Résumez
le texte suivant en 160 mots (± 10%) :
Elémentaire,
mon cher Watson.
Nul ne peut s'empêcher
d'interpréter le présent pour y lire tantôt le
passé, tantôt l'avenir. Le passé. C'est la
méthode qu'a immortalisée Sherlock Holmes. Tout
objet, aussi insignifiant qu'il paraisse ou
qu'il soit, peut relever d'une interprétation
qui en dégage, et légitimement, le sens. Comment
est-ce possible ? Comment peut-on interpréter
légitimement l'insignifiant ? Bien sûr en le
rattachant à autre chose que lui-même. Mais à
quel prix ? De quel droit ? Tout joue ici sur le
temps. L'objet est insignifiant, certes, en tant
qu'il est ce qu'il est. Un mégot est un mégot,
et ne veut rien dire. Mais tout l'art du
détective est de le rattacher, non à ce qu'il
est (sa présence idiote) mais à ce qu'il n'est
plus (son passé : s'il y a un mégot, c'est qu'il
y avait un cigare, s'il y a une trace, c'est
qu'il y avait un pied...) et qui lui donne son
sens. Elémentaire, mon cher Watson. Sherlock
Holmes dans ses enquêtes ne se contente pas
d'observer les traces; il les lit. Et que lit-il
? A même le sol, le portrait du meurtrier qu'il
n'a jamais vu. Mais il n'y a là aucun miracle.
Tout fait, pour qui sait I'interpréter, peut
ainsi devenir un indice. « Vous connaissez ma
méthode, explique Sherlock Holmes : elle est
fondée sur l'observation des riens ». C'est un
peu exagéré. Il devrait dire : sur I'observation
des restes, et c'est en quoi il a raison de se
comparer à Cuvier. Or qu'est-ce qu'un reste ? Du
présent, mais rattaché (par l'interprétation) à
son passé. Tel est l'indice : le présent fait
sens, ici et maintenant, par la présence-absence
du passé qui n'est plus. Le passé, c'est le
trésor enfoui du sens. Tout présent, peu ou
prou, est fossile; et la nostalgie est ainsi
pour chacun comme un champ inépuisable de
significations.
Mais on peut lire aussi, dans le présent,
l'avenir. Sherlock Holmes, à l'occasion, ne s'en
prive pas, et cela impressionne davantage encore
le bon Watson. Devin ? Point du tout. Sa
méthode, là encore est toute positive :
observation, induction, déduction... C'est le
Laplace des faits divers. Le logicien, une fois
qu'il lui a été montré un simple fait sous tous
les angles, devrait en déduire l'enchaînement
des causes qui l'ont enfanté et tous les effets
qu'il enfantera. Simplement l'esprit humain bute
vite sur ses limites, et c'est pourquoi les
policiers doivent le plus souvent attendre, pour
arrêter l'assassin, que le crime ait été commis.
Il reste que l'avenir est présent, en quelque
chose, dans son absence même - et cette absence
de l'avenir est précisément ce qu'on appelle le
présent. Tel est le postulat qui guide les
météorologues et les prophètes. Si nul ne peut
voir l'avenir, on peut le prédire en
interprétant les signes qui, tout présents
qu'ils sont, annoncent quelque chose qui ne
l'est pas.
Ces interprétations, qu'elles soient
prospectives ou rétrospectives, sont légitimes :
le détective et le météorologue, non seulement
font œuvre utile, mais peuvent dévoiler des
vérités. Le passé ou l'avenir ne sont sens, pour
le présent, que par leur absence; or ils n'ont
jamais été et ne seront jamais réels que comme
présents. L'interprétation, aussi légitime
qu'elle soit dans la vérité qu'elle exhibe,
reste en cela génératrice d'illusions par le
sentiment qu'elle donne d'un sens là où, en
vérité, il n'existe que du réel. Le passé et
l'avenir peuvent être le sens du présent, mais
ils n'ont existé et n'existeront jamais que
comme présent, c'est-à-dire comme réel, qui,
lui, n'a pas de sens. C'est le temps même qui
est ainsi : s'il fait sens, s'il construit du
signifiant sur l'insignifiance du présent, c'est
qu'il est en nous comme une durée subjective
faite de souvenir, de crainte ou d'espérance,
alors que le présent, lui, est au dehors,
insaisissable entre les deux néants qui le
bordent et le remplissent de leur absence.
A.
Comte-Sponville, Traité du désespoir et de
la béatitude (2011).
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