité, recherche, critique, précision, objectivité, universalité, exhaustivité, certitude).
• Mais ce qu'il affirme ressortit à une autre évidence puisque l'histoire ne peut être qu'un récit, avec tous ses caractères, et que, dès l'origine, l'histoire est classée parmi les Arts (Clio parmi les Muses). Ce n'est qu'à partir du XVIIIème siècle qu'elle manifeste un souci quasi scientifique (Voltaire), ce qui justifie l’intention de Vigny : romantique, il revendique pour le roman une certaine vérité historique (Dumas, Hugo, Mérimée, avec la « couleur locale », ont eu les mêmes prétentions).

confrontation aux trois œuvres :
Aucune n’est historique, à proprement parler : comment atteindraient-elles la vérité ?
• Corneille, Horace :
- la moins proche d'un récit historique classique : elle utilise légende et mythe pour penser les problèmes majeurs de son époque (place de l'individu dans l'Etat, absolutisme).
- une tragédie : stylisation et construction, place du héros.
• Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe :
- la plus proche de l'histoire mais l'auteur, témoin ou pas, nous rive à son seul point de vue.
- une autobiographie : histoire parcellaire, point de vue limité et partial.
• Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
- le plus contemporain de son sujet, une majeure partie est consacrée à la recherche des causes, mais il ne se dispense pas pour autant de jugements subjectifs, d’appréciations doctrinales.
- un pamphlet : cette œuvre hybride trouve son unité dans le registre polémique.

 

PROBLÉMATIQUE : La nature littéraire de nos œuvres les empêche-t-elle de satisfaire aux exigences scientifiques propres à l’Histoire ?

     Aidez-vous des documents suivants pour construire et étoffer le plan :

 

DOCUMENTS

I. Valeur scientifique de l’histoire :

A -
  Même si le passé n'est plus et si, selon l'expression d'Augustin, il ne peut être atteint que dans le présent du passé, c'est à dire à travers les traces du passé devenues documents pour l'historien, il reste que le passé a eu lieu. Cette référence à une réalité située hors et avant le texte historique et que celui-ci a pour fonction de restituer à sa manière, n'a été abdiquée par aucune des formes de la connaissance historique, mieux même, elle est ce qui constitue l'histoire dans sa différence maintenue avec la fable et la fiction. Paul Ricœur (Temps et récit).

B -
  L'histoire n'est pas un art, elle est une science pure […] elle consiste, comme toute science, à constater des faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien […] A l’opposé du romancier, l'historien n'a, lui, d'autre ambition que de bien voir les faits et de les comprendre avec exactitude […] Il les cherche et les atteint par l'observation minutieuse des textes, comme le chimiste trouve les siens dans des expériences minutieusement conduites. Fustel de Coulanges (Préface de La monarchie franque).

II. Vaine prétention de l’histoire à la scientificité :

C -
  La science est une connaissance objective fondée sur l'analyse, la synthèse, la comparaison réelles; la vue directe des objets guide le savant et lui dicte les questions à poser […] en histoire on ne voit rien de réel que du papier écrit […] L'analyse historique n'est pas plus réelle que la vue des faits historiques; elle n'est qu'un procédé abstrait. Des faits que nous n'avons pas vus, décrits dans des termes qui ne nous permettent pas de nous les représenter exactement, voilà les données de l'histoire. Par la nature même de ses matériaux, l'histoire est forcément une science subjective. Il serait illégitime d'étendre à cette analyse intellectuelle d'impressions subjectives les règles de l'analyse réelle d'objets réels. L'histoire doit donc se défendre de la tentation d'imiter les sciences biologiques. Langlois et Seignobos (Introduction aux études historiques)

D -
  L’histoire est choix. Elle l'est, du fait même du hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du passé. Elle l'est du fait de l'homme : dès que les documents abondent, il abrège, simplifie, met l'accent sur ceci, passe l'éponge sur cela. Elle l'est du fait, surtout, que l'historien crée ses matériaux ou, si l'on veut, les recrée : l'historien, qui ne va pas rôdant au hasard à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête, un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. Dire : « ce n'est point attitude scientifique », n'est-ce pas montrer, simplement, que de la science, de ses conditions et de ses méthodes, on ne sait pas grand-chose ? L’histologiste mettant l'œil à l'oculaire de son microscope, saisirait-il donc d'une prise immédiate des faits bruts ? L’essentiel de son travail consiste à créer, pour ainsi dire, les objets de son observation, à l'aide de techniques souvent fort compliquées. Et puis, ces objets acquis, à « lire » ses coupes et ses préparations. Tâche singulièrement ardue ; car décrire ce qu'on voit, passe encore ; voir ce qu'il faut décrire, voilà le difficile. Lucien Febvre (Combats pour l’histoire).

III. Une vérité supérieure ?

E -
  La vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n'est véritablement la vie qu'autant qu'elle est complète. Ses organes sont tous solidaires et ils n'agissent que d'ensemble. Nos fonctions se lient, se supposent l'une l'autre. Qu'une seule manque, et rien ne vit plus. (...) car tout influe sur tout. Ainsi ou tout, ou rien. Pour retrouver la vie historique, il faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d'une passion plus grande encore, refaire et rétablir, le jeu de tout cela, l'action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même. [...] Jules Michelet (Préface à l’Histoire de France).

F -
  Faire savoir, faire comprendre, faire sentir : intériorisées par les historiens, les exigences que leur public leur présente les conduisent à introduire dans leurs travaux des objets fictifs et à en parler comme s'ils étaient réels. A cela s'ajoutent certains effets de la narration elle-même. Tout ouvrage historique confère à son sujet une certaine individualité: il lui assigne un début et une fin, il trace autour de lui une frontière, il élimine tout ce qui ne s'y rapporte pas. Entre le début et la fin il ménage des transitions et crée donc un semblant de continuité dans une matière qui est toujours irrémédiablement lacunaire. A partir du moment où l'on fait plus que décrire les sources elles-mêmes, les procédés de reconstruction mis en œuvre et les référents intentionnels et implicites, où, autrement dit, on ne se contente pas de la prose ascétique des catalogues, inventaires, annales, dictionnaires, chronologies ou rapports de fouilles, on introduit certains éléments fictifs, simplement parce qu'on respecte l'autonomie de la narration. Krzysztof Pomian (« Histoire et fiction », Le Débat, n° 54, 1989).

 

2) PLAN :

I - Thèse : l'aspect avant tout esthétique de la création littéraire la rend peu compatible avec l’exigence historique...

« La pire faute en histoire, c’est le mensonge », disait Polybe. Or la création littéraire est placée sous plusieurs signes :


1/ Subjectivité quand l'histoire requiert l'impartialité.
Les métiers d'écrivain et d'historien n'ont pas les mêmes exigences : l'écrivain négligera l'exhaustivité des faits au profit du choix du détail significatif, symbolique.
ex : Marx : condamnation sans appel de Bonaparte, « gueux princier », ou du « gredin de bourgeois » (mais aussi lecture de la Révolution par Chateaubriand, de la geste horatienne par Corneille).
Document A.

2/ Création libre et non méthode/enquête.
L’écrivain ne cherche pas à découvrir la vérité historique des faits, néglige les sources, gomme les détails :
ex. Mémoires d'Outre-tombe : récit élaboré bien des années après les faits, souci autobiographique de construction de soi (mais aussi Corneille, invention de Sabine - Marx, lecture doctrinale et polémique).
Document B.

3/ Dramatisation au lieu d'impassibilité.
Chez l'écrivain, le souci de clarté, de composition, voire de réflexion, permet de mieux comprendre l'histoire et passe après le souci de vérité :
ex. Horace : le traitement de l’unité de lieu et de temps resserre l’action, fait croire à une issue du combat démentie par la suite (mais aussi nuit à Westminster pour Chateaubriand, allégorie de la fin de l’histoire chez Marx).
Ainsi la création littéraire paraît étrangère à la scientificité de l’Histoire :
Documents A et B.

— Mais n’a-t-elle aucun rôle à jouer dans une science qui reste une science humaine ?

II - Antithèse : ... mais l’œuvre littéraire prête à l’Histoire ses moyens spécifiques.

L’histoire est d’abord un récit. Celui-ci utilise tous ses atouts littéraires :

1/ Il insuffle ou restitue la vie :
La composition de caractères, la résurrection du grouillement de la vie font percevoir le passé dans un effort de sympathie (et non d’objectivation discutable) : c'est l’histoire en train de se faire.
ex. Horace : les passions, l’opposition des caractères – Chateaubriand : l’histoire au niveau de l’individu accentue l’authenticité du témoignage.

2/ Il manifeste le pouvoir de la fable :
Ménage l’intérêt, satisfait le goût du sublime, des caractères bien trempés, loin de la fadeur de la vie.
ex. Horace : les attentes dramatiques - Chateaubriand : la guerre de Vendée par l'anecdote du paysan rencontré à Londres – Marx lui-même, par le goût de l’image, la force du pamphlet.

3/ Il met en valeur le sens caché des événements :
Repère la pluralité des causes, propose une explication, laisse entrevoir des devenirs.
ex. Horace : le rapport du héros à l’État, le monarque, la téléologie de l’Histoire - Chateaubriand : la peinture d’une époque de transition par l’analogie avec la vie du sujet - Marx, par la satire, perce les apparences, démasque les collusions de classes.

— Dans son traitement de l’histoire, la littérature n’est donc pas étrangère à une certaine vérité à laquelle le récit historique n’a pas accès. Quelle est la vérité dont elle peut se prévaloir ?

III - Synthèse : La création littéraire accède à une vérité supérieure qui permet de mieux penser l'humain dans l'histoire.

1/ Une certaine vérité est de toutes manières inaccessible :
L’Histoire est-elle bien une science ? Toute histoire est choix et mise en scène. La science elle-même n’a-t-elle pas besoin d’imagination dans l’expérimentation ?
Documents C et D.
L'histoire a besoin de vérité, mais plusieurs itinéraires sont possibles ("lignes de sens" ou "intrigues"). Le problème n'est pas de se demander si l'historien doit faire ou non de la littérature, mais quelle littérature il fait (il y en a de perverses, commandées par l'idéologie).

2/ La création littéraire nous parle de l'homme dans l'Histoire plus que de l'Histoire elle-même.
L'histoire épouse forcément les privilèges de la narration : c'est de temps humain qu'il s'agit, contre l'éparpillement et l'étroitesse du vrai : Document F.
ex :  Corneille revendiquant le vraisemblable et le nécessaire (nécessité d’embellissement) -  Marx usant de métaphores théâtrales – la rencontre du paysan vendéen chez Chateaubriand.

3/ Le travail littéraire permet d'atteindre une vérité plus humaine :
L'émotion esthétique est au service d'une pensée qui dépasse la compréhension historique pour atteindre le niveau éthique et philosophique.
ex : Horace invente dans ce souci le personnage de Sabine - Pensons aussi au "mentir vrai" de Chateaubriand.
La littérature retient de l'histoire des vérités qui s’éprouvent et ne se vérifient pas. Heidegger : « L’art est l’unique accès à la vérité ».
Document E.

 

— Conclusion :
La création littéraire apporte donc à l’histoire des atouts supplémentaires dans son enquête sur le passé. Ne concluons pas trop vite néanmoins en refusant à l’histoire sa propre spécificité. Elle conserve son champ référentiel sur lequel aujourd'hui elle se donne de plus en plus de gages de fiabilité. Mais elle ne saurait renoncer sous peine d’assèchement à reproduire la vie dans sa totalité comme à perdre de vue l'intérêt du lecteur.