Victor HUGO
Éclaircie
L'Océan resplendit sous sa vaste nuée.
L'onde, de son combat sans fin exténuée,
S'assoupit, et, laissant l'écueil se reposer,
Fait de toute la rive un immense baiser.
On dirait qu'en tous lieux, en même temps, la vie
Dissout le mal, le deuil, l'hiver, la nuit, l'envie,
Et que le mort couché dit au vivant debout :
Aime ! et qu'une âme obscure, épanouie en tout,
Avance doucement sa bouche vers nos lèvres.
L'être, éteignant dans l'ombre et l'extase ses fièvres,
Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, ses curs épars,
Dans ses pores profonds reçoit de toutes parts
La pénétration de la sève sacrée.
La grande paix d'en haut vient comme une marée.
Le brin d'herbe palpite aux fentes du pavé;
Et l'âme a chaud. On sent que le nid est couvé.
L'infini semble plein d'un frisson de feuillée.
On croit être à cette heure où la terre éveillée
Entend le bruit que fait l'ouverture du jour,
Le premier pas du vent, du travail, de l'amour,
De l'homme, et le verrou de la porte sonore,
Et le hennissement du blanc cheval aurore.
Le moineau d'un coup d'aile, ainsi qu'un fol esprit,
Vient taquiner le flot monstrueux qui sourit;
L'air joue avec la mouche et l'écume avec l'aigle;
Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s'écrira le poëme des blés;
Des pêcheurs sont là-bas sous un pampre attablés;
L'horizon semble un rêve éblouissant où nage
L'écaille de la mer, la plume du nuage,
Car l'Océan est hydre et le nuage oiseau.
Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu'une femme balance au seuil d'une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l'onde, et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L'ombre, et la baise au front sous l'eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé; Dieu regarde.
Victor HUGO, Les Contemplations (1856)
Victor
HUGO
Discours au Congrès de la Paix
[Appelé à présider le
Congrès de la Paix à Lausanne, en septembre 1869, Hugo revient dans son discours
d'ouverture sur les thèmes de celui prononcé à Paris en semblable occasion vingt ans
plus tôt : " Un jour viendra où lon verra ces deux groupes immenses, les
États-Unis dAmérique, les États-Unis dEurope, placés en face lun de
lautre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur
commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les
déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble,
pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes
et la puissance de Dieu ! ".]
Concitoyens des États-Unis d'Europe,
Permettez-moi de vous donner ce nom, car la République européenne fédérale est
fondée en droit, en attendant qu'elle soit fondée en fait. Vous existez, donc elle
existe. Vous la constatez par votre union qui ébauche l'unité. Vous êtes le
commencement du grand avenir.
Vous me conférez la présidence honoraire de votre congrès. J'en suis
profondément touché.
Votre congrès est plus qu'une assemblée d'intelligences; c'est une sorte de
comité de rédaction des futures tables de la Loi. Une élite n'existe qu'à la condition
de représenter la foule; vous êtes cette élite-là. Dès à présent, vous signifiez à
qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, même glorieux, fanfaron et
royal, est infâme, que le sang humain est précieux, que la vie est sacrée. Solennelle
mise en demeure.
Qu'une dernière guerre soit nécessaire, hélas! je ne suis, certes,
pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre ? Une guerre de conquête. Quelle est la
conquête à faire ? La liberté.
Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir, c'est la
liberté.
La civilisation tend invinciblement à l'unité d'idiome, à l'unité de mètre, à
l'unité de monnaie, et à la fusion des nations dans l'Humanité, qui est l'unité
suprême. La concorde a un synonyme : simplification; de même que la richesse et la vie
ont un synonyme : circulation. La première des servitudes, c'est la frontière.
Qui dit frontière, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontière, ôtez
le douanier, ôtez le soldat, en d'autres termes, soyez libres; la paix suit.
Paix désormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. État
normal du travail, de l'échange, de l'offre et de la demande, de la production et de la
consommation, du vaste effort en commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient
des idées, du flux et reflux humain.
Qui a intérêt aux frontières ? Les rois. Diviser pour régner. Une frontière
implique une guérite, une guérite implique un soldat. On ne passe pas, mot de
tous les privilèges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les
tyrannies. De cette frontière, de cette guérite, de ce soldat, sort toute la calamité
humaine.
Le roi, étant l'exception, a besoin, pour se défendre, du soldat, qui à son tour
a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armées, il faut aux armées la
guerre. Autrement, leur raison d'être s'évanouit. Chose étrange, l'homme consent à
tuer l'homme, sans savoir pourquoi. L'art des despotes, c'est de dédoubler le peuple en
armée. Une moitié opprime l'autre.
Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n'ont jamais qu'une cause,
l'armée. Ôtez l'armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l'armée ? Par la
suppression des despotismes.
Comme tout se tient ! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes
civiles, fainéantises payées, clergés salariés, magistratures entretenues, sinécures
aristocratiques, concessions gratuites des édifices publics, armées permanentes; faites
cette rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voilà d'un trait de plume
le problème de la misère simplifié.
Cette simplification, les trônes n'en veulent pas. De là les forêts de
baïonnettes.
Les rois sentendent sur un seul point : éterniser la guerre. On croit
quils se querellent; pas du tout, ils s'entr'aiment. Il faut, je le répète, que le
soldat ait sa raison d'être. Éterniser l'armée, c'est éterniser le despotisme; logique
excellente, soit, et féroce. Les rois épuisent leur malade, le peuple, par le sang
versé. Il y a une farouche fraternité des glaives, doù résulte
lasservissement des hommes.
Donc, allons au but, que j'ai appelé quelque part la résorption du soldat dans
le citoyen. Le jour où cette reprise de possession aura eu lieu, le jour où le
peuple n'aura plus hors de lui l'homme de guerre, ce frère ennemi, le peuple se
retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera Harmonie, et aura en elle,
pour créer, d'un côté la richesse et de l'autre la lumière, cette force, le Travail,
et cette âme, la Paix.
Victor HUGO, Discours au Congrès de la Paix, Lausanne, septembre 1869.
Jean
JAURÈS
Discours à la jeunesse
[C'est devant des jeunes gens de dix-huit ans que Jean Jaurès prononce ce discours. Il avait été convié en 1903 à prononcer le discours de distribution des prix dans ce lycée où lui-même avait été élève. Il est difficile de ne pas ressentir une émotion particulière, au son de ce discours qui appelle à un monde de paix, quand on songe que, onze ans plus tard, la plupart de ces jeunes gens seront offerts à l'holocauste.]
Messieurs, je n'oublie pas que j'ai seul la parole et que ce privilège m'impose beaucoup
de réserve. Je n'en abuserai point pour dresser dans cette fête une idée autour de
laquelle se livrent et se livreront encore d'âpres combats. Mais comment m'était-il
possible de parler devant cette jeunesse qui est l'avenir, sans laisser échapper ma
pensée d'avenir ? Je vous aurais offensés par trop de prudence; car quel que soit votre
sentiment sur le fond des choses, vous êtes tous des esprits trop libres pour me faire
grief d'avoir affirmé ici cette haute espérance socialiste, qui est la lumière de ma
vie. [...]
C'est donc d'un esprit libre aussi, que vous accueillerez cette autre
grande nouveauté qui s'annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les
nations, la paix définitive. Il ne s'agit point de déshonorer la guerre dans le passé.
Elle a été une partie de la grande action humaine, et l'homme l'a ennoblie par la
pensée et le courage, par l'héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. Elle
a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l'humanité désordonnée et saturée
d'instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits; elle a été aussi la dure
force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les
éléments humains et préparé les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous
signifie qu'il est proche, où l'humanité est assez organisée, assez maîtresse
d'elle-même pour pouvoir résoudre par la raison, la négociation et le droit les
conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, détestable et grande tant
qu'elle était nécessaire, est atroce et scélérate quand elle commence à paraître
inutile.
Je ne vous propose pas un rêve idyllique et vain. Trop longtemps les idées de
paix et d'unité humaines n'ont été qu'une haute clarté illusoire qui éclairait
ironiquement les tueries continuées. Vous souvenez-vous de l'admirable tableau que nous a
laissé Virgile de la chute de Troie? C'est la nuit : la cité surprise est envahie par le
fer et le feu, par le meurtre, l'incendie et le désespoir. Le palais de Priam est forcé
et les portes abattues laissent apparaître la longue suite des appartements et des
galeries. De chambre en chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus;
enfants, femmes, vieillards se réfugient en vain auprès de l'autel domestique que le
laurier sacré ne protège plus contre la mort et contre l'outrage, le sang coule à
flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, d'insulte et de haine. Mais
par dessus la demeure bouleversée et hurlante, les cours intérieures, les toits
effondrés laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible, et toute la clameur
humaine de violence et d'agonie monte vers les étoiles d'or : Ferit aurea sidera
clamor.
De même, depuis vingt siècles, et de période en période, toutes les fois qu'une
étoile d'unité et de paix s'est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a
répondu par des clameurs de guerre.
C'était d'abord l'astre impérieux de Rome conquérante qui croyait avoir absorbé
tous le conflits dans le rayonnement universel de sa force. L'empire s'effondre sous le
choc des barbares, et un effroyable tumulte répond à la prétention superbe de la paix
romaine. Puis ce fut l'étoile chrétienne qui enveloppa la terre d'une lueur de tendresse
et d'une promesse de paix. Mais atténuée et douce aux horizons galiléens, elle se leva
dominatrice et âpre sur l'Europe féodale. La prétention de la papauté à apaiser le
monde sous sa loi et au nom de l'unité catholique ne fit qu'ajouter aux troubles et aux
conflits de l'humanité misérable. Les convulsions et les meurtres des nations du moyen
âge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dérisoire réplique à la
grande promesse de paix chrétienne. La Révolution à son tour lève un haut signal de
paix universelle par l'universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la
Révolution contre les forces du vieux monde, se développent des guerre formidables.
Quoi donc? La paix nous fuira-t-elle toujours? Et la clameur des hommes, toujours
forcenés et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d'or, des
capitales modernes incendiées par les obus, comme de l'antique palais de Priam incendié
par les torches ? Non ! non ! et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces
grandioses déceptions, j'ose dire, avec des millions d'hommes, que maintenant la grande
paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves
travaillent : la démocratie, la science méthodique, l'universel prolétariat solidaire.
La guerre devient plus difficile, parce qu'avec les gouvernements libres des démocraties
modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de
tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science
enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les
jours de relations, d'échanges, de conventions; et si le premier effet des découvertes
qui abolissent les distances est parfois d'aggraver les froissements, elles créent à la
longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat
monstrueux et une sorte de suicide collectif.
Enfin, le commun idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les
rend plus réfractaires tous les jours à l'ivresse guerrière, aux haines et aux
rivalités de nations et de races. Oui, comme l'histoire a donné le dernier mot à la
République si souvent bafouée et piétinée, elle donnera le dernier mot à la paix, si
souvent raillée par les hommes et les choses, si souvent piétinée par la fureur des
événements et des passions. Je ne vous dis pas : c'est une certitude toute faite. Il n'y
a pas de certitude toute faite en histoire. Je sais combien sont nombreux encore aux
jointures des nations les points malades d'où peut naître soudain une passagère
inflammation générale. Mais je sais aussi qu'il y a vers la paix des tendances si
fortes, si profondes, si essentielles, qu'il dépend de vous, par une volonté consciente
délibérée, infatigable, de systématiser ces tendances et de réaliser enfin le
paradoxe de la grande paix humaine, comme vos pères ont réalisé le paradoxe de la
grande liberté républicaine. uvre difficile, mais non plus uvre impossible.
Apaisement des préjugés et des haines, alliances et fédérations toujours plus vastes,
conventions internationales d'ordre économique et social, arbitrage international et
désarmement simultané, union des hommes dans le travail et dans la lumière : ce sera,
jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la génération qui se lève.
Non, je ne vous propose pas un rêve décevant; je ne vous propose pas non plus un
rêve affaiblissant. Que nul de vous ne croie que dans la période encore difficile et
incertaine qui précédera l'accord définitif des nations, nous voulons remettre au
hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité, de la
fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la défendre;
elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu'elle est la France, et parce qu'elle est
humaine.
Même l'accord des nations dans la paix définitive n'effacera pas les patries, qui
garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l'uvre
commune de l'humanité réconciliée. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le
livre de la guerre, que la force ait redressé toutes les iniquités commises par la
force, si nous ne concevons pas les réparations comme des revanches, nous savons bien que
l'Europe, pénétrée enfin de la vertu de la démocratie et de l'esprit de paix, saura
trouver les formules de conciliation qui libéreront tous les vaincus des servitudes et
des douleurs qui s'attachent
à la conquête. Mais d'abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le
cercle de fer, le cercle de haine où les revendications même justes provoquent des
représailles qui se flattent de l'être, où la guerre tourne après la guerre en un
mouvement sans issue et sans fin où le droit et la violence, sous la même livrée
sanglante, ne se discerneront presque plus l'un de l'autre, et où l'humanité déchirée
pleure de la victoire de la justice presque autant que sa défaite.
Surtout, qu'on ne nous accuse point d'abaisser, ou d'énerver les courages.
L'humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer
éternellement. Le courage, aujourd'hui, ce n'est pas de maintenir sur le monde la nuée
de la Guerre, nuée terrible, mais dormante dont on peut toujours se flatter qu'elle
éclatera sur d'autres. Le courage, ce n'est pas de laisser aux mains de la force la
solution des conflits que la raison peut résoudre; car le courage est l'exaltation de
l'homme, et ceci en est l'abdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les
heures, c'est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et
morales, que prodigue la vie. Le courage, c'est de ne pas livrer sa volonté au hasard des
impressions et des forces; c'est de garder dans les lassitudes inévitables l'habitude du
travail et de l'action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite
de toutes parts, c'est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu'il soit: c'est
de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone; c'est de devenir, autant qu'on le
peut, un technicien accompli; c'est d'accepter et de comprendre cette loi de la
spécialisation du travail qui est la condition de l'action utile, et cependant de
ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des
perspectives plus étendues. Le courage, c'est d'être tout ensemble et quel que soit le
métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c'est de comprendre sa propre vie, de
la préciser, de l'approfondir, de l'établir et de la coordonner cependant à la vie
générale. Le courage, c'est de surveiller exactement sa machine à filer ou tisser, pour
qu'aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus
fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage,
c'est d'accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l'art,
d'accueillir, d'explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et
cependant d'éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de
l'organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le
courage, c'est de dominer ses propres fautes, d'en souffrir, mais de n'en pas être
accablé et de continuer son chemin. Le courage, c'est d'aimer la vie et de regarder la
mort d'un regard tranquille; c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel; c'est
d'agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre
effort l'univers profond, ni s'il lui réserve une récompense. Le courage, c'est de
chercher la vérité et de la dire; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant
qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux
applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Ah ! vraiment, comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de
vivre est courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux
hommes d'exercer et d'éprouver leur courage, et qu'il faut prolonger les roulements de
tambours qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter les curs ! Ils
sonnaient alors un son héroïque; dans notre vingtième siècle, ils sonneraient creux.
Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincère et pleine. C'est
pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes, quelques-unes des choses que je portais en
moi.
Jean JAURÈS, Discours de distribution des prix du lycée d'Albi, 1903.
ALAIN
De quelques illusions des amis de la paix
[Avant le célèbre Mars
ou la guerre jugée, Alain a vu dans le déchaînement des passions la vraie source
des guerres. Voici mis en garde les amis de la paix : « Veillez bien à ne pas mener la
guerre contre la guerre.»].
On m'a demandé
plus d'une fois si j'étais pacifiste. Autant qu'on peut comprendre ce mot barbare, ma foi
je n'en sais rien. Quand je vous dirais que j'aime la paix et que je hais la guerre, cela
ne me distinguerait pas assez de tous ces amis de la paix qui ont fait la guerre avec la
pleine approbation d'eux-mêmes, bien mieux qui l'ont voulue, et qui se sont livrés
naïvement aux passions. Ce qui me fait voir qu'ils aimaient la paix par passion aussi; et
ne comptez pas plus sur une passion que sur le beau temps. Préférer la paix à la
guerre, c'est une opinion commune; je ne compte pas quelques énergumènes. C'est de la
même manière que tout homme, dans le silence des passions, déplore les crimes d'amour
ou de jalousie; et cela ne veut pas dire qu'il ne sera jamais ni amoureux, ni jaloux, ni
meurtrier. De même nous voyons que cette sagesse pacifiste a été mise en déroute au
premier mouvement de la passion; ou, pour mieux dire, une passion a remplacé l'autre, et
les raisons n'ont pas manqué, elles ne manquent jamais aux passions; et les passions les
éclairent fortement, pour le passionné et pour les autres. Aimer la paix, ce n'est donc
pas assez contre la guerre. Et j'ai assez fait comprendre pourquoi je ne compte pas trop
sur les arrangements juridiques. L'honneur parle toujours, dès que la colère monte.
Et me voilà bien placé pour répondre à une objection d'apparence que j'ai
entendue plus de cent fois. On me dit : « Si l'on croit trop que la guerre peut être
évitée, on ne s'armera plus.» Mais ne visez pas à côté; considérez bien ce que je
dis. L'opinion que la guerre est inévitable est fort dangereuse, comme j'ai dit. Mais
l'opinion que la guerre est impossible, soit par les traités, soit par l'adoucissement
des murs, est tout aussi dangereuse à mes yeux, et aussi mal fondée. Je soutiens
que la guerre est toujours menaçante, et aussi toujours évitable. Je crois que dans les
circonstances critiques, un conflit peut être évité, pourvu que les passions ne
galopent pas. Encore bien mieux, je crois qu'une longue défiance des passions pendant les
temps de calme, chez les citoyens et chez les gouvernants, peut assurer la paix
indéfiniment. Mais en revanche je crois que si l'on compte seulement sur les institutions
et sur un désir commun de paix, on reste toujours à la merci d'une tempête humaine
comme celle que nous avons traversée. Oui, quand les armements seraient réduits et les
milices instituées des deux parts, cela n'empêcherait pas une guerre si l'on adorait les
passions comme on a fait depuis tantôt cinquante ans. Et, par les raisons que j'ai
données, je ne crois pas que cela puisse changer beaucoup dans l'avenir. Le degré de
civilisation, les idées reçues, les murs adoucies n'y font rien. Les plus hautes
idées de morale, dont nous avons provision, et l'idée pacifiste elle-même s'adaptent
sans peine à l'état de guerre, comme on l'a vu; et les rêveries socialistes de même,
et l'utopie anarchiste de même. Je me défie de ces idées à tout faire. « Il n'est pas
possible que l'homme n'ait pas de passions.» Cette proposition de Spinoza doit nous être
toujours présente. Je ne trouve donc pas mauvais que l'on soit armé et exercé; et je
suis assuré qu'on peut pousser cette préparation fort avant par volonté sage, et sans
aucun fanatisme. Ce sont les malades qui ont besoin de fanatisme, comme d'autres de
morphine, et peut-être aussi les vieillards; faibles recrues. Les armements sont moins
causes des guerres qu'une certaine manière de s'armer. D'après ces explications, que
j'ai voulu rassembler ici, on voit clairement ce que je pense de cette proposition
fantastique : « Cette guerre, par notre victoire, sera la dernière des guerres.»
ALAIN, De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations
civilisées (1916).
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