Une fois encore, les programmes se succèdent en laissant
quelques-uns de leurs motifs au nouveau-venu : l'amitié a fait partie des perspectives
offertes par L'héroïsme. L'amitié d'Achille et
Patrocle, au centre de l'Iliade, celle de
York et Suffolk dans La vie d'Henry V de Shakespeare, valent comme
référents de la noblesse d'âme et du don de soi sur lesquels la problématique offerte
nous amènera à nouveau à nous pencher. L'amitié est en effet au nombre des vertus,
comme les définitions des dictionnaires le font apparaître :
amitié [amitje] - n. f.
amistié 1080; lat. pop. °amicitatem,
accus. de °amicitas;lat. class. amicitia.
1¨ Sentiment
réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang ni sur
l'attrait sexuel; relations qui en résultent. Þ
affection, camaraderie, sympathie.
« L'attachement peut se passer de retour,
jamais l'amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres; mais elle est le plus
saint de tous » (J.J. Rousseau). « L'amitié entre homme et femme est
délicate, c'est encore une manière d'amour » (J. Cocteau). Une preuve
d'amitié. Une solide, une ancienne amitié. Avoir de l'amitié pour qqn. Se lier
d'amitié avec qqn. Faire qqch. par amitié pour qqn.
Vieilli
Amitié particulière : liaison homosexuelle.
Rapports
amicaux. Þ entente. L'amitié entre nos deux
pays.
2¨
Marque d'affection, témoignage de bienveillance. J'espère
que vous nous ferez l'amitié de venir. Au plur. Faites-lui toutes mes amitiés : dites-lui de
ma part bien des choses amicales. Mes amitiés à votre mari.
CONTR. Antipathie, inimitié. © Petit Robert |
L'amitié est donc la forme la plus parfaite de l'altruisme :
l'individu s'y accomplit dans un autre lui-même, et cette offrande mutuelle paraît
d'autant plus noble qu'elle ne doit rien à la passion. L'amour, lui, est toujours
narcissique : la volonté de posséder l'autre et la douleur de ne jamais pouvoir se
fondre à lui, l'exigence d'exclusivité, la jalousie, constituent autant de troubles de
l'âme qui expliquent que les philosophes de l'Antiquité, et particulièrement les Grecs,
aient toujours recommandé que l'on s'en préserve et qu'ils donnent au contraire si
constamment de l'amitié les plus nobles exemples. Celle-ci n'a pas, chez eux, ce
caractère de banalité qu'elle prend chez nous, elle est le vrai ciment de la cité
contre les forces centrifuges des factions. La philia est ainsi une vertu privée
aussi bien que publique, une sorte de transition entre elles deux, dira Aristote, même si
cette distinction entre l'affectivité individuelle et l'intérêt collectif a pour lui
peu de poids, l'éthique devant être toujours subordonnée au politique. La spécificité
de la notion dans l'Antiquité justifie qu'on entreprenne un rapide parcours historique
qui tentera de mettre en lumière ses avatars.
Le terme grec de philia recouvre dans l'Antiquité une
définition récurrente de l'amitié par opposition à l'eros (lire le texte de Comte-Sponville). Ce dernier continue
à caractériser, dans Le Banquet, la conception platonicienne de la relation à
l'ami-amant, et l'on aura sans doute, avec André Gide, à réfléchir sur les caractères
particuliers de l'amitié dite « socratique ». Dans la philia, au
contraire, nulle concupiscence : cet amour de l'autre ne manque de rien et s'abrite ainsi
du désir ; il n'est que joie d'aimer et ouverture de soi, par-delà le cercle des amis,
au monde tout entier (« Lamitié fait le tour du monde et nous convie tous
à nous réveiller pour la vie heureuse » écrit Épicure, Sentences
vaticanes, 52). C'est précisément à Épicure qu'il nous faut
d'abord songer, lui qui considéra que « de tous les biens que la sagesse nous
procure pour le bonheur de toute notre vie, celui de lamitié est de beaucoup le
plus grand » (Maximes fondamentales, XXVII). Parce que l'amitié est
distincte de la passion et ne fait fi ni de mesure ni de raison, la sage peut la compter
au nombre des vertus qui entretiennent la frugalité de son existence. On sait en effet
que dans ce « Jardin » où s'épanouit la philosophie épicurienne, il
n'était pas question de s'abandonner à ces plaisirs dans lesquels les détracteurs
d'Épicure ont feint de voir le but vulgaire de sa philosophie, mais bien de cultiver
cette ataraxie, cette absence de troubles, qui exigeait au contraire que l'on se
contentât du minimum indispensable. L'organisation pratique de l'école se devait
elle-même d'être des plus simples et lamitié solidaire constituait donc le lien
idéal qui unissait les disciples, chargés chacun d'une contribution égale à l'égard
du groupe tout entier. Ce partage pouvait bien sûr n'être pas si équitable, et tel ou
tel devait bien à quelque moment rechercher la sécurité voire l'appui ou le secours des
autres. Mais quoi de plus naturel dans la véritable amitié que de solliciter l'aide de
l'ami, dès lors que l'on sait que, pour celui-ci, donner est aussi gratifiant que prendre
? Dans cette perspective tout imprégnée d'hellénisme, Montaigne (Essais, I, XXVIII) cite l'exemple
de cet homme qui en mourant laissa à ses amis un testament dans lequel il ne leur
léguait que ses charges. C'est dans cette conception hautement morale que s'inscrit le
discours d'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque, même si le
philosophe y affiche un propos plus nuancé : car Dieu, parfaitement
"autarcique" n'est pas tel qu'il ait besoin d'amis. Le sage, qui est le plus
proche de Dieu parmi les humains, doit-il en avoir ?
Sénèque
répond par l'affirmative dans ses Lettres à Lucilius. L'amitié est en effet
directement liée dans l'Antiquité à l'enseignement des jeunes. Elle caractérise toutes
les écoles, le stoïcisme aussi bien que l'épicurisme : dans
cette tradition issue de la philosophie hellénistique, Sénèque
considérait ainsi que la forme idéale de la direction spirituelle était le colloque
entre amis. Le modèle vivant du directeur spirituel est, à ses yeux, de la plus grande
efficacité pour que les rapports entre maître et disciple soient fondés sur la
confiance et la sympathie mutuelles, inséparables de lamitié. Les relations
damitié revêtent d'ailleurs, dans le monde antique, un véritable caractère
institutionnel. De même que, dans les institutions romaines, il existait une fonction
officielle de censeur, de même, dans la vie privée, on se choisissait, au sortir des
années d'éducation, un ou deux amis que distinguaient lâge, lexpérience,
lautorité. Ces « censeurs », parfois jurisconsultes célèbres, avaient non
seulement le droit, mais le devoir dexercer, par leurs conseils, leurs exhortations,
leurs blâmes, une influence sur le perfectionnement moral de lindividu qui se
confiait à eux. Il arrivait même que le jeune homme fût adopté par cet aîné
bienveillant. C'est ce qui explique que l'amitié soit, dans l'Antiquité romaine,
toujours envisagée à travers l'affection et l'utilité, intérêts parfois
contradictoires que Cicéron
s'emploiera à départager dans son Laelius.
Dans la perspective chrétienne, l'amitié s'inscrit dans les valeurs
évangéliques de l'amour des hommes, reflet de l'amour de Dieu : c'est l'agapè
de Jésus ou de saint Paul, charité universelle qui n'espère rien en retour ("L'amour
prend patience, l'amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne
s'enfle pas d'orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne
s'irrite pas, il n'entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l'injustice, mais
il trouve sa joie dans la vérité." (I, Corinthiens, 13). Mais, au
Moyen Âge, la propagation de la foi chrétienne et le refus qui l'accompagne de la
dilection charnelle ne se manifestent pas tant, pour ce qui concerne l'amitié, dans la
pratique monastique que dans la tradition courtoise : sous l'influence de
Platon, plus encore d'Aristote, la civilisation occitane fait de l'amour une sorte de
moteur spirituel qui permet le passage de la créature au créateur. L'érotique des
troubadours chante la transposition de l'amitié masculine dans la relation homme-femme
: dévoué à une "dame" inaccessible, l'amoureux manifeste une vertu
damitié qui le rend capable daimer lautre plus que soi-même
et de préférer à tout le bien de laimée. Cest donc au moment où
lhéritage du dualisme platonicien se trouve amalgamé avec lidéal monastique
de la continence la plus rigoureuse, elle-même pensée sur le modèle de la virginité
chrétienne, que lamour platonique prend le sens que nous lui attribuons
aujourdhui : cest une amitié spirituelle qui refuse la médiation du corps.
La perversion de cet idéal de cour dans les temps modernes explique peut-être que
l'amitié soit considérée de manière plus nuancée à partir du XVII° siècle. Contre
tous les faux semblants imposés par la vie sociale, l'amitié apparaît à bon nombre de
moralistes comme une épreuve de vérité, et beaucoup en désespèrent pour cela : on
pourrait ainsi rapprocher le pessimisme de Pascal (« Si tous les hommes savaient ce
qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.»
Pensées,101) de celui de La Rochefoucauld ou d'Alceste dans Le Misanthrope
de Molière, et mesurer
à leur aune le prix qu'un La Bruyère
ou qu'un La Fontaine
attachent à l'amitié véritable, invoquée comme la vertu cardinale de l'honnête
homme. Leurs accents lyriques, propres à suggérer un idéal inaccessible ("nous
sommes un peu secs en tout", note Voltaire),
se retrouvent dans la misanthropie de Rousseau qui fait figurer l'amitié parmi les sentiments-rois
de son jardin utopique : « Là, je rassemblerais une société plus choisie que
nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant. [...] Chacun, se
préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de
même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté,
sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la
politesse, et plus fait pour lier les curs.» (Émile, IV). Bafouée
dans les pratiques sociales, l'amitié apparaît ainsi comme un recours contre
l'hypocrisie et, comme le souligne Kant,
un "devoir", compromis sans doute par la difficulté d'établir un équilibre
entre l'amour et le respect. La Révolution française s'est d'ailleurs méfiée de cette
part d'ombre inhérente à l'amitié, et Michel Onfray rappelle non sans effroi les codifications que
Saint-Just souhaitait lui voir appliquées. Ce relatif pessimisme trouve un écho jusqu'à
nous, dans les théories existentialistes (Sartre, Merleau-Ponty) où l'opacité de l'autre,
l'incommunicabilité consubstantielle aux êtres font douter que l'on puisse jamais
connaître un autrui en continuel devenir et toujours susceptible d'exercer un
regard réducteur sur nous-mêmes («L'enfer, c'est les autres », Sartre, Huis-clos).
Les groupes et les cénacles littéraires, fort nombreux à partir du XIX° siècle (on
pense aux Jeune-France autour de Hugo, aux mardis de Mallarmé et
surtout au groupe surréaliste, qu'on a parfois considéré comme une véritable société
secrète) écrivent à leur manière une histoire de l'amitié : la mise en commun des
recherches, et des inconscients pour les surréalistes, a donné des témoignages
éclatants de la fertilité et de l'énergie propres à l'échange désintéressé, mais
elle en illustre aussi la difficulté et l'échec. On en rencontre d'ailleurs un écho
dans les coteries littéraires évoquées par Gide dans Les Faux-monnayeurs.
Enfin la gravité de certains enjeux, le combat fraternel auquel ils ont donné lieu, ont
néanmoins fait s'affirmer au XX° siècle une nouvelle éthique de l'amitié,
représentée comme une des meilleures armes à opposer aux menaces que tel ou tel fléau
idéologique a pu faire peser sur les libertés (Malraux, Camus, Vernant).
Nul doute que la problématique que nous aurons d'abord à construire avec ce
nouveau programme tourne autour des difficultés inhérentes à la réalisation de
l'amitié parfaite, d'autant qu'on est étonné de voir figurer parmi les uvres En
attendant Godot, qu'on a coutume de considérer comme une des pièces essentielles de
l'absurde et de l'incommunicabilité ! Provocation peut-être, mais défi salubre à qui
n'entend pas se satisfaire des stéréotypes lénifiants qui, il faut le dire, encombrent
aussi l'histoire et la littérature de l'amitié.
Sur l'Amitié, on
consultera avec profit :