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Je
suis maître de moi comme de l'univers.
Pierre Corneille, Cinna.
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1610 |
1624 |
1635 |
1643 |
1648 |
1661 |
1672 |
1678 |
1682 |
1685 |
1715 |
Le
mot latin «classicus» désigne un individu "de la première
classe des citoyens". L'adjectif «classique» apparaît au
XVIème siècle avec le sens d'«écrivain de premier ordre»,
mais ce sont les Romantiques qui, en définissant leur
esthétique, imposeront a posteriori le sens que
nous donnons aujourd'hui au mot « classicisme » : nous
englobons par cette notion l'ensemble de la production
littéraire et artistique qui coïncide avec le XVIIème siècle
- et surtout avec le règne de Louis XIV -, dans laquelle
nous reconnaissons des caractères d'ordre et
d'équilibre alliés au goût des codifications
esthétiques et morales.
On a pu voir dans ces caractères l'expression
privilégiée du « génie français », et il est vrai qu'avec
les écrivains classiques, la langue française parvient à la
clarté et à l'élégance qui assureront son rayonnement (voyez
le ). Cependant on aurait tort de voir
dans ce corpus de règles qui constitue le classicisme une
conquête de la perfection gagnée sur le naturel et sur le
cœur. Notre propos est de montrer au contraire, à l'aide
d'une séquence bâtie sur quatre textes, que ce mouvement est
toujours guidé par une volonté de conciliation de la
sincérité et de la politesse, qui font plutôt du
classicisme une école de la maîtrise de soi
bâtie sur une recherche de l'harmonie.
1. «
Les règles du devoir ».
La
querelle
des Anciens et des Modernes mit en valeur les
divisions des théoriciens classiques à propos de
l'Antiquité : s'ils s'inspirent des préceptes d'Aristote,
ils n'ont pas pour elle un culte immodéré. Ils n'en
retiennent que ce qui fuit l'artifice et l'excessive
ingéniosité, visant par là cette intemporalité qui ne peut
s'acquérir que par le bon sens. C'est ainsi sur ce dernier
que Descartes fonda son Discours de la méthode
et, avant Boileau, la génération des doctes (Vaugelas,
Chapelain) définit la correction du langage par cet usage
clair et raisonné qui l'assimile à une véritable
politesse.
Nicolas
Boileau
(1636-1711)
Art poétique, I
(1674)
[Dans
ce célèbre traité qui reprend les éléments de
doctrine élaborés par les doctes, Boileau
s'emploie d'abord à condamner le "faste
pédantesque" de la poésie du XVIème siècle et
salue en Malherbe l'initiateur de l'ordre et de
la mesure en poésie.]
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Enfin
Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu'il faut toujours
chercher.
Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours
sacrée. |
En
vain vous me frappez d'un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux;
Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant
écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse;
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d'esprit, que peu de jugement.
J'aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes
fourmillent,
Des traits d'esprit semés de temps en temps
pétillent.
Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu;
Que le début, la fin répondent au milieu;
Que d'un art délicat les pièces assorties
N'y forment qu'un seul tout de diverses parties :
Que jamais du sujet le discours s'écartant
N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant.
Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
Soyez-vous à vous-même un sévère critique. |
Questions
:
-
Repérez
les préceptes essentiels de cet art poétique. Quels
sont leurs mots-clés ?
-
Boileau
fut surnommé le "législateur du Parnasse" : recensez
les formes différentes que prend dans cet extrait
l'expression de l'obligation ou du conseil.
-
«
Que jamais du sujet le discours s'écartant / N'aille
chercher trop loin quelque mot éclatant »,
écrit Boileau. Montrez comment l'extrait suivant (Préface
des Œuvres diverses, 1701) justifie cet idéal
de simplicité :
Un ouvrage a beau être approuvé d'un
petit nombre de connaisseurs; s'il n'est
plein d'un certain agrément et d'un certain
sel propre à piquer le goût général des
hommes, il ne passera jamais pour un bon
ouvrage, et il faudra à la fin que les
connaisseurs eux-mêmes avouent qu'ils se
sont trompés en lui donnant leur
approbation. Que si on me demande ce que
c'est que cet agrément et ce sel, je
répondrai que c'est un je ne sais quoi qu'on
peut beaucoup mieux sentir que dire. A mon
avis néanmoins, il consiste principalement à
ne jamais présenter aux lecteurs que des
pensées vraies et des expressions justes.
L'esprit de l'homme est naturellement plein
d'un nombre infini d'idées confuses du Vrai,
que souvent il n'entrevoit qu'à demi; et
rien ne lui est plus agréable que lorsqu'on
lui offre quelqu'une de ces idées bien
éclaircie et mise dans un beau jour.
Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante,
extraordinaire ? Ce n'est point, comme se le
persuadent les ignorants, une pensée que
personne n'a jamais eue, ni dû avoir : c'est
au contraire une pensée qui a dû venir
à tout le monde, et que quelqu'un s'avise le
premier d'exprimer. Un bon mot n'est bon mot
qu'en ce qu'il dit une chose que chacun
pensait, et qu'il la dit d'une manière vive,
fine et nouvelle.
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2. « La
grande règle de toutes les règles » : plaire et instruire.
De
tous les classiques, Molière est celui qui eut le plus de
mal à brider son inspiration dans ces règles théâtrales
qui, sous le patronage d'Aristote, visaient à resserrer au
maximum l'action, l'espace et le temps autour de
l'exploration d'une crise. Formé par le public spontané de
la comédie, dont le rire reste le meilleur garant
d'efficacité, il eut à cœur de subordonner les règles au
plaisir, fidèle en cela au précepte d'Horace : «
il obtient tous les suffrages celui qui unit l'utile à
l'agréable, et plaît et instruit en même temps.» (Art
poétique, III, 342-343).
Molière (1622-1673)
Critique de
L'École des femmes (1663)
[Malgré
son succès, la représentation de L'École
des femmes en 1662 suscita une vive
querelle qui déchaîna les doctes et les
prudes contre le prétendu "amoralisme" de la
pièce et une certaine "outrance" que l'on
vit dans les caractères mis en scène.
Molière répliqua l'année suivante par cette
comédie où Dorante et Uranie sont opposés au
pédant Lysidas.]
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URANIE
: Mais, de grâce, Monsieur Lysidas,
faites-nous voir ces défauts, dont je ne me
suis point aperçue.
LYSIDAS : Ceux qui possèdent Aristote et
Horace voient d'abord, Madame, que cette
comédie pèche contre toutes les règles de
l'art.
URANIE : Je vous avoue que je n'ai aucune
habitude avec ces messieurs-là, et que je ne
sais point les règles de l'art.
DORANTE : Vous êtes de plaisantes gens avec
vos règles, dont vous embarrassez les
ignorants et nous étourdissez tous les jours.
Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles
de l'art soient les plus grands mystères du
monde; et cependant ce ne sont que quelques
observations aisées, que le bon sens a faites
sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend
à ces sortes de poèmes; et le même bon sens
qui a fait autrefois ces observations les fait
aisément tous les jours, sans le secours
d'Horace et d'Aristote. Je voudrais bien
savoir si la grande règle de toutes les règles
n'est pas de plaire, et si une pièce de
théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un
bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse
sur ces sortes de choses, et que chacun ne
soit pas juge du plaisir qu'il y prend ?
URANIE : J'ai remarqué une chose de ces
messieurs-là : c'est que ceux qui parlent le
plus des règles, et qui les savent mieux que
les autres, font des comédies que personne ne
trouve belles.
DORANTE : Et c'est ce qui marque, Madame,
comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes
embarrassantes. Car enfin, si les pièces qui
sont selon les règles ne plaisent pas et que
celles qui plaisent ne soient pas selon les
règles, il faudrait de nécessité que les
règles eussent été mal faites. Moquons-nous
donc de cette chicane où ils veulent
assujettir le goût du public, et ne consultons
dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur
nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux
choses qui nous prennent par les entrailles,
et ne cherchons point de raisonnements pour
nous empêcher d'avoir du plaisir.
URANIE : Pour moi, quand je vois une comédie,
je regarde seulement si les choses me
touchent; et, lorsque je m'y suis bien
divertie, je ne vais point demander si j'ai eu
tort, et si les règles d'Aristote me
défendaient de rire.
DORANTE : C'est justement comme un homme qui
aurait trouvé une sauce excellente, et qui
voudrait examiner si elle est bonne sur les
préceptes du Cuisinier français.
URANIE : Il est vrai; et j'admire les
raffinements de certaines gens sur des choses
que nous devons sentir nous-mêmes.
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Questions
:
- Étudiez la
stratégie argumentative en en repérant les formes
essentielles (fonction impressive, procédés satiriques,
rôle des exemples).
- Comment la
distribution de la parole dans ce dialogue appuie-t-elle
cette stratégie ?
3.
L'honnête homme.
« Reconnaissons l'imperfection de l'homme séparé de l'homme,
et l'avantage qu'a la société sur la solitude »,
écrit Guez de Balzac (Aristippe ou De la Cour).
Toute la morale du Grand Siècle est fondée sur une morale
de la vie sociale qui prône un arrangement bienséant entre
la liberté du jugement personnel et les lois de la
sociabilité. L'honnête homme se gardera donc de choquer
par son comportement agressif ou même sa mauvaise humeur
(pensons à l'Alceste de Molière). Par la maîtrise de soi,
l'éclat de sa conversation et la finesse de sa culture, il
saura sans hypocrisie s'adapter à la société mondaine,
puisque son sens de la mesure lui fera connaître et
accepter les faiblesses humaines. A ce titre, l'idéal de
l'honnête homme n'est pas vraiment séparable des codes
héroïques à l'œuvre dans la tragédie.
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Jean
de La
Bruyère (1645-1696)
Les Caractères (1688)
Nous proposons ci-dessous quelques fragments
des portraits qui émaillent les Caractères.
Cette typologie, par laquelle La Bruyère
entend stigmatiser des travers inconciliables
avec l'honnêteté, nous servira à
proposer des travaux d'analyse destinés à
retrouver, "en creux", cette notion
fondamentale de la morale classique.
|
Giton
a le teint frais, le visage plein et les joues
pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules
larges, l'estomac haut, la démarche ferme et
délibérée. Il parle avec confiance; il fait
répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que
médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un
ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il
crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort
le jour, il dort la nuit et profondément; il
ronfle en compagnie. Il occupe à la table et à la
promenade plus de place qu'un autre. Il tient le
milieu en se promenant avec ses égaux; il
s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de
marcher, et l'on marche : tous se règlent sur lui.
Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole
: on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi
longtemps qu'il veut parler; on est de son avis,
on croit les nouvelles qu'il débite. S'il
s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un
fauteuil, croiser ses jambes l'une sur l'autre,
froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses
yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite,
et découvrir son front par fierté et par audace.
Il est enjoué, grand rieur, impatient,
présomptueux, colère, libertin, politique,
mystérieux sur les affaires du temps; il se croit
des talents et de l'esprit. Il est riche.
|
J'entends
Théodecte de l'antichambre; il
grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le
voilà entré : il rit, il crie, il éclate, on
bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est
pas moins redoutable par les choses qu'il dit que
par le ton dont il parle. Il ne s'apaise, et il ne
revient de ce grand fracas que pour bredouiller
des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard
au temps, aux personnes, aux bienséances, que
chacun a son fait sans qu'il ait eu l'intention de
le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a,
à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on
servi, il se met le premier à table et dans la
première place; les femmes sont à sa droite et à
sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il
plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a
nul discernement des personnes, ni du maître, ni
des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on
a pour lui. Est-ce lui, est-ce Euthydème qui donne
le repas ? Il rappelle à soi toute l'autorité de
la table; et il y a un moindre inconvénient à la
lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin
et les viandes n'ajoutent rien à son caractère; Si
on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui
qui perd, et il l'offense; les rieurs sont pour
lui : il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui
passe.
|
Gnathon
ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble
sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non
content de remplir à une table la première place,
il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie
que le repas est pour lui et pour toute la
compagnie; il se rend maître du plat, et fait son
propre de chaque service : il ne s'attache à aucun
des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il
voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois.
Il ne se sert à table que de ses mains; il manie
les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en
use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils
veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur
épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes,
capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus
et les sauces lui dégouttent du menton et de la
barbe; s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il
le répand en chemin dans un autre plat et sur la
nappe; on le suit à la trace. [...] Il embarrasse
tout le monde, ne se contraint pour personne, ne
plaint personne, ne connaît de maux que les siens,
que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la
mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il
rachèterait volontiers de l'extinction du genre
humain.
|
Que
dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas; vous
plairait-il de recommencer? J'y suis encore moins.
Je devine enfin : vous voulez, Acis,
me dire qu'il fait froid : que ne disiez-vous : "
Il fait froid" ? Vous voulez m'apprendre qu'il
pleut ou qu'il neige; dites : "Il pleut, il
neige". Vous me trouvez bon visage, et vous
désirez de m'en féliciter; dites : "Je vous trouve
bon visage." - Mais répondez-vous cela est bien
uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait
pas en dire autant ?" Qu'importe, Acis ? Est-ce un
si grand mal d'être entendu quand on parle, et de
parler comme tout le monde ? Une chose vous
manque, Acis, à vous et à vos semblables, les
diseurs de phébus;
vous ne vous en défiez point, et je vais vous
jeter dans l'étonnement : une chose vous manque,
c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous
une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir
plus que les autres; voilà la source de votre
pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées,
et de vos grands mots qui ne signifient rien. Vous
abordez cet homme, ou vous entrez dans cette
chambre; je vous tire par votre habit et vous dis
à l'oreille : "Ne songez point à avoir de
l'esprit, n'en ayez point, c'est votre rôle; ayez,
si vous pouvez, un langage simple, et tel que
l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit :
peut-être alors croira-t-on que vous en avez."
|
Ménalque
descend son escalier, ouvre sa porte
pour sortir, il la referme: il s'aperçoit qu'il
est en bonnet de nuit; et venant à mieux
s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit
que son épée est mise du côté droit, que ses bas
sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise
est par-dessus ses chausses. [...] On l'a vu une
fois heurter du front contre celui d'un aveugle,
s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui
chacun de son côté à la renverse. Il lui est
arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête
à la rencontre d'un prince et sur son passage, se
reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de
se coller à un mur pour lui faire place. Il
cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il
appelle ses valets l'un après l'autre: on lui perd
tout, on lui égare tout; il demande ses gants,
qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme
qui prenait le temps de demander son masque
lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à
l'appartement, et passe sous un lustre où sa
perruque s'accroche et demeure suspendue: tous les
courtisans regardent et rient; Ménalque regarde
aussi et rit plus haut que les autres, il cherche
des yeux dans toute l'assemblée où est celui qui
montre ses oreilles, et à qui il manque une
perruque.
|
Si
[Onuphre] entre dans une église,
il observe d'abord de qui il peut être vu; et
selon la découverte qu'il vient de faire, il se
met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se
mettre à genoux ni à prier. Arrive-t-il vers lui
un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui
peut l'entendre, non seulement il prie, mais il
médite, il pousse des élans et des soupirs; si
l'homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit
partir, s'apaise et ne souffle pas. Il entre une
autre fois dans un lieu saint, perce la foule,
choisit un endroit pour se recueillir, et où tout
le monde voit qu'il s'humilie : s'il entend des
courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à
la chapelle avec moins de silence que dans
l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour
les faire taire ; il reprend sa méditation, qui
est toujours la comparaison qu'il fait de ces
personnes avec lui-même, et où il trouve son
compte. Il évite une église déserte et solitaire,
où il pourrait entendre deux messes de suite, le
sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu
et lui, et sans que personne lui en sût gré : il
aime la paroisse, il fréquente les temples où se
fait un grand concours ; on n'y manque point son
coup, on y est vu.
|
Questions
:
- Identifiez
dans chacun des extraits le vice mis en scène par le
narrateur.
- Précisez
les points communs de tous ces travers et tirez-en une
définition concise de l'idéal de l'honnête homme.
- Quels sont
dans ces extraits les caractères essentiels de l'art de
La Bruyère, dans le récit comme dans le portrait ?
4. Une
morale héroïque.
Dans la morale classique, la recherche d'un ordre
satisfaisant pour la vie sociale, comme celle d'une
victoire sur l'intempérance des mœurs, conduit à un
véritable héroïsme. La tragédie cornélienne s'est bâtie
sur ces valeurs généreuses (voyez
notre page sur . Souvent partagé entre
la passion et le devoir, le héros classique choisit
toujours de rester maître de lui-même. Dans son Traité
des passions de l'âme, Descartes définit cette
morale hautaine de l'individu qui manifeste une « libre
disposition » à « ne manquer jamais de volonté pour
entreprendre toutes les choses et exécuter toutes les
choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre
parfaitement la vertu. »
|
Mme de La Fayette (1634-1693)
La
Princesse de Clèves (1678)
[Mme
de Clèves a avoué à son mari l'inclination qui
la porte vers le duc de Nemours. Torturé par
la jalousie, et abusé par de fausses rumeurs,
le prince de Clèves en meurt. Libre désormais,
la princesse décide néanmoins de se retirer du
monde, non sans avoir avoué sa passion à
Nemours.]
|
- Je veux vous parler encore avec la même
sincérité que j'ai déjà commencé, reprit-elle,
et je vais passer par-dessus toute la retenue et
toutes les délicatesses que je devrais avoir
dans une première conversation, mais je vous
conjure de m'écouter sans m'interrompre.
Je crois devoir à votre attachement la
faible récompense de ne vous cacher aucun de mes
sentiments, et de vous les laisser voir tels
qu'ils sont. Ce sera apparemment la seule fois
de ma vie que je me donnerai la liberté de vous
les faire paraître; néanmoins je ne saurais vous
avouer, sans honte, que la certitude de n'être
plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît
un si horrible malheur, que, quand je n'aurais
point des raisons de devoir insurmontables, je
doute si je pourrais me résoudre à m'exposer à
ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je
le suis, et que les choses sont d'une sorte que
le public n'aurait peut-être pas sujet de vous
blâmer, ni moi non plus, quand nous nous
engagerions ensemble pour jamais. Mais les
hommes conservent-ils de la passion dans ces
engagements éternels ? Dois-je espérer un
miracle en ma faveur et puis-je me mettre en
état de voir certainement finir cette passion
dont je ferais toute ma félicité ? Monsieur de
Clèves était peut-être l'unique homme du monde
capable de conserver de l'amour dans le mariage.
Ma destinée n'a pas voulu que j'aie pu profiter
de ce bonheur; peut-être aussi que sa passion
n'avait subsisté que parce qu'il n'en aurait pas
trouvé en moi. Mais je n'aurais pas le même
moyen de conserver la vôtre : je crois même que
les obstacles ont fait votre constance. Vous en
avez assez trouvé pour vous animer à vaincre; et
mes actions involontaires, ou les choses que le
hasard vous a apprises, vous ont donné assez
d'espérance pour ne vous pas rebuter.
- Ah ! Madame, reprit monsieur de
Nemours, je ne saurais garder le silence que
vous m'imposez : vous me faites trop
d'injustice, et vous me faites trop voir combien
vous êtes éloignée d'être prévenue en ma faveur.
- J'avoue, répondit-elle, que les
passions peuvent me conduire; mais elles ne
sauraient m'aveugler. Rien ne me peut empêcher
de connaître que vous êtes né avec toutes les
dispositions pour la galanterie, et toutes les
qualités qui sont propres à y donner des succès
heureux. Vous avez déjà eu plusieurs passions,
vous en auriez encore; je ne ferais plus votre
bonheur; je vous verrais pour une autre comme
vous auriez été pour moi. J'en aurais une
douleur mortelle, et je ne serais pas même
assurée de n'avoir point le malheur de la
jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous
cacher que vous me l'avez fait connaître, et que
je souffris de si cruelles peines le soir que la
reine me donna cette lettre de madame de
Thémines, que l'on disait qui s'adressait à
vous, qu'il m'en est demeuré une idée qui me
fait croire que c'est le plus grand de tous les
maux.
Par vanité ou par goût, toutes les femmes
souhaitent de vous attacher. Il y en a peu à qui
vous ne plaisiez; mon expérience me ferait
croire qu'il n'y en a point à qui vous ne
puissiez plaire. Je vous croirais toujours
amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas
souvent. Dans cet état néanmoins, je n'aurais
d'autre parti à prendre que celui de la
souffrance; je ne sais même si j'oserais me
plaindre. On fait des reproches à un amant; mais
en fait-on à un mari, quand on n'a à lui
reprocher que de n'avoir plus d'amour ? Quand je
pourrais m'accoutumer à cette sorte de malheur,
pourrais-je m'accoutumer à celui de croire voir
toujours monsieur de Clèves vous accuser de sa
mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous
avoir épousé et me faire sentir la différence de
son attachement au vôtre ? Il est impossible,
continua-t-elle, de passer par-dessus des
raisons si fortes : il faut que je demeure dans
l'état où je suis, et dans les résolutions que
j'ai prises de n'en sortir jamais.
- Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ?
s'écria monsieur de Nemours. Pensez-vous que vos
résolutions tiennent contre un homme qui vous
adore, et qui est assez heureux pour vous plaire
? Il est plus difficile que vous ne pensez,
Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce
qui nous aime. Vous l'avez fait par une vertu
austère, qui n'a presque point d'exemple; mais
cette vertu ne s'oppose plus à vos sentiments,
et j'espère que vous les suivrez malgré vous.
- Je sais bien qu'il n'y a rien de plus
difficile que ce que j'entreprends, répliqua
madame de Clèves; je me défie de mes forces au
milieu de mes raisons. Ce que je crois devoir à
la mémoire de monsieur de Clèves serait faible,
s'il n'était soutenu par l'intérêt de mon repos;
et les raisons de mon repos ont besoin d'être
soutenues de celles de mon devoir. Mais quoique
je me défie de moi-même, je crois que je ne
vaincrai jamais mes scrupules, et je n'espère
pas aussi de surmonter l'inclination que j'ai
pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me
priverai de votre vue, quelque violence qu'il
m'en coûte. Je vous conjure, par tout le pouvoir
que j'ai sur vous, de ne chercher aucune
occasion de me voir. Je suis dans un état qui me
fait des crimes de tout ce qui pourrait être
permis dans un autre temps, et la seule
bienséance interdit tout commerce entre nous.
|
Questions
:
- Comment se
manifeste dans la déclaration de Mme de Clèves ce
mélange de force et de faiblesse qui rend sa décision
plus héroïque ?
- Quelle est
à votre avis la part de l'orgueil dans ce renoncement ?
5.
Classicisme et baroque.
Marquée par les guerres de religion, la fin du XVIème
siècle manifestait un doute général sur l'homme dont
Montaigne est l'expression la plus aboutie. Acceptant de
se situer dans un monde énigmatique et mouvant, celui-ci
anticipait sur une sensibilité nouvelle qu'expriment au
début du XVIIème siècle certains poètes qu'on a plus tard
voulu regrouper sous le terme de baroques : Tristan
l'Hermite,
Théophile de Viau, Jean-Baptiste
Chassignet, Philippe
Desportes... :
Le monde n’est qu’une balançoire
perpétuelle. Toutes choses y sont sans cesse en mouvement
: la terre, les rochers du Caucase, les pyramides
d’Egypte, et sous l'effet du mouvement général et en vertu
de leur propre agitation. La constance elle-même n’est pas
autre chose qu’un mouvement plus languissant. Je ne peux
pas fixer l'objet de mon étude. Il va trouble et
chancelant, dans une ivresse naturelle. Je le prends dans
cette situation, comme il est, dans l’instant où je
m'occupe de lui. Je ne peins pas l’être. Je peins le
passage, non un passage d'un âge à un autre, ou, comme dit
le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de
minute en minute. Il faut adapter mon histoire à l’heure.
Bientôt je pourrai changer non seulement de destin, mais
aussi d’intention. (Montaigne, Essais,
livre III, chap. II, Du repentir, translation d'A. Lanly).
On veut traditionnellement opposer le
classicisme à cette sensibilité baroque, mais, en fait,
celle-ci court à travers tous les siècles et envahit sans
ruptures celui qui nous occupe : il faut bien constater en
effet qu'au milieu des œuvres et des tempéraments les plus
classiques, se manifestent des caractères
évidemment étrangers à la confiance que l'homme peut avoir
dans sa raison : pessimisme, vertige consécutifs à un
scepticisme qui peut aller jusqu'à l'athéisme; goût du
masque, de l'illusion, révélateurs d'un doute général sur
la réalité du moi, du monde même. Ces caractères se trouvent aisément chez les auteurs les plus classiques, comme Molière ou Corneille. Il nous semble ainsi qu'on ne peut pas parler de « mouvement baroque » au sens d'école (pas de groupe physique, pas de manifeste), plutôt d'une esthétique qu'accompagnent une intuition métaphysique et une morale parfaitement compatibles d'ailleurs avec le classicisme, dont le baroque est comme la tentation dionysiaque.
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Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673)
[C'est
en pensant à des Barreaux, libertin déclaré,
impie et débauché, que Pascal dénonce ceux «
qui ont voulu renoncer à la raison et devenir
bêtes brutes. » (Pensées, 29). Auteur
d'une œuvre discrète, Des Barreaux incarne en
effet les relations étroites que la
sensibilité baroque entretient avec le
libertinage philosophique.
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Tout n'est plein ici-bas que de vaine
apparence,
Ce qu'on donne à sagesse est conduit par le
sort,
L'on monte et l'on descend avec pareil effort,
Sans jamais rencontrer l'état de consistance.
Que veiller et dormir ont peu de différence !
Grand maître en l'art d'aimer, tu te trompes
bien fort
En nommant le sommeil l'image de la mort,
La vie et le sommeil ont plus de ressemblance.
Comme on resve en son lict, resver en la
maison,
Espérer sans succès, et craindre sans raison,
Passer et repasser d'une à une autre envie,
Travailler avec peine et travailler sans
fruit,
Le dirai-je Mortels, qu'est-ce que cette vie ?
C'est un songe qui dure un peu plus d'une
nuit.
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Questions
:
- Présentez
un commentaire de ce poème autour des grands axes
présents dans ces mots de Gérard Genette (Figures, I):
Le monde est un théâtre : cette proposition en appelle
inévitablement une autre, qui la transpose sur une
autre frontière de l’existence, et dont Calderon fait
le titre d’une de ses comédies : La Vie est un songe.
Une dialectique perplexe de la veille et du rêve, du
réel et de l’imaginaire, de la sagesse et de la folie,
traverse toute la pensée baroque. [...] Ce que nous
prenons pour réalité n’est peut-être qu’illusion, mais
qui sait si ce que nous prenons pour illusion n’est
pas aussi souvent réalité ? Si la folie n'est pas un
autre tour de sagesse, et le songe une vie un peu plus
inconstante ?
- Plus que
dans la littérature, c'est dans les beaux-arts que l'esthétique baroque
s'est le mieux affirmée. Recherchez dans ce domaine des
arts, à l'échelle européenne, des exemples capables de
représenter clairement les caractères de l'esthétique
baroque : peinture, architecture, sculpture, musique.
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