Comment ça commence ? La Boétie n’en sait rien.
Comment ça continue ? C’est que les hommes
désirent qu’il en soit ainsi, répond La Boétie. On
n’est guère avancé : l’objection est aisée. Voire.
Car l’enjeu, discrètement mais clairement fixé par
La Boétie, est anthropologique. Il s’agit de la
nature humaine, telle qu’à son propos se pose en
somme la question : le désir de soumission est-il
inné ou acquis ? Préexistait-il au malencontre qui
lui aurait permis de se réaliser ? Ou bien doit-il
plutôt son émergence ex nihilo à
l’occasion du malencontre, telle une mutation
létale rebelle à toute explication ?
Interrogations moins académiques qu’il n’y paraît,
comme nous porte à le penser l’exemple des
sociétés primitives.
Il est en effet
une troisième question que l’auteur du Discours
ne pouvait pas se poser, mais que l’ethnologie
contemporaine est en mesure de formuler : comment
les sociétés primitives fonctionnent-elles pour
empêcher l’inégalité, la division, la relation de
pouvoir ? Comment parviennent-elles à conjurer le
malencontre ? Comment font-elles pour que ça ne
commence pas ? Car, répétons-le, si les sociétés
primitives sont des sociétés sans État, c’est non
point par incapacité congénitale à atteindre l’âge
adulte que marquerait la présence de l’État, mais
bien par refus de cette institution. Elles
ignorent l’État parce qu’elles n’en veulent pas,
la tribu maintient dans la disjonction chefferie
et pouvoir parce qu’elle ne veut pas que le chef
en devienne le détenteur, elle refuse que le chef
soit le chef. Sociétés du refus d’obéissance :
telles sont les sociétés primitives. Et
gardons-nous ici également
de toute référence à la psychologie : le refus de
la relation de pouvoir, le refus d’obéir, ne sont
nullement, comme le crurent missionnaires et
voyageurs, un trait de caractère des Sauvages,
mais l’effet, au niveau individuel, du
fonctionnement des machines sociales, le résultat
d’une action et d’une décision collectives. Il
n’est d’autre part
nul besoin d’invoquer, pour rendre compte de ce
refus de la relation de pouvoir, une connaissance
préalable de l’État par les sociétés primitives :
elles auraient fait l’expérience de la division
entre dominants et dominés, auraient éprouvé le
néfaste et l’inacceptable d’une telle division et
auraient alors fait retour à la situation
antérieure à la division, au temps d’avant le
malencontre. Semblable hypothèse renvoie à
l’affirmation de l’éternité de l’État et de la
division de la société selon la relation de
commandement-obéissance. Fort peu innocente en ce
qu’elle tend à légitimer la division de la société
en voulant déceler dans le fait de la division une
structure de la société comme telle, cette
conception se trouverait au demeurant infirmée par
les enseignements de l’histoire et de
l’ethnologie. Elles ne nous offrent en
effet aucun exemple d’une société à État
qui serait redevenue société sans État, société
primitive. Il semble bien, au
contraire, qu’il y ait là un point de
non-retour sitôt qu’il est franchi, et qu’un tel
passage se fasse seulement à sens unique : du
non-État vers l’État, jamais dans l’autre sens.
L’espace et le temps, telle aire culturelle ou
telle période de notre histoire proposent le
spectacle permanent de la décadence et de la
dégradation en lesquelles s’engagent les grands
appareils étatiques : l’État peut bien s’écrouler,
se démultiplier ici en seigneuries féodales, se
diviser ailleurs en chefferies locales, jamais ne
s’abolit la relation de pouvoir, jamais ne se
résorbe la division essentielle de la société,
jamais ne s’accomplit le retour du moment
pré-étatique. Irrésistible, abattue mais non
anéantie, la puissance de l’État finit toujours
par se réaffirmer, que ce
soit en Occident après la chute de l’Empire
romain, ou dans les Andes sud-américaines, champ
millénaire d’apparitions et de disparitions
d’États dont l’ultime figure fut l’empire des
Incas.
Pourquoi donc
la mort de l’État est-elle toujours incomplète,
pourquoi n’entraîne-t-elle pas la réinstitution de
l’être non divisé de la société ? Pourquoi,
réduite et affaiblie, la relation de pouvoir n’en
continue-t-elle pas moins à s’exercer ? Serait-ce
que l’homme nouveau, engendré dans la division de
la société et reproduit avec elle, est un homme
définitif, immortel, inapte irrévocablement à tout
retour à l’en deçà de la division ? Désir de
soumission, refus d’obéissance : société à État,
société sans État. Les sociétés primitives
refusent la relation de pouvoir en empêchant le
désir de soumission de se réaliser. On ne saurait
trop rappeler en effet,
à la suite de La Boétie, ce qui devrait n’être que
des truismes : d’abord
le pouvoir existe seulement dans son exercice
effectif ; ensuite,
le désir de pouvoir ne trouve à se réaliser que
s’il parvient à susciter l’écho favorable de son
nécessaire complément, le désir de soumission. Pas
de désir réalisable de commander sans désir
corrélatif d’obéir. Nous disons que les sociétés
primitives, en tant que sociétés sans division,
ferment au désir de pouvoir et au désir de
soumission toute possibilité de se réaliser.
Machines sociales habitées par la volonté de
persévérer en leur être non divisé, les sociétés
primitives s’instituent comme lieux de répression
du mauvais désir. Aucune chance ne lui est laissée
: les Sauvages ne veulent pas de ça. Ce désir, ils
l’estiment mauvais car le laisser se réaliser
conduirait du même
coup à admettre l’innovation sociale par
l’acceptation de la division entre dominants et
dominés, par la reconnaissance de l’inégalité
entre maîtres du pouvoir et assujettis au pouvoir.
Pour que les relations entre hommes se
maintiennent comme relations de liberté entre
égaux, il faut empêcher l’inégalité, il faut
empêcher qu’éclose le mauvais désir biface qui
hante peut-être toute société et tout individu de
chaque société. À l’immanence du désir de pouvoir
et du désir de soumission – et non pas du pouvoir
lui-même, de la soumission elle-même – les
sociétés primitives opposent le il faut
et il ne faut pas de leur loi : il faut
ne rien changer à notre être indivisé, il ne faut
pas laisser se réaliser le mauvais désir.
On voit bien maintenant
qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait
l’expérience de l’État pour le refuser, d’avoir
connu le malencontre pour le conjurer, d’avoir
perdu la liberté pour la revendiquer.
Malencontre : quelque chose se produit, qui
empêche la société de maintenir dans l’immanence
désir de pouvoir et désir de soumission. Ils
émergent à la réalité de l’exercice, dans l’être
divisé d’une société composée désormais d’inégaux.
Tout comme les sociétés primitives qui sont
conservatrices parce qu’elles désirent conserver
leur être-pour-la-liberté, les sociétés divisées
ne se laissent pas changer, le désir de pouvoir et
la volonté de servitude n’en finissent pas de se
réaliser.
Pierre
CLASTRES, « Liberté, Malencontre, Innommable »
in Étienne de La Boétie, Le discours de la
servitude volontaire
Paris, Éditions Payot (2002).
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Première
étape : l'énonciation :
Une première - voire une seconde - lecture doit vous
amener à
identifier les caractères essentiels du texte, que
votre résumé devra
reproduire :
- situation d'énonciation (de type expressif ici);
- niveau de langue;
- difficultés de vocabulaire : attention par exemple
aux mots létale,
truismes,
immanence,
malencontre
(néanmoins expliqué dans son contexte).
Deuxième
étape : thème, thèse :
- Efforcez-vous de formuler pour vous-même le sujet
du texte (au
besoin, donnez-lui un titre; ici, le texte
pourrait s'intituler : Le
refus de l'État dans les sociétés primitives).
- Plus important encore : repérez la (ou les)
thèse(s) et prenez soin
de la (les) rédiger rapidement. Dans ce
texte, l'auteur, s'appuyant sur l'exemple des
Sauvages, veut établir qu'une société bâtie sur un
pouvoir étatique ne peut jamais revenir à une
société sans État.
Troisième
étape : l'organisation
:
La lecture du texte vous fait percevoir par les
paragraphes différentes
unités de sens. Ces paragraphes constituent
cependant des indices
insuffisants de l'organisation. Vous savez que tout
raisonnement
discursif s'accompagne de connexions logiques (nous
les soulignons en rouge
: en gras
pour les connexions essentielles) qui vous feront
percevoir
l'enchaînement des arguments. Après avoir en
trois points montré que les sociétés primitives
refusent délibérément l'État, l'auteur explique
leur choix et conclut sur l'irréversibilité du
choix du pouvoir étatique.
Comme toujours dans une argumentation, les
arguments
s'accompagnent d'exemples : leur caractère concret
et circonstancié
vous permet de les repérer d'emblée (nous les
soulignons en bleu).
C'est cette
organisation que nous
vous invitons à représenter précisément dans un tableau
de
structure : ne pensez pas que le fait
d'établir ce tableau au
brouillon vous fera perdre du temps. Une fois
rempli, il vous permettra
au contraire d'aller plus vite dans la
reformulation, chaque unité de
sens étant nettement repérée :
- la colonne Parties sépare chaque étape
de l'argumentation,
que la colonne Sous-Parties décompose si
nécessaire.
- la colonne Arguments vous permet
d'identifier rapidement
chaque argument et d'aller déjà vers son expression
la plus concise en
repérant les mots-clefs. C'est cette colonne,
surtout, qui vous sera
précieuse.
- quant à la colonne Exemples, elle vous
permet de repérer ce
que votre résumé pourra ensuite ignorer (attention
cependant au fait
qu'un long paragraphe d'exemples peut avoir une
valeur argumentative !).
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