Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

La mort de l'enfant de Rosanette

Troisième partie – Fin du chapitre 4.
Transcription du manuscrit autographe définitif, pages 449 à 452.

Image du manuscrit - site Gallica (bnf.fr)
 

 

449.

                   [...]
                                 physionomie
Il entra chez elle, figure irritée
                                 la figure
— « Eh bien, te voilà contente ! »
                                                                                                                         lui
Mais sans remarquer ces paroles – « regarde-donc ! » & elle montra son
                                                                                  feu
enfant couché dans un berceau, près du [illis.].
Elle l'avait trouvé si mal, le matin, chez sa nourrice, qu'elle l'avait ramené
à Paris.
Tous ses membres étaient amaigris extraordinairement. & ses lèvres couvertes de
points blancs, qui faisaient dans l'intérieur de sa bouche comme des caillots
de lait.
— « qu'a dit le médecin ? »
— « ah ! le médecin ! il prétend que le voyage a augmenté son... je ne sais plus
un nom en ite... enfin qu'il a le muguet, – connais-tu cela ? »
Frédéric n'hésita pas à répondre « certainement » ajoutant que
ce n'était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect débile de l'enfant
et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure,
– comme si la vie abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n'eût
laissé qu'une matière où la végétation poussait. Ses mains
étaient froides ; Il ne pouvait plus boire, maintenant ; & la nourrice
un autre, que le concierge avait été prendre au hasard dans
un bureau, répétait « il me paraît bien bas ! bien bas ! »
                     fut
Rosanette resta debout toute la nuit.
au petit jour
vers

Le matin, elle alla trouver Frédéric
— « viens donc voir ! Il ne remue plus. »
En effet, il était mort.

 

450.

Elle le prit, le secoua, l'étreignait en l'appelant les noms les plus doux, le
couvrait de baisers & de sanglots, tournait sur elle-même toute éperdue,
s'arrachait les cheveux poussait des cris – & elle se laissa tomber au bord
du divan, où elle restait la tête basse & la bouche ouverte, avec un
flot de larmes, coulant de ses yeux fixes. – Puis une torpeur la gagna –
et tout redevint tranquille dans l'appartement – Des meubles étaient
                      Deux ou trois
                                    serviettes                                                              veilleuse

renversés. Les langes six traînaient. six heures sonnèrent. la pendule s'éteignit.
Frédéric en regardant tout cela, croyait presque rêver. son cœur
se serrait d'angoisse. Il lui semblait que cette mort n'était qu'un commen-
-cement, & qu'il y avait par derrière, un malheur plus considérable, prêt à
survenir.
Tout à coup, Rosanette dit d'une voix tendre
— « nous le conserverons, n'est-ce pas ? »
Elle désirait le faire embaumer.
Mais bien des raisons s'y opposaient. La meilleure, selon
Frédéric, c'est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes
Un bon portrait valait mieux.
Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin & Delphine
courut le porter.
Pellerin arriva promptement, – voulant effacer par ce zèle, tout souvenir
de sa conduite.
Il dit d'abord « Pauvre petit ange ! Ah ! mon dieu quel
                        Mais
malheur ! » & peu à peu, l'artiste en lui l'emportant, il déclara
qu'on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, ces lèvres
                        cette       …………...[illis.]………….....
noires, cette face livide, que c'était une véritable
nature morte, qu'il faudrait beaucoup de talent, [enfin en
                                                                           Il
termes d’atelier, il débine le modèle] & il murmurait
                                                                           Il
— « Oh ! pas commode, pas commode ! »

 

451.

— « Pourvu que ce soit ressemblant » objecta Rosanette.
— « Eh ! je me moque de la ressemblance, ! à bas le réalisme ! c'est l'esprit qu'on
                                                                                                      que ça
peint. laissez-moi ! Je me vais tâcher de me figurer ce qu’il devait être ! »
Il réfléchit le front dans la main gauche, le coude dans la droite, puis
tout à coup – « ah ! une idée ! un pastel ! avec des demi-teintes colorées
passées presque à plat, on peut faire un beau modelé, sur les bords
seulement »
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte – puis ayant une
chaise sous les pieds & une autre près de lui, il commença à jeter
de gds traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la bosse –
Il vantait les petits Sts Jean de Corrège, l'infante rose de Velasquez
les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, & surtout
l'enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Glower. — « D'ailleurs
peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du
sublime (Raphaël l'a prouvé par ses madones) c'est peut-être une
mère avec son enfant ».
Rosanette qui suffoquait sortit, & Pellerin dit aussitôt.
— « Eh bien, Arnoux ? vous savez ce qui arrive ? »
— « non ! quoi ?
— « ça devait finir comme ça, du reste ! »
— « qu'est-ce donc ? »
— « il est peut-être maintenant... pardon ! » L'artiste se leva pr
exhausser la tête du petit cadavre.
— « vous disiez ? » reprit Frédéric
et Pellerin, tout en clignant pr mieux prendre ses mesures
— « Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré ?
puis d'un ton satisfait. « regardez un peu ! est-ce ça ? »
— « Oui ! très bien ! mais Arnoux ? »
Pellerin déposa son crayon.
— « D'après ce que j'ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un
certain Mignot, un intime de Regimbart – une bonne tête, celui-là,
hein ? quel idiot ! figurez-vous qu'un jour »

 

452.

— « Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart ! »
— « c'est vrai. Eh bien, Arnoux hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon
il était perdu. »
— « Oh c'est peut-être exagéré » dit Frédéric.
— « Pas le moins du monde ! ça m'avait l'air grave ! très grave ! »
Rosanette, à ce moment, reparut, – avec des rougeurs sous les paupières,
ardentes comme des plaques de fard. – Elle se mit près du carton & regarda.
Pellerin fit signe qu'il se taisait à cause d'elle
Mais Frédéric, sans y prendre garde
— « Cependant je ne peux pas croire...
— « Je vous répète que je l'ai rencontré hier » dit l'artiste « à sept heures du soir
rue Jacob. Il avait même son passe-port, par précaution – & il parlait
de s'embarquer au Hâvre, lui & toute sa smala. »
— « Comment ! avec sa femme ! »
— « Sans doute ! Il est trop bon père de famille pr vivre tout seul. »
— « et vous en êtes sûr ?... »
— « Parbleu ! où voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille francs ? »
Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait
se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau
— « où vas-tu donc ? » dit Rosanette.
Il ne répondit pas & disparut
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  Jean-Christophe PORTALIS