Gustave Flaubert — L'Éducation sentimentale [1869]

La mort de l'enfant de Rosanette

Troisième partie – Fin du chapitre 4.
Texte des pages 419 à 421 de l’édition Garnier-Flammarion, 1969.


[...] Il entra chez elle la figure irritée.
    — Eh bien, te voilà contente !
    Mais, sans remarquer ces paroles :
    — Regarde donc !
    Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l’avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené à Paris.
    Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l’intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.
    — Qu’a dit le médecin ?
    — Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?
    Frédéric n’hésita pas à répondre : « Certainement », ajoutant que ce n’était rien.
    Mais dans la soirée, il fut effrayé par l’aspect débile de l’enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n’eût laissé qu’une matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait *420 plus boire, maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :
    — Il me paraît bien bas, bien bas !
    Rosanette fut debout toute la nuit.
    Le matin, elle alla trouver Frédéric.
    — Viens donc voir. Il ne remue plus.
    En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l’étreignait en l’appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux, poussait des cris ; et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l’appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s’éteignit.
    Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cœur se serrait d’angoisse. Il lui semblait que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.
    Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :
    — Nous le conserverons, n’est-ce pas ?
    Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
    Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d’abord :
    — Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur !
    Mais, peu à peu, l’artiste en lui l’emportant, il déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide ; que c’était une véritable nature morte ; qu’il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :
    — Oh ! pas commode, pas commode !
    — Pourvu que ce soit ressemblant, objecta Rosanette.
    — Eh ! je me moque de la ressemblance ? À bas le Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être.
    Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :
    — Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
    *421 Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que s’il eût travaillé d’après la bosse. Il vantait les petits Saint-Jean de Corrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.
    — D’ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par ses madones), c’est peut-être une mère avec son enfant !
    Rosanette, qui suffoquait, sortit ; et Pellerin dit aussitôt :
    — Eh bien, Arnoux !… vous savez ce qui arrive ?
    — Non ! Quoi ?
    — Ça devait finir comme ça, du reste !
    — Qu’est-ce donc ?
    — Il est peut-être maintenant… Pardon !
    L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.
    — Vous disiez… reprit Frédéric.
    Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :
    — Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré !
    Puis, d’un ton satisfait :
    — Regardez un peu ! Est-ce ça ?
    — Oui, très bien ! Mais Arnoux ?
    Pellerin déposa son crayon.
  — D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! Figurez-vous qu’un jour…
    — Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart !
    — C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.
    — Oh ! c’est peut-être exagéré, dit Frédéric.
    — Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave !
    Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous les paupières, ardentes comme des plaques de fard. Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :
    — Cependant, je ne peux pas croire…
    *422 — Je vous répète que je l’ai rencontré hier, dit l’artiste, à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.
    — Comment ! Avec sa femme ?
    — Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.
    — Et vous en êtes sûr ?…
    — Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze mille francs ?
    Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.
    — Où vas-tu donc ? dit Rosanette.
    Il ne répondit pas, et disparut.

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