LE TEMPS VÉCU
TEXTES (II)
|
Charles
PÉGUY
Le présent.
Le
ministère du présent n’est pas seulement un ministère de
date. Il n’est pas seulement un ministère chronologique.
Le présent est un certain point d’une nature
propre. Il est un point de nature et un point de pensée.
Le ministère du présent n’est pas seulement de
regarder passer. Il est de faire passer.
Il n’est pas seulement le spectateur, qui
regarde passer le temps. Il est le centre et l’agent même et
le point de passée du temps.
Le point de passage est déjà en même temps le
point de passée.
Le présent n’est point inerte. Il n’est pas
seulement spectateur et témoin. Il est un point d’une nature
propre et tout passe par ce point et Jésus même, étant homme
et temporel, y a passé et l’advenue, l’événement, la
survenue de Jésus sur Moïse, de la nouvelle loi sur
l’ancienne loi, du monde chrétien sur le monde antique, de
la grâce sur la nature, des Évangiles sur les prophéties
n’est pleinement évaluable et pleinement saisissable, sinon
pleinement intelligible que pour celui qui a considéré la
singulière advenue, l’événement, la survenue du futur sur le
passé par le ministère du présent. Ce qu’il y a de propre et
de libre dans cette advenue, dans cette survenue est au
germe de ce qu’il y a de singulier et de propre dans
l’événement de ce qui n’était qu’une annonce, dans la tenue
de ce qui n’était qu’une promesse.
Mais je le demande à présent quelle est la
philosophie qui pour la première fois dans l’histoire du
monde a attiré l’attention sur ce qu’avait de propre l’être
même et l’articulation du présent. Quelle philosophie, sinon
la philosophie bergsonienne.
Quelle philosophie, quelle pensée a non
seulement la première attiré l’attention mais la première
allée la plus avant. Qui a vu que là même était le secret du
problème, que la déliaison du mécanisme était là, que la
déliaison du déterminisme était là, que la déliaison du
matérialisme était là. Qui a vu qu’en ce point était tout le
secret de la bataille. Et que tant qu’on considérerait le
présent comme une simple date, comme les autres, parmi les
autres, après d’autres, avant d’autres, tant que l’on
considérerait le présent comme le passé d’aujourd’hui, comme
le passé instantané, comme le instantanément passé, comme la
limite en par ici du passé, comme le passé à la limite en
par ici, comme le plus récent et l’instantanément et le à la
limite enregistré ou demeurant lié soi-même dans les
ligatures raides du déterminisme, du matérialisme, du
mécanisme. Car on prenait le présent à l’envers. On prenait
ce point du présent de l’autre côté. Car on le prenait comme
la dernière ligne inscrite, on le prenait comme le dernier
point acquis, comme le dernier point de l’inscription. Au
lieu qu’il est le premier point non encore engagé, non
encore arrêté, le point encore en cours d’acquisition, en
cours d’inscription, la ligne en cours qu’on l’écrive et
qu’on l’inscrive. Il est le point qui n’a point encore les
épaules dans les momifications du passé.
Au lieu de considérer le présent lui-même, le
présent présent on considérait au contraire le présent
passé, un présent figé, et fixé, un présent arrêté, inscrit,
un présent rendu déterminé.
Un présent historique.
Au lieu de considérer ce point de secret qu’est
le présent on considérait déjà une histoire du présent, une
mémoire du présent, c’est-à-dire que l’on considérait la
figure que ferait le présent aussitôt qu’il serait devenu
passé. On considérait l’inscription aussitôt qu’elle serait
devenue inscrite. On considérait la vie au moment qu’elle
serait devenue la mort. Et on trouvait qu’elle était morte.
On considérait le présent, on considérait la liberté au
moment qu’elle aurait été liée, qu’elle serait devenue liée.
Et on trouvait qu’elle était liée.
Mais on ne disait pas qu’elle était liée parce
qu’on l’avait liée. On disait qu’elle était venue au monde
comme ça. On disait qu’elle était venue au monde liée.
On ne disait pas que l’inscription était
inscrite parce qu’on l’avait inscrite. On disait qu’elle
était venue au monde comme ça. Puisqu’on la trouvait comme
ça. On disait qu’elle était venue au monde inscrite.
On ne disait pas que la vie était morte parce
qu’on l’avait tuée. On disait qu’elle était venue au monde
comme ça. Puisqu’on la trouvait comme ça. On disait que la
vie était venue au monde morte.
On ne disait pas que la liberté paraissait liée
parce que soi-même on était passé, on s’était mis de l’autre
côté du lien et qu’ainsi, on la voyait à travers le lien. On
disait qu’elle était liée.
On ne disait pas que l’inscription paraissait
morte parce que soi-même on était passé de l’autre côté de
l’inscrit et qu’ainsi on la voyait à travers l’inscrit. On
disait qu’elle était inscrite.
On ne disait pas que la vie était morte parce
que soi-même on était passé de l’autre côté de la mort et
qu’ainsi on la voyait, la vie, à travers la mort. On disait
sans le savoir, sans savoir ce qu’on disait, qu’elle était
morte.
Car, continuant à la nommer vie, on en parlait
toujours comme d’une morte, on la voyait toujours comme une
morte.
Au lieu de considérer la liberté, la vie, le
présent un instant avant qu’elle entre dans l’éternelle
prison du passé, en la considérant aussitôt après,
instantanément après qu’elle venait de signer sur le
registre d’écrou. Et on disait qu’elle était serve, et
qu’elle était prisonnière, et qu’elle était écrouée.
On croyait qu’en allant vite, qu’à force
d’aller vite on pouvait impunément prendre pour le présent
un tout récent passé et parler comme du présent d’un tout
récent passé, qu’on n’y verrait rien ; que ça revenait au
même ; qu’à force d’aller vite ça ne se verrait pas. Qu’en
se dépêchant beaucoup on arriverait en même temps qu’on
était parti. Que l’intervalle n’existerait pas. Que la
liberté au dernier moment dans la rue et la prisonnière au
dernier moment dans la prison, que la liberté s’avançant
sous la porte, la prisonnière venant de signer sur le
registre d’écrou, c’était pour ainsi dire le même être et
que par conséquent et par glissement c’était évidemment et
absolument le même être.
Il n’y a que l’être et la réalité qui
trouvaient que ce n’était pas le même être 1.
C’est toujours la même tentation
intellectuelle, la même tentation offerte au même
glissement, à la même profonde paresse intellectuelle. Comme
c’est le passé qui retient, et même comme il n’y a que le
passé qui retient, et comme on croit que retenir c’est
savoir mieux, et même comme absolument on croit que retenir
c’est (mieux) tenir et que retenir c’est savoir, c’est
toujours au passé que l’on s’adresse.
Seulement on croit qu’en le prenant dans sa
grande épaisseur, dans toute son épaisseur, c’est bien
effectivement le passé, tandis qu’en l’amincissant assez par
le bord où il touche au futur, on en fait le présent. On
obtient le présent.
C’est-à-dire : on croit qu’en prenant la
mémoire dans toute son épaisseur on obtient l’histoire, mais
qu’en l’amincissant assez du côté qu’elle naît, qu’elle
vient de naître, on obtient encore le présent et la
connaissance du présent.
C’est-à-dire : on croit qu’en prenant la
servitude dans toute son épaisseur on obtient bien en effet
le déterminisme mais qu’en l’amincissant assez du côté
qu’elle naît, qu’elle vient de naître on obtient encore la
liberté.
Ainsi on aboutit à un présent qui est une
lamelle du passé à la limite du passé. (A la limite comme
présente, à sa limite du côté du futur).
On aboutit à une connaissance du présent qui
est une lamelle d’histoire.
On aboutit à une lamelle de liberté qui est une
lamelle de servitude.
Au lieu que le présent est ce qui n’est pas
encore passé, la connaissance du présent est ce qui n’est
pas encore de l’histoire, la liberté, le libre est ce qui
n’est pas encore écroué.
Le présent n’est pas ce qui est historiquement
sur une très mince épaisseur. C’est ce qui n’est pas
historique du tout.
Le présent n’est pas ce qui est écroué depuis
peu et sur une mince épaisseur (de temps, de prison). C’est
ce qui n’est pas écroué du tout. C’est ce qui
est d’une autre nature, d’un autre être que l’historique,
d’un autre être que l’inscrit, d’un autre être que l’écroué.
Et eux comment s’étonner qu’ils trouvassent
passées des lamelles de passé, historiques des lamelles
d’histoire, écrouées, déterminées des lamelles de servitude.
Mais c’est peut-être bien ce qu’ils voulaient.
C’est le danger terrible, c’est le commandement
terrible du passé. Lui seul peut tenir des registres. Et
comme tout le monde a besoin de registres, c’est toujours à
lui que l’on s’adresse. Lui seul est fabricant de registres.
Et il en est marchand. Et tout le monde s’affole et court
lui en demander.
Il est fonctionnaire de l’enregistrement. Et
comme tout le monde croit que toute science et que toute
connaissance est enregistrement, on se précipite vers les
enregistrements de l’histoire.
C’est ici le centre même du sophisme. D’une
part il ne peut y avoir enregistrement et histoire que du
passé. D’autre part on pose (plus ou moins explicitement)
que toute science et connaissance est enregistrement et
histoire. Après ça on parle de science et de connaissance du
présent.
Et on entend la même science et la même
connaissance.
C’est donc impliciter que le présent est un
passé.
Comment s’étonner après cela qu’on le trouve
passé.
Mais c’est peut-être, plus ou moins
obscurément, ce que l’on voulait.
Car cette confusion du présent au passé, cette
réduction du présent au passé était la colle qui faisait
tenir le déterminisme, et le matérialisme et
l’intellectualisme.
Et non seulement cela. Non seulement les
registres sont des registres, mais ils sont des registres du
passé. Alors tout ce besoin de repos et de tranquillité et
de ne plus en entendre parler qui vient de la fatigue et qui
se nomme proprement la paresse et notamment la paresse
intellectuelle, et ce besoin d’officiel et de contrôle et
d’authentique et de bien et dûment enregistré, tout le
besoin du papier et au deuxième degré tout le besoin du
papier timbré travaille pour cette substitution frauduleuse
et pour cette confusion et pour cette réduction.
Avoir la paix, le grand mot de toutes les
lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent
est présent, tant que la vie est vivante, tant que la
liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la
guerre. On parle d’elle ; et il faut que l’on en parle.
C’est même le moment d’en parler. Si seulement le présent
est passé, tout s’apaise.
On n’en entend plus parler.
Et au fond c’est ce que tout le monde veut.
On a la paix.
Telle est la grande tentation offerte à la
paresse intellectuelle et à la nommée sagesse, et à la
nommée prudence. Et à la sainte épargne et à la sainte
économie. Et surtout à la morale, qui profite toujours. Et
qui est celle qui tombe toujours.
Charles PÉGUY, Note conjointe sur M. Bergson et
la philosophie bergsonienne (1914).
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1. C’est cette capitale idée bergsonienne que le présent,
le passé le futur ne sont pas du temps seulement, mais de
l’être… Que le futur n’est pas seulement du passé pour
plus tard. Que le passé n’est pas de l’ancien futur, du
futur de dedans le temps. Mais que la création, à mesure
qu’elle passe, qu’elle tombe du futur au passé, par le
ministère, par l’accomplissement du présent ne change pas
seulement de date, mais qu’elle change d’être… Que le
passage par le présent est le revêtement d’un autre être.
Henri BERGSON
La mélodie qu'on perçoit indivisible.
Les difficultés et
contradictions de tout genre auxquelles ont abouti les
théories de la personnalité viennent de ce qu'on s'est
représenté, d'une part, une série d'états psychologiques
distincts, chacun invariable, qui produiraient les
variations du moi par leur succession même, et d'autre part
un moi, non moins invariable, qui leur servirait de support.
Comment cette unité et cette multiplicité pourraient-elles
se rejoindre ? comment, ne durant ni l'une ni l'autre - la
première parce que le changement est quelque chose qui s'y
surajoute, la seconde parce qu'elle est faite d'éléments qui
ne changent pas - pourraient-elles constituer un moi qui
dure ? Mais la vérité est qu'il n'y a ni un substratum
rigide immuable ni des états distincts qui y passent comme
des acteurs sur une scène. Il y a simplement la mélodie
continue de notre vie intérieure, - mélodie qui se poursuit
et se poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de
notre existence consciente. Notre personnalité est cela
même.
C'est justement cette continuité indivisible de
changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer
ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée
ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux
qui voient dans cette durée « réelle » je ne sais quoi
d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus
claire du monde: la durée réelle est ce que l'on a toujours
appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que
le temps implique la succession, je n'en disconviens pas.
Mais que la succession se présente d'abord à notre
conscience comme la distinction d'un « avant » et d'un «
après » juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder.
Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure
impression de succession que nous puissions avoir, - une
impression aussi éloignée que possible de celle de la
simultanéité, - et pourtant c'est la continuité même de la
mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur
nous cette impression. Si nous la découpons en notes
distinctes, en autant d' « avant » et d' « après » qu'il
nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et
que nous imprégnons la succession de simultanéité: dans
l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction
nette de parties extérieures les unes aux autres. Je
reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que
nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à
écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et
pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que
prennent place dans un seul et même temps les changements
plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans
le monde extérieur.
Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors, de nous
ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que
j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il
n'y a pas de choses qui changent.
Devant le spectacle de cette mobilité universelle,
quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige. Ils sont
habitués à la terre ferme; ils ne peuvent se faire au roulis
et au tangage. Il leur faut des points « fixes » auxquels
attacher la pensée et l'existence. Ils estiment que si tout
passe, rien n'existe; et que si la réalité est mobilité,
elle n'est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe
à la pensée. Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre,
et l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses. -
Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le
regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra
bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus
substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment
supérieure à celle d'une fixité qui n'est qu'un arrangement
éphémère entre des mobilités. J'arrive ici, en effet, au
troisième point sur lequel je voulais attirer votre
attention.
C'est que, si le changement est réel et même
constitutif de la réalité, nous devons envisager le passé
tout autrement que nous n'avons été habitués à le faire par
la philosophie et par le langage. Nous inclinons à nous
représenter notre passé comme de l'inexistant, et les
philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle.
Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui-même:
si quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un
secours que le présent lui prête, par une charité que le
présent lui fait, enfin, pour sortir des métaphores, par
l'intervention d'une certaine fonction particulière qui
s'appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver
exceptionnellement telles ou telles parties du passé en les
emmagasinant dans une espèce de boîte. - Erreur profonde !
erreur utile, je le veux bien, nécessaire peut-être à
l'action, mais mortelle à la spéculation. On y trouverait,
enfermées « in a nutshell », comme vous dites, la plupart
des illusions qui peuvent vicier la pensée philosophique.
Réfléchissons en effet à ce « présent » qui serait
seul existant. Qu'est-ce au juste que le présent ? S'il
s'agit de l'instant actuel, - je veux dire d'un instant
mathématique qui serait au temps ce que le point
mathématique est à la ligne, - il est clair qu'un pareil
instant est une pure abstraction, une vue de l'esprit; il ne
saurait avoir d'existence réelle. Jamais avec de pareils
instants vous ne feriez du temps, pas plus qu'avec des
points mathématiques vous ne composeriez une ligne. Supposez
même qu'il existe: comment y aurait-il un instant antérieur
à celui-là ? Les deux instants ne pourraient être séparés
par un intervalle de temps, puisque, par hypothèse, vous
réduisez le temps à une juxtaposition d'instants. Donc ils
ne seraient séparés par rien, et par conséquent ils n'en
feraient qu'un: deux points mathématiques, qui se touchent,
se confondent. Mais laissons de côté ces subtilités. Notre
conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre
présent, c'est à un certain intervalle de durée que nous
pensons. Quelle durée ? Impossible de la fixer exactement;
c'est quelque chose d'assez flottant. Mon présent, en ce
moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais
il en est ainsi parce qu'il me plaît de limiter à ma phrase
le champ de mon attention. Cette attention est chose qui
peut s'allonger et se raccourcir, comme l'intervalle entre
les deux pointes d'un compas. Pour le moment, les pointes
s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin
de ma phrase; mais, s'il me prenait envie de les éloigner
davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière
phrase, celle qui la précédait : il m'aurait suffi d'adopter
une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui
serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard,
avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de
la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une
portion aussi grande qu'on voudra de ce que nous appelons
notre passé. La distinction que nous faisons entre notre
présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins
relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre
attention à la vie. Le « présent » occupe juste autant de
place que cet effort. Dès que cette attention particulière
lâche quelque chose de ce qu'elle tenait sous son regard,
aussitôt ce qu'elle abandonne du présent devient ipso facto
du passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand
nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Il en est
du présent des individus comme de celui des nations : un
événement appartient au passé, et il entre dans l'histoire,
quand il n'intéresse plus directement la politique du jour
et peut être négligé sans que les affaires s'en ressentent.
Tant que son action se fait sentir, il adhère à la vie de la
nation et lui demeure présent.
Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin
que possible, en arrière, la ligne de séparation entre notre
présent et notre passé. Une attention à la vie qui serait
suffisamment puissante, et suffisamment dégagée de tout
intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent
indivisé l'histoire passée tout entière de la personne
consciente, - non pas comme de l'instantané, non pas comme
un ensemble de parties simultanées, mais comme du
continuellement présent qui serait aussi du continuellement
mouvant : telle, je le répète, la mélodie qu'on perçoit
indivisible, et qui constitue d'un bout à l'autre, si l'on
veut étendre le sens du mot, un perpétuel présent, quoique
cette perpétuité n'ait rien de commun avec l'immutabilité,
ni cette indivisibilité avec l'instantanéité. Il s'agit d'un
présent qui dure.
Henri BERGSON, La Pensée et le mouvant, La
perception du changement (1938).
COLETTE
Où sont les enfants ?
« Où sont les enfants ? » Elle
surgissait, essoufflée par sa quête constante de mère
chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent. Ses
bras emmanchés de toile blanche disaient qu'elle venait de
pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucé d'un brûlant
velours de rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la
ceignait, si elle avait lavé la havanaise, et quelquefois
elle agitait un étendard de papier jaune craquant, le papier
de la boucherie ; c'est qu'elle espérait rassembler, en même
temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabondes,
affamées de viande crue...
Au cri traditionnel s'ajoutait, sur le même ton
d'urgence et de supplication, le rappel de l'heure : « 4
heures ! ils ne sont pas venus goûter ! Où sont les enfants
?... » « 6 h 30 ! Rentreront-ils dîner ? Où sont les enfants
?... » La jolie voix, et comme je pleurerais de plaisir à
l'entendre... Notre seul péché, notre méfait unique était le
silence, et une sorte d'évanouissement miraculeux. Pour des
desseins innocents, pour une liberté qu'on ne nous refusait
pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures,
empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas
d'un voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait
sur nous l'ail sauvage d'un ravin lointain ou la menthe des
marais masqués d'herbe. La poche mouillée d'un des garçons
cachait le caleçon qu'il avait emporté aux étangs fiévreux,
et la « petite », fendue au genou, pelée au coude, saignait
tranquillement sous des emplâtres de toiles d'araignée et de
poivre moulu, liés d'herbes rubanées...
- Demain, je vous enferme ! Tous, vous entendez,
tous !
Demain... Demain l'aîné, glissant sur le toit
d'ardoise où il installait un réservoir d'eau, se cassait la
clavicule et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au
pied du mur, attendant qu'on vînt l'y ramasser. Demain, le
cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de
six mètres, et rapportait avec modestie un œuf violacé entre
les deux yeux...
- Où sont les enfants ?
Deux reposent. Les autres jour par jour
vieillissent. S'il est un lieu où l'on attend après la vie,
celle qui nous attendit tremble encore, à cause des deux
vivants. Pour l'aînée de nous tous elle a du moins fini de
regarder le noir de la vitre, le soir : « Ah ! je sens que
cette enfant n'est pas heureuse... Ah ! je sens qu'elle
souffre... »
Pour l'aîné des garçons elle n'écoute plus,
palpitante, le roulement d'un cabriolet de médecin sur la
neige, dans la nuit, ni le pas de la jument grise. Mais je
sais que pour les deux qui restent elle erre et quête
encore, invisible, tourmentée de n'être pas assez tutélaire
: « Où sont, où sont les enfants ?... »
COLETTE, La Maison de Claudine, 1924.
Jules SUPERVIELLE
Les chevaux du Temps
Quand
les chevaux du Temps s'arrêtent à ma porte
J'hésite un peu toujours
à les regarder boire
Puisque c'est de mon
sang qu'ils étanchent leur soif
Ils tournent vers ma
face un œil reconnaissant
Pendant que leurs longs
traits m'emplissent de faiblesse
Et me laissent si las,
si seul et décevant
Qu'une nuit passagère
envahit mes paupières
Et qu'il me faut soudain
refaire en moi des forces
Pour qu'un jour où
viendrait l'attelage assoiffé
Je puisse encore vivre
et les désaltérer.
Jules SUPERVIELLE, Les Amis
inconnus, 1934.
Jean-Paul SARTRE
Quand on vit, il n'arrive rien.
Quand
on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens
entrent et sortent, voilà tout. Il n'y a jamais de
commencements. Les jours s'ajoutent aux jours sans rime ni
raison, c'est une addition interminable et monotone. De
temps en temps, on fait un total partiel : on dit : voilà
trois ans que je voyage, trois ans que je suis à Bouville.
Il n'y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une
femme, un ami, une ville en une fois. Et puis tout se
ressemble : Shangai, Moscou, Alger, au bout d'une
quinzaine, c'est tout pareil. Par moments - rarement - on
fait le point, on s'aperçoit qu'on s'est collé avec une
femme, engagé dans une sale histoire. Le temps d'un
éclair. Après ça, le défilé recommence, on se remet à
faire l'addition des heures et des jours. Lundi, mardi,
mercredi. Avril, mai, juin. 1924, 1925, 1926.
Ça, c'est vivre. Mais quand on raconte la vie
tout change; seulement c'est un changement que personne ne
remarque : la preuve c'est qu'on parle d'histoire vraie.
Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies; les
événements se produisent dans un sens et nous les
racontons en sens inverse. On a l'air de débuter par le
commencement : « C'était par un beau soir de l'automne
1922. J'étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité
c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible
et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la
pompe et la valeur d'un commencement. « Je me promenais,
j'étais sorti du village sans m'en apercevoir, je pensais
à mes ennuis d'argent. » Cette phrase, prise simplement
pour ce qu'elle est, veut dire que le type était absorbé,
morose, à cent lieues d'une aventure, précisément dans ce
genre d'humeur où on laisse passer les événements sans les
voir. Mais la fin est là, qui transforme tout. Pour nous,
le type est déjà le héros de l'histoire. Sa morosité, ses
ennuis d'argent sont bien plus précieux que les nôtres,
ils sont tout dorés par la lumière des passions futures.
Et le récit se poursuit à l'envers : les instants ont
cessé de s'empiler au petit bonheur les uns sur les
autres, ils sont happés par la fin de l'histoire qui les
attire et chacun d'eux attire à son tour l'instant qui le
précède : « Il faisait nuit, la rue était déserte. » La
phrase est jetée négligemment, elle a l'air superflue;
mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la
mettons de côté : c'est un renseignement dont nous
comprendrons la valeur par la suite. Et nous avons le
sentiment que le héros a vécu tous les détails de cette
nuit comme des annonciations, comme des promesses, ou même
qu'il vivait seulement ceux qui étaient des promesses,
aveugle et sourd pour tout ce qui n'annonçait pas
l'aventure. Nous oublions que l'avenir n'était pas encore
là; le type se promenait dans une nuit sans présages, qui
lui offrait pêle-mêle ses richesses monotones et il ne
choisissait pas.
J'ai voulu que les moments de ma vie se
suivent et s'ordonnent comme ceux d'une vie qu'on se
rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par
la queue.
Jean-Paul SARTRE, La Nausée (1938).
ALAIN
Du temps.
On croira faire preuve de
quelque esprit philosophique en critiquant d'abord ce
titre, et en se plaisant à dire qu'il n'y a point le
temps, mais des temps, entendez un temps intime pour
chaque être, et qu'il n'y a aucun temps dans l'objet comme
tel. Ces réflexions ne sont pas mauvaises pour commencer,
et pour se débarrasser d'abord de cette erreur grossière
que le temps consiste en un certain mouvement régulier,
comme du soleil ou d'une montre, ou des étoiles. Mais on
ne peut s'en tenir là ; il faut décrire ce que nous
pensons sous ce mot ; et nous pensons un temps unique,
commun à tous et à toute chose. Les paradoxes plus précis
des modernes physiciens qui veulent un temps local,
variable selon certains mouvements de l'observateur, par
exemple plus rapides que la lumière, font encore mieux
ressortir la notion du temps unique. Car cela revient à
dire que nous n'avons pas de moyen absolu de constater l'en
même temps de deux actions. Mais cela même n'aurait
pas de sens, si nous ne savions qu'il y a un en même
temps de tout.
En même temps que l'aiguille des secondes avance sur
le cadran de ma montre, à chaque division il se passe
quelque chose partout, qui n'est ni avant, ni après. Je
puis ne jamais découvrir à la rigueur dans l'expérience ce
rapport entre deux changements que j'appelle simultanéité
; mais je ne puis penser qu'en même temps qu'un changement
en moi il ne se produise pas d'autres changements partout,
d'autres événements partout ; et, de même, qu’il y en a eu
d'autres avant et qu'il y en aura d'autres après, en même
temps que d'autres en moi. Je vis dans le même temps
qu'une nébuleuse lointaine se condense ou se raréfie. Il y
a un moment pour elle qui est commun à elle et à moi, et,
bien mieux, tous les moments sont communs à nous deux et à
toutes choses. Dans un même temps, dans un temps unique,
dans le temps enfin, toutes choses deviennent. Il serait
absurde de vouloir penser que le temps cesse ou s'arrête
pour l'une, continue pour l'autre. Ce que Kant exprimait
dans cette espèce d'axiome : deux temps différents sont
nécessairement successifs. Comme deux ou trois espaces
sont des parties de l’espace unique, et parties
coexistantes, ainsi deux ou trois temps sont des parties
du temps unique, mais successives. Examinez et retournez
cette pensée de toutes les manières, et saisissez ici
cette méthode philosophique, qui consiste à savoir ce que
je pense dans une notion, en faisant bien attention de
n'en pas considérer une autre à sa place. C'est justement
ce qui arrive à tous ceux qui voudraient dire qu'un temps
va plus vite qu'un autre, avance ou retarde sur un autre ;
ils devraient dire mouvement et non pas temps. Car le
mouvement a une vitesse, ou plutôt plusieurs mouvements
sont comparables en vitesse, mais dans un même temps. On
dit que deux mobiles ont la même vitesse lorsqu'ils
parcourent un même espace dans le même temps. Mais une
vitesse du temps, cela n'est point supportable, si l'on y
pense bien, car il faudrait un autre temps pour comparer
les vitesses de deux temps ; c'est dire que ces deux temps
sont des montres, et que le vrai temps est ce temps unique
où tous les mouvements peuvent être comparés.
En un sens on pourrait dire que la méditation sur le
temps est la véritable épreuve du philosophe. Car il n'y a
point d'image du temps, ni d'intuition sensible du temps.
Il faut donc le manquer tout à fait, ce qui est une erreur
assez grossière, ou le saisir dans ses purs rapports, qui
sont en même temps, avant, après. Mais il faut dire que
l'espace donne lieu à des méprises du même genre ; car il
n'y a point non plus d'image de l'espace ; la véritable
droite n'a point de parties et ne se trace point. L'espace
n'a ni grandeur ni forme ; ce sont les choses qui, par
l'espace, ont grandeur et forme. Et c'est le sens du
paradoxe connu de Poincaré : « Le géomètre fait de la
géométrie avec de l'espace, comme il en fait avec de la
craie » ; il veut dire avec l'espace sensible, mais
purifié, comme serait le grand vide bleu du ciel. Et cet
espace imaginé n'est pas plus l'espace qu'un mouvement
sans différences n'est le temps. Ce mouvement se fait dans
le temps, ainsi que tous les autres. Il est seulement
commode pour fixer au mieux l'en même temps de deux
changements.
Le temps ne manque jamais. Il n'a ni commencement ni
fin. Tout temps est une suite de temps. Le temps est
continu et indivisible. Voilà des propositions qui ne sont
proprement évidentes que si l'on s'est délivré des images
faciles qui nous représentent le temps par un mouvement.
Par exemple se demander si le temps est fait d'instants
indivisibles, c'est substituer un mouvement au temps ; et
encore l'image d'un mouvement, car le mouvement est autre
chose aussi pour l'entendement qu'une succession
d'épisodes. Et c'est sans doute pour avoir matérialisé le
temps que la vaine dialectique s'est plu à inventer
l'éternel. Encore ici il faut distinguer l'idée de la
chose, mais non les séparer. Nous pensons ainsi. Et ce
n'est pas de petite importance de savoir exactement ce que
nous pensons dans nos jugements ordinaires. Concluons que
le temps est aussi bien que l'espace une forme de
l'expérience universelle. Ces vérités ne sont pas
nouvelles ; mais il est toujours nouveau de les bien
entendre.
ALAIN, Éléments de philosophie (1941).
Émile-Michel CIORAN
Le désespoir de vivre dans le temps.
Il faut anéantir à tout prix
la mémoire, et les sentiments qui tentent de se
cristalliser en nous. Tous les attachements durables, tous
les regrets et toutes les aspirations qui durent un peu,
nous empêchent de vivre, nous embarrassent et lestent
notre existence. À quoi bon se souvenir et désirer ?
Pourquoi encombrer le passé d'une suite sans fin de
contenus et anticiper le futur par une suite plus longue
encore ? Pourquoi conserver des sentiments qui s'expriment
dans le temps et se lier à travers eux aux objets?
Pourquoi toujours finir par s'attacher au monde ? Ne
pourrions-nous donc pas surmonter les obstacles dressés
sur le chemin de la vie, par une expérience pure qui
soustrairait les actes de la vie à l'emprise d'une
intégration et d'une signification générale ? Vivre dans
la durée transforme chacun des actes de la vie en élément
d'une succession, en un maillon d'une chaîne, en un
fragment partiel et symbolique; par là, tous les actes de
la vie fournissent de la matière à la mémoire en
instaurant ainsi une permanence inutile du moi. Car il est
inutile de sentir et d'avoir conscience de la permanence
et de la continuité du moi, au-delà des évolutions du
sentiment, de la progression des aspirations, et de
l'approfondissement des regrets. Le tout est de
pouvoir être total sans avoir de mémoire. Et cela
n'est possible qu'en réalisant intégralement chaque acte
de la vie, sans tenir compte de sa relation et de sa
relativité par rapport aux autres. Vivre de manière
absolue dans l'instant signifie actualiser au plus haut
point la vie individuelle et faire disparaître le
désespoir de vivre dans le temps. Ne pas vivre les
instants comme des problèmes mais comme des réalisations
absolues; vivre à chaque instant comme si nous vivions
quelque chose de définitif, sans commencement ni fin. Ne
considère jamais que tu commences et que tu finis quelque
chose, mais que ta vie soit comme une ivresse de chaque
instant où tu serais total et présent, pour n'avoir rien à
oublier ni rien à désirer. Seule la réalisation absolue
dans l'instant peut nous épargner la torture d'avoir notre
propre temps, flanqué des cadavres du passé et du futur.
En étant total à chaque instant, on n'a rien dont on
puisse avoir à se débarrasser car rien du dehors ne pèse
plus sur nous, et l'on reste comme une existence, une
plénitude d'existence, pour qui la vie et la mort ne
signifient plus rien. Alors, on s'étonne autant de
s'entendre dire qu'on est vivant, que de se rappeler que
l'on va mourir. [...]
Pourquoi les hommes qui souffrent ne s'ennuient-ils
pas ? Sur l'échelle des états négatifs, qui commence par
l'ennui et finit par le désespoir en passant par la
mélancolie et la tristesse, l'homme qui souffre éprouve si
rarement l'ennui que, pour lui, le premier degré est la
mélancolie. Ne connaissent l'ennui que ceux qui n'ont pas
de contenu intérieur profond et ne peuvent animer leur vie
que par des stimulations extérieures. Toutes les nullités
recherchent la variété du monde du dehors, car être
superficiel revient à se réaliser par l'intermédiaire des
objets. L'homme superficiel n'a qu'un souci: se sauver par
l'objet. Aussi cherche-t-il dans le monde du dehors tout
ce qu'il peut lui offrir pour pouvoir se remplir de
valeurs et de choses extérieures. La mélancolie, elle,
présuppose une dilatation intérieure, le vague des
lointains et une nostalgie de l'infini qui prennent source
dans une élévation et un raffinement spirituel
introuvables dans l'ennui. S'il arrive à l'homme
superficiel de se poser des problèmes d'ordre
métaphysique, le substrat psychique d'où procède cette
inquiétude approximative ne s'élève jamais au-dessus de
l'ennui. Et toute la métaphysique de l'ennui n'est qu'une
métaphysique de circonstance. Dans l'ennui, le problème de
l'homme ne se pose jamais sérieusement, pas plus que celui
du sujet; seulement celui de l'orientation, de l'attitude
à adopter face au monde du dehors. Il n'est pas question
de disposition; et encore moins de destin.
L'ennui est le premier signe d'inquiétude quand l'homme
n'est pas complètement inconscient; c'est par l'ennui que
l'animal manifeste son premier degré d'humanité.
Comme celui qui souffre est loin de tout ça !
Lui n'est jamais suffisamment pauvre pour pouvoir
s'ennuyer. La souffrance a des réserves insoupçonnées qui
procurent à l'homme assez de compagnie pour avoir encore
besoin des autres.
Emile-Michel CIORAN, Le Livre des leurres
(1956).
Émile-Michel CIORAN
Condamné au temps.
Si nous étions en mesure de
nous arracher aux désirs, nous nous arracherions du même
coup au destin; supérieurs aux êtres, aux choses, et à
nous-mêmes, rétifs à nous amalgamer davantage au monde, par
le sacrifice de notre identité nous accéderions à la
liberté, inséparable d'un entraînement à l'anonymat et à
l'abdication. « Je suis personne, j'ai vaincu mon nom »
s'exclame celui qui, ne voulant plus s'abaisser à laisser de
traces, essaie de se conformer à l'injonction d'Épicure : «
Cache ta vie.» Ces anciens, nous revenons toujours à eux dès
qu'il s'agit de l'art de vivre dont deux mille ans de
sur-nature et de charité convulsive nous ont fait perdre le
secret. Nous revenons à eux, à leur pondération et à leur
aménité, pour peu que tombe cette frénésie que nous a
inculquée le christianisme; la curiosité qu'ils éveillent en
nous correspond à une diminution de notre fièvre, à un recul
vers la santé. Et nous revenons encore à eux parce que
l'intervalle qui les sépare de l'univers étant plus vaste
que l'univers même, ils nous proposent une forme de
détachement que nous chercherions vainement auprès des
saints.
En faisant de nous des frénétiques, le christianisme
nous préparait malgré lui à enfanter une civilisation dont
il est maintenant la victime : n'a-t-il pas créé en nous
trop de besoins, trop d'exigences ? Ces exigences, ces
besoins, intérieurs au départ, allaient se dégrader et se
tourner vers le dehors, comme la ferveur dont émanaient tant
de prières suspendues brusquement, ne pouvant s'évanouir ni
rester sans emploi, devait se mettre au service de dieux de
rechange et forger des symboles à la mesure de leur nullité.
Nous voilà livrés à des contrefaçons d'infini, à un absolu
sans dimension métaphysique, plongés dans la vitesse, faute
de l'être dans l'extase. Cette ferraille haletante, réplique
de notre bougeotte, et ces spectres qui la manipulent, ce
défilé d'automates, cette procession d'hallucinés ! Où
vont-ils, que cherchent-ils ? quel souffle de démence les
emporte ? Chaque fois que j'incline à les absoudre, que je
conçois des doutes sur la légitimité de l'aversion ou de la
terreur qu'ils m'inspirent, il me suffit de songer aux
routes de campagne, le dimanche, pour que l'image de cette
vermine motorisée m'affermisse dans mes dégoûts ou mes
effrois. L'usage des jambes étant aboli, le marcheur, au
milieu de ces paralytiques au volant, a l'air d'un
excentrique ou d'un proscrit; bientôt il fera figure de
monstre. Plus de contact avec le sol : tout ce qui y plonge
nous est devenu étranger et incompréhensible. Coupés de
toute racine, inaptes en outre à frayer avec la poussière ou
la boue, nous avons réussi l'exploit de rompre non seulement
avec l'intimité des choses, mais avec leur surface même. La
civilisation, à ce stade, apparaîtrait comme un pacte avec
le diable, si l'homme avait encore une âme à vendre.
Est-ce vraiment pour « gagner du temps » que furent
inventés ces engins ? Plus démuni, plus déshérité que le
troglodyte, le civilisé n'a pas un instant à soi; ses
loisirs mêmes sont fiévreux et oppressants : un forçat en
congé, succombant au cafard du farniente et au cauchemar des
plages. Quand on a pratiqué des contrées où l'oisiveté était
de rigueur, où tous y excellaient, on s'adapte mal à un
monde où personne ne la connaît ni ne sait en jouir, où nul
ne respire. L'être inféodé aux heures est-il encore un être
humain ? Et a-t-il le droit de s'appeler libre, quand nous
savons qu'il a secoué toutes les servitudes, sauf
l'essentielle ? À la merci du temps qu'il nourrit, qu'il
engraisse de sa substance, il s'exténue et s'anémie pour
assurer la prospérité d'un parasite ou d'un tyran. Calculé
malgré sa folie, il s'imagine que ses soucis et ses
tribulations seraient moindres si, sous forme de « programme
», il arrivait à les octroyer à des peuples «
sous-développés », auxquels il reproche de n'être pas « dans
le coup », c'est-à-dire dans le vertige. Pour mieux les y
précipiter, il leur inoculera le poison de l'anxiété et ne
les lâchera qu'il n'ait observé sur eux les mêmes symptômes
d'affairement. Afin de réaliser son rêve d'une humanité hors
d'haleine, éperdue et minutée, il parcourra les continents,
toujours en quête de nouvelles victimes sur qui déverser le
trop-plein de sa fébrilité et de ses ténèbres. À le
contempler, on entrevoit la nature véritable de l'enfer :
n'est-ce point le lieu où l'on est condamné au temps pour
l'éternité ?
Nous avons beau soumettre l'univers et nous
l'approprier, tant que nous n'aurons pas triomphé du temps,
nous resterons des ilotes. Or cette victoire s'acquiert par
le renoncement, vertu à quoi nos conquêtes nous rendent
particulièrement impropres, de sorte que plus leur nombre
s'accroît, plus notre sujétion s'accuse. La civilisation
nous enseigne comment nous saisir des choses, alors que
c'est à l'art de nous en dessaisir qu'elle devrait nous
initier, car il n'y a de liberté ni de « vraie vie » sans
l'apprentissage de la dépossession. Je m'empare d'un objet,
je m'en estime le maître; en fait j'en suis l'esclave,
esclave je suis également de l'instrument que je fabrique et
manie. Point de nouvelle acquisition qui ne signifie une
chaîne de plus, ni de facteur de puissance qui ne soit cause
de faiblesse. Il n'est pas jusqu'à nos dons qui ne
contribuent à notre assujettissement; l'esprit qui s'élève
au-dessus des autres, est moins libre qu'eux : rivé à ses
facultés et à ses ambitions, prisonnier de ses talents, il
les cultive à ses dépens, il les fait valoir au prix de son
salut. Nul ne s'affranchit s'il s'astreint à devenir
quelqu'un ou quelque chose. Tout ce que nous possédons ou
produisons, tout ce qui se superpose à notre être ou en
procède nous dénature et nous étouffe. Et notre être
lui-même, quelle erreur, quelle blessure de lui avoir
adjoint l'existence, quand nous pouvions, inentamés,
persévérer dans le virtuel et l'invulnérable ! Personne ne
se remet du mal de naître, plaie capitale s'il en fut. C'est
pourtant avec l'espoir de nous en guérir un jour que nous
acceptons la vie et en supportons les épreuves. Les années
passent, la plaie demeure.
Emile-Michel CIORAN, La Chute dans le temps,
Portrait du civilisé (1964).
Ernst BLOCH
Le temps agi.
Il est tout aussi
impossible à un sens, quel qu'il soit, de percevoir le
vécu-dans-l'instant, qu'il est impossible à l'œil de voir
à l'endroit de la tache aveugle, là où le nerf pénètre
dans la rétine. Il faut toutefois se garder de confondre
la tache aveugle de l'âme, l'obscurité de l'instant vécu
avec l'obscurité dans laquelle sont plongés les événements
oubliés ou passés. Si le passé se perd progressivement
dans la nuit, il y a moyen d'y remédier, le souvenir peut
le faire revivre, sources et objets enfouis peuvent être
exhumés, qui plus est, le passé historique, bien que
lacunaire, est un objet de choix pour la conscience
contemplative et se laisse aisément objectiver par elle.
Au contraire, l'obscurité de l'instant vécu reste
prisonnière de son sommeil; la conscience actuelle n'est
disponible que pour une expérience à peine écoulée ou une
expérience attendue et imminente, et son contenu.
L'instant vécu lui-même et son contenu restent par essence
invisibles et ce d'autant plus sûrement que se renforce
l'attention braquée sur lui à l'endroit de cette racine
[…], de cette immédiateté ponctuelle, c'est tout un monde
qui baigne encore dans les ténèbres. […]
Rien ne fuit plus le présent que ce carpe
diem ordinaire qui semble se dissoudre entièrement
dans la jouissance de l'instant. […] On n'arrive donc pas
si facilement à « cueillir» le jour, à moins que l'on ne
confonde l'instant que l'on voudrait voir « demeurer »
avec un long moment de paresse. [...] Le carpe diem
vulgaire ne va jamais plus loin que la simple impression,
il s'en tient à la surface du moment du plaisir ou de la
douleur, et c'est même - contrairement à ce qu'en dit
Horace - le dispersé, l'éphémère, le privé-de-présent par
excellence. […] Les hommes d'action exceptionnels semblent
offrir le spectacle d'un carpe diem authentique,
sous forme de décision prise à l'instant voulu, de
puissance à ne pas laisser échapper l'occasion qu'il
offre. Mommsen illustre cette puissance par l'exemple de
César, il l'appelle « géniale lucidité » et poursuit par
ces mots significatifs : « C'est à elle qu'il devait le
pouvoir de vivre énergiquement dans l'instant, sans se
laisser troubler ni par le souvenir, ni par l'attente; à
elle qu'il devait la faculté de concentrer ses forces et
d'agir à tout moment. » Mais César et la plupart des
hommes d'action de la société de classes, c'est-à-dire ici
de l'histoire non percée à jour, ont-ils aussi saisi
l'instant, qu'ils façonnaient, sous l'angle de son contenu
historique ? C'est d'abord en effet l'hommes d'action, le
meneur d'hommes qui atteste que le temps n'est pas
seulement vécu mais, si l'on peut dire, agi; qui conjoint
l'initiative et l'occasion. L'occasion, ce peut être la
crise qui appelle l'intervention décisive d'un chef
charismatique, ce peut être aussi la lente fermentation
d'une époque qui permet ultérieurement à l'historien de
dire que "les temps étaient mûrs" pour une initiative
historique. Le "grand homme" - chef militaire ou chef
spirituel - est celui qui sait discerner le nœud de la
crise, l'attente d'une époque; mais c'est aussi celui qui
se rend capable de saisir l'occasion. Les occasions
manquées, les initiatives intempestives, les défaillances
du héros refusant de jouer son rôle constituent autant de
témoignages négatifs concernant cette structure de
l'occasion.
Ernst BLOCH, Le Principe Espérance
(1959).
Claude MAURIAC
Le temps immobile
Perdu dans les 3478 pages à ce
jour publiées du Temps immobile (je viens d'en
faire le compte... ), je ne sais plus si j'ai utilisé ou non
ces notes finales du carnet marron n° 3 dont la place
s'impose à moi, ici, dans le Temps immobile 6,
mais qui ont peut-être été déjà montées dans un autre volume
de façon aussi nécessaire. Comment savoir, sans un
répertoire que je n'ai le courage ni le temps d'établir ?
Goupillières, samedi 29 décembre 1979.
Il entre dans tout cela une part de jeu. Non
point jeu dangereux. Un jeu qui me cache le danger.
réapparu, aggravé.
De deux choses l'une, en effet. Ou bien
j'éprouve à bon compte le petit vertige banal du « Déjà dix,
ans de passés », connu de tous, et dont, grâce à ce journal,
je vais pouvoir faire à partir du 1er janvier un « Déjà
cinquante ans... », vertige que j'apprivoise si même je ne
le rends délicieux en en occultant le tragique, car ce temps
avec lequel je joue me rapproche de la vieillesse (où je
suis déjà entré sans l'admettre) et de la mort. Ou bien j'ai
dépassé, dans mon travail existentiel, comme dans mon
travail littéraire sur le temps immobile, la banalité. Et
ces glissements sans rupture, dans un même carnet, ou dans
un même volume du Temps immobile d'une lointaine
année (1939) à une autre (1965), qui est elle-même devenue
lointaine, dix ans, quatorze ans après, ces sauts
enregistrés ont une autre valeur que ludique, celle dont
l'évidence m'a frappé et dont j'ai cherché à trouver le
sens. Et alors l'entreprise du Temps immobile
n'est pas vaine, ni gratuite, elle a son prix dont, à la
limite, je puis ne pas être le seul bénéficiaire, lorsque
l'on m'aura vraiment lu, enfin.
Glissements, sauts : dans la contradiction de
ces mots réside le mystère. Le glissement n'est perceptible
que parce que j'ai enregistré, que des repères ont été
marqués. Il y a eu lente continuité et si ce n'est tout à
fait immobilité.
Rien d'essentiel n'a changé en moi ni autour de
moi. Même la mort de mon père échappe dans une certaine
mesure à sa trop cruelle réalité. Pour ce que je suis, pour
qui je suis, mon père n'est pas mort, ni Bertrand, seule ma
mort est mort, ils ne mourront qu'au moment de ma mort.
Permanence du moi, donc (tant qu'il n'est pas
intellectuellement diminué). Mais, au même moment, dans le
passage d'une date à l'autre, saut, ruptures. Nouvelle
lecture des instruments (et de la position des astres) qui
permet de faire le point au navigateur du temps que je suis.
Et même si je suis dupe de mes « recherches »
qui sont plus ratiocination, peut-être, que réflexion, même
si elles apparaissent à autrui illusoires, si ce n'est même
ridicules, le fait qu'elles m'aident à me diriger, à me
retrouver, à me trouver, dans ce que j'appelle le temps
immobile, les rend légitimes en ce qui me concerne, moi qui
suis seul en cause. Car nous n'avons d'autre témoin que
nous-même, d'autres instruments que ceux que nous trouvons à
bord de ce seul vaisseau : nous-même.
Claude MAURIAC, Le Temps immobile VI
(1981).
André COMTE-SPONVILLE
La gratitude
Le plus important, pour un épicurien, ce n'est
jamais l'avenir. Le présent ? Bien sûr, mais dans sa
durée. Et c'est ici qu'intervient la mémoire:
l'essentiel, concernant l'art de vivre et de durer, se
joue dans un travail, non sur l'avenir, mais sur le
passé. La mémoire joue en effet dans l'épicurisme
un rôle décisif. D'abord, bien sûr, parce que la sagesse
suppose le souvenir des vérités qui l'ont rendu
possible. L'ataraxie consiste à être délivré des
craintes portant sur les dieux et la mort et d'avoir,
dit Epicure, « la mémoire constante des doctrines
générales et principales ». Mais aussi et surtout parce
que le passé, beaucoup plus que l'avenir, laisse à notre
disposition un lot de sentiments à la fois sereins et
vrais qui, bien utilisés, peuvent triompher des
souffrances ou des malheurs présents. La chose est bien
connue et je n'y insiste pas. Autant l'insensé ne vit
que pour l'avenir (et vit ainsi en pure perte: ne
gardant rien de ce qu'il a vécu, il mourra comme s'il
venait de naître), autant le sage se réjouit ici et
maintenant de ce qu'il a vécu. L'âme de l'insensé est
ingrate (quant au passé) et inquiète (quant à l'avenir).
Celle du sage, au contraire, confiante (quant à
l'avenir) et pleine de gratitude (quant au passé). Qui a
été heureux une fois, disait Epicure, peut l'être
toujours : puisque le souvenir de son bonheur lui reste
disponible, et qu'il peut, par la mémoire, et même dans
les pires souffrances, continuer d'en jouir.
Je sais pourtant que bien souvent c'est l'inverse
qui se produit: pas de pire tristesse, dira Dante, que
le souvenir des jours heureux dans le malheur... Telle
époque en proie aux crises se souvient des périodes
passées comme d'autant d'âges d'or. Au lieu de nous
soutenir, le rappel des moments heureux de notre vie
avive notre souffrance et nous fait désespérer de
connaître jamais pareil bonheur. Mais c'est qu'il y a
aussi deux usages du passé, l'un bon (joyeux) et l'autre
mauvais (triste). Le mauvais, qu'on peut appeler la
nostalgie, c'est de regretter l'absence du passé, son
ne-plus-être-présent, c'est-à-dire regretter cela même
qui le définit ! Sentiment toujours vain, bien sûr, et
sans issue autre que d'espérer, et là encore en pure
perte, son retour. C'est le temps perdu, qui se perd
tout entier à attendre et à regretter. Mais on peut
aussi vivre le passé, non comme absence, comme manque,
mais comme présence en soi de ce qui fut (comme
souvenir, et comme souvenir présent). Ce sentiment que
Proust appellera le temps retrouvé, Epicure lui donne le
beau nom de gratitude, qui est le « souvenir
reconnaissant » de ce qui n'est plus mais qui, en tant
que vérité et par le souvenir, demeure - et demeure
présent. La gratitude est en ce sens une expérience
d'éternité. Elle correspond exactement, pour le passé, à
ce qu'est la confiance pour l'avenir, c'est-à-dire un
sentiment de plénitude joyeuse et sereine, et s'oppose
ainsi (si l'on accepte cette terminologie) à la
nostalgie (qui est le manque du passé), comme la
confiance s'oppose à l'espoir (qui est le manque de
l'avenir). Par elle le passé, loin de nous manquer, nous
comble. C'est pourquoi il n'est pas vrai que la jeunesse
soit le plus bel âge de la vie : ce n'est que le plus
bel âge des vies ratées. Le bienheureux est le vieil
homme qui a bien vécu. Comme dans un port, il a ancré
dans sa vieillesse ceux des biens qu'il avait auparavant
espérés dans l'incertitude et il les a mis à l'abri.
On remarquera donc qu'il s'agit bien, toujours, de
vivre au présent; la gratitude, si elle porte sur le
passé, est un plaisir actuel et, pour le sage, à jamais
actuel. C'est aimer le passé, mais l'aimer présent et
disponible. La gratitude s'oppose en cela à la nostalgie
comme à l'espérance qui n'est qu'une forme de crainte
(disons: un manque de confiance). Nul n'espère ce dont
il se sait capable, et c'est la confiance; ni ne
regrette ce dont il jouit encore, et c'est la gratitude.
Confiance et gratitude : telle est la durée du sage,
tout entière présente et pourtant incluant tout le passé
et tout l'avenir dont elle est capable.
A. COMTE-SPONVILLE, Traité de la béatitude
et du désespoir, Les labyrinthes du sens (1984).
(voir le résumé
de ce texte)
Jean
ONIMUS
Jachères.
La critique constructive,
l'admiration, l'approbation, ce qu'on pourrait appeler
la chaleur dans les échanges, sont autant des faits de
civilisation que des traits de caractère. Or notre
civilisation individualiste, en fondant le bonheur
collectif sur l'égoïsme des individus, et la richesse
générale sur la concurrence des intérêts particuliers,
n'a guère favorisé cette ouverture. Chacun vit séparé,
méfiant, conscient de ses droits, cloîtré dans son
privé, et considère le voisin comme un étranger,
peut-être un concurrent, voire un adversaire. La loi du
marché, en se généralisant, rend la société de moins en
moins conviviale. Situation peu propice ! Il était
peut-être possible jadis de s'enfermer dans un bonheur
clos, dans un petite monde abrité, étroit mais
confortable. De nos jours, aucun abri n'est à l'épreuve
des tumultes extérieurs et l'isolement ne fait
qu'accroître l'angoisse. Clos sur eux-mêmes par l'esprit
du système et l'exemple des autres, les individus
peuvent moins que jamais se défendre contre les
agressions. Pour être heureux faut-il donc être dur,
aveugle, fermé aux autres, toujours occupé à dominer, à
se défendre, uniquement soucieux de ses intérêts ?
C'est exactement le contraire qui est vrai ! Il
faut s'ouvrir. Or s'ouvrir a toujours demandé un effort,
et cet effort, dans l'ambiance individualiste qui est la
nôtre, est plus coûteux que jamais: le principe
biologique d'économie d'énergie nous pousserait plutôt à
rester dans nos abris. Seule une exigence d'amplitude
peut nous attirer au-dehors : le désir de déploiement et
d'épanouissement.
S'ouvrir c'est d'abord assouplir son rythme
d'existence, le dérationaliser, le démécaniser, y semer
des pauses, lever les yeux, regarder autour de soi et se
rendre présent à ce qui se passe. Présence à ce
qu'apporte le hasard, mais aussi présence aux autres.
L'ouverture est sans limite; on sait que, dans l'amour
et les sacrifices qu'il implique, elle abat toutes les
barrières et peut aller jusqu'à l'oblation. Mais, sans
aller si loin, il est clair que, dans le quotidien,
l'ouverture est un signe de vitalité. C'est par elle que
passe le bonheur.
Une jachère est un terrain qu'on laisse se
reposer un ou deux ans avant de le remettre en culture.
Coutume disparue : les engrais artificiels permettent
désormais une exploitation ininterrompue. Signe des
temps, car, nous aussi, nous n'arrêtons pas. Notre
existence est compacte, organisée dans le détail, sans
temps vides. On bouche les moindres fissures avec le
sport, la télé, le journal. Nous ne savons plus flâner ;
perdre du temps nous semble immoral, car le temps c'est
de l'argent. Certains psychologues ont appelé jachères
ces précieux moments perdus, espaces vierges, espaces de
jeux ouverts à l'imprévu, à l'incertain, à la fantaisie,
espaces de promenades sans but, de rêveries sans objet.
Alors le bloc dense que formait notre existence se
délite; nous cessons de nous confondre avec ce que nous
faisons, de coïncider avec notre vie professionnelle ou
familiale. Nous prenons des vacances, nous cueillons des
fleurs au bord du chemin, nous lâchons, l'espace d'un
instant, le fil qui nous tire en avant. À quoi
servent ces interruptions ? Que gagne-t-on à perdre son
temps ? On y gagne beaucoup puisqu'on sort de la
pauvreté et qu'on entre dans le luxe ! Comprenons que le
temps consacré au nécessaire, à l'utile est un temps
dont nous nous privons ; nous n'avons comme temps à nous
que celui que nous mettons en jachère. Un robot n'a pas
de temps à soi; il n'en a pas besoin. Mais nous avons
organiquement besoin de ces jachères pour y déployer nos
rêves, nos désirs toujours insatisfaits, nos projets et
nos souvenirs : il s'agit de nous ouvrir à nous-mêmes !
C'est le moment de la poésie, de l'art, de la musique,
de la contemplation et d'une certaine créativité non
professionnelle : le moment où l'on accepte de s'écouter
et, à travers cette écoute, d'entendre l'appel au
dépassement. Plus loin encore, on approche d'une zone de
silence : plus de souvenirs, plus de projets, plus rien
que le sentiment d'exister, le plaisir d'exister,
l'existence pure. Ces moments perdus sont-ils vraiment
un luxe ? Ou plutôt, ne sont-ils pas plus nécessaires
que les autres, ceux qui passent pour utiles ? Ce sont
des moments où l'on se concentre au lieu de se
disperser; l'action n'y perd rien puisqu'on y revient
ensuite avec des forces neuves, comme des terres
laissées en jachère on tire de belles moissons.
Les moines de tous les pays et de toutes les
religions ont cherché de cette façon à équilibrer une
alternance d'action et de recueillement où l'on se met
en état de disponibilité dans la solitude et le silence.
C'était pour eux la condition de la vie parfaite.
Interrompre le tourbillon des soucis, la boulimie qui
force à occuper le moindre créneau, se rendre, au
contraire, poreux à ce qui s'offre, voire à l'absence
même de perceptions et d'idées, au pur silence... Un
autre tourbillon surgit alors, beaucoup plus lent, plus
secret, qui creuse son chemin dans notre être et met au
jour des niveaux refoulés, dont nous ne savions rien.
Régression ? Retour à des fantasmes infantiles ?
Pourquoi pas ? Ces régressions nous mettent en contact
avec le germe qui fait croître, avec la sève qui
irrigue.
Jean ONIMUS, Bonheurs, bonheur, © Éd.
Insep, 1988. (voir le résumé
de ce texte)
Expériences
du présent
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