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  On ne peut rien voir de plus admirable dans le monde
     que l'homme
.  
Pic de la Mirandole (De dignitate hominis).

 

Chronologie (placez votre curseur sur les événements).

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 a fréquentation des auteurs anciens à travers les manuscrits apportés en Italie par les Grecs développe dès le XVème siècle l'étude des humaniores litterae (ces lettres qui rendent plus humain) que les Romains opposaient aux diviniores litterae (lettres divines) : ces "lettres humaines", ou "humanités", longtemps mises sous le boisseau par l'Église, rassemblent les connaissances profanes dont l'homme est le centre. « Faire ses humanités » signifiera longtemps étudier les auteurs grecs et latins et s'employer à les traduire et à les commenter. C'est à cette tâche que s'adonnent ces érudits que l'on appellera humanistes au siècle suivant : Jacques Amyot, Étienne Dolet, Guillaume Budé.
   Mais ce travail de traduction et d'exégèse qui, appliqué à l'Écriture sainte, fortifie l'évangélisme, ne pouvait manquer d'inspirer aussi tous les espoirs de progrès que devaient permettre l'esprit d'examen et l'expérimentation scientifique. C'est ce deuxième sens que privilégiera le mot "humanisme", à partir du XIXème siècle, en faisant siens les mots de Protagoras : "L'homme est la mesure de toute chose". Cette confiance exaltée dans les facultés humaines préfigure l'idéal des Lumières et lui survivra dans le scientisme, même si, déjà, la Renaissance, ensanglantée par les luttes religieuses, la met copieusement à mal.
   Le corpus que nous présentons souhaite évoquer ces aspects en quatre textes qui pourront faire l'objet de questions destinées à la lecture analytique ou au commentaire.

 

 

1. « Faire ses humanités »

  C'est tout naturellement autour de l'éducation que se rejoignent d'abord les humanistes, soucieux de la débarrasser du psittacisme scolastique et de l'ouvrir aux nouvelles branches du savoir. On appréciera dans le texte ci-dessous l'ampleur du programme auquel Gargantua invite son fils, comme à un festin d'où devrait sortir un homme nouveau.

François RABELAIS (1494-1553)

Pantagruel (1532)
chapitre VIII

texte original / texte modernisé.

Comment Pantagruel étant à Paris reçut des lettres de son père Gargantua, et la copie de celles-ci.

Très cher fils,
[...] encores que mon feu pere de bonne memoire Grandgousier eust adonné tout son estude, à ce que ie proffitasse en toute perfection & sçavoir politicque, & que mon labeur & estude correspondit tresbien, voire encores oultrepassast son desir, toutesfois comme tu peulx bien entendre, le temps n’estoit tant ydoine ny commode es lettres, comme est de present, et n’avoys copie de tels precepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores tenebreux & sentant l’infelicité & calamité des Goths qui avoient mis à destruction toute bonne literature. Mais par la bonté divine, la lumiere & dignité a esté de mon aage rendue es lettres, & y voy tel amendement, que de present à difficulté seroys ie receu en la premiere classe des petitz grimaulx, qui en mon aage virile estoys non à tord reputé le plus sçavant dudict siecle. [...] Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : Grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se die sçavant; Hebraicque, Caldeicque, Latine. Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon aage par inspiration divine, comme à contrefil l’artillerie par suggestion diabolicque. Tout le monde est plain de gens sçavans, de precepteurs tresdoctes, de librairies tresamples, qu’il m’est advis que ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papinian, n'etait telle commodité d’estude qu’on y voit maintenant; et ne se fauldra plus dorenavant trouver en place ny en compaignie qui ne sera bien expoly en l’officine de Minerve. Ie voy les brigans, les bourreaux, les avanturiers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps. Que diray-ie ? Les femmes et les filles ont aspiré à ceste louange & à ceste manne celeste de bonne doctrine. Tant y a qu’en l’aage ou ie suis iay esté contraint d’apprendre les lettres Grecques, lesquelles ie n’avoys pas contemné comme Caton, mais ie n’avoys eu loysir de comprendre en mon ieune aage, et voulentiers me delecte à lire les moraulx de Plutarche, les beaulx dialogues de Platon, les monumens de Pausanias, et antiquitez de Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon createur me appeler et commander yssir de ceste terre. Parquoy mon fils ie te admoneste que employes ta ieunesse à bien proffiter en estude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton precepteur Epistemon, dont l’ung par vives & vocales instructions, l’aultre par louables exemples te peult endoctriner. Ientends & veulx que tu aprenes les langues parfaictement, premierement la Grecque comme le veult Quintilian, secondement la latine, et puis l’Hebraicque pour les sainctes lettres, & la Chaldeicque & Arabicque pareillement,  & que tu formes ton stille, quant à la Grecque, à l’imitation de Platon, quant à la Latine, de Ciceron, qu’il n’y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Des ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t’en donnay quelque goût quand tu estoys encores petit en l’aage de cinq à six ans : poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons. Laisse moy l’Astrologie divinatrice, et art de Lullius comme abuz et vanitez. Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques philosophie. Et quant à la congnoissance des faitz de nature, Ie veulx que tu t’y adonne curieusement, qu’il n’y ait mer, ryviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons, tous les oyseaulx de l’air, tous les arbres arbustes & fructices des forestz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout orient & midy, riens ne te soit incongneu. Puis songneusement revisite les livres des medecins, Grecs, Arabes, & Latins, sans contemner les Thalmudistes & Cabalistes, & par frequentes anatomyes acquiers toy parfaicte congnoissance de l’aultre monde, qui est l’homme. Et par quelques heures du iour commence à visiter les sainctes letttres. Premierement en Grec le nouveau testament et Epistres des apostres, & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que ie voye ung abysme de science, car doresnavant que tu deviens homme & te fais grand, il te fauldra issir de ceste tranquillité & repos d’estude: & apprendre la chevalerie & les armes, pour defendre ma maison, & nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que de brief tu essayes combien tu as proffité, ce que tu ne pourras mieulx faire, que tenant conclusion en tout sçavoir publicquement envers tous & contre tous, et hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs. Mais par ce que selon le sage Salomon, Sapience n’entre point en ame malivole, & science sans conscience n’est que ruyne de l’ame, il te convient servir, aymer, & craindre Dieu & en luy mettre toutes tes pensées, & tout ton espoir, et par foy formée de charité estre à luy adioinct, en sorte que iamais n’en soys desemparé par peché. Ayes suspectz les abuz du monde. Ne metz ton cueur à vanité, car ceste vie est transitoire, mais la parolle de Dieu demeure eternellement. Soys serviable à tous tes prochains, & les ayme comme toymesmes. Revere tes precepteurs, fuys les compaignies des gens esquels tu ne veulx point ressembler; et les graces que Dieu te a données, icelles ne reçoiptz en vain. Et quand tu congnoitras que auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne vers moy affin que ie te voie et donne ma benediction devant que mourir. Mon fils la paix & grace de nostre seigneur soit avecques toy, amen.
De Utopie ce dix septiesme iour du moys de Mars,
ton pere Gargantua.

  Très cher fils,
[...] bien que feu mon regretté père Grandgousier eût déployé tous ses efforts pour que je progresse en perfection et savoir politique, et que mon labeur et mon étude correspondissent bien à son désir et même l'aient dépassé, l'époque toutefois, comme tu peux bien le comprendre, n'était pas aussi opportune ni commode pour étudier les lettres qu'elle l'est à présent, et il n'existait alors aucun précepteur qui puisse ressembler à ceux que tu as eus. Les temps étaient encore ténébreux, ils sentaient l'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruiné toute bonne littérature. Mais, grâce à la bonté divine, la lumière et la dignité ont été à mon époque rendues aux lettres, et j'y vois de tels progrès qu'il me serait aujourd'hui difficile d'être reçu dans la première classe des petits écoliers, moi qui, dans mon âge mûr, étais réputé (non à tort) comme le plus savant du siècle. [...]
    Maintenant toutes les disciplines sont restaurées, les langues mises à l'honneur : le grec, sans lequel il est honteux qu'on se dise savant, l'hébreu, le chaldéen, le latin. Des livres imprimés, fort élégants et corrects, sont utilisés partout, qui ont été inventés à mon époque par inspiration divine, comme inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très vastes, au point qu'à l'époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n'y avait, à mon avis, autant de commodité d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui; et il ne faudra plus dorénavant trouver en lieu et compagnie qui ne sera bien poli dans l'atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers d'aujourd'hui plus savants que les docteurs et les prêcheurs de mon temps. Que dirai-je ? Les femmes et les filles elles-mêmes ont aspiré à cette gloire, à cette manne céleste du beau savoir. Tant et si bien qu'à mon âge, j'ai été contraint d'apprendre le grec, que je n'avais pas méprisé comme Caton, mais que je n'avais pas eu le loisir d'apprendre en ma jeunesse, et je me délecte volontiers à la lecture des Œuvres morales de Plutarque, des beaux Dialogues de Platon, des Monuments de Pausanias et des Antiquités d'Athénée, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu mon créateur de m'appeler et de m'ordonner de quitter cette terre.
    Pour cette raison, mon fils, je te conjure d'employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un, par de vivantes leçons, l'autre par de louables exemples, peuvent bien t'éduquer. J'entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d'abord le grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison; pour le grec, forme ton style en imitant Platon, et Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait aucun fait historique que tu n'aies en mémoire, ce à quoi t'aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le sujet. Des arts libéraux, la géométrie, l'arithmétique et la musique, je t'ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant dans tous les domaines de l'astronomie, mais laisse-moi de côté l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle qui ne sont que tromperies et futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes, et me les confrontes avec la philosophie. Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y appliques avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l'Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu.
   Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite connaissance de cet autre monde qu'est l'homme. Et quelques heures par jour, commence à lire l'Écriture sainte, d'abord en grec le Nouveau Testament et les Épîtres des Apôtres, puis en hébreu l'Ancien Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science : car maintenant que tu es un homme et te fais grand, il te faudra sortir de la tranquillité et du repos de l'étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu mettes tes progrès en application, ce que tu ne pourras mieux faire qu'en soutenant des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés, tant à Paris qu'ailleurs.
   Mais parce que, selon le sage Salomon, la sagesse n'entre jamais dans une âme méchante, et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et en Lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi faite de charité, t'unir à Lui de manière à n'en être jamais séparé par le péché. Prends garde aux tromperies du monde, ne t'adonne pas à des choses vaines, car cette vie est passagère, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable envers ton prochain, et aime-le comme toi-même. Respecte tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler, et ne gaspille pas les grâces que Dieu t'a données. Et quand tu t'apercevras que tu disposes de tout le savoir que tu peux acquérir là-bas, reviens vers moi, afin que je te voie et te donne ma bénédiction avant de mourir. Mon fils, que la paix et la grâce de notre Seigneur soient avec toi. Amen.

D'Utopie, le dix-sept mars,
  ton père, Gargantua.

Questions :

  • L'évocation d'une époque : dans sa lettre Gargantua souligne les profondes mutations des temps nouveaux. Recensez-les. Comment se manifeste son enthousiasme ?
  • « Un abîme de science » : faites l'inventaire des disciplines énumérées par Gargantua. Comment s'exprime sa volonté de rassembler ici un savoir encyclopédique ?
  • « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » : montrez que ce savoir ne se contente pas d'être livresque. En quoi vise-t-il à former l'âme plus que l'esprit ?
  • La finalité de cette éducation livresque alliée à la pratique est de promouvoir les capacités humaines et de triompher des vieux déterminismes qui les jugulaient. Montrez comment se manifeste cette ambition dans l'hymne au progrès que constitue le texte suivant :

     [Pour dissiper l'hésitation de Panurge sur le mariage, Pantagruel décide d'aller avec lui consulter l'oracle de la Dive Bouteille. Ils font pour cela grande cargaison de Pantagruélion, herbe magique qui tient à la fois du chanvre et du lin, dont le narrateur entonne ici l'éloge sur le registre parodique du bateleur de foire.]

      Et je m'ébahis de ce que l'invention d'une telle pratique ait été pendant tant de siècles cachée aux antiques philosophes, étant donné l'utilité inappréciable qui en provient, étant donné la fatigue intolérable que les hommes supporteraient sans elle dans leurs moulins. Au moyen de cette herbe, puisqu'elle permet de capter les flots de l'air, les gros navires de charge, les grands paquebots, les forts galions, les nefs à mille et dix mille places, sont arrachés à leur mouillage et poussés au gré de ceux qui les gouvernent. Par le moyen de cette herbe, les nations que Nature semblait tenir cachées, impénétrables et inconnues, sont venues à nous et nous à elles : prouesse dont sont incapables les oiseaux, quelque légèreté de pennage qu'ils possèdent et quelque liberté de nager dans l'air qui leur soit baillée par Nature. [...] Si bien que les Intelligences célestes, les Dieux, aussi bien marins que terrestres, en ont été tout effrayés, quand ils virent, par l'usage de ce béni Pantagruélion, les peuples arctiques parvenus en vue des Antarctiques, franchir la mer Atlantique, passer les deux Tropiques, tourner sous la zone torride, mesurer tout le zodiaque, s'ébattre sous l'équinoxial, avoir l'un et l'autre pôle en vue à fleur de leur horizon. En un semblable bouleversement, les dieux olympiques ont dit : « Pantagruel nous a plongés dans des réflexions inouïes, et plus pénibles que jamais ne firent les géants Aloïdes, par l'usage et la vertu de son herbe. Il sera marié sous peu, de sa femme il aura des enfants. À cette destinée nous ne pouvons contrevenir, car elle est passée par les mains et fuseaux des sœurs fatales, filles de Nécessité. Par ses enfants (c'est bien possible) sera inventée une herbe de semblable énergie, au moyen de laquelle les humains pourront visiter les sources des grêles, les bondes des pluies et les forges des foudres ; ils pourront envahir les régions de la Lune, entrer dans le territoire des signes célestes zodiacaux et y prendre logis, les uns à l'Aigle d'or, les autres au Mouton, les autres à la Couronne, les autres à la Harpe, les autres au Lion d'argent ; s'asseoir à table avec nous, et prendre pour femmes nos déesses, ce qui est le seul moyen de devenir des dieux.» Finalement, ils ont mis en délibération et à l'ordre du jour la façon d’y remédier et d’y obvier.
    Rabelais, Le Tiers Livre, LI (orthographe modernisée).

 

2. « Un homme réellement expert et rompu à la pratique »

  Avant les rationalistes et les encyclopédistes, les humanistes ont été soucieux de fonder le savoir sur l'expérimentation (on pourra utilement comparer le texte ci-dessous à La dent d'or de Fontenelle). C'est en autodidacte que le céramiste Bernard Palissy prévient ici son lecteur, dans un avertissement où l'on pourra apprécier une profession de foi faite d'humilité et d'arrogance.

 Bernard PALISSY (1510 env.-1590)

Discours admirables des eaux et fontaines (1580)
Avertissement au lecteur.

texte modernisé

  Ami lecteur, le désir que j'ai de te faire profiter de la lecture de ce livre m'a incité à t'avertir de ceci : garde-toi d'enivrer ton esprit de sciences écrites en chambre, selon une théorie imaginaire ou arrachée à quelque livre écrit par l'imagination de ceux qui n'ont rien pratiqué, et garde-toi aussi de croire les opinions de ceux qui disent et soutiennent que la théorie a engendré la pratique. Ceux qui enseignent une telle doctrine utilisent un mauvais argument en disant qu'il faut imaginer et se représenter la chose que l'on veut faire, avant de mettre la main à sa besogne. Si l'homme pouvait exécuter tout ce qu'il imagine, je prendrais leur parti et soutiendrais leur opinion . Mais tant s'en faut ! Si les choses conçues en esprit pouvaient s'exécuter, les souffleurs d'alchimie feraient de bien belles choses et ne s'amuseraient pas à chercher durant cinquante ans, comme beaucoup l'ont fait... Si la théorie figurée dans les esprits des chefs de guerre pouvait s'exécuter, ils ne perdraient jamais une bataille...!
  J'ose dire, pour confondre ceux qui soutiennent une telle opinion, qu'ils ne sauraient faire un soulier, et même pas un talon de chausse, quand bien même ils auraient à leur disposition toutes les théories du monde. Je demande à ceux qui soutiennent cette opinion : quand vous auriez étudié pendant cinquante ans les livres de cosmographie et de navigation en mer, et que vous disposeriez des cartes de toutes les régions, d'une boussole, du compas et des instruments astronomiques - voudriez-vous pour autant entreprendre de conduire un navire par tout pays, comme le ferait un homme réellement expert et rompu à la pratique ? Ces gens-là ne s'exposent pas à de tels dangers, quelque théorie qu'ils aient apprise. Et quand ils auront bien débattu de la question, il leur faudra admettre que la pratique a engendré la théorie.
  J'ai mis ce propos en avant, pour clore la bouche à ceux qui disent : « comment est-il possible qu'un homme puisse savoir quelque chose, et parler des phénomènes naturels, sans avoir vu les livres latins des philosophes ?» Je puis tenir à bon droit de tels propos, puisque, par la pratique, je prouve en plusieurs endroits que la théorie de certains philosophes est fausse, et même quand il s'agit des plus renommés et des plus anciens, comme chacun pourra le voir et entendre, en moins de deux heures, à condition qu'il veuille prendre la peine de venir voir ma collection. Il y verra des choses étonnantes, mises pour témoignage et preuve de mes écrits, disposées en ordre ou sur des étagères, avec des écriteaux au-dessous, afin que chacun puisse s'instruire lui-même. Et je puis t'assurer, lecteur, qu'en bien peu d'heures, voire dès la première journée, tu apprendras plus de philosophie naturelle concernant les choses contenues en ce livre, que tu n'en saurais apprendre en cinquante ans, en lisant les théories et opinions des philosophes anciens. Certains ennemis de la science peuvent bien se moquer des astrologues, en disant : « où est l'échelle par où ils sont montés au ciel, pour connaître la position des astres ?» Mais en ce qui me concerne, je ne crains pas une telle moquerie, parce qu'en apportant la preuve de ce que j'écris, je satisfais la vue, l'ouïe, et le toucher. Les calomniateurs n'auront donc point de prise sur moi, comme tu le verras lorsque tu viendras me voir en ma petite Académie.
Bien te soit.

Questions :

  • L'éloge de la pratique  : par quels arguments Palissy démontre-t-il sa supériorité sur la théorie ? En quoi sa stratégie est-elle bien fidèle à la thèse qu'il soutient ?
  • Le registre polémique : relevez les procédés par lesquels Palissy remet en question le principe d'autorité qui, depuis le Moyen Âge, fortifiait une croyance aveugle dans le savoir livresque.
  • Un souci pédagogique : montrez l'intérêt des « collections » évoquées par l'auteur pour « satisfaire la vue, l'ouïe et le toucher ».

 

 

3. « Ne viser qu'au bien général »

  Avant les philosophes, les humanistes ont eu une vocation pour conseiller les Princes (Machiavel, Thomas More, Erasme). Pacifistes, c'est au nom de la raison qu'ils imaginent une cité idéale où le monarque, loin des artifices de la Cour, manifesterait la vertu politique qui le rendrait garant du bien public. « On ne naît pas homme, on le devient », écrit Erasme (De pueris instituendis, 1519), signifiant par là l'importance d'une éducation qui arracherait les hommes aux déterminismes naturels et les rendrait dignes du gouvernement le plus vertueux.

Didier ERASME (1469 env.-1536)
Éloge de la Folie, LV (1511)

  [Dans ce traité, le philosophe hollandais utilise une prosopopée qui donne la parole à la Folie. On n'oubliera pas que c'est elle qui s'exprime dans ce faux éloge qui condamne la superbe et la corruption des princes.]

  Depuis longtemps, je désirais vous parler des Rois et des Princes de cour; eux, du moins, avec la franchise qui sied à des hommes libres, me rendent un culte sincère.
   À vrai dire, s'ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ? Personne ne voudrait payer la couronne du prix d'un parjure ou d'un parricide, si l'on réfléchissait au poids du fardeau que s'impose celui qui veut vraiment gouverner. Dès qu'il a pris le pouvoir, il ne doit plus penser qu'aux affaires politiques et non aux siennes, ne viser qu'au bien général, ne pas s'écarter d'un pouce de l'observation des lois qu'il a promulguées et qu'il fait exécuter, exiger l'intégrité de chacun dans l'administration et les magistratures. Tous les regards se tournent vers lui, car il peut être, par ses vertus, l'astre bienfaisant qui assure le salut des hommes ou la comète mortelle qui leur apporte le désastre. Les vices des autres n'ont pas autant d'importance et leur influence ne s'étend pas si loin; mais le Prince occupe un tel rang que ses moindres défaillances répandent le mauvais exemple universel. Favorisé par la fortune, il est entouré de toutes les séductions; parmi les plaisirs, l'indépendance, l'adulation, le luxe, il a bien des efforts à faire, bien des soins à prendre, pour ne point se tromper sur son devoir et n'y jamais manquer. Enfin, vivant au milieu des embûches, des haines, des dangers, et toujours en crainte, il sent au-dessus de sa tête le Roi véritable, qui ne tardera pas à lui demander compte de la moindre faute, et sera d'autant plus sévère pour lui qu'il aura exercé un pouvoir plus grand.
   En vérité, si les princes se voyaient dans cette situation, ce qu'ils feraient s'ils étaient sages, ils ne pourraient, je pense, goûter en paix ni le sommeil, ni la table. C'est alors que j'apporte mon bienfait : ils laissent aux Dieux l'arrangement des affaires, mènent une vie de mollesse et ne veulent écouter que ceux qui savent leur parler agréablement et chasser tout souci des âmes. Ils croient remplir pleinement la fonction royale, s'ils vont assidûment à la chasse, entretiennent de beaux chevaux, trafiquent à leur gré des magistratures et des commandements, inventent chaque jour de nouvelles manières de faire absorber par leur fisc la fortune des citoyens, découvrent les prétextes habiles qui couvriront d'un semblant de justice la pire iniquité. Ils y joignent, pour se les attacher, quelques flatteries aux masses populaires.
   Représentez-vous maintenant le Prince tel qu'il est fréquemment. Il ignore les lois, est assez hostile au bien général, car il n'envisage que le sien; il s'adonne aux plaisirs, hait le savoir, l'indépendance et la vérité, se moque du salut public et n'a d'autres règles que ses convoitises et son égoïsme. Donnez-lui le collier d'or, symbole de la réunion de toutes les vertus, la couronne ornée de pierres fines, pour l'avertir de l'emporter sur tous par un ensemble de vertus héroïques; ajoutez-y le sceptre, emblème de la justice et d'une âme incorruptible, enfin la pourpre, qui signifie le parfait dévouement à l'État. Un prince qui saurait comparer sa conduite à ces insignes de sa fonction, rougirait, ce me semble, d'en être revêtu et redouterait qu'un malicieux interprète ne vînt tourner en dérision tout cet attirail de théâtre.

Questions :

  • « C'est alors que j'apporte mon bienfait » : quelles sont ces consolations apportées par la Folie ? Quels autres noms donner à celle-ci si l'on pense à la condition des rois (pensez à la formule de Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ») ?
  • La satire : quelles accusations essentielles condamnent l'exercice futile et corrompu de la monarchie ? Quels en sont les principaux procédés littéraires ?
  • Le monarque idéal : après en avoir rapidement brossé le portrait, tel qu'il se dégage implicitement ou explicitement de ce texte, vous pourrez le rapprocher de l'idéal philosophique du despote éclairé (cf. par exemple le chapitre XVIII du Candide de Voltaire, ou l'article « Autorité politique » de l'Encyclopédie de Diderot).

 

4. L'humanisme en question

  La foi humaniste s'épanouit en dépit de l'héliocentrisme de Copernic, qui retire à l'homme son rang de créature élue dans l'univers. Mais le déchaînement de la barbarie au Nouveau Monde et plus encore celle des guerres de religion ne manquent pas de la nuancer. Montaigne, avant les autres, confie son scepticisme à l'égard de la raison humaine : « Est-il possible de rien imaginer d'aussi ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander ? ».

Michel de MONTAIGNE (1533-1592)
Essais, II, 12, Apologie de Raimond Sebond (1580)

 [A la demande de son père, Montaigne avait traduit la Théologie naturelle du philosophe catalan Raimond Sebond. Il compose ici (peut-être sur l'invitation de Marguerite de Valois) une bien curieuse Apologie qui, par le scepticisme qu'elle manifeste, bat en brèche les idées de l'auteur qu'elle doit défendre : quand ce dernier établit l'homme en souverain de la création, Montaigne accumule en une cascade d'exemples autant de signes évidents de l'insuffisance de la raison humaine.]

texte original / texte modernisé (transcription : Guy de Pernon).

  Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer cler-semez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veuë de cette hauteur extreme ne l'espouvanté et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il yen a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle estoit à terre. J'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deça (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veuë de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n'eusse sçeu choir si je ne me fusse porté à escient au dangier. J'y remerquay aussi, quelque hauteur qu'il y eust, pourveu qu'en cette pente il s'y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veuë et la diviser, que cela nous allege et donne asseurance, comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir secours; mais que les precipices coupez  et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : « ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit » ; qui est une evidente imposture de la veuë. Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. « Fit etiam sape specie quadam, sape vacum gravita te et cantibus, ut pellantur animi vehementius , sape etiam cura et timare ». Les medecins tiennent qu'il y a certaines complexions qui s'agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J'en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience; et n'est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer; comme, à ouyr mascher prez de nous, ou ouyr parler quelqu'un qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent jusques à la colere et la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus, qui amollissoit, roidissoit, et contournoit la voix de son maistre, lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son, n'avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs ? Vrayement il y a bien de quoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d'un si leger vent !

  Qu’on place un philosophe dans une cage faite de fil de fer fin à larges mailles et qu’on la suspende en haut des tours de Notre-Dame de Paris : notre homme sera bien obligé d’admettre qu’il ne risque pas de tomber, et pourtant il ne pourra empêcher (sauf s’il est habitué au métier de couvreur) que la vue de la hauteur extrême à laquelle il se trouve ne l’épouvante et ne le fasse frissonner. Et nous sommes assez soucieux de nous rassurer sur les galeries de nos clochers, quand elles sont ajourées, et pourtant elles sont en pierre. Il y a des gens qui ne peuvent même pas supporter d’y penser ! Qu’on jette entre ces deux tours une grosse poutre, suffisamment large pour que nous puissions nous y promener : il n’y a aucune sagesse philosophique qui soit assez forte pour nous donner le courage d’y marcher, comme nous le ferions si elle était à terre. J’ai souvent fait cette expérience dans nos montagnes; et quoique étant de ceux qui ne s’effraient guère de ces choses-là, je ne pouvais supporter la vue de ces profondeurs infinies sans horreur ni sans ressentir des tremblements dans les cuisses et dans les jarrets. Et pourtant je me tenais à bonne distance du bord, au moins de ma propre taille, et je ne risquais pas de tomber, sauf à me porter délibérément au-devant du danger. J’ai remarqué aussi que, quelle que soit la hauteur, si sur la pente il se présente un arbre, ou une bosse de rocher, à quoi la vue puisse s’accrocher, et comme se diviser, cela nous soulage et nous donne de l’assurance; comme si c’était là quelque chose dont nous puissions attendre quelque secours en cas de chute ! Mais les précipices abrupts et sans aspérités, nous ne pouvons même pas les regarder sans que la tête nous tourne : « Si bien que l’on ne peut regarder vers le bas sans que les yeux et l’esprit soient saisi de vertige1» ). Et c’est pourtant là une tromperie évidente due à notre vue. C’est pourquoi d’ailleurs ce grand philosophese creva les yeux pour décharger son âme de la distraction qu’elle lui procurait, et pouvoir philosopher plus librement.
  Mais à ce compte-là, il aurait pu se faire aussi couper les oreilles, que Théophraste considère comme le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes et propres à nous troubler et nous changer; et pour finir, il aurait dû se priver de tous les autres sens, c’est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette aptitude à diriger notre raisonnement et notre âme. « Il arrive souvent que les esprits soient troublés par un certain aspect, par la gravité des voix, par les chants; et même par un souci ou une crainte2 Les médecins disent qu’il y a des tempéraments que certains sons et certains instruments excitent jusqu’à la folie furieuse. J’en ai vu qui ne pouvaient supporter d’entendre ronger un os sous leur table sans perdre patience; et il n’est quasiment personne qui ne soit troublé par ce bruit aigre et agaçant que font les limes en raclant du fer. De même lorsqu’on entend quelqu’un mâcher tout près de soi, ou parler avec le gosier obstrué ou le nez bouché: nombreux sont ceux qui en sont gênés, au point d’en ressentir de la colère ou de la haine. Le fameux joueur de flûte de Gracchus, qui lui servait de souffleur, et qui adoucissait, renforçait et modulait la voix de son maître quand il faisait ses discours à Rome, à quoi eût-il servi si le mouvement et la qualité du son n’avait quelque capacité à émouvoir et modifier le jugement des auditeurs ? En vérité, il n’y a pas de quoi louer la fermeté d’un si bel organe qui se laisse manipuler et modifier par les variations d’un aussi faible vent !

1. Tite-Live, XLIV, 6.
2. Cicéron, De divinatione, I, 37.

Questions :

  • Reformulez en une phrase la thèse de Montaigne.
  • Le recours à l'apologue et à l'exemple personnel : montrez que Montaigne le privilégie sur le raisonnement abstrait. Pourquoi ?
  • Commentez la dernière phrase. Faut-il conclure au pessimisme de Montaigne (cf. la phrase suivante, qui peut éclairer son vrai projet : « [L'homme] s'élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main; il s'élèvera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soulever par les moyens purement célestes »).