'adjectif
« romantique » était au dix-septième siècle synonyme de
« romanesque ». Rousseau l'employa plus tard dans Les
Rêveries du promeneur solitaire (1782) pour
caractériser la sauvagerie pittoresque des rives du lac de
Bienne. Mais c'est en Allemagne avec les écrivains du Sturm
und Drang (Orage et Passion) qu'il prit son
sens moderne pour désigner la poésie médiévale et
chevaleresque. C'est tardivement (Stendhal parle de
"romanticisme" en 1823) que le substantif « romantisme » fut
utilisé, par opposition au classicisme, pour englober les
aspirations convergentes de toute une génération. Le
mouvement est en effet d'ampleur européenne et il n'est pas
sûr que ce soit en France qu'il ait pris ses formes les plus
profondes. On a pris coutume ici de l'identifier au mal
du siècle, ce trouble existentiel qui ravagea toute
une jeunesse désœuvrée, avide d'exprimer l'énergie de ses
passions et de ses rêves, et consternée de ne trouver dans
la société de la Restauration que de maigres canaux. Par là
s'explique l'imagerie vite convenue du poète solitaire,
déversant ses épanchements dans une Nature complice et
cultivant l'extravagance de son imaginaire exalté.
D'Allemagne vinrent pourtant des sources d'inspiration plus
fécondes qui résonnent particulièrement dans le panthéisme
de Nerval et Hugo : le Romantisme procède à une contestation
de la Raison dont il aperçoit l'infériorité sur le
cœur et l'imagination dans la connaissance de
l'Univers. Il exprime aussi une aspiration à la Liberté
politique, que manifestent alors la plupart des
peuples européens.
1. Une
littérature populaire et nationale.
L'esprit romantique est inséparable de la contestation des
valeurs de l'Ancien Régime. En ce sens, il anticipe sur
les révolutions sociales et nationales de l'Europe et
contribue à les faire éclore. Cet aspect du mouvement ne
deviendra politique qu'un peu plus tard, mais les
définitions que l'on trouve de l'adjectif dès la fin du
XVIIIème siècle s'accordent à repérer dans
l'esprit nouveau une recherche de l'identité nationale et
un souci de donner aux peuples un art qui reflète leur âme
et leurs traditions. Stendhal écrit ainsi : «Le romanticisme
est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires
qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs
croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de
plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur
présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à
leurs arrière-grands-pères.» (Racine et Shakespeare,
1823). Par là s'explique aussi le goût des Romantiques
pour le folklore et la couleur locale.
[Germaine
Necker, baronne de Staël, fut tôt habituée à
fréquenter les esprits européens les plus
progressistes de son temps. De surcroît, la
rancœur
qu'elle éprouve pour Napoléon n'est pas pour
rien dans son entreprise de faire connaître
les écrivains germaniques et cette terre
allemande où il lui semble découvrir un lien
vivant entre les traditions populaires et la
littérature.]
Le nom
de romantique a été introduit
nouvellement en Allemagne, pour désigner la
poésie dont les chants des troubadours ont été
l'origine, celle qui est née de la chevalerie et
du christianisme. Si l'on n'admet pas que le
paganisme et le christianisme, le Nord et le
Midi, l'Antiquité et le Moyen Age, la chevalerie
et les institutions grecques et romaines, se
sont partagé l'empire de la littérature, l'on ne
parviendra jamais à juger sous un point de vue
philosophique le goût antique et le goût
moderne.
On prend parfois le mot classique comme
synonyme de perfection. Je m'en sers ici dans
une autre acception, en considérant la poésie
classique comme celle des anciens, et la poésie
romantique comme celle qui tient de quelque
manière aux traditions chevaleresques. Cette
division se rapporte également aux deux ères du
monde : celle qui a précédé l'établissement du
christianisme, et celle qui l'a suivi.[...]
La littérature des Anciens est chez les
modernes une littérature transplantée : la
littérature romantique ou chevaleresque est chez
nous indigène, et c'est notre religion et nos
institutions qui l'ont fait éclore. Les
écrivains imitateurs des anciens se sont soumis
aux règles du goût les plus sévères; car, ne
pouvant consulter ni leur propre nature, ni
leurs propres souvenirs, il a fallu qu'ils se
conformassent aux lois d'après lesquelles les
chefs-d'œuvre
des
anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien
que toutes les circonstances politiques et
religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d'œuvre
soient
changées. Mais ces poésies d'après l'antique,
quelque parfaites qu'elles soient, sont rarement
populaires, parce qu'elles ne tiennent, dans le
temps actuel, à rien de national. [...].
Nos poètes français sont admirés par
tout ce qu'il y a d'esprits cultivés chez nous
et dans le reste de l'Europe; mais ils sont tout
à fait inconnus aux gens du peuple et aux
bourgeois même des villes, parce que les arts en
France ne sont pas, comme ailleurs, natifs, du
pays même où leurs beautés se développent.
[...].
La littérature romantique est la
seule qui soit susceptible encore d'être
perfectionnée, parce qu'ayant ses racines dans
notre propre sol, elle est la seule qui puisse
croître et se vivifier de nouveau : elle exprime
notre religion; elle rappelle notre histoire;
son origine est ancienne, mais non antique.
La poésie classique doit passer par
les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu'à
nous : la poésie des Germains est l'ère
chrétienne des beaux-arts : elle se sert de nos
impressions personnelles pour nous émouvoir : le
génie qui l'inspire s'adresse immédiatement à
notre cœur,
et semble évoquer notre vie elle-même comme un
fantôme, le plus puissant et le plus terrible de
tous. De l'Allemagne,
IIème partie, ch.
XI.
Questions
:
Résumez l'opposition établie par l'auteur entre le
romantisme et le classicisme.
Vous pourrez compléter le jugement de Mme de Staël
avec celui-ci de Jean Giraudoux (Littérature) :
Chaque
civilisation a eu son époque romantique, et
l'appelle ainsi, et c'est, en général, une de
ses heures les plus intimes. C'est l'époque à
laquelle chaque peuple, dans ses journées de
tranquillité et d'égoïsme, ne peut penser
qu'avec quelque remords, mais dont il tire sa
purification. Le moment romantique d'un pays
est celui, en effet, où tout a cédé devant
l'exigence et la nostalgie du cœur. C'est
celui où, plus forte que la vie mondaine, plus
forte que la vie industrielle, voilant la
gloire militaire, une interrogation saisit
toute pensée, et une angoisse tout corps. Le
moment où, au lieu de s'en remettre à des
philosophes du soin de bâtir la métaphysique,
à des exégètes du soin d'analyser la religion,
et à des juges de la mission de sanctionner
les actes, chaque âme individuelle a prétendu
se poser face à face à ces obligations et
entrepris de les résoudre et de les surmonter
à elle seule. Ou d'en mourir. Ou d'en vivre
sans vie. Le romantisme est le panthéisme des
époques civilisées. Chaque divinité est remise
par lui à chaque citoyen, qui en devient à la
fois le prêtre et le démiurge. C'est une
époque de maladie et de droiture morales,
d'insatisfaction et de clairvoyance, la seule
époque où le rôle de l'homme de lettres
l'élève jusqu'à être la conscience du siècle.
Elle ne peut coïncider qu'avec une
civilisation mal agencée, un arrangement du
bonheur mal trouvé, une mésentente entre les
individus. Un romantique est celui qui n'a
plus aucune complicité avec chaque homme et
chaque institution humaine, et qui en cherche
une avec tout le reste de la nature.
Mme de
Staël écrit : « Les chefs-d'œuvre
des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien
que toutes les circonstances politiques et
religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d'œuvre
soient changées.» Un siècle plus tard,
Antonin Artaud affirmait : « Les chefs-d'œuvre
du passé sont bons pour le passé; ils ne sont pas bons
pour nous.» Vous prendrez position dans le débat en
vous demandant ce qu'ont encore à nous dire "les
chefs-d'œuvre du passé".
2.
« Le mal du siècle ».
« Le classicisme, c'est la santé; le
romantisme, c'est la maladie »,
dit Goethe. Des pâles figures alanguies de poètes
lunatiques et de jeunes
filles guettées par la phtisie hantent en effet
les pages de la littérature romantique. Chateaubriand
aperçoit dans ce "vague des passions" un symptôme
essentiel du désenchantement propre à une génération dont
les « facultés, jeunes actives, entières, mais
renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans
but et sans objet. [...] On habite avec un cœur plein dans
un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de
tout » (Le Génie du Christianisme). Le mal sera
ravageur, inspirant plus tard le spleen
baudelairien comme l'ironie
flaubertienne.
Alfred
de
Musset (1810-1857) La Confession d'un
enfant du siècle, II,
(1836)
[L'inspiration
autobiographique de cette Confession est
évidente, Musset y transposant les trois années
orageuses vécues avec George Sand. Mais
l'intérêt de l'œuvre tient aussi à son essai de
psychologie sociale de la jeune génération :
«Ils avaient dans le tête tout un monde; ils
regardaient la terre, le ciel, les rues et les
chemins; tout cela était vide, et le cloches de
leurs paroisses résonnaient seules dans le
lointain.»]
Trois
éléments partageaient donc la vie qui s'offrait
alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à
jamais détruit, s'agitant encore sur ses ruines,
avec tous les fossiles des siècles de
l'absolutisme; devant eux l'aurore d'un immense
horizon, les premières clartés de l'avenir; et
entre ces deux mondes... quelque chose de
semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent
de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et
de flottant, une mer houleuse et pleine de
naufrages, traversée de temps en temps par quelque
blanche voile lointaine ou par quelque navire
soufflant une lourde vapeur; le siècle présent, en
un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est
ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à
la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on
fait, si l'on marche sur une semence ou sur un
débris.
Voilà dans quel chaos il fallut
choisir alors; voilà ce qui se présentait à des
enfants pleins de force et d'audace, fils de
l'Empire et petits-fils de la Révolution.
Or, du passé ils n'en voulaient plus,
car la foi en rien ne se donne; l'avenir, ils
l'aimaient, mais quoi ! comme Pygmalion Galatée :
c'était pour eux comme une amante de marbre, et
ils attendaient qu'elle s'animât, que le sang
colorât ses veines.
II leur restait donc le présent,
l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui n'est
ni la nuit ni le jour; ils le trouvèrent assis sur
un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le
manteau des égoïstes, et grelottant d'un froid
terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans
l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et
moitié fœtus; ils s'en approchèrent comme le
voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille
d'un vieux comte de Sarvenden, embaumée dans sa
parure de fiancée : ce squelette enfantin fait
frémir, car ses mains fluettes et livides portent
l'anneau des épousées, et sa tête tombe en
poussière au milieu des fleurs d'oranger.
Comme, à l'approche d'une tempête, il
passe dans les forêts un vent terrible qui fait
frissonner tous les arbres, à quoi succède un
profond silence; ainsi Napoléon avait tout ébranlé
en passant sur le monde; les rois avaient senti
vaciller leur couronne, et, portant leur main à
leur tête, ils n'y avaient trouvé que leurs
cheveux hérissés de terreur. Le pape avait fait
trois cents lieues pour le bénir au nom de Dieu et
lui poser son diadème; mais Napoléon le lui avait
pris des mains. Ainsi tout avait tremblé dans
cette forêt lugubre de la vieille Europe, puis le
silence avait succédé. [...]
Un sentiment de malaise inexprimable
commença donc à fermenter dans tous les jeunes
cœurs. Condamnés au repos par les souverains du
monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à
l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens voyaient
se retirer d'eux les vagues écumantes contre
lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous
ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au
fond de l'âme une misère insupportable. Les plus
riches se firent libertins; ceux d'une fortune
médiocre prirent un état, et se résignèrent soit à
la robe, soit à l'épée; les plus pauvres se
jetèrent dans l'enthousiasme à froid dans les
grands mots, dans l'affreuse mer de l'action sans
but. Comme la faiblesse humaine cherche
l'association et que les hommes sont troupeaux de
nature, la politique s'en mêla. On s'allait battre
avec les gardes du corps sur les marches de la
chambre législative, on courait à une pièce de
théâtre où Talma portait une perruque qui le
faisait ressembler à César, on se ruait à
l'enterrement d'un député libéral. Mais des
membres des deux partis opposés, il n'en était pas
un qui, en rentrant chez lui, ne sentît amèrement
le vide de son existence et la pauvreté de ses
mains. [...]
Qu'on ne s'y trompe pas : ce vêtement noir
que portent les hommes de notre temps est un
symbole terrible; pour en venir là, il a fallu que
les armures tombassent pièce à pièce et les
broderies fleur à fleur. C'est la raison humaine
qui a renversé toutes les illusions; mais elle
porte en elle-même le deuil, afin qu'on la
console.
Questions
:
Par quels
procédés différents Musset exprime-t-il le désarroi de
cette jeune génération ? En portant votre attention sur
les rythmes imposés à la phrase et sur le choix des
images, vous caractériserez la prose romantique.
Le
mal du siècle et les formes prises par la rêverie
romantique sont vite devenus, par le foisonnement
poétique et romanesque auquel ils ont donné lieu, de
véritables stéréotypes. Flaubert a recensé avec ironie
ces topoï à travers les lectures dont son
héroïne Emma Bovary empoisonne son existence (Madame
Bovary, I, IV). Vous les repérerez dans l'extrait
suivant en les classant en trois catégories destinées à
définir les orientations générales du goût romantique :
Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames
persécutées s'évanouissant dans des pavillons
solitaires, postillons qu'on tue à tous les
relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages,
forêts sombres, troubles du cœur, serments,
sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair
de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs
braves comme des lions, doux comme des
agneaux, vertueux comme on ne l'est pas,
toujours bien mis, et qui pleurent comme des
urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se
graissa donc les mains à cette poussière des
vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott,
plus tard, elle s'éprit de choses historiques,
rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels.
Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux
manoir, comme ces châtelaines au long corsage,
qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs
jours, le coude sur la pierre et le menton dans
la main, à regarder venir du fond de la campagne
un cavalier à plume blanche qui galope sur un
cheval noir. [...] Elle frémissait, en soulevant
de son haleine le papier de soie des gravures,
qui se levait à demi plié et retombait doucement
contre la page. C'était derrière la balustrade
d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui
serrait dans ses bras une jeune fille en robe
blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou
bien les portraits anonymes des ladies anglaises
à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de
paille vous regardent avec leurs grands yeux
clairs. On en voyait d'étalées dans des
voitures, glissant au milieu des parcs, où un
lévrier sautait devant l'attelage que
conduisaient au trot deux petits postillons en
culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas
près d'un billet décacheté, contemplaient la
lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée
d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la
joue, becquetaient une tourterelle à travers les
barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la
tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite
de leurs doigts pointus, retroussés comme des
souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi,
sultans à longues pipes, pâmés sous des
tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours,
sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout,
paysages blafards des contrées dithyrambiques,
qui souvent nous montrez à la fois des palmiers,
des sapins, des tigres à droite, un lion à
gauche, des minarets tartares à l'horizon, au
premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; -- le tout encadré d'une
forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand
rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans
l'eau, où se détachent en écorchures blanches,
sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des
cygnes qui nagent.
La musique
romantique privilégie aussi l'expression de tous les
orages de la sensibilité. On en jugera, par exemple, par
la sonate pour piano n° 14 "Au clair de lune" de
Beethoven :
3.
« De vastes asiles ».
Pas
de grand thème lyrique plus inépuisable que le sentiment
de la Nature chez les Romantiques : elle est leur
confidente et leur refuge, le livre ouvert aussi sur l'âme
du Monde, une cathédrale cosmique d'où s'élèvent leurs
plus ferventes prières. De nouveaux lieux guident ainsi
leurs pas, solitaires ou grandioses, humbles ou exotiques
: forêts, montagnes, rivages secrets des lacs ou
tumultueux de l'océan. A cet hymne incessamment renouvelé
s'allie une conception de l'Amour et de la Femme qui, d'Atala
à Aurélia, donne au Romantisme sa morale : si la
Nature est inséparable de la passion amoureuse, c'est que
l'une et l'autre incarnent la chance d'une véritable
rédemption.
Alfred
de Vigny
(1797-1863) La Maison du Berger (1844), extrait.
[Dédié
"à Eva", ce long poème fait figure de manifeste
dans l'œuvre de Vigny. D'inspiration volontiers
métaphysique, celle-ci compte parmi les plus
importantes du patrimoine romantique. La
Maison du Berger, dont la rédaction demanda
quatre ans au poète, rassemble l'essentiel de
ses motifs familiers et fonde plus
particulièrement l'espoir mis en la Femme, dès
lors que la Nature n'est plus qu'un "impassible
théâtre".]
Si
ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé;
S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie
immortelle,
S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l'horizon effacé;
Si ton âme enchaînée,
ainsi que l'est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
La lettre sociale écrite avec le fer;
Si ton corps
frémissant des passions secrètes,
S'indigne des regards, timide et palpitant ;
S'il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D'un impur inconnu qui te voit et t'entend,
Pars courageusement,
laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin ;
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes
asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
La Nature t'attend dans
un silence austère ;
L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d'adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lys comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Le crépuscule ami
s'endort dans la vallée,
Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entrouvre la prison.
Il est sur ma
montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.
Elle va doucement
avec ses quatre roues,
Son toit n'est pas plus haut que ton front et tes
yeux
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l'alcôve est large et
sombre,
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans
l'ombre,
Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.
Questions
:
Relevez les procédés qui soulignent le caractère
religieux de la Nature et comparez-les avec ceux du
sonnet Correspondances
de Baudelaire.
Commentez
le texte suivant (Chateaubriand,
Voyage en Amérique, 1827) de manière à mettre en
valeur, par l'étude du fond et de la forme, les
postulations romantiques qui s'y expriment : solitude
orgueilleuse du moi, harmonie avec la Nature,
affirmation d'une liberté souveraine contre "les cités
serviles".
Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je
passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui
se dirige au hasard, et n'est embarrassé que du
choix des ombrages. Me voilà tel que le
Tout-Puissant m'a créé, souverain de la nature,
porté triomphant sur les eaux, tandis que les
habitants des fleuves accompagnent ma course,
que les peuples de l'air me chantent leurs
hymnes, que les bêtes de la terre me saluent,
que les forêts courbent leur cime sur mon
passage. Est-ce sur le front de l'homme de la
société, ou sur le mien, qu'est gravé le sceau
immortel de notre origine ? Courez vous enfermer
dans vos cités, allez vous soumettre à vos
petites lois; gagnez votre pain à la sueur de
votre front, ou dévorez le pain du pauvre;
égorgez-vous pour un mot, pour un maître;
doutez de l'existence de Dieu, ou adorez-le sous
des formes superstitieuses : moi j'irai errant
dans mes solitudes; pas un seul battement de mon
cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes
pensées ne sera enchaînée; je serai libre comme
la nature; je ne reconnaîtrai de souverain que
celui qui alluma la flamme des soleils et qui
d'un coup de main fit rouler tous les mondes.
4.
« Nous sommes 89 aussi bien que 93
».
La
célèbre allégorie de Delacroix La
Liberté guidant le peuplereste la meilleure
illustration de l'insurrection générale du Romantisme
contre toutes les barrières. Celles-ci sont bien sûr
littéraires (le théâtre et la poésie, notamment, ont été
secouées durablement dans leurs formes), mais aussi
politiques, et l'on a pu affirmer non sans raison que les
journées révolutionnaires de 1830 et 1848 sont romantiques,
comme romantiques ont été les luttes pour
l'indépendance que mènent alors la Grèce, l'Espagne ou la
Pologne. De cette effervescence, Hugo représente tous les
aspects, du "bonnet rouge mis au vieux dictionnaire"
jusqu'au "non" définitif que son exil opposa au Second
Empire.
« Le
Romantisme, dit-il encore, c'est le libéralisme en
littérature.»
VictorHugo
(1802-1885) William Shakespeare,
III, livre II (1864)
[Consacré
au génie de Shakespeare, cet essai finit par
dépasser son but initial et devient un
manifeste-testament dans lequel Hugo affirme la
nécessité d'une démocratisation de la
littérature : "Quant à nous, nous ne nous
figurons la poésie que les portes toutes grandes
ouvertes. L'heure a sonné d'arborer le Tout pour
tous. Ce qu'il faut à la civilisation, grande
fille désormais, c'est une littérature de peuple."]
La Révolution a clos un siècle et commencé
l'autre.
Un ébranlement dans les intelligences
prépare un bouleversement dans les faits; c'est le
dix-huitième siècle. Après quoi la révolution
politique faite cherche son expression, et la
révolution littéraire et sociale s'accomplit.
C'est le dix-neuvième. Romantisme et socialisme,
c'est, on l'a dit avec hostilité, mais avec
justesse, le même fait. Souvent la haine, en
voulant injurier, constate, et, autant qu'il est
en elle, consolide.[...]
Le triple mouvement littéraire,
philosophique et social du dix-neuvième siècle,
qui est un seul mouvement, n'est autre chose que
le courant de la révolution dans les idées. Ce
courant, après avoir entraîné les faits, se
continue immense dans les esprits.
Ce mot, 93 littéraire, si
souvent
répété en 1830 contre la littérature
contemporaine, n'était pas une insulte autant
qu'il voulait l'être. Il était, certes, aussi
injuste de l'employer pour caractériser tout le
mouvement littéraire qu'il est inique de
l'employer pour qualifier toute la révolution
politique; il y a dans ces deux phénomènes autre
chose que 93. Mais ce mot, 93 littéraire, avait
cela de relativement exact qu'il indiquait,
confusément mais réellement, l'origine du
mouvement littéraire propre à notre époque, tout
en essayant de le déshonorer. Ici encore la
clairvoyance de la haine était aveugle. Ses
barbouillages de boue au front de la vérité sont
dorure, lumière et gloire.
La Révolution, tournant
climatérique de l'humanité, se compose de
plusieurs années. Chacune de ces années exprime
une période, représente un aspect ou réalise un
organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces
années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes
nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette
bouche.
Écoutez-en sortir l'annonce
énorme. Inclinez-vous, et restez effaré, et soyez
attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiat
lux, la seconde fois il l'a fait dire.
Par quoi ? Par 93.
Donc, nous, hommes du
dix-neuvième siècle, tenons à honneur cette injure
: - Vous êtes 93.
Mais qu'on ne s'arrête pas là.
Nous sommes 89 aussi bien que 93. La Révolution,
toute la Révolution, voilà la source de la
littérature du dix-neuvième siècle. [...]
La Révolution a forgé le
clairon; le dix-neuvième siècle le sonne.
Ah ! cette affirmation nous
convient, et, en vérité, nous ne reculons pas
devant elle; avouons notre gloire, nous sommes des
révolutionnaires. Les penseurs de ce temps, les
poètes, les écrivains, les historiens, les
orateurs, les philosophes, tous, tous, tous,
dérivent de la Révolution française. Ils viennent
d'elle, et d'elle seule. 89 a démoli la Bastille;
93 a découronné le Louvre. De 89 est sortie la
Délivrance, et de 93 la Victoire. 89 et 93; les
hommes du dix-neuvième siècle sortent de là. C'est
là leur père et leur mère. Ne leur cherchez pas
d'autre filiation, d'autre inspiration, d'autre
insufflation, d'autre origine. Ils sont les
démocrates de l'idée, successeurs des démocrates
de l'action. Ils sont les émancipateurs. L'idée
Liberté s'est penchée sur leurs berceaux. Ils ont
tous sucé cette grande mamelle; ils ont tous de ce
lait dans les entrailles, de cette moelle dans les
os, de cette sève dans la volonté, de cette
révolte dans la raison, de cette flamme dans
l'intelligence. [...]
Les écrivains et les poètes du
dix-neuvième siècle ont cette admirable fortune de
sortir d'une genèse, d'arriver après une fin de
monde, d'accompagner une réapparition de lumière,
d'être les organes d'un recommencement. Ceci leur
impose des devoirs inconnus à leurs devanciers,
des devoirs de réformateurs intentionnels et de
civilisateurs directs. Ils ne continuent rien; ils
refont tout. A temps nouveaux, devoirs nouveaux.
La fonction des penseurs aujourd'hui est complexe;
penser ne suffit plus, il faut aimer. Penser et
aimer ne suffit plus, il faut agir; penser, aimer
et agir ne suffit plus, il faut souffrir. Posez la
plume, et allez où vous entendrez de la mitraille.
[...]
Stimuler, presser, gronder, réveiller,
suggérer, inspirer, c'est cette onction, remplie
de toutes parts par les écrivains, qui imprime à
la littérature de ce siècle un si haut caractère
de puissance et d'originalité. Rester fidèle à
toutes les lois de l'art en les combinant avec la
loi du progrès, tel est le problème,
victorieusement résolu par tant de nobles et fiers
esprits.
Questions
:
Montrez
que ce texte investit l'écrivain d'une véritable mission.
Quels
sont les moyens essentiels qui donnent à ce texte son registre
didactique ?
Dissertation : « Penser ne suffit plus, il
faut aimer ».
En quoi ces mots de Hugo semblent-ils pouvoir donner une
juste idée des aspects essentiels du Romantisme ?
5. Une image :
Benjamin
Roubaud, Grand chemin de la postérité, 1842, (détail)
Maison de Balzac, Paris.
La caricature de Benjamin Roubaud (1811-1847) donne
une idée assez juste de l'image qui s'attachait aux
Romantiques dans le public et du mauvais goût dont on les
taxait : sous la bannière « Le laid c'est le beau » et
négligemment béni par Lamartine, Victor Hugo entraîne
derrière lui pour quelque croisade fabuleuse son cortège de
fidèles où l'on reconnaît Gautier, Eugène Sue (accroché au
mât), Dumas, Balzac, Vigny...