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STENDHAL
LA CHARTREUSE DE PARME
L'HÉROÏSME
À L'ÉPREUVE DU ROMAN |
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Objet
d'étude :
Le
roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle.
Parcours
:
Individu, morale et société
Le personnage de roman.
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La Chartreuse de Parme est un
roman de formation : c'est dire que le roman nous fait
assister à l'évolution d'un personnage qui, au gré d'aventures
diverses au cours desquelles il se cherche, finit par se
trouver et se constitue sous nos yeux en tant que héros.
A vrai dire, le genre à lui seul pose quelques problèmes quant
à l'héroïsme : imagine-t-on les héros grecs le devenir au
terme d'une quête, eux qui, dès leur naissance, sont parés de
qualités définitives ? Tel est notre propos : si, à
l'évidence, l'héroïsme est fonction des époques et de la
diversité des valeurs qu'elles ont promues, il l'est plus
encore des formes. L'héroïsme résiste-t-il bien au genre
romanesque ?
FABRICE
: LES POSTULATIONS HÉROÏQUES
S'il
n'est pas évident que Fabrice soit toujours le "héros" de La
Chartreuse de Parme, c'est néanmoins autour de lui que
s'articulent les premiers chapitres. Ses "enfances" annoncent
même une nette prédisposition pour l'héroïsme :
-
le mythe des origines : les
circonstances de la naissance de Fabrice appartiennent à
un passé déjà mythique : le Milan de 1796 où pénètre
l'armée napoléonienne se réveille soudain aux sons joyeux
de ces soldats en guenilles, tous jeunes et enthousiastes,
et commandés par un général qui n'a pas vingt-sept ans.
Stendhal évoque la période comme une image d'Épinal où
l'armée fraternise avec un peuple qui ne s'était pas rendu
compte jusqu'alors de son ennui. Cette passion, cet
enthousiasme sont incarnés particulièrement par le
lieutenant Robert, qui séduit la marquise Del Dongo dont
il devient probablement l'amant. Le narrateur nous souffle
alors qu'il est le vrai père de Fabrice (né en 1797) et
cette double paternité n'est pas sans faire songer à
celles des héros grecs, surtout si l'on considère les
attributs véritablement divins dont se pare le lieutenant
Robert. De cette période heureuse et vite tombée dans la
répression, Fabrice gardera une vocation pour le bonheur
et le libre accomplissement de soi.
-
une âme élue : de son
éducation négligée, Fabrice fait naturellement émerger
l'enseignement superstitieux de l'abbé Blanès qui nourrit
sa conviction héroïque d'une secrète connivence des
choses. Son attention à tous les signes qui émaillent sa
route laisse croire qu'un destin spécial lui est réservé.
Parmi ces présages, une place particulière est attribuée à
la végétation précoce du marronnier et, surtout, à
l'apparition de l'aigle, l'oiseau de Napoléon, qui
encourage Fabrice à aller offrir ses services à l'Empereur
("et moi, fils encore inconnu de cette malheureuse
mère [l'Italie], je partirai, j'irai mourir ou
vaincre avec cet homme marqué par le destin.").
-
les modèles héroïques : la
jeunesse de Fabrice, couvée par sa tante, est marquée par
la contemplation lyrique autant que par la rêverie
héroïque : il s'enchante ainsi des vieilles prouesses des
héros, s'abîme dans la lecture du Tasse et de l'Arioste
comme Don Quichotte dans celle d'Amadis de Gaule.
Mais de tous ces modèles, se distingue celui de Napoléon,
dans lequel Fabrice voit surtout Bonaparte, l'homme de la
campagne de 96, qui a libéré l'Italie de la botte
autrichienne et aimé son oncle. Dans les premières pages
du roman, l'admiration pour Napoléon est un signe de
reconnaissance des grandes âmes. La grâce juvénile,
l'énergie, l'enthousiasme volontiers naïf, virtu
tout italienne selon Stendhal, ne font pas non plus défaut
à Fabrice, qui veut avant tout se battre et n'hésite pas
pour cela à entrer en dissidence.
Ainsi rien ne manque à "notre héros"
pour figurer dignement parmi les grandes figures de l'épopée.
Or c'est peu dire que son premier contact avec la guerre, sur
le champ de bataille de Waterloo (une défaite...), ne comble
pas ses aspirations ! Il nous faut de plus près en considérer
les raisons.
ROMAN
ET ÉPOPÉE : FABRICE A WATERLOO
voyez notre lecture méthodique d'un extrait du chapitre III.
Notre impression de désordre, la
dérision constante du narrateur à l'égard de son personnage
orientent délibérément notre lecture vers une démythification
de la bataille de Waterloo. Pour la première fois dans notre
problématique sur l'héroïsme, une dichotomie radicale
s'installe entre l'âme du héros et le monde réel : comme dans
le Don
Quichotte de Cervantes, qui est peut-être pour
cela le premier roman moderne, Fabrice constate ici la déroute
de ses rêves et reste incapable de ressaisir in situ
ses modèles. Le choix de la forme romanesque est le vrai
responsable de cet affadissement subit de l'héroïsme guerrier.
Pour mieux en apercevoir les raisons, retenons quelques
mots-clés de ce commentaire de Georg Lukacs :
Pour le roman du XIXe siècle,
un type de relation nécessairement inadéquate
entre l'âme du héros et la réalité a pris le plus
d'importance, inadaptation qui tient à ce que
l'âme est plus large et plus vaste que tous les
destins que la vie peut lui offrir : elle
possède en propre une vie riche et mouvementée, se
tient, dans sa confiance spontanée en elle-même,
pour la seule vraie réalité, pour l'essence même
du monde, et le roman ne peut que rapporter
l'échec dans sa tentative de rendre effective
cette adéquation. Assurément, c'est ici que réside
la problématique qui caractérise le roman : la
perte de toute symbolisation épique, la
dissolution de la forme en une succession
nébuleuse et instructurée d'états d'âme,
le remplacement de l'affabulation
concrète par l'analyse psychologique.
Cette problématique se trouve encore accusée du
fait que le monde extérieur qui entre en contact
avec cette intériorité ne peut être que totalement
amorphe et dénué de tout sens. L'importance
intérieure de l'individu a ici atteint, du point
de vue historique, son point culminant. […]
La plus grande discordance entre l'idée et
la réalité est le temps, le déroulement
du temps comme durée. La plus profonde,
la plus humiliante impuissance de la subjectivité
à faire ses propres preuves se manifeste moins par
le vain combat mené contre des structures sociales
que dans le fait qu'elle est sans force devant le
cours inerte et continu de la durée; qu'elle se
trouve lentement mais incessamment refoulée des
sommets où elle s'était péniblement hissée; que
cette réalité insaisissable au mouvement invisible
la dépouille progressivement de tout ce qu'elle
possédait et lui impose des contenus étrangers à
son insu. Et c'est pourquoi le roman, qui est la
seule forme correspondant à l'errance de l'idée,
est aussi la seule forme qui, parmi ses principes
constituants, fasse place au temps réel.
Sans doute l'épopée semble connaître la
durée (qu'on songe aux dix années de l'Iliade),
mais, pas plus que dans le drame, ce temps n'a
de véritable réalité, d'effective durée; il ne
touche ni les hommes ni les destins; il ne possède
aucune mobilité propre et sa seule fonction est
d'exprimer de façon frappante la grandeur d'une
entreprise ou d'une tension. Pour que l'auditeur
sache lui-même par expérience vécue ce que
signifie la guerre de Troie, les années sont
nécessaires, exactement au même titre que le grand
nombre des guerriers, mais les héros ne vivent
point le temps à l'intérieur du poème. Le temps
n'a aucune prise sur leur transformation ou leurs
constances intérieures ; ils ont reçu leur âge
avec leur caractère et Nestor est vieux comme
Hélène est belle et Agamemnon puissant.
Vieillissement et mort, ce douloureux savoir qui
s'impose à toute vie, les personnages de l'épopée
le possèdent, sans doute, mais seulement à titre
de savoir; leur expérience vécue et le mode de
cette expérience présentent la bienheureuse
intemporalité qui caractérise l'univers des dieux.
C'est seulement dans le roman, dont tout le
contenu consiste en une quête nécessaire de
l'essence et dans une impuissance à la trouver,
que le temps se trouve lié à la forme: le temps
est la façon dont la vie affirme sa volonté de
subsister en sa propre immanence, parfaitement
close. Dans l'épopée, la vie accède en tant que
telle à l'éternité : du temps, l'organique n'a
retenu que la floraison. Tout ce qui est
flétrissure et mort, il l'a oublié et laissé
derrière lui. Dans le roman, sens et vie se
séparent et, avec eux, essence et temporalité; on
pourrait presque dire qu'en ce qu'elle a de plus
intime, toute l'action du roman n'est qu'un combat
contre les puissances du temps, principe de
dépravation.
Georg LUKACS, La Théorie du roman
(1920)
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-
perte de toute
symbolisation épique : c'est vainement en
effet qu'on chercherait à trouver ici les métaphores
animales d'Homère et son grandissement systématique par
l'hyperbole des actions et des personnages. Les "héros"
sont maintenus dans l'immanence et le choix du narrateur
de décrire la bataille par le regard naïf de Fabrice
conduit à des rétrécissements de champ qui, par exemple,
nous font voir le maréchal Ney comme un gros général qui
jure et rater Napoléon qui, pourtant, a passé là tout
près. L'éclatement de ce regard en notations
désordonnées ("il remarqua, il s'aperçut")
entraîne une démythification de la bataille qui lui
restitue sa réalité et ne l'évoque que "de loin", comme
s'il était impossible de vivre l'Histoire.
Symboliquement, Fabrice croise sans l'identifier son
propre père, le lieutenant Robert, demi-dieu déchu de
96, "la figure sèche et l'œil terrible".
-
dissolution de la
forme en une succession nébuleuse et instructurée
d'états d'âme : le rythme du récit est en
effet tendu entre la rêverie et l'action. Soucieux de
retrouver le mythe autant que d'épargner les blessés
(curieuse attention en ce moment précis de notre héros,
"fort humain" !), Fabrice est tantôt rêveur et distrait,
tantôt curieux de détails dérisoires dont il ne parvient
pas à saisir l'origine. Fidèle à la focalisation
interne, le narrateur se garde bien de nous en aviser,
fortifiant notre sentiment d'incompréhension : les
impressions du personnage sont alléguées avant leur
cause (ainsi pour les éclats de boue : "Fabrice
remarqua en passant cet effet singulier; puis sa
pensée se remit à songer à la gloire du maréchal").
De même sa niaise satisfaction ("Me voici un vrai
militaire") ne peut que nous sembler décalée,
venant couronner un passage au cours duquel ce militaire
s'est fait voler son cheval, a manqué s'évanouir à la
vue d'un cadavre et n'a somme toute fait qu'un mort, en
se croyant à la chasse.
-
remplacement de
l'affabulation concrète par l'analyse psychologique :
on a souvent mis en valeur dans l'écriture de
Stendhal ces "intrusions d'auteur" qui le font juger ses
personnages et établir une sorte de connivence ironique
avec le lecteur. C'est sans doute déroger quelque peu à
la focalisation interne et retrouver tout à coup les
privilèges du démiurge. Ainsi, dans ce passage, les
nombreuses appellations (souvent ironiques) "notre
héros", délaissent le récit pour une exploration
de l'état d'âme (qu'on se souvienne, pour mieux mesurer
ce privilège du roman, de l'absence de tout portrait
psychologique dans l'Iliade) : le narrateur
s'emploie ainsi à nous donner les vraies raisons du
désarroi de Fabrice, attire notre attention sur son
inadaptation (surtout linguistique) au moment, pour
finalement le condamner sans appel : "il n'y
comprenait rien du tout". Globalement ironique,
le passage rejoint le propos des grands romanciers du
XIX° siècle, qui ont parfois choisi le registre
pathétique pour témoigner du même égarement de
l'individu problématique dans le monde réel.
-
le déroulement du
temps comme durée : Lukacs met enfin en
valeur les liens que le roman entretient avec la durée.
Figée dans l'épopée, celle-ci prend au contraire dans le
roman un caractère d'écoulement et de dégradation.
Nécessaire à la maturation du héros, le temps joue aussi
contre lui en ce sens qu'il le fait évoluer et donc
renoncer à ses illusions. Plongé dans le temps, le héros
romanesque partage avec l'homme réel le poids de la
déception et le sentiment d'usure qui le fait renoncer.
On notera comment dans le récit de Waterloo, le passé
simple, en sa vertu singulative, rappelle incessamment
Fabrice à l'ordre, interrompt brutalement sa rêverie
itérative et lui fait se demander, plus tard,
si ce qu'il a vu était bien une bataille.
LES
CONSÉQUENCES : UN HÉROÏSME IMPOSSIBLE ?
Le roman semble ainsi impropre à l'expression de l'héroïsme
et si le registre épique peut y apparaître, c'est à la
manière d'une greffe artificielle (on se souvient de la
description de
la bataille de Waterloo par Hugo dans Les
Misérables (II) : récit épique, certes, mais au prix
d'une digression en vérité fort inutile; on peut aussi
constater la manie épique d'un Zola qui ne semble pas
s'aviser qu'elle supposerait une transcendance, partout
invisible ailleurs dans son œuvre). Car le roman dépeint par
nature un monde livré au hasard et à l'absurde. Le réalisme
subjectif de Stendhal défait singulièrement la perception de
Fabrice de l'ordre qui fonde l'épopée : il le prive de la
vision d'ensemble qui assurerait la cohésion du personnage
avec le destin qu'il s'est choisi et le condamne à la
déréliction dans un monde amorphe et muet (le roman est,
nous dit Lukacs, "l'épopée d'un monde sans dieux"). C'est ce
dont Fabrice finit par s'aviser, devenu après Waterloo,
selon l'heureuse expression de Julien Gracq, « un
étrange retraité adolescent de la grandeur » : les
présages qui l'ont conduit ici trouvent un impitoyable
démenti (« les écailles tombèrent des yeux de
Fabrice ; il comprit pour la première fois qu’il
avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois
.») Ses questions (« ceci est-il une véritable
bataille ?[...] cette bataille était-elle
Waterloo ? ») le poussent même à souhaiter lire
quelque article qui lui permettrait de la comprendre après
coup et d'en saisir l'héroïsme. On ne saurait mieux dire
que, si les valeurs héroïques ne sont plus inscrites dans la
réalité, il est impossible de vivre l’Histoire. Rendue au
réel, l’action n’est jamais héroïque, toujours gâtée de
hasard et d'arbitraire. Stendhal prête ainsi à Fabrice le
regard du « valet de chambre » sur le
héros, il le condamne à n'apercevoir que l'homme privé sans
parvenir à saisir l'Esprit qu'il incarne. Ce n'est qu'au
prix du refus de la construction romanesque ou
autobiographique (qu'on songe au Malraux des Antimémoires
qui fait l'impasse des moments nuls et ne se confronte qu'au
mythe) que l'action peut atteindre l'éternel et l'ordre dont
se nourrit l'épopée.
L'autre conséquence du choix de la forme romanesque,
et particulièrement du réalisme subjectif de Stendhal, sur
notre problématique, est que nous comprenons qu'un héros ne
peut rester individuel et solitaire. Celui-ci a besoin des
autres, autant pour le miroir gratifiant qu'ils lui tendent
que pour l'appel qu'il leur lance. Ainsi, après Waterloo,
Fabrice déplore la mort de l’élan collectif qui
caractérisait si euphoriquement le Milan de 1796 ("La
guerre n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes
amantes de la gloire qu'il s'était figuré d'après les
proclamations de Napoléon !"), sans songer toujours à
la nature essentiellement individuelle, voire égoïste, des
pulsions qui l'ont conduit sur le champ de bataille.
L'héroïsme est-il donc à jamais
interdit à Fabrice ? Nous aurons à le suivre au long de son
chemin. Constatons d'ores et déjà que son aptitude reste
miraculeusement intacte : la dérision manifestée à son égard
par le narrateur n'a pas entamé sa fraîcheur ni sa grâce. Il
exprime dans ses élans naïfs et spontanés, sa promptitude à
saisir les occasions de se dépasser, une vacance de
« moi » toujours possibles. Il aura en outre compris
que sa quête personnelle doit être inscrite dans le désordre
du monde et qu'il la rendra signifiante par une libre
construction de soi.
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