NOTES SUR
LA CHARTREUSE DE PARME
par Catherine Alvarez
I - CINQ EXTRAITS COMMENTÉS,
livre 1 (édition GF Flammarion)
EXTRAIT 1 (p 68 à 70) :
Position du mythe napoléonien.
A un point stratégique du roman,
lincipit, se déploie la figure mythique du père symbolique et du sauveur de
lItalie, pure émanation de la légende dorée napoléonienne. Le retour triomphal
(selon Stendhal...) de Napoléon à Milan en 1800, deux ans après la naissance de
Fabrice, est un élément moteur de sa future destinée. Le récit
truffé dhyperboles célèbre le grand homme sur tous les tons : héros
libérateur, charismatique, porteur de progrès et de bonheur, protégé par les
puissances divines, victorieux (remportant les batailles avec une facilité surnaturelle).
Le lien symbolique avec « notre héros » est mis en
valeur par une rupture du récit : la présentation de Fabrice est interrompue dans
la narration par le retour de Bonaparte. Lintrusion napoléonienne sur le territoire
italien fait écho à lintrusion du lieutenant Robert, père présumé, sur le
territoire familial (et maternel) : fusion de la mère biologique avec la
mère-patrie (Italie) et double paternité héroïque. Cette ascendance illégitime se
voit confirmée par ladhésion de Gina, autre avatar maternel et figure tutélaire,
à lidéal nouveau.
EXTRAIT 2 (p. 71 à 73) :
Enfance du héros
Chronique sur deux pages de
lenfance typique dun seigneur à lancienne.
Lenfance du héros se déroule en effet sur le modèle décalé quon
réservait à laristocratie aux siècles précédents (XVI°et XVII° siècles).
Elle brille par une absence de formation intellectuelle sérieuse et
déducateurs : à 15 ans, Fabrice ne saura « que faire
lexercice et monter à cheval » et se prévaloir dune « jolie
tournure ». Il est le prototype du jeune seigneur ignorant, laissé à lui-même et
à ses rêveries (gravures de prouesses héroïques p. 71), et ne devant ses fortunes
successives quà la faveur (ses premiers prix chez les
jésuites grâce à la comtesse). Aucune qualité morale ou intellectuelle ne se devine
chez cet être cependant plein dardeur (inemployée) et de désirs (vagues).
Stendhal est ici très proche de ses sources (vie dAlexandre Farnèse, in
Chroniques italiennes des XVI°et XVII° siècles), et a délibérément choisi pour
son héros du XIX° siècle un modèle anachronique. Rappelons que, chez
notre auteur, le caractère italien est avant tout mythique et nimbé
dirréalité.
EXTRAIT 3 (p 76 à 78) :
Le sens de la destinée
De retour à Grianta et pour ainsi
dire vierge de toute éducation digne de ce nom, Fabrice rencontre un maître dont
linfluence sera durable et déterminante. Lignorance du héros combinée à un
goût naturel pour lirrationnel font de lui une cible parfaite pour
lenseignement obscur et superstitieux de linnocent Blanès, « saint
homme » illuminé. Ce personnage relativement invraisemblable pour lépoque,
symboliquement juché au sommet de son clocher, comme une incarnation prophétique,
lisant dans les astres tel un mage, favorise chez Fabrice la croyance aux présages et à
la prédestination.
Cest donc la spiritualité et le mysticisme qui tiendront
lieu de vie intellectuelle au héros stendhalien. Lélève de Blanès cultive sous
son égide une sensibilité aux signes (non seulement du ciel mais de la nature en
général, cf. le lac de Côme, larbre natal, etc...) : ce qui accrédite
lidée dune relation individuée entre soi et lordre du monde, donc
dun lien privilégié de nature héroïque.
EXTRAIT 4 (p. 88 à 92):
Limpulsion héroïque
7 mars 1815 : Napoléon
rentre en France et souvre alors la période des Cent Jours dont Waterloo sera
lépilogue. Le besoin de faire fusionner son destin et celui de Napoléon
pousse Fabrice à confier à la comtesse Pietranera sa décision de rejoindre les troupes
françaises. Ce passage est emblématique de la nature lyrique et effusive du
héros stendhalien, qui dans un état de totale impréparation se jette dans
laction porté par son seul enthousiasme, jugé « plaisant » par un
narrateur sardonique.
Lyrisme à en juger par le déluge de paroles dont il enivre sa
confidente féminine (mentor de la cause bonapartiste), les notations portant sur son
attitude et ses tonalités (émotion, larmes répandues, style exclamatif) comme de la
réaction de son interlocutrice en cet instant de communion de nobles curs (pleurs
de joie et dangoisse, mains pressées).
En ce lieu idyllique (lac de Côme, le locus amenus
du roman), le héros naissant à sa destinée croit avoir discerné les signes
incontestables dune approbation du Destin à sa cause : la vision de laigle
symbolique est décryptée comme le signe dune renaissance (ou dune
naissance à soi-même); le verdoiement du marronnier, comme signe du printemps de son
âme, longtemps étouffée sous la cendre du fief paternel (ou écrasée sous la botte
autrichienne). Élan typiquement romantique : la nature reflète
exactement létat dâme du héros. Lépanchement romantique est
évidemment rendu possible par une présence féminine aimante (jusqu'à la complaisance
la plus aveugle). Lélan qui le pousse au combat nest donc nullement de nature
guerrière mais le produit dune hypersensibilité (sensiblerie ?) typiquement
romantique (ou néo).
Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes romanesques si on ne
savisait des accents caustiques dun narrateur goguenard, diablement distant
des palpitations de ses personnages... Lyrisme et romantisme peuvent-ils cohabiter
avec épopée guerrière ? Cest la question suggérée par Stendhal,
et lourde dimplications dans la perspective de notre problématique :
lavatar romantique de lhéroïsme nemporte pas la conviction, et le
romanesque en affaiblit la portée.
EXTRAIT 5 (p.107 et 108) :
Léchappée belle...
Waterloo :
une des plus grandes pages dHistoire du XIX° siècle, défaite dont la
déflagration ne cessera de retentir dans les consciences européennes tout au long du
siècle. Face à cet événement danthologie, un héros désarçonné
(dabord au sens figuré puis au sens propre - épisode de lenlèvement du
cheval) qui a toutes les peines du monde à jouer son rôle. Cest la place de témoin
privilégié quoccupera Fabrice plutôt que celle dacteur notable, le
destin se jouant de son élan héroïque. Badaud et puéril tout au long de son équipée
de fantasia, « notre héros » « bien peu héros » convertit
laventure guerrière en équipée burlesque, en escapade
tragi-comique dont le fil conducteur reste comme à laccoutumée... les
femmes : de la geôlière compatissante aux tendres bras dAniken en passant par
la vivandière protectrice ! La vue de son premier cadavre lanéantit, le bruit
des canonnades le tétanise, les entrailles des blessés et des chevaux éventrés sous
leur cavalier le frappent dhorreur. « Fort peu militaire », distrait et
épaté par le sombre et rude courage des héros professionnels, Del Dongo ne doit son
salut quà sa bonne étoile, échappant finalement aux pronostics
funèbres que délivrent sur lui des combattants plus aguerris. Cependant, son ardeur
juvénile et sa crainte à se trouver lâche lui conservent cette grâce
héroïque irréelle que Stendhal attache définitivement à son personnage,
curieusement préservé, en dépit de tout, de la déconsidération ; parce
quil est jeune, noble, beau ... rappelons quaux yeux de Stendhal, ces
qualités priment sur tout.
II - HÉROÏSME ET IMITATION DANS LA
CHARTREUSE DE PARME
daprès Mensonge romantique et vérité romanesque de
René Girard.
« Les hommes seront des dieux les uns pour les autres. »
René Girard définit la vanité stendhalienne comme une
forme de copie et dimitation qui consiste à « tirer ses désirs du fonds
dautrui ». On rappellera que le genre romanesque dès sa naissance place
limitation au centre de son action et de ses enjeux littéraires. La figure
emblématique de Don Quichotte et de ses modèles chevaleresques en pose les assises au
XVI° siècle. Le XIX°siècle français ne modifie pas la donne - notons pour
lanecdote quun des ouvrages les plus répandus dans les foyers dalors
est la célèbre Imitation de Jésus-Christ (attribuée à Kempis et traduite par
Lammenais). Chez Stendhal, on sait tout le parti tiré du Mémorial de Sainte-
Hélène pour Le Rouge et le Noir et le poids des sources italiennes
dans la genèse de La Chartreuse. Mais la transposition nest pas le seul
fait du créateur : ses créatures sy adonnent jusquau vertige. Ainsi, de
limitation de Napoléon, doublée par celle des ancêtres glorieux, les Valserra, et
du Lieutenant Robert comme une ombre portée, le jeune Del Dongo tire le fonds de son
aventure militaire.
Manifestement, le motif de limitation dégagé par Girard forme la structure
matrice de lhéroïsme comme de lantihéroïsme stendhalien. On pourrait
considérer que seules des nuances dinterprétation, au sens musical du terme,
conduisent les personnages de La Chartreuse à figurer en héros ou en fantoches,
selon la qualité de la reproduction. Imitation, copie, simulacre, parodie
régissent les postures du microcosme parmesan : Louis XIV pour le Prince de Parme,
Metternich pour Mosca, La Madone pour Clélia... Le dénombrement des modèles, conscients
ou inconscients, externes ou internes à lauteur comme aux personnages, épuiserait
toute lhypertextualité et lintertextualité de La Chartreuse ... On
se bornera à signaler quelques exemples.
Des versions successives « tirées du fonds dautrui » agissent
« notre héros », donnant à son parcours romanesque le cours accidenté voire
chaotique quon lui connaît. Le modèle peut être délibérément élu par le
héros (Bonaparte) ou suggéré par lentourage (lancêtre archevêque). Pour
la dernière incarnation (le chartreux), le modèle est tu et resterait énigmatique sans
la prédiction antérieure de Blanès (« tu mourras comme moi...sur un banc de
bois ») : et cest peut-être lunique note juste, pleine et dense,
que laissent entendre les variations héroïques de Del Dongo. Enfin, la vanité a fait
place à la conscience malheureuse et au renoncement, ne se nourrissant plus que de son
propre fonds : « conversion où le héros triomphe dans la défaite et la
solitude quil embrasse » (R.Girard).
Cet « impérieux besoin dimitation dont les personnages sont tout
entiers possédés » (idem) est à la source des péripéties romanesques
et intrigues foisonnantes de La Chartreuse en matière de désir et de
répulsion. Là sexprime le désir triangulaire (ibid.), qui nécessite un
médiateur entre le sujet désirant et lobjet de sa quête. Gina se trouve au centre
de désirs croisés qui font delle un objet à conquérir par imitation :
cest la fameuse scène où Mosca, témoin muet déchanges de regards trop
sentis entre tante et neveu, éprouve cruellement les affres de la jalousie, redoublant de
convoitise pour une femme chérie par un autre, de dépit pour un homme adoré par la
femme chérie, désespérant de rivaliser tout en brûlant dimiter (« Vous
inspirez des passions bien singulières » : aveu dimpuissance face au
médiateur promu modèle triomphant).
Il en va de même de la concupiscence dErnest IV pour la courtisane, copie du
désir de Mosca ; le prince héritier, à son tour, liera son accession à la
souveraineté à la possession du trophée féminin par tant dautres convoité, se
contentant dailleurs dun vil simulacre. Ferrante Palla idolâtre une héroïne
sublimée, fruit de son délire poétique et de sa mystique politique, dont la véritable
Gina nest quun substitut émanant dun cerveau malade.
Ces imitations en chaîne entraînent les nombreux protagonistes du roman dans un
héroïsme de contrefaçon, celui du « vaniteux romantique », lequel, daprès
R.Girard, « se persuade quil est infiniment original. Partout, au XIX°, la
spontanéité se fait dogme, détrônant limitation [...], ce qui cache une
nouvelle forme de copie. Les dégoûts romantiques, la haine de la société, la
nostalgie du désert, tout comme lesprit grégaire, ne recouvrent, le plus souvent,
quun souci morbide de lautre ; dans lengagement, non
lélan généreux dun être réellement prêt à se donner mais le recours
angoissé dune vanité aux abois, le mouvement centrifuge dun Moi impuissant
à désirer par lui-même. »
Lhéroïsme ne satteint plus, avec Stendhal, que dans le don
authentique de soi, lextinction de toute vanité et labdication pour de rares
élus (les sublimes : Clelia, Fabrice, Gina). Mais lUnivers nen sait
rien...
Catherine Alvarez
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