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SOMMAIRE
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Le
temps est un ruissellement de gouttelettes irisées où
jouent pour chacun de nous des facettes différentes du
monde.
Notre vie est un éternel présent qui contient en
puissance, et, pour chacun, tout l’univers. (Nathalie
Sarraute, Roman et réalité).
Le caractère subjectif de notre perception du temps
n'échappera à personne aujourd'hui où l'on parle même de
"température ressentie" à côté de celle qu'enregistrent les
thermomètres. Au plan qui nous occupe, le temps vécu par la
conscience, nous l'appelons temporalité. Le temps perçu est
en effet différent du temps chronométré : mon attente semble
durer des heures, voire des siècles; mes vacances filent au
contraire si bon train qu'elles ont déjà le goût du souvenir
avant même d'être terminées. « L'homme qui a le plus
vécu, dit Rousseau,
n'est pas celui qui a compté le plus d'années ; mais celui
qui a le plus senti la vie » (Emile) et,
dans une ébauche des Confessions, le même peut
écrire : « J'ai senti des passions si vives, j'ai vu
tant d'espèces d'hommes, j'ai passé par tant d'états, que
dans l'espace de cinquante ans j'ai pu vivre plusieurs
siècles si j'ai su profiter de moi ». Car si le temps
existe, ce n'est que de façon relative. Il existe
relativement au monde et à ma conscience, au mouvement et à
ma perception du mouvement. Ainsi pour Aristote, le temps ne
suppose pas seulement un mouvement dans les choses, mais
encore une âme capable de percevoir ce mouvement : il
n'existe donc pas « in re », réellement, en tant
que tel dans le monde, mais « in apprehensione »,
c'est-à-dire dans la conscience que nous en avons. Qu'est-ce
donc que le temps ? Dans De l'esprit géométrique,
Pascal
juge la notion comme étant de celles « qu'il est impossible
et inutile de définir », ajoutant qu'entreprendre une telle
définition est d'autant plus vain que tous « les hommes
conçoivent ce qu'on veut dire en parlant du temps ». Notre
embarras est lié au fait même que nous avons à penser une
évidence : « il y a » du temps, comme ne cessent de
l'attester les choses et les êtres autour de moi qui
m'apparaissent comme évidemment affectés, à des degrés
divers, par la vieillesse. L'évidence de ce mouvement est
même l'une des préoccupations les plus constantes de
l'humanité, et il n'est guère difficile de constater à quel
point le thème du « tempus fugit », ce Temps
sinistre et impassible dont parle Baudelaire,
est une obsession de la littérature universelle et sans
doute, de façon plus générale, de toute activité humaine. Le
temps s'écoule, dit-on, en entendant par là un processus de
changement universel et irréversible des choses et des êtres
vivants. Il est certes évident que cette mutation, ressentie
le plus souvent comme une dégradation permanente, n'est en
rien produite par notre conscience, qu'elle existe bien «
réellement ». Mais l'embarras naît de cette apparente
évidence, puisqu'il faut bien un observateur à cet
écoulement, une conscience de ce processus, bref une « apprehensio
». Or, cet observateur est lui-même inscrit dans le
processus qu'il observe, et s'il y a bien du temps, ce
n'est, en définitive, que pour lui.
Le temps, nous dit Kant,
est la condition de la vie subjective, de la pensée, de la
conscience : « Le temps n’est autre chose que la forme
du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même
et de notre état intérieur. » (Esthétique
transcendantale). Les état successifs que nous
traversons, la conscience les saisit dans leur simultanéité.
Nous pouvons ainsi nous représenter (littéralement, rendre
présent) tout ce qui la constitue, dans l'émotion
qui, telle la madeleine de Proust,
ressuscite tout un pan de passé, comme dans la crainte ou
l'espoir, qui anticipent sur l'avenir. C’est pourquoi, pour
l'homme, la dimension essentielle de la temporalité est bien
le présent. Le temps vécu, ce n'est que du présent. Du
présent, et non pas de l'instant : celui-ci, comme l'écrit
Ernst Bloch,
reste par essence insaisissable, « la conscience
actuelle [n'étant] disponible que pour une expérience à
peine écoulée ou une expérience attendue et imminente
» (Le principe Espérance). Le présent, au
contraire, s'investit des trois dimensions temporelles.
Saint Augustin l'établit clairement dans ses Confessions
: « Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le
futur et le passé ne sont point; et, rigoureusement, on ne
saurait admettre ces trois temps : passé, présent et
futur; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois
temps, le présent du passé, le présent du présent et le
présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe
dans l’esprit; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du
passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est
l’attention actuelle; le présent de l’avenir, c’est son
attente.» C'est déjà établir en terme de flux ce que
devaient confirmer aussi bien la notion de durée chez Bergson
que la phénoménologie husserlienne. Bergson s'oppose au
temps physico-mathématique, « temps spatialisé » qui ignore
le vécu de la conscience. Le temps est une durée, un
processus qualitatif d’évolution d'états de conscience qui
ne se laissent pas diviser en instants : « Que le temps
implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que
la succession se présente d'abord à notre conscience comme
la distinction d'un « avant » et d'un « après »
juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand
nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure
impression de succession que nous puissions avoir — une
impression aussi éloignée que possible de celle de la
simultanéité — et pourtant c'est la continuité même de la
mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur
nous cette impression » (La Perception du
changement). De même pour les phénoménologues : la
temporalité est le temps vécu par la conscience, qui
déploie, à partir du présent (moment de l'attention
opérante), un passé fait de rétentions et un "à
venir" tissé de protentions. Husserl
conçoit le fil du temps comme une continuité d'instants qui
s'excluent les uns les autres, mais qu'une intentionalité
spécifique retient ou anticipe (pro-tient) dans
l'ensemble de la sensation. Chaque perception est donc à
chaque fois présente, ou retenue, ou pressentie. C'est en
cela que consiste l'historicité, c'est-à-dire la relation du
passé et de l'avenir au présent. Saisi par la conscience, la
circulation du temps ne s'opère pas du passé vers l'avenir
en passant par le présent, comme le croit l'opinion commune.
L'homme, seul animal historique, vit dans un temps où prime
l'avenir, c'est-à-dire qu'il est mû par ce désir créateur
qui engendre l'histoire. Dès lors le mouvement du temps
humain naît dans l'avenir et va vers le présent en passant
par le passé : les perspectives du temps étant commandées
par le projet, mon présent se continue de part et
d'autre par ces lignes intentionnelles qui font corps avec
lui.
Par ces écarts, ces tensions,
ces mouvements, le flux du vécu devient conscience même du
temps et menace ainsi d'éparpillement un moi sans cesse voué à
ce passage évoqué par Montaigne
qui y fortifiait sa pensée sceptique. De même, l'exploration
par les romanciers modernes des courants de conscience du monologue
intérieur peut sembler aboutir à une atomisation de la
vie psychologique. Pourtant ce n'est plus tant en termes
d'écoulement que le temps apparaît dans le Nouveau Roman, mais
bien de stagnation, d'eau dormante, comme le dit Nathalie
Sarraute, au fond de laquelle s'élaborent de lentes et
subtiles décompositions (L'Ère du soupçon). Du
confluent où il est situé, l'être peut ainsi éprouver le
sentiment de sa permanence. Pour cela, Bergson s'empresse de
rassurer ses lecteurs, pris peut-être de vertige dans la branloire
pérenne qu'évoquait aussi l'auteur des Essais
: « Le monde matériel, disent-ils, va se dissoudre, et
l'esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses —
Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le
regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra
bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus
substantiel et de plus durable. » (ibid.). De ce
changement perpétuel, en effet, Proust devait faire la matière
même d'un temps retrouvé et Claude Mauriac
celle d'un temps immobile. Dans toute autobiographie,
le travail de mémoire représente une forme de victoire sur
l'œuvre de mort opérée par le Temps. Les jours s'en vont
/ Je demeure, écrit le poète. Mais cette persistance du
souvenir dans le présent, le narrateur de Sylvie
l'éprouve pathétiquement alors qu'autour de lui les lieux et
les êtres chavirent, happés inexorablement par la vie, comme
l'éprouve aussi le frère de Colette
venu, quarante après, s'indigner auprès d'elle qu'on ait huilé
la grille du portail dont le grincement les amusait enfants :
Les feuilles / Qu’on foule / Un train / Qui roule / La vie
/ S’écoule, dit encore Apollinaire. S'il n'est pas en
effet d'angoisse plus récurrente pour les hommes que de se
voir lentement englouti, l'attachement au passé s'oppose
stérilement à ce flux vital (cette distensio, disait
Augustin) qui constitue notre être. Fort du temps vécu, le
temps que l'on vit est déjà gros du temps à vivre. Et cette
expérience du présent engage une morale où se déploient les
postulations fondamentales de l'humanité face à ses
interrogations métaphysiques.
Ce que l'on éprouve d'abord du temps, c'est son
irréversibilité. D'Héraclite, on connaît la formule : "Ceux
qui descendent dans le même fleuve, se baignent dans le
courant d’une eau toujours nouvelle". Ainsi le temps
vécu apparaîtra à la fois comme la forme fatale de
l'irréparable et celle d'un paradis à jamais perdu. Remords et
nostalgie incarnent alors cet ennemi qui "du sang que nous
perdons, croît et se fortifie" (Baudelaire), sentiments
aussi torturants et vains à l'égard du passé que peuvent
l'être la crainte ou l'espoir à l'égard de l'avenir. Le sage a
pour cela toujours placé le bonheur dans l'instant, fuyant
l'écartèlement funeste que connaissent ceux qui, comme le dit
Sénèque,
"perdent le jour dans l’attente de la nuit, et la nuit
dans la crainte du jour." Pourtant la saisie
épicurienne du présent, le fameux carpe
diem d'Horace, pourrait bien n'être qu'un leurre
ou, comme le dit Ernst Bloch, "un long moment de paresse"
dans cette ataraxie qui ignorerait l'ensemble des interactions
qui constituent le présent. Le passé en effet existe en
fonction de ce que je suis maintenant, il est le passé de ce
présent. L'avenir dépend de même de mes projets actuels. Qu'en
est-il donc de la saisie de ce "pur présent" privé de ses
racines et de ses bourgeons ? Quelque chose comme "l'écœurement
douceâtre" dont parle le Roquentin de Sartre
dans La Nausée, gagné par l'angoisse d'exister ?
Mais l'expérience du temps est celle d'un remembrement. Le
temps vécu, ce passé qui continue d'exister maintenant et se
constitue en projet, donne au moi sa cohérence et justifie les
choix d'écriture que notre programme nous invite à examiner.
Parmi les réponses à la question "Pourquoi
écrivez-vous ?" adressée en 1919 à leurs collègues
écrivains, les surréalistes ont privilégié celle de Knut
Hamsun : "J'écris pour abréger le temps". Ce à quoi
André Breton ajoutait d'ailleurs qu'il admettrait tout aussi
bien écrire pour allonger le temps. Ces partis-pris,
familiers de l'autobiographie, notre programme choisit de nous
les proposer dans l'écriture romanesque. C'est à l'évidence
nous inviter à observer une mise en scène de protocoles
narratifs multiples : tout en ralentissements et accélérations
comme dans Mrs Dalloway, en incessantes bifurcations
de niveaux temporels différents comme dans Sylvie,
l'écriture du temps vécu épouse aussi chez Bergson la
circulation même de la vie. Car notre relation au temps
conditionne bien sûr notre comportement moral et notre façon
d'être dans le monde : harassés par l'expérience ou affamés
d'émotions nouvelles, nous habitons le présent à un rythme qui
n'appartient qu'à nous. En ce sens, notre programme nous
invite à saisir l'unité indivisible du moi à travers la
multiplicité des niveaux temporels qui constituent ce qu'on
appelle le présent. Le temps de la conscience est ce flux et
la conscience intime de ce flux, doublée pour l'artiste de
l'élaboration d'une écriture capable de le transporter. On
peut songer à la fin du Temps retrouvé de Marcel
Proust, où le narrateur parle d'un temps incorporé
et de sa révélation en lui par le tintement d'une sonnette : "Pour
tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que
j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y
était toujours et aussi, entre lui et l'instant présent,
tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que
je portais. Quand il avait tinté j'existais déjà et depuis,
pour que j'entendisse encore ce tintement, il fallait qu'il
n'y eût pas eu discontinuité, que je n'eusse pas un instant
pris de repos, cessé d'exister, de penser, d'avoir
conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore
à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu'à
lui, rien qu'en descendant plus profondément en moi. C'était
cette notion du temps incorporé, des années passées non
séparées de nous, que j'avais maintenant l'intention de
mettre si fort en relief dans mon œuvre." La
problématique par laquelle nous souhaiterons fédérer nos trois
œuvres, si évidemment voisines, nous semble contenue dans ce
temps "vécu, pensé, sécrété" dont parle Proust.
Voilà bien le territoire de notre programme et la question
qu'il semble appeler : quels procédés d'écriture peuvent être
capables de transporter et d'exprimer la temporalité, de
manière à mettre en relief l'unicité du moi et la singularité
de l'artiste ?
Bibliographie
:
- Marcel Proust, A
la recherche du temps perdu (édition
numérique).
- Henri Bergson, La
Pensée et le mouvant (1907)
- Eugène Minkowski, Le
temps vécu
(1933), PUF-Quadrige 1995.
- Louis Lavelle, Du
temps et de l'éternité
(1945).
- Georges Poulet, Etudes
sur le temps humain (1949), Pocket, «
Agora », 1989.
- Edmund Husserl, Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps
, PUF, 1964.
- Vladimir Jankélévitch, Quelque
part dans l'inachevé
, Gallimard, 1978.
- Claude Mauriac, Le
Temps immobile, Grasset, 1974-1988.
- Emmanuel Levinas, Le
temps et l'autre,
PUF, 1983.
Web :
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