Denis
DIDEROT
Jacques le Fataliste et son maître
1765-1783
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Deux personnages, un valet
et son maître, chevauchent plus ou moins
paisiblement sur des routes, vers une
destination qui restera inconnue, s'arrêtent
dans des auberges, devisent à bâtons rompus :
questions philosophiques, souvenirs intimes,
anecdotes... Au fil de leur voyage, d'autres
individus de rencontre y vont aussi de leurs
récits, et voilà que s'ouvrent de nouveaux
tiroirs, qui multiplient les niveaux temporels
et les registres, ou confondent allégrement la
réalité et la fiction. Par-dessus tout, un
narrateur souverain ne cesse d'intervenir,
proposant au lecteur un étrange pacte narratif :
«
Vous voyez, lecteur, que je suis en beau
chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous
faire attendre un an, deux ans, trois ans, le
récit des amours de Jacques, en le séparant de
son maître et en leur faisant courir à chacun
tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce
qui m'empêcherait de marier le maître et de le
faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles
? d'y conduire son maître ? de les ramener
tous les deux en France sur le même vaisseau ?
Qu'il est facile de faire des contes ! Mais
ils en seront quittes l'un et l'autre pour une
mauvaise nuit, et vous pour ce délai. »
Par
cette liberté, Jacques le Fataliste ne
pouvait manquer de rencontrer les lecteurs
modernes et prend toute sa place dans l'objet
d'étude "Le personnage de roman".
|
De
tous les ouvrages de Diderot, il est le plus commenté, le
plus glosé. Malgré la richesse et la variété de la critique,
et peut-être à cause d'elles, Jacques demeure d'une
complexité et d'une opacité redoutables. Toute
interprétation péremptoire risque de susciter une opinion
contraire. Dès la première lecture, l'ouvrage est
déconcertant. La première explication que l'on peut fournir
à cette impression de tissu d'Arlequin, c'est la genèse même
du roman, à laquelle on peut assigner un devenir de près de
vingt ans. Conçu à partir de 1765, il paraît d'abord en
feuilleton dans la revue de Grimm, La Correspondance
littéraire, de 1778 à 1780, mais Diderot ne cesse de
l'augmenter jusqu'à sa mort, et l'œuvre qui, en 1771,
comptait 125 pages, en atteignait 200 en 1778, 208 en 1780,
287 en 1783. Le cas n'est pas isolé chez Diderot : la genèse
du Neveu de Rameau, du Rêve de l'Alembert,
du Supplément au Voyage de Bougainville, du Paradoxe
sur le comédien, révèle chaque fois le même étalement
dans le temps, la même technique du "bourrage". Faut-il
parler de "bricolage" dans le sens de Lévi-Strauss ? Il faut
se féliciter en tout cas de disposer d'une œuvre à 1a fois
éclatée et réparée qui permet d'observer en plein travail le
génie créateur de Diderot, par l'utilisation habile d'une
matière littéraire déjà étiquetée. Pour l'essentiel, en
effet, il puise sa première mouture dans le roman de
Lawrence Sterne Vie et opinions de Tristram Shandy (1759-1763),
mais ne cesse de l'enrichir d'emprunts, d'anecdotes glanées
çà et là. « Tout le délire de cette faculté
d'imagination se réduit au talent de ces charlatans qui,
de plusieurs animaux dépecés, en composent un bizarre
qu'on n'a jamais vu en nature », dit Bordeu dans le Rêve
de d'Alembert. Sur cette conception empirique de
l'activité de l'esprit, Diderot n'a jamais varié, et c'est
elle aussi qui préside aux qualités, et à l'énergie, du
lexicographe de l'Encyclopédie.
Dès
l'incipit du roman, le ton est donné : avec arrogance, le
narrateur affirme sa liberté de démiurge et s'emploie à
saper les fondements mêmes de l'illusion romanesque. Nous
comprenons que nous avons affaire à un jeu neuf qui échappe
ironiquement à la classification des genres : c'est à la
fois un roman à la ligne picaresque et une gerbe de récits
allant de la nouvelle au conte, qui peuvent s'amenuiser
jusqu'à l'anecdote ou le bon mot, truffée d'une série
d'essais de morale ou d'esthétique, où le génie de Diderot
s'exerce au sermon, à l'oraison funèbre, à la fable, au
portrait, à la dissertation. Mais si nous devons accepter
dès le départ cette construction binaire du roman et des
récits adjoints, ces deux mouvements ne sont pas
inconciliables pour autant : les récits se rattachent plus
ou moins au noyau central par un personnage, un thème
récurrent ou un simple écho. Tentons donc cette analyse.
Quatre motifs s'entrelacent dans Jacques le
Fataliste avec une malignité irritante :
- le voyage picaresque
vers "nulle part", tantôt raconté à la troisième personne
par le narrateur, tantôt disposé en dialogue entre Jacques
et son maître (►);
- le récit discontinu
fait par Jacques de ses amours avec Denise (◀);
- les digressions auxquelles
se livrent les personnages ou les histoires que racontent
certains d'entre eux et le narrateur lui-même
(▲);
- les commentaires du
narrateur où s'entrelacent le motif philosophique de la
fatalité et le motif esthétique de la technique romanesque
(▼).
Si l'on
s'attache, comme on est tenté de le faire, à la ligne
romanesque d'un voyage picaresque, ou encore à l'histoire
des amours de Jacques, en cherchant à suivre une intrigue
jusqu'à son dénouement, on est déçu par les interruptions
systématiques (on dénombre jusqu'à 180 « cassures »), agacé
par l'intrusion du narrateur à propos et hors de propos,
gêné enfin par le nombre incroyable de digressions de toutes
sortes. Le voyage du maître et de son valet est néanmoins
susceptible de fournir au roman son ossature indispensable :
on peut distinguer dans leurs errances un cycle de
huit journées, à partir desquelles on peut
tenter de dresser le tableau suivant :
[références
des pages : édition Garnier-Flammarion, 1997.]
|
le
voyage picaresque
► |
les
amours de Jacques ◀ |
digressions
▲ |
commentaires
▼ |
Première
journée
(pp. 42-48) |
Commencée
à la belle étoile, elle s'achève à l'auberge des
voleurs. |
Jacques
entreprend l'histoire de ses amours : son
arrivée, blessé au genou, à la maison du paysan. |
|
thème du fatalisme
liberté romanesque. |
Deuxième
journée
(pp.
48-62) |
A
cheval, Jacques et son maître arrivent dans un
lieu qu'on apprendra être une auberge, à Conches,
puis la demeure d'un ami lieutenant. |
Jacques
raconte sa première nuit chez le paysan et
rapporte le dialogue que celui-ci eut avec sa
femme. |
|
|
Troisième
journée
(pp.
62-105) |
A
cheval, Jacques est emporté puis blessé par le
cheval du bourreau. Il est veillé par son maître
dans une nouvelle auberge. |
Jacques
continue son histoire (détails de l'opération
chirurgicale). Il se met en pension chez le
chirurgien. |
le frère de Jacques
histoire de Le Pelletier
histoire du capitaine et de son ami
Gousse. |
la vérité et le talent (histoire du poète de
Pondichéry)
l'esprit de chevalerie |
Quatrième
journée
(pp.
105-127) |
A
cheval, Jacques et son maître atteignent un gîte.
L'hôtesse se lamente des blessures infligées par
deux bourgeois à sa chienne Nicole, que nos deux
héros prennent d'abord pour sa servante. |
Jacques
raconte son séjour chez le chirurgien qui lui
soutire 24 francs par jour. Il secourt une
miséreuse puis, détroussé par des brigands, se
retrouve sans un sou. Il refuse de manger, quand
un carrosse vient le chercher. |
pause : Gousse en prison
histoire du pâtissier et de la pâtissière |
|
Cinquième
journée
(pp.
127-188) |
A
l'auberge, Jacques et son maître écoutent
l'hôtesse raconter l'histoire de Mme de la
Pommeraye. |
|
histoire de Mme de la Pommeraye et du marquis des
Arcis. |
intervention finale du narrateur (défense de Mme
de la Pommeraye). |
Sixième
journée
(pp.
188-218 ) |
A
l'auberge, Jacques, malade, entreprend de
continuer l'histoire de ses amours. Mais il se
dispute avec son maître. Tous deux quittent
l'auberge en compagnie du marquis des Arcis et de
son secrétaire. Le soir, le marquis raconte
l'histoire du père Hudson. |
Jacques
est recueilli par un seigneur, M. Desglands,
maître de Jeanne, elle-même mère de Denise, à
qui elle confie le soin de Jacques. |
histoire du père Hudson. |
la nature de Jacques
- son fatalisme
- sa liberté. |
Septième
journée
(pp.
218-291) |
A
cheval. Réduit au silence par un mal de gorge,
Jacques écoute son maître raconter l'histoire de
ses amours. Jacques l'interrompt pour connaître
l'histoire de Desglands. Après avoir retrouvé le
cheval du maître, ils couchent en route. |
Jacques
raconte la perte de son pucelage. |
histoire de l'ami Bigre, puis de Suzanne et
Marguerite.
par
le maître, histoire du chevalier de Saint-Ouen et
d'Agathe, interrompue par l'histoire de l'emplâtre
de Desglands. |
intervention
du narrateur : la lascivité en littérature. |
Huitième
journée
et
fin possible des aventures
(pp. 291-304) |
Jacques
et son maître arrivent à la maison de la nourrice
où est élevé le fils que ce dernier a accepté de
reconnaître. Le maître tue le chevalier de
Saint-Ouen et s'enfuit. Jacques est mené en
prison.
[Il est possible que Jacques, recruté dans
la bande de Mandrin, retrouve le château de
Desglands, dont il deviendra le concierge, et
épouse Denise.] |
Les amours de
Jacques connaissent un dénouement hypothétique
(scène de la dispute, scène du massage).
|
|
fantaisie
du narrateur. La fin du roman est présentée, par
l'éditeur, comme un brouillon douteux. |
La
structure révèle tout d'abord un refus de la linéarité. On
peut parler ici d'une construction "spiralée", comme en
caducée, où les motifs s'enroulent autour du pilier central,
le voyage. Ceci est moins original qu'il n'y paraît : les
récits enchâssés se retrouvent souvent dans le roman de
l'époque, notamment le roman picaresque (qu'on pense à Don
Quichotte ou au Gil Blas de Santillane de
Lesage), où l'itinéraire du héros croise la route d'autres
personnages, eux-mêmes assez pittoresques et bavards pour
ouvrir le champ à leurs histoires. Ce qui importe davantage
ici, c'est la persistance des mêmes motifs, qui
s'entrelacent d'une manière plus ordonnée que la fantaisie
apparente de la composition ne le laisse prévoir. C'est dire
que sous le désordre et les discontinuités, l'unité
harmonique des thèmes, loin de révéler, à l'exemple du Nouveau
Roman, l'absurdité de la vie, découvre une logique
complexe, un ordre musical.
Les thèmes
chronologiques :
D'abord celui du voyage. Il fournit des
repères temporels fugaces mais cohérents (huit
journées aisément identifiables par les haltes
dans les auberges ou les départs matinaux).
Cependant nous ne trouvons pas ici l'exactitude
scrupuleuse des temps et des lieux propres au
roman picaresque et reprise dans le Gil Blas
de Lesage, par exemple. Ce n'est pas dans la
chronologie du voyage que nous trouvons les
intentions réelles de Diderot, mais plutôt dans
sa contestation. Car, au vrai, il ne s'y passe
rien, ou pas grand-chose, en dehors d'une
précipitation inattendue des péripéties finales,
où le maître retrouve le chevalier de Saint-Ouen
et se venge en le tuant de son ancienne
traîtrise. Passé et présent, "réalité" et
fiction se rejoignent alors dans une confusion
qui manifeste chez le narrateur un refus
délibéré de fournir quelque dénouement que ce
soit. Par cette liberté, cette fausse
improvisation où les détours de l'intrigue sont
ceux des chemins, Jacques le Fataliste
appartient, plus qu'au picaresque, à ce genre
problématique qu'on a commencé à nommer «
littérature itinérante ».
Deuxième fil, le récit des amours de Jacques.
Insérée par épisodes dans les étapes du voyage
sur le ton badin de la conversation, l'histoire
amoureuse de Jacques consacre sa liberté de
narrateur : son récit rétrospectif s'interrompt
et rebondit, faisant partager au lecteur
l'agacement du maître. Ici encore, les
caractéristiques du roman rejoignent celles d'un
genre prisé à l'époque, le roman libertin cette
fois : au réalisme des situations, s'ajoute une
connivence salace entre Jacques et son maître
qui reste un des fils de l'écheveau que le
lecteur est le plus avide de suivre ! Leur
relation très libre, dégagée des schémas
sociaux, évoque à plus d'un titre d'autres
couples du même acabit, hérités de la comédie de
mœurs : Don Juan et Sganarelle, bien sûr, mais
aussi plus largement la relation
maître-valet propre à la commedia
dell'arte.
|
|
Les
digressions romanesques :
Elles
constituent plus de la moitié du texte et rongent
délibérément le schéma précédemment décelé, si bien qu'on
peut parler d'un art baroque où la décoration l'emporte sur
1a structure centrale. La confusion s'augmente de la
difficulté de distinguer les récits attribués à l'auteur et
les récits annexes de Jacques apparentés à celui de ses
amours. Cependant l'analyse permet de déceler quatre groupes
:
Une
nouvelle romanesque, l'histoire de M. des Arcis et de
Mme de la Pommeraye, comporte à elle seule une cinquantaine
de pages. Elle est inspirée à Diderot par l'histoire de M.
Des Frans et de Silvie, la sixième des Illustres
Françaises de Robert Challe (1713. Laclos s'en
souviendra aussi pour Les
Liaisons dangereuses). Sur le thème de la
vengeance amoureuse, elle possède un rythme propre de
lenteur et d'accélération, au point que Schiller, en 1785,
1'a isolée dans sa traduction et qu'on trouve, encore
aujourd'hui, des éditions à part de ce petit chef-d'œuvre comme des adaptations cinématographiques : Robert Bresson en a fait la matière de son film, Les
Dames du Bois de Boulogne en 1945; plus récemment Emmanuel Mouret l'adapte avec Mademoiselle de Joncquières (2018). Pour la relier à
l'ensemble, Diderot y intercale neuf interruptions de
l'hôtesse et plusieurs récits annexes, points de soudure
assez artificiels, et, surtout, fait intervenir le marquis
des Arcis en personne au détour du voyage de nos deux héros.
Deux
nouvelles "exemplaires", l'histoire du chevalier de
Saint-Ouen et celle de l'abbé Hudson, développent le thème
de la perfection dans le mal. On y trouve un goût réaliste
pour la peinture des bas-fonds : voleurs, prostituées,
receleurs, marchands â la toilette, usuriers, policiers. La
première, trente pages environ, se découpe en trois épisodes
- le fils de famille, l'amant berné, le flagrant délit -
arbitrairement coupés par des réflexions morales et
esthétiques et par l'histoire de l'emplâtre de Desglands.
Mais le lien avec l'ensemble n'a rien d'artificiel puisque
l'ami berné de Saint-Ouen est le maître de Jacques et que
son histoire permet une des conclusions de l'ouvrage : la
rencontre chez la nourrice du bâtard et le duel. L'abbé
Hudson se déroule en douze pages d'un seul tenant,
précédées par le thème des fausses vocations. Le fait que le
narrateur est le marquis des Arcis et la victime son
secrétaire Richard constitue cependant un lien léger avec
l'ensemble.
Un
cycle paysan, relativement autonome, est lié à
l'enfance de Jacques et à son initiation sexuelle. Le
réalisme paysan s'oppose au réalisme urbain des nouvelles
précédentes. Le langage lui-même change de registre. Les
Deux Carmes, l'Histoire de Jason le brocanteur,
Justine et les deux Bigre, Suzanne,
Marguerite, Suzon et le vicaire enfourché nous
rappellent les Cent nouvelles ou le Décaméron
de Boccace. A l'unité du décor répond l'unité du thème : la
liberté sexuelle. L'éloge de l'obscénité en littérature
forme la conclusion la plus naturelle du cycle.
Une
galerie d'originaux, grappe d'histoires courtes, dont
la mise en scène et l'approfondissement sont plus ou moins
élaborés : le poète de Pondichéry et M. Le Pelletier, le
cycle de Desglands et le cycle de Gousse, l'histoire du
pâtissier et de la pâtissière, sans omettre la fable de la
Gaine et du Coutelet.
C'est
donc une matière romanesque considérable que Diderot met en
œuvre, en prenant soin le plus souvent d'éviter ce qu'il
appelle « l'insipide rhapsodie des faits » : avec plus ou
moins de vraisemblance, il s'efforce de souder cet ensemble,
ménageant un système complexe d'échos entre la progression
des deux personnages et la digression qui fait éclater en
gerbe une vingtaine d'histoires. Ainsi les thèmes du cycle
de Desglands s'apparentent à ceux de l'histoire de Mme de La
Pommeraye, l'histoire du pâtissier à celle du chevalier de
Saint-Ouen.
Les commentaires :
L'originalité de Jacques le
Fataliste tient, nous l'avons dit, au statut du
narrateur. Bien loin, comme il le devrait, d'entretenir
l'illusion romanesque, celui-ci ne cesse de révéler sa
présence. Ses commentaires peuvent prendre la forme de
remarques évasives ou de jugements sur ses personnages, mais
on peut plus fréquemment y distinguer deux sujets essentiels :
C'est
d'abord le fatalisme, qui donne son surnom à Jacques
et constitue pour les philosophes des Lumières, et pour
Diderot en particulier, une interrogation permanente (c'est
aussi le sujet du Candide de Voltaire). « Tout est
écrit là-haut », « chaque balle a son billet », « le
grand rouleau où tout est écrit » : les expressions ne
manquent pas pour exprimer la conviction de Jacques, qu'on
appellerait plus justement aujourd'hui le déterminisme.
FATALISME
ET DÉTERMINISME
Le
fatalisme est un système qui affirme une
nécessité fatale (fatum), devant laquelle
les décisions et les actions des hommes sont
inopérantes. Dans la langue philosophique, cette
résignation au destin peut, comme chez les
Stoïciens, prendre la forme d'un consentement
actif aux volontés divines, mais dans son
acception usuelle, le mot désigne plutôt une
soumission paresseuse. C'est plutôt de
déterminisme qu'il faudrait parler dans le cas
de Jacques, adepte lointain, via son capitaine,
des théories de Spinoza.
En effet, alors que le fatalisme affirme
une détermination inconditionnelle des
événements excluant tout libre arbitre en
l'homme, le déterminisme désigne, quant à lui,
leur détermination conditionnelle conformément
au principe de causalité, qui n'exclut pas
l'efficacité de l'action humaine : « L'effet
étant certain, la cause qui le produira l'est
aussi ; et si l'effet arrive, ce sera par une
cause proportionnée. Ainsi, votre paresse fera
peut-être que vous n'obtiendrez rien de ce que
vous souhaitez, et que vous tomberez dans les
maux que vous auriez évités en agissant avec
soin. L'on voit donc que la liaison des causes
avec les effets, bien loin de causer une
fatalité insupportable, fournit plutôt un
moyen de la lever.» (Leibniz, Théodicée,
55).
Jacques est plus déterministe que
fataliste puisque, athée, il se situe dans le
champ de la philosophie, voire de la science, et
non sur le terrain de la religion ou de la
magie. C'est la considération de l'ordre
nécessaire de la nature qui lui offre matière à
se consoler des accidents de la vie : « Il
fallait que cela fût, car c'était écrit
là-haut. [...] Lorsque l'accident était
arrivé, il revenait à son refrain et il était
consolé.».
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Cette
doctrine déterministe est affirmée avec une rare constance
par Diderot, depuis la Lettre sur les aveugles
jusqu'au Rêve de d'Alembert. La formulation la plus
nette se trouve dans la lettre
à Landois du 29 juin 1756 : « Regardez-y de
près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de
sens; qu'il n'y a point, et qu'il ne peut pas y avoir
d'êtres libres; que nous ne sommes que ce qui convient à
l'ordre général, à l'organisation, à l'éducation, et à la
chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous
invinciblement. On ne conçoit non plus qu'un être agisse
sans motif, qu'un des bras d'une balance agisse sans
l'action d'un poids; et le motif nous est toujours
extérieur, attaché ou par une nature ou par une cause
quelconque, qui n'est pas en nous. » Pourtant ce
problème de la liberté ne cesse de questionner le
philosophe, sensible à la distance qui sépare un système
abstrait d'un comportement quotidien, et nous verrons que
Jacques le Fataliste apparaît souvent comme une
contestation du déterminisme.
Pour saisir l'intention philosophique du roman, il
faudrait mesurer le degré d'adhésion de Diderot à son
personnage, les limites d'une possible identification,
l'humour d'un auteur qui sait rire d'une doctrine qui est la
sienne et d'une créature qui est, dans une certaine mesure,
son porte-parole. Car Diderot a fait souvent l'aveu de ses
contradictions en la matière : « Il est dur de
s'abandonner aveuglément au torrent universel : il est
impossible de lui résister. Les efforts impuissants ou
victorieux sont aussi dans l'ordre. Si je crois que je
vous aime librement, je me trompe. Il n'en est rien. Ô le
beau système pour les ingrats ! J'enrage d'être empêtré
d'un diable de philosophie que mon esprit ne peut
s'empêcher d'approuver et mon cœur de démentir. »
(Lettre à Mme de Maux). Ce divorce entre l'esprit et le cœur
nous semble être au centre du roman et la clef aussi, le
grand principe organisateur de cette structure dont on a
déjà signalé la cohérence. Nous allons y revenir dans la
page suivante.
Le motif de la technique romanesque constitue
l'autre sujet de prédilection dans les interventions du
narrateur. On sait quelle est ici la dette de Diderot à
l'égard du Tristram Shandy de Lawrence Sterne, où
l'on peut lire par exemple :
J'ai déjà dit au Chrétien qui me lit - je le
nomme chrétien l'espérant tel; s'il ne l'est
pas, je le regrette et le prie de disputer la
chose avec sa conscience sans rendre mon ouvrage
responsable.
Je lui ai dit, monsieur - car, en vérité,
lorsqu'un auteur raconte une histoire aussi
étrangement que je le fais ici, il doit sans
cesse revenir en arrière et repartir en avant
afin de tisser tous ses fils dans l'imagination
du lecteur, précaution dont je me suis peut-être
avisé trop tard moi-même : tant de sujets fusent
de toutes parts, incertains et ambigus, leur
poursuite comporte tant de brisures et de trous,
les constellations nous servent si mal, ce qui
n'empêche pas d'ailleurs d'en suspendre
quelques-unes dans la nuit des passages les plus
obscurs, sachant bien comme il est aisé de se
perdre fût-ce dans la pleine lumière du jour -
et voyez-vous, me voilà perdu moi-même.
La faute en est à mon père et sitôt mon
cerveau disséqué, vous y distingueriez sans
lunettes, large et irrégulier, le défaut de
tissage pareil à ceux qu'on rencontre parfois
dans une pièce de batiste invendable, courant
d'un bout à l'autre de la trame, et si
malencontreux qu'on ne saurait y tailler une **
(j'accroche encore ici une ou deux étoiles) un
bandeau pour les cheveux ou même une « poupée »
pour le pouce, sans que le défaut soit sensible
à l'œil ou au doigt.
Quanto id diligentius in liberis
procreandis cavendum1, dit
Cardan2. Ceci mûrement considéré et
dans l'impossibilité morale où je suis, vous le
voyez bien, de revenir par ce détour au point
d'où je suis parti, je vais recommencer mon
chapitre.
Lawrence Sterne, Vie et opinions de Tristram
Shandy, chap. XXXIII, 1759-1763.
(©
trad.
Charles Mauron, Laffont, 1946)
1.
D'autant plus qu'il faut craindre d'aller
trop vite quand on écrit un livre.
2. Cardan (1501-1576), médecin, astrologue et
mathématicien.
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Le
lecteur auquel s'adressent Sterne et Diderot est
en fait ce que l'on appelle plutôt aujourd'hui (à la suite
de Roland Barthes qui proposa le mot) un « narrataire »,
pour le distinguer du lecteur réel et lui donner le statut
d'un véritable personnage dans le roman : « Je lui ai
dit, monsieur », écrit par exemple Sterne de ce
lecteur, préjugeant d'un sexe qui, à l'évidence, n'est pas
le bon si c'est une dame qui le lit ! Cette interpellation
constante du narrataire par le narrateur se présente souvent
comme une simple nasarde, mais elle engage en fait le
problème du réalisme et l'éminente liberté du romancier.
Meneur de jeu bien décidé à ne renoncer à aucun de ses
privilèges, le narrateur tire ostensiblement les ficelles,
descend dans une nacelle comme le Jupiter d'Amphitryon,
pousse l'insolence jusqu'à juger ses personnages, débitant
ses propres anecdotes, engageant le dialogue à la cantonade.
Le narrataire, constamment pris à partie, est sommé de
réagir et de participer au jeu de ce bateleur goguenard qui
semble miner toute crédibilité par ses clins d'œil
incessants. On se rendra pourtant compte en examinant de
plus près cette apparente improvisation (voir
page suivante) que le narrateur se réclame d'une
certaine vraisemblance. Quoi qu'il en soit, la matière du
roman dans son ensemble semble répondre, dans ses lignes
brisées, à une esthétique de la fantaisie et de la surprise
qui a pu faire parler d'"antiroman". Ainsi, lorsque
le narrateur propose à son narrataire deux pistes
différentes, faisant mine de lui "laisser les clefs" dans la
conduite du récit, un peu comme dans nos modernes "jeux de
rôles" :
«[...] Mais voilà le maître et le valet séparés, et
je ne sais auquel des deux m'attacher de préférence. Si
vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche
de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et
si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son
maître, le seul confident de ses amours, et adieu les
amours de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la
bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire
compagnie à son maître, vous serez poli, mais très ennuyé;
vous ne connaissez pas encore cette espèce-là », etc.
A d'autres instants, le narrateur s'engage dans
des considérations esthétiques qui peuvent paraître
déplacées : sur la lascivité en littérature, notamment, et
surtout sur le roman lui-même, à propos duquel l'exigence de
vérité et de réalisme côtoie sans aucune gêne les marques de
la fantaisie et de l'imagination. Allons pourtant examiner
de plus près cette incohérence apparente.
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