Si tout ce qui est
arrivé est également digne de l'histoire, celle-ci ne devient-elle pas un
chaos ? Comment un fait y serait-il plus important qu'un autre ? Comment tout
ne se réduit-il pas à une grisaille d'événements singuliers ?
La vie d'un
paysan nivernais vaudrait celle de Louis XIV; ce bruit de klaxons qui monte
en ce moment de l'avenue vaudrait une guerre mondiale... Peut-on échapper à
l'interrogation historiciste ? Il faut qu'il y ait un choix en histoire, pour
échapper à l'éparpillement en singularités et à une indifférence où tout se
vaut.
La réponse est double. D'abord l'histoire ne s'intéresse pas à la
singularité des événements individuels, mais à leur spécificité [...];
ensuite les faits, comme on va voir, n'existent pas comme autant de grains
de sable. L'histoire n'est pas un déterminisme atomique : elle se déroule
dans notre monde, où effectivement une guerre mondiale a plus d'importance
qu'un concert de klaxons; à moins que - tout est possible - ce concert ne
déclenche lui-même une guerre mondiale; car les « faits » n'existent pas à
l'état isolé : l'historien les trouve tout organisés en ensembles où ils
jouent le rôle de causes, fins, occasions, hasards, prétextes, etc. Notre
propre existence, après tout, ne nous apparaît pas comme une grisaille
d'incidents atomiques; elle a d'emblée un sens, nous la comprenons;
pourquoi la situation de l'historien serait-elle plus kafkaïenne ? L'histoire
est faite de la même substance que la vie de chacun de nous.
Les faits ont donc une organisation naturelle, que l'historien trouve
toute faite, une fois qu'il a choisi son sujet, et qui est inchangeable;
l'effort du travail historique consiste justement à retrouver cette
organisation : causes de la guerre de 1914, buts de
guerre des belligérants, incident de Sarajevo; les limites de
l'objectivité des explications historiques se ramènent en partie au fait que
chaque historien parvient à pousser plus ou moins loin l'explication. À
l'intérieur du sujet choisi, cette organisation des faits leur confère une
importance relative : dans une histoire militaire de
la guerre de 1914, un coup de main aux avant-postes importe moins qu'une
offensive qui occupa à juste raison les grands titres des journaux; dans la
même histoire militaire, Verdun compte davantage que la grippe espagnole.
Bien entendu, dans une histoire démographique, ce sera l'inverse. Les
difficultés ne commenceraient que si l'on s'avisait de demander lequel, de
Verdun et de la grippe, compte le plus absolument, du point de vue de
l'Histoire.
Ainsi donc les faits n'existent pas isolément,
mais ont des liaisons objectives; le choix d'un sujet d'histoire est libre,
mais, à l'intérieur du sujet choisi, les faits et leurs liaisons sont ce
qu'ils sont et nul n'y pourra rien changer; la vérité historique n'est ni
relative, ni inaccessible comme un ineffable au-delà de tous les points de
vue, comme un « géométral ». Les faits n'existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l'histoire
est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu
« scientifique» de causes matérielles, de fins et de hasards; une tranche de
vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs
liaisons objectives et leur importance relative : la genèse de la société
féodale, la politique méditerranéenne de Philippe II ou un épisode seulement
de cette politique, la révolution galiléenne. Le mot d'intrigue a l'avantage
de rappeler que ce qu'étudie l'historien est aussi humain qu'un drame ou un
roman, Guerre et Paix ou Antoine et Cléopâtre. Cette intrigue
ne s'ordonne pas nécessairement selon une suite chronologique : comme un
drame intérieur, elle peut se dérouler d'un plan à l'autre;
l'intrigue de la
révolution galiléenne mettra Galilée aux prises avec les cadres de pensée de
la physique au début du XVIIe siècle, avec les aspirations qu'il sentait
vaguement en lui-même, avec les problèmes et références à la mode,
platonisme et aristotélisme, etc. L'intrigue peut donc être coupe
transversale des différents rythmes temporels, analyse spectrale : elle sera
toujours intrigue parce qu'elle sera humaine, sublunaire, parce qu'elle ne
sera pas un morceau de déterminisme.
[...] Quels sont donc les
faits qui. sont dignes de susciter l'intérêt de l'historien ? Tout dépend de
l'intrigue choisie; en lui-même, un fait n'est ni intéressant, ni le
contraire. [...] Les historiens racontent des intrigues, qui
sont comme autant d’itinéraires qu'ils tracent à leur guise à travers le
très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l'infini et n'est
pas composé d'atomes événementiels); aucun historien ne décrit la totalité
de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout; aucun
de ces itinéraires n'est le vrai, n'est l'Histoire. Enfin, le champ
événementiel ne comprend pas des sites qu'on irait visiter et qui
s'appelleraient événements : un événement n'est pas un être, mais un
croisement d'itinéraires possibles. Considérons
l'événement appelé guerre de 1914, ou plutôt situons-nous avec plus de
précision : les opérations militaires et l'activité diplomatique; c'est un
itinéraire qui en vaut bien un autre. Nous pouvons aussi voir plus largement
et déborder sur les zones avoisinantes : les nécessités militaires ont
entraîné une intervention de l'État dans la vie économique, suscité des
problèmes politiques et constitutionnels, modifié les mœurs, multiplié le
nombre des infirmières et des ouvrières et bouleversé la condition de la
femme... Nous voilà sur l'itinéraire du féminisme, que nous pouvons suivre
plus ou moins loin. Certains itinéraires tournent court
(la guerre a eu peu d'influence sur l'évolution de la peinture, sauf
erreur); le même « fait », qui est cause profonde sur un itinéraire
donné, sera incident ou détail sur un autre. Toutes ces liaisons dans le
champ événementiel sont parfaitement objectives.
Alors, quel sera l'événement appelé guerre de 1914 ? Il sera ce que vous en
ferez par l'étendue que vous donnerez librement au concept de guerre : les
opérations diplomatiques ou militaires, ou une partie plus ou moins grande
des itinéraires qui recoupent celui-ci. Si vous voyez assez grand, votre
guerre sera même un « fait social total ». Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des
substances; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la
réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en
interaction, hommes et choses. Les événements n'ont pas d'unité naturelle;
on ne peut, comme le bon cuisinier du Phèdre1, les découper selon leurs
articulations véritables, car ils n'en ont pas.
Toute simple qu'elle soit,
cette vérité n'est cependant pas devenue familière avant la fin du siècle
dernier et sa découverte a produit un certain choc; on a parlé de
subjectivisme, de décomposition de l'objet historique. Ce qui ne peut guère
s'expliquer que par le caractère très événementiel de l'historiographie
jusqu'au XIXe siècle et par l'étroitesse de sa vision; il y avait une grande
histoire, surtout politique, qui était consacrée, il y avait des événements
« reçus ». L'histoire non-événementielle a été une sorte de télescope qui,
en faisant apercevoir dans le ciel des millions d'étoiles autres que celles
que connaissaient les astronomes antiques, nous ferait comprendre que notre
découpage du ciel étoilé en constellations était subjectif.
[...] Nous parvenons ainsi à une
définition de l'histoire. De tout temps, les historiens ont senti que
l'histoire se rapportait à l'homme en groupe plutôt qu'à l'individu, qu'elle
était histoire des sociétés, des nations, des civilisations, voire de
l'humanité, de ce qui est collectif, au sens le plus vague du mot; qu'elle
ne s'occupait pas de l'individu comme tel; que, si la vie de Louis XIV
était de l'histoire, celle d'un paysan nivernais sous son règne n'en était
pas ou n'était que du matériau pour l'histoire. Mais le difficile est
d'arriver à une définition précise; l'histoire est-elle la science des faits
collectifs, qui ne se ramèneraient pas à une poussière de faits individuels ?
La science des sociétés humaines ? De l'homme en société ? Mais quel
historien, ou quel sociologue, est capable de séparer ce qui est individuel
de ce qui est collectif, ou même d'attacher un sens à ces mots ? La
distinction de ce qui est historique et de ce qui ne l'est pas ne s'en fait
pas moins immédiatement et comme d'instinct. Pour voir combien sont
approximatifs ces essais de définition de l'histoire qu'on multiplie et
rature successivement, sans avoir jamais l'impression qu'on est « tombé
juste », il suffit de chercher à les préciser. Science de quel genre de
sociétés ? La nation tout entière, voire l'humanité ? Un village ? Au moins
toute une province ? Un groupe de bridgeurs ? Étude de ce qui est collectif :
l'héroïsme l'est-il ? Le fait de se tailler les ongles ? L'argument du sorite
trouve ici son véritable emploi, qui est de dénoncer comme mal posé tout
problème où il peut être employé. En fait, la question ne se pose jamais
ainsi; quand nous sommes en présence d'une singularité venue du passé et que
tout à coup nous la comprenons, il se produit dans notre esprit un déclic
qui est d'ordre logique (ou plutôt ontologique) et non sociologique : nous
n'avons pas trouvé du collectif ou du social, mais bien du spécifique, de
l'individualité compréhensible. L'histoire est la description de ce qui est
spécifique, c'est-à-dire compréhensible, dans les événements humains.
Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, 1971.
1. Dans ce dialogue, Platon compare l’art de composer un discours à la
découpe d’une viande : le bon cuisinier suit ses articulations naturelles. |
Première étape :
l'énonciation :
Une première - voire une seconde - lecture doit vous amener à identifier les caractères
essentiels du texte, que votre résumé devra reproduire :
- situation d'énonciation : l'auteur est un historien. Le
texte s'inscrit dans une démarche d'ordre épistémologique où il réfléchit
sur la nature de l'objet historique (fonctions expressive et référentielle).
- niveau de langue : relativement soutenu, et d'un registre
didactique (voir l'apparition, dans la seconde partie du texte, du pronom
vous).
- difficultés de vocabulaire : assurez-vous du sens des mots
difficiles (kafkaïenne, géométral, sublunaire, sorite, ontologique).
Deuxième étape : thème, thèse :
- Efforcez-vous de formuler pour vous-même le sujet du texte :
l'histoire, bien sûr, mais plus encore la nature du fait
historique, qui conduit à une définition de l'histoire.
- Plus important encore : repérez la thèse et prenez soin de la rédiger
rapidement : Dans ce texte, l'auteur s'oppose à l'histoire
événementielle : à ses yeux, seul le choix relatif par l'historien de son
itinéraire à travers les faits leur donne logique et spécificité. A cet
égard, ce texte prend une position matérialiste mais originale dans le vieux
débat sur le sens de l'histoire.
Troisième étape : l'organisation :
La lecture du texte vous fait percevoir par les paragraphes différentes unités de sens.
Ces paragraphes constituent cependant des indices insuffisants de l'organisation. Vous
savez que tout raisonnement discursif s'accompagne de connexions logiques (nous les
soulignons en rouge : en gras
pour les connexions essentielles) qui vous feront percevoir l'enchaînement des arguments.
(Voyez le tableau de structure).
Comme toujours dans une argumentation, les arguments s'accompagnent d'exemples
ou de métaphores :
leur caractère concret et circonstancié vous permet de les repérer d'emblée (nous les
soulignons en bleu : on ne s'étonnera
pas, vu le type de discours, de les trouver si nombreux.)
C'est cette organisation que nous vous invitons à représenter
précisément dans un tableau de structure : ne pensez pas que le fait
d'établir ce tableau au brouillon vous fera perdre du temps. Une fois rempli, il vous
permettra au contraire d'aller plus vite dans la reformulation, chaque unité de sens
étant nettement repérée. La colonne Parties sépare chaque étape de
l'argumentation, que la colonne Sous-Parties décompose si nécessaire. La
colonne Arguments vous permet d'identifier rapidement chaque argument et d'aller
déjà vers son expression la plus concise en repérant les mots-clefs. C'est cette
colonne, surtout, qui vous sera précieuse. Quant à la colonne Exemples,
elle vous permet de repérer ce que votre résumé pourra ensuite ignorer
(attention cependant au fait qu'un long paragraphe d'exemples peut avoir une
valeur argumentative ! |