A propos de La Paix d'Aristophane Trygée,
« l'impur » |
Une définition de la paix
ne peut manquer de la dégager d'une simple « non-guerre ». Dénoncé par plusieurs
idéologues comme générateur d'apathie et de déliquescence morale, l'état de paix se
doit au contraire à la vigilance, à l'effort, voire même au combat. C'est en tout cas
à ce prix qu'on peut parler d'une morale de la paix. Privée de cette dimension, que lui
reste-t-il d'autre qu'un ronronnement de jouissance satisfaite ? Notre question s'adresse
à la comédie d'Aristophane, où l'on cueillera par exemple cette définition de la paix
: Quand tu te gobergeras en buvant force rasades. On a beau chercher,
sinquiéter de trouver dans La Paix autre chose que ce programme sommaire
et désolant : Aristophane ne sait faire espérer à ses gueux, la guerre finie, que
ripailles et force baisades, au point que lon se prend à se demander si lon a
envie de cette paix-là. On pourra à ce titre comparer éloquemment le tableau des
jouissances paysannes brossé par Aristophane avec le poème Éclaircie de Victor Hugo, où la paix s'exprime bien plutôt
dans le tendre recueillement de la Nature. Bien
sûr, on veillera à rappeler le contexte des grandes Dionysies, au cours desquelles fut
représentée la comédie, époque de libération et deffusion populaires où
sautaient bien des verrous. Mais ce que l'on admet d'une trêve (le mot grec spondai désigne
des "libations de vin pour conclure une trêve" puis simplement la trêve
elle-même) devient plus problématique si l'on envisage une paix durable, voire
perpétuelle. Or cette représentation bassement épicurienne de la paix paraît
régulièrement acceptable à Aristophane. Écoutons Dikeopolis dans Les Acharniens
:
Bon drille ! hé compagnon de la dive
Bouteille,
Fier bambocheur des nuitées de godaille,
Sacré paillard, chasseur de beaux garçons
Quelle allégresse ! après cinq ans dabsence
Je te salue en rentrant au village !
Car jai signé ma trêve personnelle :
Jai liquidé les tracas et les guerres
Et tous les vatenguerre !
Vaut-il pas mieux, dis, bon drille, bon drille,
Mille fois mieux surprendre en sa maraude
Quelque tendron (la fille de cuisine
A mon voisin) son fagot sur lépaule
A son retour de la garrigue ? et puis
La ceinturer, soulever, culbuter,
Hop ! et la dénoyauter !
Bois avec nous, bon drille, dis, bon drille,
Et au matin, tu te dessoûleras
En tempiffrant de paix, à pleine assiette !
Le bouclier, on va le pendre au clou !
On aurait peut-être tort de limiter la portée politique de La
Paix à ce joli programme. Mais une référence nous arrête pourtant, cette
« dive Bouteille » que sautorise la traduction de V.H. Debidour. La
gaudriole que prône Aristophane par la bouche de ses personnages a-t-elle vraiment
quelque chose à voir avec celle de Rabelais, comme le sous-entend cette allusion à
loracle final du Cinquième Livre (de paternité dailleurs
contestée) ? On sait que les fringales ou les soifs qui agitent les héros de
Rabelais sont dun tout autre ordre, que leurs ripailles sont les métaphores
dun festin où lesprit tire la meilleure part. C'est trop peu dire qu'il n'en
est pas de même chez Aristophane.
Du héros en chien.
Les circonstances décrites par le prologue, avec une audace si
sensible encore aujourd'hui, sont pourtant prometteuses : on comprend volontiers que la
scatologie (inséparable du monde dionysiaque) s'oppose aux valeurs aristocratiques de la
bienséance et du bon goût en posant insolemment le réel le plus trivial dans la fable.
On suivra plus encore le dramaturge dans le blasphème et la parodie iconoclaste. Voici
renvoyés dos à dos tous les fauteurs de guerre, princes et dieux. Nouveau Bellérophon,
Trygée chevauche un Pégase immonde et s'arroge le rôle du « deus ex machina » pour
envahir l'Olympe, cependant que « Zeus merdoyant » est parti en vacances. On applaudit
à l'allégorie qui confie à un homme simple la tâche de ramener la Paix parmi les
hommes, lui qui représente la classe sociale éternellement promise à l'exploitation et
au carnage. Ainsi, pense-t-on, voici que parole est donnée aux fantassins de l'Iliade et que s'inversent les représentations héroïques : si l'on veut bien se souvenir du portrait du héros homérique, force est de
constater en effet que Trygée en est le négatif. Aristophane souligne même avec
insistance l'impureté de ses origines lorsqu'il se présente devant Hermès :
HERMÈS : Impur, téméraire, impudent que tu es,
impur, tout impur, le plus impur, comment es-tu monté ici, ô le plus impur des impurs !
Quel est ton nom ? Tu vas parler ?
TRYGÉE : Le plus impur.
HERMÈS : Quel est le lieu de ta naissance ? Explique-moi.
TRYGÉE : Le plus impur.
HERMÈS : Ton père, qui cest ?
TRYGÉE : Mon père ? Le plus impur.
Cette revendication de l'impureté (« Archisalaud », traduit
V.H. Debidour) nous paraît d'abord cynique et l'on applaudit encore. Se réclamer de
l'impur n'est pas en effet se complaire dans la fange : c'est afficher effrontément des
valeurs choquantes au nez de ceux qui feignent de les respecter, comme pour les rappeler
à l'authenticité. C'est le même Diogène qui vit dans un tonneau en insultant ses
congénères et marche dans Athènes en plein midi, une lanterne à la main,
"cherchant un homme". Le cynisme (kuon désigne le chien) n'établit
pas une morale de la chiennerie; il utilise la chiennerie pour fonder une morale. En ce
qui concerne la paix ou la guerre, notre référent le plus proche pourrait être le
Bardamu de Céline, goguenard sur les champs de bataille mais pénétré d'un sens
tragique de l'existence et médecin des pauvres. Or si la morale prônée par Aristophane
à travers Trygée nous semble intégralement chienne (et non pas cynique), c'est qu'elle
propose à la complicité des foules une image dégradée et dégradante de la paix, ce
qui ressemble à s'y méprendre à la démagogie dont on nous dit pourtant qu'Aristophane
se fit le pourfendeur. Car qui, en effet, ne serait d'abord tenté par la courte vue du
tableau "idyllique" d'une humanité libérée de ses devoirs, livrée tout
entière à ses appétits sexuels et à ses débauches avinées ? Faut-il vraiment
s'attendrir sur ces évocations et, du haut de nos morales fortement sanglées, y voir
l'écho plein de santé d'un âge d'or paillard ? Il nous semble bien plutôt que le
personnage chargé de tels dithyrambes incarne tous les travers dont encore aujourd'hui ce
qu'on appelle « le peuple » est gravement affecté : misogynie, anti-intellectualisme
primaire, veulerie, notamment sur le plan de l'exercice de la citoyenneté ("tous des
pourris" disent-ils des politiques au Café du Commerce, et dit-on aussi chez
Aristophane). Des exemples ? Il n'en manque aucun : le prétendu féminisme d'Aristophane
ne résistera pas bien longtemps à la place consternante allouée aux femmes dans la
pièce, transparente dans les sous-entendus graveleux et dans le statut donné à
Theôria, livrée nue aux convoitises de cinq cents bouleutes ! D'un autre côté,
la haine des politiques
transpire très souvent : Cléon, Hyperbolos, pas un ne trouve grâce aux
yeux de Trygée, acharné à régler des comptes un peu obscurs, mais prompt aussi à
graisser la patte des uns et des autres (d'Hermès en personne !) quand il s'agit d'en
tirer profit. Ce profit est patriotique sans doute, mais que d'étroitesse lorsqu'il
s'agit de hisser la Paix hors de son trou en rappelant les querelles avec des voisins
forcément plus paresseux ! Si Trygée prétend uvrer au nom de tous les Grecs, on
n'oubliera pas non plus le couplet attendu sur le sort malheureux des paysans, toujours
victimes de l'État, alors que les gens de la ville... Bref, on n'en finirait pas de
repérer les traces manifestes de ce poujadisme (pardon pour l'anachronisme) et on
s'étonnera qu'au terme de la pièce où la Paix est revenue, le Coryphée promette de
faire rendre un jour raison à tous les exploiteurs.
Ainsi les gâteaux promis par Trygée à la fin de la pièce ont de quoi nous
paraître amers (et peut-être auraient-ils le goût de ceux qu'on pétrissait au début
de la comédie). Très curieusement, le poète n'arrive pas à faire parler la statue de
la Paix, radieuse au sortir de son trou, mais déjà un peu évincée par les appâts de
ses compagnes (c'est à Theôria, en effet, que semble bien s'adresser, malgré Debidour,
le premier salut de Trygée...). Devant ce mutisme obstiné de l'allégorie - et cette
impuissance des enfants à la chanter - on se prend à imaginer quelque nouvelle
séquestration où la malheureuse, bâillonnée, ne trouvera jamais l'occasion de faire
taire le concert des ivrognes pour les rappeler à plus de vigilance. De cette absence
totale, de la part d'Aristophane, d'une leçon politique sérieuse, on pourra au moins
retenir l'idée que la paix peut se donner à déguster dans l'évidence de sa présence,
sans qu'en soient réfléchies les modalités. Car, toujours, celles-ci passent par des
institutions, c'est-à-dire des accommodements d'intérêts d'où jaillissent autant de
sources de guerre. Alain a mis en garde les
pacifistes de ce travers si évident dans la comédie d'Aristophane : si la paix est
jalousement couvée dans la passion et éclate en frénésies nationalistes, il n'en faut
rien attendre de durablement pacifique. Car, ne nous y trompons pas : c'est en célébrant
de pareilles images qu'on donne à la Paix ses meilleurs ennemis, parce qu'on permet alors
que flamboie la pureté acérée de la guerre.
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