L
E TEMPS VÉCU
CORPUS DE CITATIONS |
EXPÉRIENCES DU PRÉSENT
1. Et quant à
ces mots : présent, instant, maintenant ; par lesquels il
semble que principalement nous soutenons et fondons
l'intelligence du temps, la raison le découvrant, le détruit
tout sur le champ : car elle le fend incontinent, et le
partage en futur et en passé : comme le voulant voir
nécessairement départi en deux. Autant en advient-il à la
nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la mesure : car
il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit
subsistant, ainsi sont toutes choses ou nées, ou naissantes,
ou mourantes.
Montaigne, Essais, livre II, chapitre XII.
2. Les
jours passent ainsi les uns après les autres. Le présent se
dérobe par la promesse de l'avenir. Le plus grand obstacle à
la vie est l'attente, qui dépend du lendemain et perd le
jour présent.
Epicure.
3. Nous ne
tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir
comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou
nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt,
si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont
point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous
appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont
rien, et [laissons] échapper sans réflexion le seul qui
subsiste. C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. Nous
le cachons à notre vue parce qu'il nous afflige, et s'il
nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous
tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer
les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps
où nous n'avons aucune assurance d'arriver. Que chacun
examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au
passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au
présent, et si nous y pensons ce n'est que pour en prendre
la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est
jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ;
le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais,
mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à
être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons
jamais.
Blaise Pascal, Pensées, 172.
4. Le
passé et l'avenir peuvent être le sens du présent, mais ils
n'ont existé et n'existeront jamais que comme présent,
c'est-à-dire comme réel, qui, lui, n'a pas de sens. C'est le
temps même qui est ainsi : s'il fait sens, s'ils construit
du signifiant sur l'insignifiance du présent, c'est qu'il
est en nous comme une durée subjective faite de souvenir, de
crainte ou d'espérance, alors que le présent, lui, est au
dehors, insaisissable entre les deux néants qui la bordent
et la remplissent de leur absence.
A. Comte-Sponville, Traité de la béatitude et du
désespoir.
5. Qu'est-ce
que la vie ? peut-on me demander. Pour moi, elle n'est pas
le Temps; elle n'est pas une existence qui fuit, qui nous
glisse entre les doigts, qui s'évanouit comme un fantôme dès
qu'on veut la saisir. Pour moi, elle est, elle doit être
présent, présence, plénitude. J'ai tellement couru après la
vie que je l'ai perdue.
Eugène Ionesco, Journal en miettes.
6. C’est seulement à partir de la plus
haute force du présent que vous avez le droit d’interpréter
le passé ; c’est seulement dans l’extrême tension de vos
facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, du
passé, est grand, ce qui est digne d’être sauvé et conservé.
[…] La parole du passé est toujours parole d’oracle : vous
ne la comprendrez que si vous devenez les architectes du
futur et les interprètes du présent.
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles,
II
7. On connaît ce refrain d’une souveraine mélancolie : Où sont les neiges d’Antan ? Pour le vulgaire, en effet, le temps passé, c’est ce qui n’est plus. Erreur ! C’est, au contraire, la réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est l’indéfaisable. Le temps passé, c’est ce qui est ; le reste n’est pas encore, car la réalisation de l’avenir est subordonnée en partie à l’action de la liberté. Le présent n’est pas gros du futur ; il est gros du passé ; il est la somme et, pour ainsi dire, la pétrification de tout le passé. Le temps, c’est un fil sans fin sortant de la quenouille de la fileuse qui n’est pas née et qui ne mourra pas. La quenouille est chargée de l’avenir, et le présent ramasse et serre immédiatement en peloton le fil à mesure qu’il se forme… et le peloton devient de plus en plus volumineux et la quenouille de moins en moins garnie. C’est ainsi que rien ne se perd dans la nature. C’est le présent qui a tout recueilli. Telle est, sous son aspect physique, la signification du complexe et fameux axiome.
Joseph Delboeuf, Le sommeil et les rêves, 1885.
LA DURÉE
8.
Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur retouche ses
souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au
vrai, il obéit à une nécessité : il faut bien qu'il
immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante.
Tel sentiment, telle passion qu'il éprouva, mais qui furent,
dans la réalité, mêlées à beaucoup d'autres, imbriquées dans
un ensemble, il faut bien qu'il les isole, qu'il les
délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir compte
de leur durée, de leur évolution insaisissable. C'est malgré
lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures
aussi arbitraires que les constellations dont nous avons
peuplé la nuit.
François Mauriac, Commencements d'une vie.
9. Ce qui
fait l'occupation de tout être vivant, ce qui le tient en
mouvement, c'est le désir de vivre. Eh bien, cette existence
une fois assurée, nous ne savons qu'en faire, ni à quoi
l'employer ! Alors intervient le second ressort qui nous met
en mouvement, le désir de nous délivrer du fardeau de
l'existence, de le rendre insensible, de tuer le temps,
ce qui veut dire de fuir l'ennui .
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme
représentation, § 57.
10. Chaque
être, à chaque instant, devient par altération un autre que
lui-même, et un autre que cet autre. Infinie est l'altérité
de tout être, universel le flux insaisissable de la
temporalité. C'est cette ouverture temporelle dans la
clôture spatiale qui passionne et pathétise l'inquiétude
nostalgique. Car le retour, de par sa durée même, a toujours
quelque chose d'inachevé : si le Revenir renverse l'aller,
le « dédevenir », lui, est une manière de devenir; ou mieux
: le retour neutralise l'aller dans l'espace, et le prolonge
dans le temps.
Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie.
11. Le
caractère propre du temps, c'est qu'il est une altération
irréparable. Le moment passé ne peut plus jamais être
présent. Quand les mêmes impressions reviendraient toutes,
je suis celui qui les a déjà éprouvées. Chaque printemps
vient saluer un être qui en a déjà vu d'autres. En ce sens
toute conscience vieillit sans remède, comme nous voyons que
tout vivant vieillit. Tel serait donc le temps véritable
dont les mouvements ne nous donneraient que l'image. Et le
temps n'est qu'en moi et que pour moi.
Alain, Eléments de philosophie.
12. Le
sentiment perdu de l'existence intemporelle du sujet, le
sentiment perdu de notre éternité, est ce qui fait que nous
cherchons à nous retrouver dans le temps. L'être nous fuit ;
la présence est poreuse ; alors, je mettrai mes mains sur le
panier pour essayer de boucher les trous par où s'enfuit la
substance, par où je réalise d'une manière concrète
l'expérience de la mort.
Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective.
13. Le
temps est le moyen offert à tout ce qui sera d'être afin de
n'être plus.
Paul Claudel, Art poétique.
Expériences
du présent
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Le Temps vécu
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