« Tous les regrets et
toutes les aspirations qui durent un peu nous
empêchent de vivre, nous embarrassent et
lestent notre existence. A quoi bon se
souvenir et désirer ? », écrit Émile-Michel
Cioran (Le livre des leurres) avant de
proposer du bonheur cette définition : « Vivre
de manière absolue dans l'instant. »
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1)
MISE EN PLACE DU SUJET :
- « Seul est heureux celui qui a perdu tout
espoir », dit un proverbe hindou cité par A. Comte-Sponville
dans son article "Bonheur" de l'Encyclopaedia Universalis.
Paradoxe ? Moins qu'il n'y paraît si on considère, à la façon
des stoïciens, que l'espérance est une passion, c'est-à-dire
un mouvement déraisonnable de l'âme qui prétend agir sur des
phénomènes sur lesquels elle n'a aucune prise. Ceci vaut
aussi, bien entendu, pour la nostalgie et pour le remords, qui
font perdurer en nous un passé révolu que l'on voudra
vainement revivre ou corriger.
- C'est de cette emprise aliénante ("empêchent,
embarrassent, lestent") que parle la citation de Cioran
avant de proposer une recette du bonheur que les lecteurs de
Sénèque - et d'Horace - reconnaîtront comme bien familière :
vivre au présent. Notre sujet propose donc d'évaluer cette
invitation, ce qui revient à s'interroger sur la valeur de la
mémoire et de l'espérance dans notre vécu. Un plan dialectique
s'impose donc ici.
? PROBLÉMATIQUE
: le secret du bonheur est-il dans l'abolition de la
mémoire et de l'espoir ?
2)
PLAN :
I - Thèse
: Vivre au présent, c'est être libre...
a) L’homme se fuit souvent dans l'agitation
de la vie quotidienne (cf. le divertissement pascalien). Avec
nostalgie, il se représente volontiers son passé comme
forcément plus heureux que son présent et semble même ne
pouvoir éprouver de bonheur qu'a posteriori. Occupées
par la pensée de l'avenir, ce « poison mortel » (Épicure), nos
vies s'engluent souvent dans l'attente, au détriment des
chances immédiates qu'offre l'instant. Au niveau collectif,
les sociétés imaginent l'âge d'or qui leur préexiste ou
façonnent les utopies et les programmes qui leur donneront,
demain, de quoi réaliser leurs rêves.
b) Le présent est, au contraire, le temps de
l'action et de la réalisation de soi. Refuser d'ajourner ses
projets, décider de bannir la vaine nostalgie ou la trompeuse
espérance, c'est s'affranchir du temps et recouvrer cette
énergie si longtemps volée par les dogmes, les systèmes, les
religions.
II - Antithèse
: ... mais l'homme peut-il s'épanouir tout entier dans
l'instant ?
a) Le présent lui-même est une durée, et les stoïciens, par
exemple, en tant qu'hommes d'action, ont bien sûr admis qu'il
puisse intégrer une part de passé et de futur. Êtres sociaux,
nous sommes appelés à des projets immédiats que notre
expérience passée peut nous aider à résoudre.
b) Le présent peut être le temps de l’ennui, de la jouissance
satisfaite un peu ruminante. Et si le bonheur était dans la
recherche du bonheur ? si l’insatisfaction générait le
meilleur de nous même, dans le rêve, l’utopie, forcément
prospectifs ? Ne peut-on savourer la nostalgie elle-même ?
III - Synthèse : Se souvenir et
espérer où il faut.
a) La saisie de l’instant est affaire de contexte : va-t-on
conseiller au détenu qui attend sa libération de « profiter du
présent » ? Certains moments peuvent être savourés, d'autres
fuis, dans une conscience élargie et personnelle du temps, ce
qui est bien le propre de l'homme et l'indice de sa
supériorité sur l'animal.
b) Être heureux, c’est aussi pouvoir s'abstraire de tous les
déterminismes, et, parfois, conjurer les malheurs du présent en
sauvant le passé du naufrage ou en vivifiant l'avenir. C’est le
privilège de l'Histoire, et de la littérature.
Aidez-vous des éléments
suivants (des citations,
utilisables dans l'une ou l'autre des trois parties, vous
sont fournies dans le désordre) pour
étoffer ce plan :
CITATIONS
1. «
Le pays des chimères est en ce monde le seul digne
d'être habité, et tel est le néant des choses
humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il
n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »
(Rousseau, La Nouvelle Héloïse)
2. « Depuis le premier jour, j'ai hâte de parvenir
à Rodrigues, le but de mon voyage, et pourtant
maintenant, je souhaite que cette heure ne
s'achève jamais, que le navire Zeta, comme Argo,
continue éternellement à glisser sur la mer
légère. » (Le Clézio, Le Chercheur d’or)
3. « Quant à ma vie personnelle, ma vie à moi, eh
bien réellement, il n’y a rien de bien en elle.
Vous savez, quand vous marchez, par une nuit
noire, dans la forêt, et qu’en même temps, il y a
une petite lumière qui brille dans le lointain,
vous ne remarquez ni votre fatigue, ni
l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent le
visage… » (Astrov dans Oncle Vania)
4. « Tout ce qui est censé arriver relève de
l’incertain : vis tout de suite. » (Sénèque, La
Brièveté de la vie)
5. « Il me semble que je suis entré dans un autre
monde en traversant l’horizon. C’est un monde qui
ressemble à celui de mon enfance, au Boucan, où
régnait le bruit de la mer, comme si le Zeta
voguait à l’envers sur la route qui abolit le
temps. » (Le Clézio, Le Chercheur d’or)
6. « Le passé est justement la part sacrée et
inviolable du temps que nous vivons sur terre,
celle qui est au-delà de tous les hasards humains,
soustraite à l’empire de la fortune. La possession
en est éternelle et paisible. » (Sénèque, La
Brièveté de la vie)
7. « Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la
plus grande pièce serait la salle d’attente «
(Jules Renard, Journal).
8. « On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce
qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant
d'être heureux » (J.J. Rousseau, La Nouvelle
Héloïse).
9. « Le plus grand gaspillage de la vie, c’est
l’ajournement : car il nous fait refuser les jours
qui s’offrent maintenant et nous dérobe le présent
en nous promettant l’avenir. » (Sénèque, La
Brièveté de la vie)
10. « J’ai un dictionnaire tout à part moi ; je
passe le temps quand il est mauvais et incommode.
Quand il est bon, je ne veux pas le passer ; je le
retâte, je m’y tiens. » (Montaigne, Essais,
III, 13)
11. « La partie de la vie que nous vivons est
courte. Tout le reste n’est pas la vie, c’est du
temps ». (Sénèque, La Vie heureuse).
12. « Celui qui voue tout son temps à son profit,
qui ordonne tous ses jours comme sa vie entière,
ne désire ni ne craint le lendemain. » (Sénèque, La
Brièveté de la vie)
13. « Personne – hormis l’homme qui soumet tous
ses actes à sa censure, qui jamais ne se trompe –
ne se retourne volontiers sur son passé »
(Sénèque, La Brièveté de la vie)
14. « Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous
anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme
pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé,
pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents,
que nous errons dans les temps qui ne sont pas
nôtres, et ne pensons point au seul qui nous
appartient: et si vains, que nous songeons à ceux
qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le
seul qui subsiste. » (Pascal, Pensées)
15. « Désir et plaisir ne vont pas sans mémoire.
En avançant en âge, je bénéficie de cette
profondeur de champ que donne la durée, et qui
nous conduit à superposer au plaisir de l’instant
le souvenir de mille plaisirs comparables, vécus
précédemment, mais qui ont instruit nos sens et
enrichi, approfondi notre science de la vie. »
(Jacques Rigaud, Le Bénéfice de l’âge)
16. « Nul n'espère ce dont il est capable, et
c'est la confiance, ni ne regrette ce dont il
jouit encore, et c'est la gratitude. Confiance et
gratitude : telle est la durée du sage, tout
entière présente et pourtant incluant tout le
passé et tout l'avenir dont elle est capable. »
(André Comte-Sponville, Les labyrinthes du
sens)
EXEMPLE
2
« Par une sorte de
violence créatrice, le temps limité à l’instant nous isole
non seulement des autres mais de nous-mêmes, puisqu’il
rompt avec notre passé le plus cher. » (Gaston Bachelard)
Votre lecture des œuvres du programme vous fait-elle
souscrire à cette affirmation ?
?PRÉPARATION
:
Parmi les questions qui devraient
nourrir les dissertations sur ce programme, figurera sans
doute la question de la durée bergsonienne, objet de
plusieurs réfutations dont celle de Gaston Bachelard. Pour
vous y préparer, nous vous invitions à lire les deux textes
ci-dessous ainsi que deux passages de Proust qui semblent
apporter une confirmation, non à Bergson, comme on pourrait
le croire, mais à Bachelard. Qu'en est-il chez Nerval ? Chez
Virginia Woolf ?
Qu’est
ce, pour moi, que le moment présent ? Le propre du
temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le
passé, et nous appelons présent l’instant où il
s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un
instant mathématique. Sans doute, il y a un présent
idéal, purement conçu, limite indivisible qui
séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent
réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je
parle de ma perception présente celui là occupe
nécessairement une durée. Où est donc située cette
durée ? Est ce en deçà, est ce au-delà du point
mathématique que je détermine idéalement quand je
pense à l’instant présent ? Il est trop évident
qu’elle est en deçà et au-delà tout à la fois, et
que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à
la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon
passé d’abord, car le « moment où je parle est déjà
loin de moi »; sur mon avenir ensuite, car c’est sur
l’avenir que ce moment est penché… Il faut donc que
l’état psychologique que j’appelle « mon présent »
soit tout à la fois une perception du passé immédiat
et une détermination de l’avenir immédiat. Henri Bergson, Matière et mémoire.
Le
temps n’a qu’une réalité, celle de l’Instant.
Autrement dit, le temps est une réalité resserrée
sur l’instant et suspendue entre deux néants. Le
temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra
d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son
être d’un instant sur un autre pour en faire une
durée. L’instant, c’est déjà la solitude... C’est la
solitude dans sa valeur métaphysique la plus
dépouillée. Mais une solitude d’un ordre plus
sentimental confirme le tragique isolement de
l’instant : par une sorte de violence créatrice, le
temps limité à l’instant nous isole non seulement
des autres mais de nous-mêmes, puisqu’il rompt avec
notre passé le plus cher. Dès le seuil de sa
méditation - et la méditation du temps est la tâche
préliminaire à toute métaphysique - voilà donc le
philosophe devant l’affirmation que le temps se
présente comme l’instant solitaire, comme la
conscience d’une solitude. [...] Ce qui est réel,
comment échapperait-il à la marque de l'instant
présent ; mais réciproquement comment l’instant
présent manquerait-il à s’empreindre sur le réel ?
Si mon être ne prend conscience de soi que dans
l’instant présent, comment ne pas voir que l’instant
présent est le seul domaine où la réalité s’éprouve
? Dussions-nous par la suite éliminer notre être, il
faut en effet partir de nous-mêmes pour prouver
l’être. Prenons donc notre pensée et nous allons la
sentir sans cesse s’effacer avec l’instant qui
passe, sans souvenir pour ce qui vient de nous
quitter, sans espoir non plus puisque sans
conscience, pour ce que l’instant qui vient nous
livrera. Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant.
Le titre du premier ouvrage de
Bachelard — L’Intuition de l’instant — s'oppose aux
thèses de Bergson telles qu’elles sont exposées dans l’Essai
sur les données immédiates de la conscience. Au temps
mathématique, on sait que Bergson opposait le seul temps réel
qui est le temps vécu. Il estimait en effet que l’homme
pouvait faire « l’intuition de la durée », c’est-à-dire
l’expérience métaphysique d’un temps subjectif, radicalement
indivisible et impossible à mesurer. L’instant n’est plus
défini chez lui comme une limite ponctuelle mais comme une
surface embrassant et unifiant dans une même unité présent,
passé et avenir. Bien loin de ne voir que la durée dans le
temps, Bachelard affirme, lui, que « le temps n’a qu’une
réalité, celle de l’instant. Autrement dit, le temps est une
réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux
néants », ce qui l'amène à affirmer que « rien ne
nous autorise à affirmer la durée. Tout en nous en contredit
le sens et en ruine la logique.».
En d'autres termes, Bachelard reproche à Bergson
d’avoir posé la durée, par pure hypothèse, contre la réalité
présente et incontestable de l’instant. Notre moi, dit-il, est
tout entier investi dans l’instant présent, totalité close sur
elle-même : « Tout ce qui est simple, tout ce qui est
fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d'un
instant ». Ici, Bachelard fait écho à Proust, qui
écrivait dans Le temps retrouvé : « Une heure
n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de
sons, de projets et de climats .» Qu’est-ce donc alors
que se souvenir ? C’est « partir à la recherche des
instants perdus », dit Bachelard. Nous nous souvenons
toujours d’un instant précis dans sa densité et non d'une
durée. Proust, dans sa recherche du temps perdu, aboutit aussi
à la saisie du bonheur dans des moments retrouvés. Mais ces
moments sont des vases clos fermés sur eux-mêmes, présentant
leur qualité propre et exclusive, sans communication avec les
autres : « Nous ne revivons pas nos années dans leur
suite continue jour par jour, mais dans le souvenir figé
dans la fraîcheur ou l’insolation d’une matinée ou d’un
soir, recevant l’ombre de tel site isolé, enclos, immobile,
arrêté et perdu, loin de tout le reste » (Le côté
de Guermantes). Ici le temps n’est plus une «
continuité mélodique » comme le dit Bergson, elle est au
contraire une simple pluralité de moments isolés les uns des
autres. Il serait donc inexact de penser que la mémoire nous
restitue la vie dans sa continuité : nous ne recueillons,
selon Proust, qu’une « simple collection de moments.»
Ce que nous croyons notre amour, notre
jalousie, n'est pas une même passion continue,
indivisible. Ils se composent d'une infinité
d'amours successifs, de jalousies différentes et qui
sont éphémères, mais par leur multitude
ininterrompue donnent l'impression de la continuité,
l'illusion de l'unité. Proust, Du côté de chez Swann.
Pour entrer en nous, un être a été obligé de
prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne
nous apparaissant que par minutes successives, il
n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à
la fois, nous débiter de lui qu’une seule
photographie. Grande faiblesse sans doute pour un
être de consister en une simple collection de
moments ; grande force aussi ; il relève de la
mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas
instruite de tout ce qui s’est passé depuis ; ce
moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore,
et avec lui l’être qui s’y profilait. Proust, Albertine disparue.
Quatre ans après la parution de L’Intuition
de l’instant, Bachelard publie La dialectique de
la durée. Il entreprend d’y démontrer que l’essence de
ce que nous appelons « durée » n’est pas seulement discontinue
mais dialectique. C’est-à-dire que, contrairement à ce
qu’avançait Bergson, la durée comporte des moments "négatifs"
que l’on pourrait appeler « intervalles ». Ainsi une «
description temporelle du psychisme comporte la nécessité de
poser des lacunes.» Ces lacunes, ou ces intervalles,
rappellent ce qu'Epicure avait affirmé contre Aristote : le
temps est une succession de mouvements et de repos et cette
discontinuité temporelle fonde une certaine tranquillité, ce
que stoïciens et épicuriens appelaient l'ataraxie. Celle-ci
nous libère tout uniment de la crainte de l’avenir et du poids
du passé. Elle permet l’« oubli », la gratitude
qui est la véritable durée du sage.
Cette dialectique de la différence, Bachelard veut
enfin la penser comme un rythme : « Le rythme est
vraiment la seule manière de discipliner et de conserver les
énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique
vitale et de la dynamique psychique. Le rythme — et non pas
la mélodie trop complexe — peut fournir les véritables
métaphores d’une philosophie de la durée. » Toute
l’éthique de l’instant vécu devra donc être une pratique
personnelle de l’éveil et du repos, un travail exigeant fait à
la fois de condensation et de dilatation, de tension et de
détente, de concentration et de sublimation de l’être. C'est
cela, cette dynamique vitale, qu'il faudrait s'attacher à
mettre en valeur dans les œuvres qui nous intéressent.
Plus
un temps est meublé, plus il paraît court. On
devrait donner à cette observation banale une place
primordiale dans la psychologie temporelle. Elle
serait la base d'un concept essentiel. On verrait
alors l'avantage qu'il y a à parler de richesse et
de densité plutôt que de durée. C'est avec ce
concept de densité qu'on peut apprécier justement
ces heures régulières et paisibles, aux efforts bien
rythmés, qui donnent l'impression du temps normal.
C'est à ces rythmes bien cadencés, dans une vie à la
fois paisible et active, en suivant une dialectique
rationalisée que nous référons la longueur d'une
période inerte, d'un repos mal constitué, marqué par
les désharmonies et les devenirs sans figure. En
fait, on ne trouve au temps une longueur que
lorsqu'on le trouve trop long. [...] Tous ceux qui
savent jouir de l'attente même anxieuse
reconnaîtront avec quel art elle fait du
pittoresque, du poétique, du dramatique. Elle fait
de l'imprévu avec le prévu. Enivrante joie du
rendez-vous ! Il suffit d'aimer assez, de craindre
tout, d'attendre dans la plus folle des inquiétudes,
pour que celle qui tarde apparaisse soudain plus
belle, plus certaine, plus aimante. L'attente en
creusant le temps rend l'amour plus profond. Elle
place l'amour le plus constant dans la dialectique
des instants et des intervalles. Elle rend à un
amour fidèle le charme de la nouveauté. Alors les
événements anxieusement attendus se fixent dans la
mémoire ; ils prennent un sens dans notre vie. Les
grands souvenirs sont ainsi le dénouement du drame
d'un jour, du drame d'une heure. Gaston Bachelard, La dialectique de la
durée.
« Celui qui
ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant
tout le passé, celui qui ne sait pas se dresser, comme le
génie de la victoire, sans vertige et sans crainte, ne
saura jamais ce que c'est que le bonheur », affirme
Friedrich Nietzsche (Seconde Considération inactuelle,
1874).
Cette affirmation vous paraît-elle justifiée par les
œuvres du programme ?
1) MISE EN PLACE
DU SUJET :
Ce propos de Nietzsche
est constant dans son œuvre : le surhomme qu'il appelle de ses
vœux ne saurait naître que débarrassé des oripeaux d’une
culture qu’il lui faut nier pour s’affirmer, libre et nu,
contre tous les déterminismes imposés par la civilisation.
L'oubli suppose donc une libération morale, il abolit le joug
que les souvenirs, bons ou mauvais, exercent sur des êtres
qu'ils empêchent d'être responsables de tous leurs actes :
ainsi les préceptes moraux, les expériences amères, les
épisodes perpétuellement ressassés par l'Histoire invitent à
une éternelle paralysie de l'énergie vitale. La lecture de cet
autre passage de la Seconde considération éclairera
davantage le propos de Nietzsche en le plaçant aussi dans un
domaine individuel plus conforme à notre programme :
Imaginez
l'exemple le plus complet : un homme qui serait
absolument dépourvu de la faculté d'oublier et qui
serait condamné à voir, en toute chose, le devenir.
Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne
croirait plus en lui-même. Il verrait toutes choses
se dérouler en une série de points mouvants, il se
perdrait dans cette mer du devenir. En véritable
élève d'Héraclite il finirait par ne plus oser lever
un doigt. Toute action exige l'oubli, comme tout
organisme a besoin, non seulement de lumière, mais
encore d'obscurité. Un homme qui voudrait ne sentir
que d'une façon purement historique ressemblerait à
quelqu'un que l'on aurait forcé de se priver de
sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à
ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc
possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre
même heureux, à l'exemple de l'animal, mais il est
absolument impossible de vivre sans oublier. Si je
devais m'exprimer, sur ce sujet, d'une façon plus
simple encore, je dirais : il y a un degré
d'insomnie, de rumination, de sens historique qui
nuit à l'être vivant et finit par l'anéantir, qu'il
s'agisse d'un homme, d'un peuple ou d'une
civilisation. - Lire aussi un plus large extrait, que nous
avons publié dans le cadre de la question "Penser
l'histoire".
?
PROBLÉMATIQUE : Dans l'expérience humaine du temps,
le souvenir est-il l'ennemi du bonheur ?
2) PLAN :
I - Thèse : Le passé
peut gréver notre expérience du présent...
a) le souvenir entretient le regret, le
remords ou le ressentiment, élans inutiles au regard de la
loi du Temps qui est que tout passe inexorablement. L'oubli,
au contraire, permet d'incorporer de manière fertile les
leçons de l'expérience à la vie présente.
ex : «
Elle se rappelait avoir un jour jeté un shilling dans la
Serpentine. Mais des souvenirs, tout le monde en a. Ce
qu’elle aimait, c’était ce qu’elle avait sous les yeux,
ici et maintenant ». (Mrs Dalloway,
69)
b) une certaine sagesse conseille de
s'attacher au présent seul et de faire table rase de tout ce
qui peut paralyser l'action présente ou les jouissances de
l'instant.
ex : Le narrateur de Sylvie
reste obnubilé par les fantômes de son enfance. Pourtant lui
aussi semble avide d'en secouer le joug : « Plein des
idées tristes qu'amenait ce retour tardif en des lieux si
aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figure
vivante et jeune encore qui me rattachât à ce pays.»
(Sylvie, IX) . Pour Clarissa, «la vie à elle
seule, chaque seconde, chaque goutte de vie, l’instant
présent, là, maintenant, au soleil, à Regent’s Park, cela
suffisait. » (Mrs Dalloway, 165)
II - Antithèse :
...mais l'oubli compromet la cohérence de notre moi.
a) le souvenir nous rattache à notre
histoire, correspond profondément au désir si humain de
permanence.
ex : Comme
dans Sylvie où la chanson d'Adrienne fait
entendre par un frisson modulé la voix tremblante des
aïeules, le chant de la mendiante chez V. Woolf
semble défier le temps : « Venue du fond des
âges, de l’époque où les pavés étaient de l’herbe […],
la femme meurtrie […] depuis toujours se tenait là à
chanter l’amour - l'amour qui dure depuis des millions
d’années, elle chantait l’amour vainqueur et son amant
mort depuis des siècles ». (Mrs Dalloway,
167).
b) l'individu ne peut faire table rase des
leçons du passé, pas plus qu'une société, au risque d'en
reproduire les erreurs.
ex : Le narrateur de Sylvie
rend ainsi hommage à Rousseau : « Voici les peupliers
de l'île, et la tombe, vide de ses cendres. O sage ! tu
nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop
faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié
tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le
sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. »
(Sylvie, IX)
III - Synthèse : Il
existe une forme active d’oubli.
a) Entre la précipitation à vivre tendu
vers le futur et l'apathie de celui que paralysent nostalgie
ou remords, il est une autre voie :
ex : Vivre
dans le présent tout pur, répondre à une excitation par
une réaction immédiate qui la prolonge, est le propre
d’un animal inférieur : l’homme qui procède ainsi est un
impulsif. Mais celui-là n’est guère mieux adapté à
l’action qui vit dans le passé pour le plaisir d’y
vivre, et chez qui les souvenirs émergent à la lumière
de la conscience sans profit pour la situation actuelle
: ce n’est plus un impulsif, mais un rêveur. Entre ces
deux extrêmes se place l’heureuse disposition d’une
mémoire assez docile pour suivre avec précision les
contours de la situation présente, mais assez énergique
pour résister à tout autre appel. Le bon sens, ou sens
pratique, n’est vraisemblablement pas autre chose.
Bergson, Matière et mémoire, ch III.
b) ainsi la durée conserve les traces du
passé et effectue une synthèse nouvelle du vécu d'un
individu.
ex : « Recomposons les
souvenirs », décide le narrateur de Sylvie
au chapitre III, au moment où il va retrouver les êtres et
les lieux de son enfance. Le passé aurait pu ici devenir
projet d'existence, il se serait accompli si le narrateur
n'avait été prisonnier des fantômes qui l'empêchent d'aimer
les êtres de chair. Pour Bergson, « la durée toute pure
est la forme que prend la succession de nos états de
conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il
s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent
et les états antérieurs » (Essai sur les données
immédiates, p. 55). Sartre montre dans L'Être et
le néant que le passé est l'enjeu d'un projet
d'avenir : « Ainsi tout mon passé est là, pressant,
urgent, impérieux, mais je choisis son sens et les ordres
qu’il me donne par le projet même de ma fin. [...] C’est
le futur qui décide si le passé est vivant ou mort. Le
passé, en effet, est originellement projet, comme le
surgissement actuel de mon être. Et, dans la mesure même
où il est projet, il est anticipation ; son sens lui vient
de l’avenir qu’il pré- esquisse. Lorsque le passé glisse
tout entier au passé, sa valeur absolue dépend de la
confirmation ou de l’infirmation des anticipations qu’il
était. Mais c’est précisément de ma liberté actuelle qu’il
dépend de confirmer le sens de ces anticipations en les
reprenant à son compte, c’est à dire en anticipant, à leur
suite, l’avenir qu’elles anticipaient ou de les infirmer
en anticipant simplement un autre avenir. En ce cas, le
passé retombe comme attente désarmée et dupée ; il est
sans forces. C’est que la seule force du passé lui vient
du futur : de quelque manière que je vive ou que
j’apprécie mon passé, je ne puis le faire qu’à la lumière
de mon projet de moi sur le futur. [...] C'est le futur
qui décide si le passé est vivant ou mort.»
Le rêve est-il pour cela l'état où se
conjuguent le mieux ces phénomènes de la vie psychique, qui
atteste si éloquemment parfois qu'il n'y a point d'oubli ?
Bergson note : « L’imagination du rêveur, isolée du monde
externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa
manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des
idées, dans les régions plus profondes de la vie
intellectuelle. » Propos auxquels font écho ceux-ci
dans Sylvie : « Cet état, où l'esprit résiste
encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de
voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus
saillants d'une longue période de la vie.» Ne résistons
pas à l'idée de leur adjoindre cette réaction de Septimus à un
mot de Rezia (Mrs Dalloway, 152) : « Il est
temps » dit Rezia. Le mot « temps » brisa sa coque ;
répandit sur lui ses richesses ; et ses lèvres tombèrent
comme des coquillages; comme les copeaux d’un rabot, sans
qu’il ait à les former, des mots durs, blancs,
impérissables, qui s’envolèrent pour aller s’attacher,
chacun à sa place, au sein d’une ode au temps, une ode
immortelle adressée au temps. »