C'est
fait mon cœur, quittons la liberté. Étienne de La Boétie, Vingt et neuf sonnets,
III.
Les deux
concepts que l'on propose aujourd'hui à notre réflexion ont
tous deux la particularité de se déployer dans le cadre de
la liberté et d'en être des antonymes ambigus. Il est
d'abord évident que la soumission à une autorité considérée
comme légitime n'est en rien incompatible avec notre qualité
d'êtres libres. L'obéissance aux lois est même une condition
de la liberté de tous. Le mot soumission dit bien
d'ailleurs, dans son étymologie (sub-mittere, "se
ranger sous"), l'abandon volontaire de ses
prérogatives. La servitude, elle, correspond à une situation
arbitraire d'oppression où la force remplace la loi. C'est
la condition de l'esclave (servus). Rousseau
établit nettement la délimitation entre les deux notions : «
Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des
chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il
n’obéit qu’aux lois et c'est par la force des lois qu’il
n’obéit pas aux hommes. » (Lettres de la Montagne,
VIII). Cette distinction est toujours inscrite dans la
pensée de Rousseau, qu'il évoque dans le Discours sur
l'inégalité les premiers gouvernements électifs («
Les uns restèrent uniquement soumis aux lois, les autres
obéirent bientôt à des maîtres ») ou célèbre dans l'Émile
le contrat pédagogique : Ô mon ami, mon
protecteur, mon maître, reprenez l’autorité que vous
voulez déposer au moment qu’il m’importe le plus qu’elle
vous reste ; vous ne l’aviez jusqu’ici que par ma
faiblesse, vous l’aurez maintenant par ma volonté, et elle
m’en sera plus sacrée. Défendez-moi de tous les ennemis
qui m’assiègent, et surtout de ceux que je porte avec moi,
& qui me trahissent ; veillez sur votre ouvrage, afin
qu’il demeure digne de vous. Je veux obéir à vos lois, je
le veux toujours, c’est ma volonté constante ; si jamais
je vous désobéis, ce sera malgré moi : rendez-moi libre en
me protégeant contre mes passions qui me font violence ;
empêchez-moi d’être leur esclave, et forcez-moi d’être mon
propre maître en n’obéissant point à mes sens, mais à ma
raison. [Émile ou De l'éducation, IV].
Si cette allégeance résulte d'un assentiment sensible
et raisonné, il en est autrement, bien sûr, de la soumission
à une autorité considérée comme illégitime. C'est cela qu'on
appelle servitude, et les premières connotations
de ce mot - comme l'étymologie - renvoient, nous l'avons
dit, à la condition de l'esclave, où la force prime sur le
droit. Le terme apparaît souvent sous la plume de Rousseau
qui voit là la première conséquence de la propriété : «
Telle fut, ou dut être l'origine de la société et des lois
qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de
nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la
liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la
propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation
firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques
ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au
travail, à la servitude et à la misère » (Discours
sur l'inégalité, II). Au contraire des théoriciens du
droit naturel (Grotius, Pufendorf
ou Hobbes)
qui voulaient voir une relation contractuelle dans la
situation de servitude, Rousseau considère en effet que
l'esclavage ne saurait être librement consenti, mais
toujours engendré par la violence. Mais comment préciser la
nature irrévocable du droit que les minorités dominantes se
sont arrogé, dès lors que les peuples ont secoué bien des
jougs et que les richesses ont largement changé de mains ?
Comment expliquer que perdure sous toutes les latitudes une
telle situation d'oppression de ceux qui par leur nombre
seraient facilement en mesure de se libérer ? Étrange
inertie, en effet, au point que l'on peut s'aviser de
soupçonner la complicité des masses elles-mêmes et sans
incohérence risquer l'oxymore servitude volontaire.
C'est de cet étonnement que naît le Discours de La
Boétie, dont les réponses successives pourraient être
résumées par celle que propose David Hume au seuil de sa
réflexion politique :
Rien ne
paraît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses
humaines d'un œil philosophique, que de voir la facilité
avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit,
et l'humble soumission avec laquelle les hommes
sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de
leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille ? Ce
n'est pas la FORCE; les sujets sont toujours les plus
forts. Ce ne peut donc être que l'OPINION. C'est sur
l'opinion que tout gouvernement est fondé, le plus
despotique et le plus militaire, aussi bien que le plus
populaire et le plus libre. (Hume, Les
premiers principes du gouvernement, 1752)
C'est ainsi que
l'adroite usurpation dénoncée par Rousseau a pu d'autant mieux
réussir sur les populations qu'elle s'est trouvée en accord
avec leur secret désir de sujétion. Par opinion d'intérêt,
continue Hume, j'entends le sentiment de l'utilité
publique, que le gouvernement en général peut procurer,
joint à la persuasion que le gouvernement, sous lequel nous
vivons, la prouve autant que tout autre pourrait le faire.
Cette opinion, lorsqu'elle prévaut dans un État, ou du moins
auprès de ceux qui font la force de l'État, fait la plus
grande sûreté des chefs. (ibid.) S'il apparaît
légitime que les individus délèguent leurs pouvoirs dans le
cadre d'un contrat social, il est plus inquiétant de les voir
s'avachir dans une soumission qui prend les formes, comme le
dit Diderot,
d'un crime de lèse-majesté divine. Pourquoi les hommes
abdiquent-ils si volontiers leur liberté naturelle ? On lira
les analyses déjà modernes de La Boétie qui insiste comme Montaigne
sur la force de l'habitude : le pli de la paresse et de
l'indifférence est vite pris qui se nourrit aussi de notre
égoïsme. « Peuples libres, prévenait Rousseau, souvenez-vous
de cette maxime : on peut acquérir la liberté, mais on ne la
recouvre jamais » (Contrat social, II, VIII).
C’est ce qu’avait vu Machiavel :
Combien il
est difficile à un peuple accoutumé à vivre sous un
prince de conserver sa liberté s'il l'acquiert par
accident, comme Rome après l'expulsion des Tarquins,
c'est ce que démontrent une infinité d'exemples qu'on
lit dans l'histoire : en effet, ce peuple est comme une
bête brute naturellement farouche et faite pour vivre
dans les bois, puis dressée à la prison et à la
domesticité ; que le sort la rende à la liberté des
champs, inapte à trouver sa pâture et son gîte, elle
sera la proie du premier qui voudra la remettre à la
chaîne. C'est ce qui arrive à un peuple accoutumé à se
laisser gouverner. Incapable de discerner ce qui lèse sa
liberté et ses moyens de défense, ne connaissant pas les
princes, n'étant pas connu d'eux, il retombe bientôt
sous un joug plus pesant et plus rude que celui qu'il
avait secoué peu de temps auparavant. (Le
Prince, XVI)
Mais si les
peuples renoncent si volontiers à leurs prérogatives d'êtres
libres, c'est qu'il est plus facile d'obéir que d'exercer sa
liberté. La Boétie rappelle comment les tyrans se sont
toujours employés à abêtir leurs sujets, d'autant plus prêts
à obéir qu'ils savent pouvoir se divertir dans les jeux et
les spectacles offerts à leur mollesse. Comme les foules
pusillanimes dénoncées par l'Inquisiteur de Dostoïevski
ou le salaud de Sartre
qui veut croire à l'absolu des valeurs qui régissent sa vie
pour ne pas avoir à exercer sa liberté, l'individu est prêt
aussi à obéir à toute autorité dès lors qu'elle sait se
donner une allure de légitimité. On connaît les expériences
de Stanley Milgram, qui a appelé « état agentique » cette
résignation à n'être qu'un instrument au service d'un
supérieur hiérarchique, prêt à satisfaire sa volonté jusqu'à
la pire cruauté. Couvrant le procès d’Adolf Eichmann pour le
New-York Times, Hannah Arendt
a montré de son côté qu'en toute bonne conscience chacun de
nous est prêt à commettre des actes monstrueux, pourvu
qu'une hiérarchie en endosse la responsabilité. C'est cette
démission de la pensée qui fait la banalité du mal et des
monstres ordinaires. Les philosophes contemporains (on lira
les textes de Bourdieu,
Foucault
ou Baudrillard)
se sont, chacun à sa manière, emparés de ces notions en
montrant comment l'adhésion, la docilité du dominé résident
dans l'intériorisation des structures sociales. Parfaitement
arbitraires (inhérentes par exemple au système capitaliste),
elles lui apparaissent pourtant comme naturelles, car
conformes à son conditionnement.
Rien n'a bien
changé aujourd'hui, et certainement pas dans les démocraties
où des jougs de toute nature oblitèrent notre perception en
nous caressant dans le sens du poil. On s'étonnera peut-être
un jour davantage, et trop tard, que les individus aient
eux-mêmes contribué à tisser autour d'eux un maillage de
réseaux informatiques qui constituent un système inédit de
surveillance et de gavage. Dans son Meilleur des mondes, Aldous Huxley avait bien imaginé que les gens en viendraient à aimer leur oppression, à adorer des technologies qui détruiraient leur capacité de penser.
Avec une intuition stupéfiante, Tocqueville
avait déjà pressenti cette nouvelle forme de despotisme
parfaitement compatible avec les formes extérieures de la
liberté :
Il est
absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle,
il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge
viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer
irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens
se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se
réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il
veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il
pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs
principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs
successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur
ôter entièrement le trouble de penser et la peine de
vivre ?
(De la démocratie en Amérique, 1835)
Pas de dictature
en effet qui n'ait sa part de plaisir. Enfermés dans la
prison dorée de Versailles, les courtisans de Louis XIV
renforcent gratuitement son absolutisme par leur
empressement servile et leurs jeux de caniches parfumés. D'Holbach
a plaisamment analysé dans son Essai sur l'art de
ramper cette contribution volontaire de la
flagornerie et de la convoitise aux desseins du monarque.
Max Weber,
pour qui aussi la servitude n’est autre que la légitimation
par le dominé de son état de soumission, a recensé les trois
formes de cette légitimation, qui toutes trois pointent en
fait la tradition immémoriale de l'obéissance et la quête
perpétuelle du Père protecteur ou du Chef charismatique à
qui confier les rênes de sa vie. Dans Psychologie des
masses et analyse du moi (1921), Sigmund Freud
n'a pas manqué d'enquêter sur les racines profondes,
individuelles et collectives, de cet « amour du chef »,
racines qui se trouveraient dans le rapport nécessairement
névrotique que l’enfant a avec ses parents et surtout avec
son père, « figure à l'égard de laquelle on ne pouvait
se comporter que d'une manière passive et masochiste
». La source psychologique de la soumission est-elle donc
dans l’amour ? Nous connaissons bien la tyrannie de la
passion, celle qui nous fait aimer/haïr l'être pour qui nous
consentons à tant de démissions, devant qui nous
n'hésiterions pas à nous prosterner, quitte à se faire «
l’ombre de son chien ». Nous restons ignorants de ces
tréfonds de la psyché, mais nous devinons leur empire où
s'allient Éros et Thanatos pour faire courber sous le fouet
une échine complice et ravie.
Mais, à trop psychologiser les relations de pouvoir,
ne risque-t-on pas d'amoindrir leur vraie nature et
d'ignorer la part de volonté qui anime les individus ?
Soucieux d'échapper à la servitude des passions, les stoïciens
ont élaboré un manuel de conduite qui, préconisant une
soumission absolue à l'ordre des choses, n'en présente pas
moins la volonté comme le premier agent de leur victoire.
C'est la volonté encore qui, pour Descartes,
est le vrai ressort de la liberté, et de manière
significative, notre programme nous confronte à deux œuvres
où elle se manifeste par une rébellion féminine contre le
pouvoir masculin. Roxane dans les Lettres persanes
et Nora dans Une maison de poupée ont longtemps
déguisé leur soumission et finissent par secouer leur joug.
De son côté, La Boétie indique une voie possible pour sortir
du despotisme, non dans le régicide mais dans le refus de
servir. Depuis, plusieurs idéologues - notamment Benjamin Constant
et Henry David Thoreau
- ont revendiqué le devoir de désobéissance lorsque la loi
apparaît évidemment inique dans des prescriptions contraires
à la morale. C'est nous dire que la relation de pouvoir
appartient aussi au domaine du consentement mutuel, et que
les dominés ont toujours la ressource de l'insoumission.
Michel Foucault voit ici une objection majeure à l'hypothèse
de la servitude volontaire : « Au cœur des relations de
pouvoir et comme condition permanente de leur existence,
il y a une "insoumission" et des libertés essentiellement
rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans
résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement
éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au
moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte, sans que
pour autant elles en viennent à se superposer, à perdre
leur spécificité et finalement à se confondre. Elles
constituent l’une pour l’autre une sorte de limite
permanente, de point de renversement possible. »
(Le sujet et le pouvoir, 1982).
Faut-il voir dans ce détour optimiste une possible
problématisation des deux notions qui sont proposées à notre
réflexion ? Servitude et soumission ont des délimitations bien
incertaines, et se défaire de l'une ne garantit pas qu'on
évite l'autre. Mais, de La Boétie à Michel Foucault, le
discours philosophique peut nous inviter à rester confiants
dans la capacité des hommes à se saisir de leurs droits. Reste
que le grand Léviathan est susceptible de revêtir des formes
multiples et parfois séduisantes. Plus que jamais, s'il est
vrai, comme le dit La Bruyère, qu'"il y a autant de
faiblesse que de paresse à se laisser gouverner", le
garant des démocraties reste le contrat sans cesse réactivé
par la participation vigilante de tous à l'espace public.
Charlie Chaplin, The Great Dictator (discours final, 1940)