Et quant à ces mots de « présent », d’« instant »,
de « maintenant » par lesquels il semble que
principalement nous soutenons et fondons
l’intelligence du temps, dès que la raison le
découvre, elle le détruit tout sur-le-champ, car
elle le fend incontinent et le partage en futur et
en passé, comme le voulant voir nécessairement
départi en deux. Autant en advient-il à la nature
qui est mesurée comme au temps qui la mesure, car il
n’y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui soit
subsistant, mais toutes choses y sont ou nées, ou
naissantes, ou mourantes.
(Montaigne, Essais II, XII)
Face à l'intitulé de ce thème, notre réflexion bute dès
l'abord sur une difficulté : la définition du mot « expérience
» induit un effort, un essai (experiri : faire l'essai)
destiné à favoriser une connaissance (le mot signifie à la
fois connaissance et expérimentation), alors que celle du mot
« présent » révèle une relativité de la notion, part peu
mesurable entre passé et avenir, notion peut-être fictive. «
Le présent est fort court, note Sénèque,
au point que certains le jugent inexistant; car il est
toujours en marche, il coule et se précipite, il cesse avant
d'arriver et n'admet pas plus d'arrêt que le monde ou les
astres, dont l'inlassable mobilité ne reste jamais sur
place. » (De la brièveté de la vie). Pour la
conscience même, il n'y aurait pas de présent si le présent se
réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la
limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir;
il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu ; quand
nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Comment,
dès lors, parvenir à une expérience du présent, si le sujet
d'étude est par nature mobile et déjà caduc quand je me mets à
l'examiner ?
Une longue tradition philosophique considère même que
cet écoulement empêche que l'on puisse considérer que l'homme
est, puisque l'être est ce qui ne comporte aucune
succession, aucun changement. Ainsi Dieu seul est,
conclut saint Augustin, et les grands thèmes lyriques se sont
souvent greffés sur ce vertige de l'être en perpétuel
mouvement, incapable de s'accrocher à quelque repère et voué à
la mort : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve », constatait Héraclite. Dans ses Essais,
le projet de Montaigne
s'inscrit dans une expérience du présent mais celle-ci a
renoncé, du fait de cette mobilité incessante, à peindre
l'être : « Le monde n'est qu'une branloire pérenne. Toutes
choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du
Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du
leur. La constance même n'est qu'un branle plus languissant.
Je ne puis assurer mon objet Il va trouble et chancelant,
d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il
est, en l'instant que je m'amuse à lui. Je ne peins pas
l'être. Je peins le passage : non un passage d'âge en autre,
ou, comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour
en jour, de minute en minute » (Essais, III, II).
Ainsi vivre le présent paraît d'autant plus difficile
que nous nous situons toujours entre passé et avenir : mon
intuition de l'instant est en grande partie redevable de mon
expérience du passé et c'est avec mes souvenirs que je prévois
ce qui va être ! D'ailleurs le présent grammatical atteste
cette fusion : le présent historique est bel et bien un passé
(« En 1804, Napoléon devient empereur ») et le présent étendu
peut avoir valeur de futur (« Dans trois ans, je suis
ingénieur »). Quant au participe présent, il indique une temps
appréhendé comme transitoire, en train de s'accomplir et,
déjà, de disparaître. On devine que le présent n'exprime pas
que l'actualité étroite de l'instant, mais une actualité plus
large, qui implique un laps de durée assez long. D'autre part
notre conception linéaire du temps peut rendre le présent
moins accessible encore, qu'il soit considéré comme
improductif ou carrément angoissant. Les stoïciens et les
épicuriens recommandaient de donner le plus d'efficacité
possible à notre présent en chassant le temps perdu. C'est
qu'ils avaient constaté que l'avenir seul encombre notre
présent en l'occupant de projets ou d'attente (« de sale
espoir », comme le disait l'Antigone d'Anouilh, avide de
bonheur immédiat). Les jours passent ainsi les uns après les
autres. Le présent se dérobe par la promesse de l'avenir.
Epicure, Montaigne et Pascal
ont montré comment il est difficile à l'homme de se satisfaire
du présent puisqu'il lui faudrait alors renoncer aux projets
qui l'étourdissent, le « divertissent », et penser à soi,
c'est-à-dire à la mort : « Nous ne nous tenons jamais au
temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à
venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le
passé pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que
nous errons Car mon enfance, laquelle n'est plus, est dans
le temps passé qui n'est plus aussi. Mais lorsque je m'en
souviens et que j'en raconte quelque chose, c'est sans doute
dans le temps présent que je considère mon image, parce
qu'elle est encore dans ma mémoire. [Et] lorsque j'aperçois
l'aurore, je prévois aussitôt que le soleil va se lever : ce
que j'aperçois est présent, et ce que je prédis est à
venir.» (saint
Augustin, Confessions). C'est que le présent,
d'ordinaire, nous blesse, et s'il nous est agréable, nous
regrettons de le voir échapper.
Est-il donc radicalement impossible d'appréhender le
présent ? En fait, à côté du temps mathématique des horloges,
existe un temps qui est celui du sujet. Notre saisie du
présent est plus qualitative que quantitative. Si nous avons
l'impression que le temps passe plus ou moins vite, c'est bien
que nous occupons différemment le présent et lui donnons une
réalité indépendante du rythme cosmique. La philosophie
s'intéresse à ce présent sous forme phénoménologique, qu'elle
en fasse une durée ou un instant bien réel. Pour saint
Augustin, le présent ne se réduit pas à l'instant ni même à
une série d'instants. Il faut selon lui renoncer à la
perception ordinaire du temps et concevoir le présent sous
trois formes : le présent du passé, le présent du présent, le
présent du futur. Le premier est la mémoire : les expériences
et les sensations passées sont constitutives du moi; le
souvenir, la nostalgie alimentent et enrichissent notre
présent. La recherche du passé, ou, comme chez Proust, la
découverte fulgurante de sa permanence dans notre mémoire
fonde l'unité de l'être et sa victoire sur le temps. Le second
présent est la vision : être présent, c'est en effet voir, et
par là être au monde. C'est par le spectacle du monde que je
me convaincs d'être là et c'est souvent dans un accord avec le
monde, d'ordre sensuel ou esthétique, que se manifeste cette
présence. Ceci n'est pas étranger à la volonté épicurienne de
saisir l'instant et de le consacrer au plaisir. Le troisième
présent est l'attente. Vécue positivement, sans sa dimension
d'impatience ou d'angoisse qui rongent et annulent le présent,
elle est aussi une composante du moi qui le fait échapper à la
fugacité de l'instant. Car l'attente stimule la richesse de
l'imagination, représente parfois une revanche sur la pauvreté
de ce qui est donné à vivre. On peut évoquer cette maxime qui
dit que « ce qui est le plus beau dans l'amour, c'est
l'attente » ou ces grands romans de l'attente que sont Le
désert des Tartares ou Le rivage des Syrtes, où
les héros meublent un présent nul. Saint Augustin représente
ainsi le présent comme une distensio, un flux continu
où plusieurs couches de temporalité se superposent. C'est déjà
la durée bergsonienne. Bergson
explique en effet que le présent occupe « une certaine
épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre
passé immédiat et notre avenir imminent ». Proust
donne une juste idée de cette durée dans le passage célèbre de
la sonate de Vinteuil : l'écoute de la mélodie est faite du
souvenir des notes déjà jouées et de l'attente de celles à
venir.
Pourtant la philosophie moderne a critiqué cette notion
de durée. Sartre
dans L'Etre et le néant et La Nausée définit
le présent comme le seul temps de l'existence (« Je
construis mes souvenirs avec mon présent »). La
conscience de n'exister que dans le présent génère le
sentiment nauséeux de la contingence. Mais si le présent se
manifeste comme conscience de l'existence, par ce qui est
perçu ou ressenti, il peut néanmoins être vécu dans la
plénitude. C'est ce qui arrive à Rousseau
dans le passage des Rêveries où il raconte son retour
à la conscience après un évanouissement : « Cette première
sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore
que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me
semblait que je remplissais de ma légère conscience tous les
objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent, je
ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte
de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de
m'arriver. ; car je ne savais ni qui j'étais, ni où j'étais
; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude.(Rêveries
du promeneur solitaire, Seconde proruenade). Ce qui
arrive ici à Rousseau est assez comparable de ce qu'il dit de
l'homme primitif. Celui- ci, comme l'enfant, est tout entier
livré à la sensation pure et l'instant, délivré de son
tiraillement entre le passé et le futur, confère alors un
sentiment de plénitude. La culture moderne s'inscrit dans
cette philosophie de l'instant. Privilégier l'instant au
détriment du futur, c'est en effet se situer dans le domaine
de la vie immédiate qui est celle du corps. Camus fait dans Noces
l'éloge de ce mode d'existence : « Ces barbares qui se
prélassent sur des plages, j'ai l'espoir insensé qu'à leur
insu peut-être, ils sont en train de modeler le visage d'une
culture où la grandeur de l'homme trouvera enfin son vrai
visage. Ce peuple tout entier jeté dans son présent vit sans
mythes, sans consolation. » Mais que fait cette vie
livrée à l'instant de la cohérence du personnage comme de la
vie des hommes, qui ne saurait être privée ni de mémoire ni de
projet ? Cette amnésie doublée d'insouciance, André Gide note
qu'elle est le fait de la condition animale : « L'animal
vit dans le présent, de sorte que le plus grand nombre de
nos maux, imaginaires, habitant la représentation du passé
(regret, remords) ou l'appréhension de l'avenir, lui sont
épargnés » (Les Nouvelles nourritures). On
voit ici que parler d'expériences du présent relève en fait de
considérations éthiques, voire hédonistiques.
De ce présent dont on a montré l'épaisseur, il faut
maintenant évoquer les divers modes d'appréhension. Ils sont
le plus souvent caractéristiques d'une contestation de la
vision étroite que génère notre conception linéaire du temps :
celui-ci se charge d'une dimension désespérée, puisqu'il n'est
voué qu'au néant. La façon au contraire qu'ont, par exemple,
les civilisations précolombiennes de vivre le présent dépend
de leur conception cyclique du temps qui fait que tout,
toujours, est appelé à recommencer. La pensée occidentale,
elle, est tout entière tendue vers le futur : dans l'esprit
des Lumières et des grandes utopies, c'est celui de la
production des biens et de leur promesse de rentabilité
économique; dans la perspective chrétienne, c'est celui du
salut (« O Christ ! éternel voleur des énergies »,
lançait Rimbaud). Cependant la culture occidentale est aussi
jalonnée d'idéologies décidées à donner tout son poids au
présent. La devise horatienne du Carpe
diem invite à saisir le présent qu'elle oppose aux
soucis générés par la mémoire ou l'attente, non pas dans une
perspective purement sensuelle et « jouissive » mais dans le
cadre d'une véritable discipline, la conquête de l'ataraxie ou
« absence de troubles ». Epicure reste la figure emblématique
de cette recherche du plaisir dans la vertu et, bien que
Montaigne ait douté que la raison puisse réellement triompher
de tout ce qui agresse 1'esprit et le corps, il en donne une
juste idée dans le livre III des Essais où il critique
ceux qui outrepassent le présent : « Cette phrase
ordinaire de passe-temps, et de passer le temps représente
l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir
meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de
la passer, gauchir et, autant qu'il est en eux, ignorer et
fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais
je la connais autre, et la trouve et prisable et commode,
voire en son dernier décours, où je la tiens. » On voit
comment cette saisie du présent est une véritable conquête et
non un abandon et pourquoi la notion d'ataraxie est commune
aux épicuriens et aux stoïciens. Il ne s'agit pas de
s'abandonner au présent du corps, qui ne supposerait que la
volupté physique, mais de dilater le présent par la
réconciliation avec le passé et la confiance en l'avenir. Plus
que vivre au présent, Epicure propose de « tout vivre
comme présent ». Le présent épicurien est donc une durée. Cet
hédonisme du dénuement, les morales contemporaines en donnent
aussi une belle illustration. La contestation de la société de
consommation où le bonheur s'identifie avec la possession des
biens matériels commence dès le début du XVIIIème siècle et
des maillons fraternels unissent la pensée de Rousseau ou de
Gide à toutes les idéologies qui ont choisi cette frugalité :
beat generation, hippies, mouvement soixante-huitard, apôtres
de la décroissance. Ainsi ce dépouillement vise à se
défaire de tous les artifices dont nous encombre notre
carapace de civilisation.
A la différence du présent épicurien qui est
dilatation, le présent stoïcien est concentration, séparation
: ce n'est pas une durée, c'est un instant. « Si tu
sépares de toi-même le futur et le passé, si tu t'appliques
seulement à vivre ce que tu vis, c'est-à-dire le présent, tu
pourras passer tout le temps qui te reste jusqu'à ta mort
avec calme, bienveillance, sérénité », écrit
Marc-Aurèle, et le stoïcisme est bien une éthique du
remplissement par la volonté de la durée présente. Cette
concentration sur soi n'est pas étrangère à la discipline des
grands mystiques, saisissant au cœur même de la temporalité,
dans l'instant fugace, la possibilité d'arracher à la
finitude, une véritable expérience, fût-elle fugace, de
l'éternité divine. Elle est éclatante aussi dans les pages où
Rousseau évoque le bonheur de ses rêveries solitaires : «
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien
d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre
existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même
comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de tout
autre affection est par lui-même un sentiment précieux de
contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre
cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi
toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent
sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la
douceur.» (Les Rêveries du promeneur solitaire,
Cinquième promenade).
Ces deux appréhensions du présent marquent en ce
sens une façon de combler le vide qui saisit toute conscience
devant une insatisfaction fondamentale. Car de toute
évidence nous nous tournons vers le passé ou vers l'avenir
pour oublier la fadeur du présent. Baudelaire
a montré à travers les poèmes de l'Ennui comment le présent
peut être lourd et aliénant, comment il est le plus souvent le
témoignage de notre insatisfaction et de notre impuissance.
Dès lors la fuite vers le passé correspond, comme chez Proust,
à la volonté de sauver le vivre par le déjà-vécu. Inversement,
nous projetant vers l'avenir, nous nous étourdissons de
projets, comme les grands utopistes dont la pensée se fait
toujours prospective et, plus généralement, comme tous ceux
qu'assoiffent les chimères de la « vraie vie ». Quelle
expérience du présent retenir, si ce n'est celle de cette
perpétuelle insatisfaction ?