CHODERLOS DE LACLOS
LES
LIAISONS
DANGEREUSES
(1782)
Le
personnage de roman
Portrait du libertin
Le roman épistolaire
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« Ce livre, s’il brûle, ne peut brûler qu’à la
manière de la glace.»
Baudelaire
Pour cette étude du roman de Laclos (1741-1803), nous
proposons une séquence qui sera fidèle à la progression de
la narration. Il nous a semblé devoir en effet tenir
compte de ce que le roman s'inscrit dans le genre, très à
la mode à l'époque, du roman
épistolaire : l'absence du narrateur laisse à
l'échange de lettres le soin de planter les rapports entre
les personnages et permet au lecteur de recomposer l'ordre
de la narration grâce aux recoupements qu'il peut opérer.
Ces jeux, dont Laclos use subtilement, pourraient souffrir
d'une vue d'ensemble immédiatement synthétique. L'œuvre
est composée de quatre parties à peu près égales qui
fonctionnent chacune comme un acte de tragédie classique.
Il nous a semblé légitime d'observer ce que chacune pose
et ménage aussi d'attentes de lecture. Pour cette raison,
les objectifs que nous nous proposons dans chaque séquence
pourront se présenter plusieurs fois afin d'examiner
comment la narration les a précisés voire transformés. A
l'intérieur de chaque étude, prendra place la lecture d'un
passage retenu pour sa capacité à illustrer les objectifs
successifs :
Résumé
:
Voulant se venger d'avoir été quittée par le
comte de Gercourt, la marquise de Merteuil
entreprend de déshonorer avant son mariage la
jeune Cécile de Volanges qu'il doit
épouser. Elle en charge le vicomte de
Valmont, qui se récuse, préférant séduire la
vertueuse Présidente de Tourvel. Devenue la
confidente de Cécile, Mme de Merteuil
l'encourage à aimer son maître de musique,
Danceny, et accepte d'être une récompense pour
Valmont si celui-ci lui apporte la preuve
écrite de la chute de Mme de Tourvel.
Cependant celle-ci, encouragée par Mme de
Volanges, résiste à Valmont et finit par
obtenir de lui qu'il rentre à Paris. Instruit
du rôle joué ici par Mme de Volanges, Valmont
décide d'aider la marquise et de séduire
Cécile, qui rompt avec Danceny.
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1.
Les types de lettres
Cette
première partie donne surtout cinq exemples de
lettres :
-
la
confidence : à
mi-chemin du journal intime, elle est
caractéristique des lettres de Cécile de
Volanges (lettres I, IV, XIV)
-
la
déclaration d'amour : souvent
fausse (c'est le cas des lettres de Valmont à
Mme de Tourvel : XXIV, XXXV, XXXVI), elle peut
être sincère : c'est le cas des lettres de
Cécile et de Danceny (XVII, XXVIII) et
"l'éditeur" finit d'ailleurs par les supprimer.
Ces lettres forment comme un contrepoint de
fraîcheur et de sincérité.
Mais la marquise de Merteuil en prévient Valmont
: la lettre ralentit la conquête amoureuse (lettre
XXXIII).
-
le
récit :
la lettre est alors un "bulletin" (lettre XXV)
de campagne ou de victoire qui souligne la
complicité du rédacteur et de son destinataire
(lettres IV, VI, XXI, XXIII, XXV). Mais le récit
en est plus ou moins sincère (ainsi dans la
lettre X, où la marquise de Merteuil veut rendre
Valmont jaloux.)
-
l'analyse
psychologique : elle
est caractéristique de l'inspiration de la
marquise de Merteuil, comme de ses stratégies
machiavéliques (ainsi la lettre XXXVIII, où elle
discerne en Cécile une libertine potentielle).
-
l'injonction
:
la lettre devient mise en garde ou demande de
conseils et manifeste l'interdépendance
progressive de certains personnages.
Quel que soit le type de lettre, il
n'en est pas d'innocente, car la lettre peut
être utilisée : elle se montre (XXV, XXVII) ou
se dérobe (XLIV). C'est une arme dangereuse
puisqu'elle garde la trace intime des passions
(XXVI). C'est d'ailleurs ce que Valmont rétorque
à la marquise de Merteuil (XXXIV) en montrant
comment obliger par ruse à lire une lettre est
un pas essentiel dans la conquête amoureuse.
Lecture
: lettre XXXIII (extrait)
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2.
Les jeux de points de vue
Le roman épistolaire est
un roman du point de vue : en l'absence d'un
narrateur, nous sommes en présence d'un vrai
kaléidoscope. Mais l'art du romancier est dans
l'agencement des lettres, qui finissent par donner
au lecteur, qui dispose de l'ensemble, une
position privilégiée sur les personnages et, grâce
aux éclairages multiples dont il dispose, lui font
savourer certains épisodes. Ces jeux sont donc
vecteurs d'ironie et révèlent le mensonge
essentiel des rapports humains :
-
le
lecteur mesure l'erreur de jugement des
personnages : il
perçoit l'ingénuité de Cécile (lettres VII,
XXVII, XXIX)), la naïveté de Mme de Tourvel qui
se trompe sur Valmont (lettres VIII, XI, XXII)
ou celle de Mme de Volanges qui se trompe sur
Mme de Merteuil (lettre XXXII).
-
le
lecteur découvre la duplicité des
personnages : on
pourra comparer les lettres X et XIII qui
mettent en valeur celle de Mme de Merteuil à
l'égard de Belleroche; apprécier la "charité"
dont Valmont veut aveugler Mme de Tourvel en
comparant les lettres XXI et XXII; savourer les
doubles sens de la lettre XLVIII en la
confrontant à la lettre XLVII, où nous avons
appris que "l'autel d'amour" est le
dos de la courtisane Émilie.
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3.
Premiers portraits
L'intérêt du roman par lettres doit être maintenu
par la variété des formes et des tons. Laclos y
parvient par l'agencement des récits comme par le
style particulier de chaque personnage. La secrète
fêlure que révèlent certains d'entre eux (Valmont,
Mme de Tourvel) peut commander, au terme de cette
partie, une première attente de lecture :
-
Cécile
: ses
lettres manifestent sa spontanéité (lettres I,
XXVII), voire sa puérilité. Elle est l'ingénue,
que ses troubles (lettre III) désignent par
avance comme victime.
-
Mme
de Tourvel : elle
parle le langage de la vertu (XXVI). Son style
est posé, injonctif, toujours moralisateur
(lettres XXXVII, XLI), mais on y perçoit
l'effort, le débat intérieur.
-
Mme
de Merteuil : elle
joue le rôle d'un "guide" (lettre XXIX), est
passée maître dans l'art du persiflage (lettres
V, X). Ses lettres reflètent la froideur, le
calcul perfide, voire la cruauté cynique (lettre
V). Son despotisme est souligné par
Valmont (lettre IV). On pourra dans l'étude
de la lettre XXXIII, mettre en valeur sa
volonté de puissance, à laquelle l'ordre
rigoureux de sa syntaxe et de son argumentation
ajoute une froide détermination.
-
Valmont
: Mme
de Volanges en donne sans doute le portrait qui
paraît le plus fidèle à ce stade du récit
(lettres IX, XXXII). Cynique et calculateur
(lettre XXI), il est toujours à l'unisson avec
Mme de Merteuil, qui reconnaît dans ses lettres
"un ordre qui [le] décèle à chaque phrase." Il
est le type même du libertin, pour lequel la
conquête amoureuse est une chasse (lettres IV,
XXIII). Pourtant il paraît plus lyrique et
fougueux que Mme de Merteuil (lettres IV, VI,
XV), et donc moins inébranlable.
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Résumé
:
La marquise de Merteuil organise entre Cécile et
Danceny un dernier entretien dont elle attend
beaucoup. Valmont est chargé de faire la leçon à
Danceny. Quant à Cécile, elle est vite revenue
des bonnes dispositions où l'avait mise son
confesseur. Désespérant de la mollesse de
Danceny, Mme de Merteuil, voulant stimuler son
ardeur par l'épreuve, révèle toute l'intrigue à
Mme de Volanges, qui ferme sa porte à Danceny et
emmène Cécile chez Mme de Rosemonde. C'est une
occasion pour Valmont de les suivre et de
devenir l'intermédiaire entre les deux amoureux.
Occasion aussi de retrouver Mme de Tourvel, qui
ne peut s'empêcher de lui écrire pour se
justifier ou s'accrocher désespérément à son
devoir. Cependant, irritée des conseils de
prudence que lui prodigue Valmont à l'égard du
libertin Prévan qui a parié de la séduire, Mme
de Merteuil manigance une aventure dont ce
dernier sort déshonoré. La marquise triomphe
d'autant plus de ces affaires qu'elle tient le
sort de tous dans ses mains, tout en jouissant
de la confiance de la bonne compagnie.
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1. Le libertin : les
masques
L'étymologie de ce terme (il vient du latin
libertinus qui signifie affranchi)
est de nature à éclairer le sens qu'il convient de
lui donner dans Les Liaisons dangereuses. "Grand
seigneur méchant homme" aux dires du valet de Don
Juan, son activité n'a en effet de sens que dans
une société fortement sanglée dans des codes
moraux : ceux de la représentation et de la bonne
compagnie; ceux de la réputation et de l'honneur.
N'en déplaise à l'avertissement
de l'éditeur, si précautionneux et ironique
tout à la fois , les personnages de Laclos sont
bien authentiques. A travers Valmont et Merteuil,
le romancier entend faire le portrait de deux
libertins au sens où l'on entendait ce mot sous le
règne de Louis XVI : nos deux personnages sont
plutôt des "roués", comme on disait à l'époque,
c'est-à-dire deux hypocrites. Aimable, d'une
parfaite distinction de manières et de langage, le
roué fait du mensonge un signe aristocratique qui
est l'indice des âmes fortes. Il n'a donc pas
grand chose à voir avec le "petit maître" de la
Régence, jeune débauché courant de conquête en
conquête, ni surtout avec le libertin au sens
philosophique qui prône l'impiété et se fait
l'adepte d'une morale épicurienne.
Le vrai triomphe du libertin dépeint par
Laclos est de s'assurer l'estime d'une société
éprise de respectabilité tout en étant un parfait
scélérat, délectation suprême d'un être rebelle à
toute obédience — et d'abord celle des passions —,
animé aussi d'un orgueil intransigeant qui,
derrière le cynisme ou le machiavélisme, fait de
lui un héros de la volonté.
-
être
protéiforme,
le libertin peut endosser toutes les apparences
que réclame une situation : ainsi Valmont qui,
comme il s'est laissé aller à goûter sa charité
simulée (lettre XXI), se prend à être "amoureux
et timide" (lettre LVII) ou déguise dans ses
lettres à Mme de Tourvel "le déraisonnement de
l'amour" (lettre LXX); ainsi Mme de Merteuil,
dont la duplicité sait jouer tous les rôles avec
une jouissance cynique : elle trahit Cécile
(lettre LXIII), jouit de voir qu'on la prend
pour un guide consolateur (ibid.).
-
comédien
consommé, le
libertin
excelle dans la représentation, et l'agencement
des lettres permet d'en savourer toutes les
facettes. Ainsi les lettres d'amour de Valmont à
Mme de Tourvel (lettre LXVIII) sont confrontées
au commentaire que le même en fait pour Mme de
Merteuil (lettre LXX); les poses étudiées de
celle-ci pour Prévan (lettre LXXXV) sont
démasquées par le récit , faussement indigné et
vertueux, de l'aventure (LXXXVII).
-
metteur
en scène, le
libertin agit sur les événements et tire les
ficelles (on aura pu noter les compliments qu'à
ce propos la marquise de Merteuil s'adresse à
elle-même dans la lettre LXXXI : Je
commençais à déployer sur le grand théâtre les
talents que je m'étais donnés). Les
lettres LXXI, LXXIX et LXXXV sont de vrais
récits enchâssés, dans le goût boccacien, de ses
machinations perfides. Valmont n'est pas en
reste : il ruse pour se faire de Cécile une
complice (lettre LXXIII) ou se préparer une
entrée dans sa chambre (lettre LXXXIV). Les
conseils de Mme de Merteuil à Valmont sont
d'ailleurs ceux d'un régisseur à un acteur
(lettre LXIII) et la "gaieté" (lettre LXXIV)
qu'elle ne peut se refuser dans la mystification
accentue ce côté ludique.
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2.
Le libertin : la volonté de puissance
-
culte
du moi, orgueil et mépris caractérisent
d'abord Mme de Merteuil et Valmont. Ils se
placent au-dessus du commun des hommes et
célèbrent la perfection de leurs machinations.
On pourra mesurer l'orgueil de la marquise dans
la lettre
LXXXI (je suis moi-même mon ouvrage)
comme dans la lettre LXXXV. Cette
autosatisfaction se double d'un mépris pour les
faibles (les sots sont ici bas pour nos
menus plaisirs, lettre LXIII) et
particulièrement pour les femmes, que Mme de
Merteuil classe en catégories (lettre LXXXI). La
vertu craintive de Mme de Tourvel (lettre LVI)
ou l'ingénuité assez sotte de Cécile de Volanges
(lettre LXXXII) semblent d'ailleurs des
illustrations de cette typologie, que la
marquise sait esquisser pour mieux s'en
excepter.
Cet orgueil veut trouver ses signes
manifestes : c'est d'abord l'assujettissement
des faibles (ainsi les visées de Mme de Merteuil
sur Cécile, lettre LIV) et le jeu intellectuel
d'un cynisme affranchi de toute valeur morale
(lettre XCIX). Mais les deux libertins eux-mêmes
mettent dans leurs rapports la même tension de
la volonté et de l'orgueil. La marquise,
consciente de son statut de femme, veut assurer
son emprise sur Valmont, qu'elle ne cesse de
rabaisser et de persifler. Chez elle, le
libertinage prend donc la forme d'un véritable
féminisme, que la lettre LXXXI révèle dans toute
son ampleur vindicative. Son humiliation d'avoir
été "pariée" par Prévan vaudra à celui-ci un
châtiment impitoyable capable de lui montrer qui
peut prétendre posséder l'autre (lettres LXXIV
et LXXXI).
-
la
séduction est une guerre :
il s'agit pour le conquérant de dissiper d'abord
chez sa victime les scrupules de la raison.
Ainsi les lettres de Valmont à Mme de Tourvel
vérifient le jugement de Mme de Merteuil (à
quoi vous servirait d'attendrir par lettres,
puisque vous ne seriez pas là pour en profiter
? lettre XXXIII). Cette stratégie
argumentative est particulièrement à l'œuvre
dans les lettres LVIII et LXXXIII. Cette
séduction dépasse parfois la raison dans la
fascination "serpentine" que Valmont exerce sur
Mme de Tourvel (lettres LXXVI, LXXVIII) ou dans
l'appétit que Mme de Merteuil manifeste devant
les charmes de Cécile (lettre LXIII), mais
l'érotisme dont il s'agit est toujours un
"érotisme de tête". Mme de Merteuil et Valmont
sont complices d'abord - et peut-être
exclusivement - par la nature de leur
intelligence : leur machiavélisme, allié au
voyeurisme qui explique la jouissance qu'ils
peuvent prendre aux récits de leurs exploits
respectifs, atteste leur cérébralité.
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Roman de l'intelligence qui consacre la suprématie
de l'esprit, l'œuvre de Laclos met en scène, à travers
deux personnages de libertins, une aversion intellectuelle
à l'égard de l'amour, considéré comme un "déraisonnement"
(lettre LXX). La nature de ce libertinage est donc
inséparable de l'étude de deux caractères dominateurs qui
ne peuvent qu'être en conflit par l'identité même de leur
prévention à l'égard des passions.
Ceci, au terme de la deuxième partie,
peut commander une nouvelle attente de lecture.
Lecture
: lettre LXXXI (extrait)
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