ÉNIGMES DU MOI
TEXTES (II) |
Sigmund
FREUD
Le moi n’est pas maître dans sa propre maison
L’homme, quelque rabaissé qu’il soit
au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s’est
forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle
qui surveille si ses propres émotions et ses propres actions
sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les
voilà impitoyablement inhibées et reprises. […] Et le moi se
sent assuré aussi bien de l’intégralité et de la sûreté des
renseignements que de l’exécution des ordres qu’il donne.
Dans certaines maladies, il en est autrement. [….] Le
moi se sent mal à l’aise, il touche aux limites de sa
puissance en sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent
subitement dont on ne sait d’où elles viennent ; on n’est pas
non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent
même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi ; ils
résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait
leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique,
ils ne sont pas touchés par l’affirmation contraire de la
réalité. Ou bien il survient des impulsions qui semblent
provenir d’une personne étrangère, si bien que le moi les
renie, mais il s’en effraie cependant et il est obligé de
prendre des précautions contre elles. Le moi se dit que c’est
là une maladie, une invasion étrangère et il redouble de
vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si
étrangement frappé d’impuissance.
La psychanalyse entreprend d’élucider ces cas morbides
inquiétants, elle organise de longues et minutieuses
recherches, elle se forge des notions de secours et des
constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi
:
« Il n’y a rien d’étranger qui se soit introduit en toi,
c’est une part de ta propre vie psychique qui s’est soustraite
à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C’est
d’ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu
luttes avec une partie de ta force contre l’autre partie, tu
ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais
contre un ennemi extérieur. La faute, je dois le dire, en
revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as
cru pouvoir disposer à ton gré de tes pulsions sexuelles et
n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs
aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs
propres voies obscures afin de se soustraire à la répression,
ils ont conquis leur droit d’une manière qui ne pouvait plus
te convenir. Tu n’as pas su comment ils s’y sont pris, quelles
voies ils ont choisies ; seul, le résultat de ce travail, le
symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves,
est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors,
comme étant le rejeton de tes pulsions repoussées et tu
ignores qu’il en est la satisfaction substitutive.
Mais tout ce processus n’est possible qu’à une seule
condition : c’est que tu te trouves encore dans l’erreur sur
un autre point important. Tu crois savoir tout ce qui se passe
dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que
ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans
nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec
une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas
même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient
», c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les
plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie
psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta
conscience. Laisse-toi donc instruire sur ce point-là ! Tu te
comportes comme un monarque absolu qui se contente des
informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour
et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix.
Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te
connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade,
et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait
instruire le moi. Mais les clartés qu’elle nous apporte ne
deviennent accessibles au moi que par une perception
incomplète et incertaine, ce qui équivaut à affirmer que le
moi n’est pas maître dans sa propre maison.
Sigmund FREUD, Essais de
psychanalyse appliquée, 1927.
Qui suis-je ? Si par exception je
m'en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne
reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois
avouer que ce dernier mot m'égare, tendant à établir entre
certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins
évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup
plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le
rôle d'un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu'il a
fallu que je cessasse d'être, pour être qui je suis. Pris
d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me
donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations
objectives de mon existence, manifestations plus ou moins
délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette
vie, d'une captivité dont le champ véritable m'est tout à fait
inconnu. La représentation que j'ai du fantôme avec ce qu'il
offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son
aveugle soumission à certaines contingences d'heure et de
lieu, vaut avant tout pour moi comme image finie d'un tourment
qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une
image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes
pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce
que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible
partie de ce que j'ai oublié. Cette vue sur moi-même ne me
paraît fausse qu'autant qu'elle me présuppose à moi-même,
qu'elle situe arbitrairement sur un plan d'antériorité une
figure achevée de ma pensée qui n'a aucune raison de composer
avec le temps, qu'elle implique dans ce même temps une idée de
perte irréparable, de pénitence ou de chute dont le manque de
fondement moral ne saurait, à mon sens, souffrir aucune
discussion. L'important est que les aptitudes particulières
que je me découvre lentement ici-bas ne me distraient en rien
de la recherche d'une aptitude générale, qui me serait propre
et ne m'est pas donnée. Par-delà toutes sortes de goûts que je
me connais, d'affinités que je me sens, d'attirances que je
subis, d'événements qui m'arrivent et n'arrivent qu'à moi,
par-delà quantité de mouvements que je me vois faire,
d'émotions que je suis seul à éprouver, je m'efforce, par
rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à
quoi tient, ma différenciation. N'est-ce pas dans la mesure
exacte où je prendrai conscience de cette différenciation que
je me révélerai ce qu'entre tous les autres je suis venu faire
en ce monde et de quel message unique je suis porteur pour ne
pouvoir répondre de son sort que sur ma tête ?
André BRETON, Nadja,
1928.
Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion
sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus
d'Église. Militant, je voulus me sauver par les œuvres;
mystique, je tentai de dévoiler le silence de l'être par
un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis
les choses avec leurs noms : c'est croire. J'avais la
berlue. Tant qu'elle dura, je me tins pour tiré d'affaire.
Je réussis à trente ans ce beau coup : d'écrire dans La
Nausée — bien sincèrement, on peut me croire —
l'existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et
mettre la mienne hors de cause. J'étais Roquentin, je
montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie ;
en même temps j'étais moi, l'élu, annaliste des enfers,
photomicroscope de verre et d'acier penché sur mes propres
sirops protoplasmiques. Plus tard j'exposai gaîment que
l'homme est impossible ; impossible moi-même je ne
différais des autres que par le seul mandat de manifester
cette impossibilité qui, du coup, se transfigurait,
devenait ma possibilité la plus intime, l'objet de ma
mission, le tremplin de ma gloire. J'étais prisonnier de
ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le
monde à travers elles. Truqué jusqu'à l'os et mystifié,
j'écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition.
Dogmatique je doutais de tout sauf d'être l'élu du doute ;
je rétablissais d'une main ce que je détruisais de l'autre
et je tenais l'inquiétude pour la garantie de ma sécurité
; j'étais heureux.
J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides
ont rongé les transparences déformantes qui
m'enveloppaient, quand et comment j'ai fait
l'apprentissage de la violence, découvert ma laideur — qui
fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive
où l'enfant merveilleux s'est dissous — par quelle raison
je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au
point de mesurer l'évidence d'une idée au déplaisir
qu'elle me causait. L'illusion rétrospective est en
miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se délabre,
l'édifice tombe en ruine, j'ai pincé le Saint-Esprit dans
les caves et je l'en ai expulsé ; l'athéisme est une
entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l'avoir
menée jusqu'au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je
connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de
civisme ; depuis à peu près dix ans je suis un homme qui
s'éveille, guéri d'une longue, amère et douce folie et qui
n'en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses
anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie.
Je suis redevenu le voyageur sans billet que j'étais à
sept ans : le contrôleur est entré dans mon compartiment,
il me regarde, moins sévère qu'autrefois : en fait il ne
demande qu'à s'en aller, qu'à me laisser finir le voyage
en paix ; que je lui donne une excuse valable, n'importe
laquelle, il s'en contentera. Malheureusement je n'en
trouve aucune et, d'ailleurs, je n'ai même pas l'envie
d'en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le
malaise, jusqu'à Dijon où je sais fort bien que personne
ne m'attend.
J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris
toujours. Que faire d'autre?
Nulla dies sine linea.
C'est mon habitude et puis c'est mon métier.
Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée, à présent je
connais notre impuissance. N'importe : je fais, je ferai
des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La
culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas.
Mais c'est un produit de l'homme : il s'y projette, s'y
reconnaît; seul, ce miroir critique lui offre son image.
Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c'est
aussi mon caractère : on se défait d'une névrose, on ne se
guérit pas de soi. Usés, effacés, humiliés, rencognés,
passés sous silence, tous les traits de l'enfant sont
restés chez le quinquagénaire. La plupart du temps ils
s'aplatissent dans l'ombre, ils guettent : au premier
instant d'inattention, ils relèvent la tête et pénètrent
dans le plein jour sous un déguisement : je prétends
sincèrement n'écrire que pour mon temps mais je m'agace de
ma notoriété présente ; ce n'est pas la gloire puisque je
vis et cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves,
serait-ce que je les nourris encore secrètement ? Pas tout
à fait : je les ai, je crois, adaptés : puisque j'ai perdu
mes chances de mourir inconnu, je me flatte quelquefois de
vivre méconnu. Grisélidis pas morte. Pardaillan m'habite
encore. Et Strogoff. Je ne relève que d'eux qui ne
relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez
vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m'y reconnais pas
et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd
gagne et ne m'applique à piétiner mes espoirs d'autrefois
pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je
serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a
donné jusqu'à son arc sans condition ; mais,
souterrainement, on peut être sûr qu'il attend sa
récompense.
Laissons cela. Mamie dirait :
« Glissez, mortels, n'appuyez pas. »
Ce que j'aime en ma folie, c'est qu'elle m'a
protégé, du premier jour, contre les séductions de «
l'élite » : jamais je ne me suis cru l'heureux
propriétaire d'un « talent » : ma seule affaire était de
me sauver — rien dans les mains, rien dans les poches —
par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne
m'élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans
outillage je me suis mis tout entier à l'œuvre pour me
sauver tout entier. Si je range l'impossible Salut au
magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme,
fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut
n'importe qui.
Jean-Paul SARTRE, Les Mots, 1964.
[Naufragé solitaire sur l'île de Speranza, Robinson
Crusoé constate la lente désagrégation de sa
personnalité.]
Log-book - La solitude n’est pas une
situation immuable ou je me trouverais plongé depuis le
naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit
sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens
purement destructif. Le premier jour, je transitais entre
deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage
disparu et les habitants de l’île, car je la croyais
peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec
mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le
dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île
s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme
qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux
compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient
tues depuis longtemps, quand la mienne commençait
seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis
avec une horrible fascination le processus de
déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui -
et comme au-dessus de lui - un fragile et complexe
échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes,
préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et
continue à se transformer par les attouchements perpétuels
de ses semblables. Privée de sève, cette délicate
efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce
maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que
je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans
mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en
perdant l’usage de la parole, et je combats de toute
l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes
relations avec les choses se trouvent elles-mêmes
dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un
graveur introduit des personnages dans un paysage ou à
proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de
l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui
importe davantage encore, ils constituent des points de
vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de
l’observateur d’indispensables virtualités.
A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien,
dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne
s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme
inconscient, je projetais des observateurs possibles - des
paramètres au sommet des collines, derrière tel rocher ou
dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi
quadrillée par un réseau d’interpolations et
d’extrapolations qui la différenciait et la douait
d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une
situation normale. Je n’ai pris conscience de cette
fonction - comme de bien d’autres - qu’à mesure qu’elle se
dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma
vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en
vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas
actuellement règne une nuit insondable. Je constate
d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience
qu’elles tentent de restituer non seulement est sans
précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots
que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon
fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont
comme autant de phares créant autour d’eux un îlot
lumineux à l’intérieur duquel tout est - sinon connu - du
moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ.
Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore
longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait,
les ténèbres m’environnent.
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité
des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur
existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur
la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant
que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait
besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la
foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage,
l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire,
le trouble de l’audition... le rempart le plus sûr, c’est
notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais
quelqu’un, grands dieux, quelqu’un.
Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du
Pacifique, 1967.
Outre ce paradoxe d'être à la fois sujet de sa
représentation et objet représenté, le deuxième
paradoxe du moi est d'être à la fois la plus
irréfragable des évidences et la plus opaque, la plus
énigmatique des réalités. « Chacun se connaît
immédiatement soi-même », constate Schopenhauer, mais
en précisant presque aussitôt que « le moi connaissant
ne saurait être connu ». Comme Descartes après saint
Augustin, et Sartre après Descartes en avaient
consigné l'intuition : nous ne pouvons être certains
de rien sans être certains d'exister. Je ne peux pas
avoir conscience de l'arbre qui est devant moi ou du
feu dans la cheminée, sans avoir en même temps
conscience que c'est moi qui vois ou que le feu
réchauffe. Mais ce moi qui est bien le seul être dont
je ne sois pas séparé est en même temps le seul être
dont je ne sache rien, ou si peu que rien. « Je ne me
connais point moi-même », constate Stendhal. « Suis-je
bon, méchant, spirituel, bête ?... Ai-je été un homme
d'esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ?
Ai-je eu le caractère gai ? Qu'ai-je donc été ? »[…]
Or il nous faut comprendre que cette énigme ne
peut pas être levée. Découvrant avec une décapante
lucidité que nous ne pouvons pas mieux connaître nos
amis que nous ne nous connaissons nous-mêmes,
Malebranche est peut-être de tous les philosophes
celui qui a le plus nettement caractérisé cette
irrémédiable ténébrosité du moi. Nous le connaissons
si peu, montre-t-il, que nous n'avons même aucune idée
de ce que nous pouvons sentir avant d'en être affecté.
Sommes-nous ombrageux, irritable, envieux, vindicatif
? Sommes-nous méfiant, jaloux, soupçonneux ? Nous n'en
savons rien, et même nous jurerions être incapable
d'aucun de ces sentiments jusqu'à ce qu'il nous ait
tellement obsédé qu'il nous ait envahi. Ces
sentiments, ces émotions, est-ce nous qui les
suscitons, les entretenons, leur donnons accès à notre
for intime ? Ou surviennent-ils, les subissons-nous et
en sommes-nous les victimes comme d'autant de maladies
? Nous ne le savons pas. Non seulement « il y a
peut-être en nous une infinité de facultés et de
capacités qui nous sont inconnues », mais nous
ignorons jusqu'aux limites des facultés que nous
exerçons. Combien de temps conserverons-nous le
souvenir de ce que nous vivons ? Comment pouvons-nous
ne pas nous rappeler ce que nous nous souvenons
pourtant d'avoir su ? Quelle est la force de notre
volonté et quelles sont ses limites ? Jusqu'où
pouvons-nous être assurés de ne pas céder sous la
torture, ou sous l'injustice de ne pas céder au
ressentiment ? De quelle durée nos sentiments sont-ils
capables, et combien de temps continuerons-nous d'être
bouleversés par la femme que nous aimons ? Si nous
n'en avons aucune idée, ce n'est pas par manque
d'attention ni de réflexion, c'est tout simplement
parce qu'il n'y a pas d'idée du moi. Car le propre
d'une idée est d'être générale, d'avoir une
compréhension déterminée et une extension infinie. Or
le moi est absolument singulier. Mouvantes, volatiles,
périssables, ses qualités ne lui sont pas inhérentes.
Plutôt que des propriétés, elles ne sont donc guère
que de plus ou moins durables accidents. Enfin, sa
nature ne peut s'ensuivre d'un choix sans dépendre
autant de sa volonté que de sa liberté. On ne peut
donc la définir sans la déterminer, ni la déterminer
sans la nier.
[…] S'il y avait une nature du moi, serait-il
possible que la plupart ne l'eussent jamais
soupçonnée, et que d'autres ne dussent qu'à une chance
tardive de l'avoir découverte ? N'est-ce pas tout au
contraire parce que la nature de notre moi est
toujours énigmatique que le christianisme reprit à son
compte les vieux mythes platoniciens du jugement
dernier, et inventa la réconfortante fiction d'un être
omniscient qui nous voit tels que nous sommes en
vérité ? Car s'il n'y a personne pour connaître la
réalité que nous sommes, pouvons-nous jamais être
certains de ce qu'est cette réalité ? N'en est-elle
pas alors rendue indéfiniment douteuse, suspecte,
problématique ? Tel est donc le paradoxe : nous sommes
pour nous-mêmes à la fois une certitude et un
problème.
À rendre notre moi énigmatique contribue en
outre notre relation à autrui. En effet, comme nous
l'avons déjà souvent remarqué, il n'y a presque rien
en nous qui ne vienne d'autrui ou ne se rapporte à
autrui. Mon nom, ma langue, mon éducation, ma culture
et les exemples d'après lesquels je me suis formé, je
les ai reçus. Toutes les diverses déterminations qui
concourent à me singulariser et à m'identifier, comme
peuvent les énumérer une fiche signalétique ou un curriculum
vitae, sont autant de manières de me comparer à
autrui pour m'en distinguer. Jusque dans le choix que
je fais du moi paradigmatique auquel je tends à me
conformer, c'est un mode de relation à autrui que je
choisis en fait. Amiel a noté combien le regard que
nous portons sur nous-mêmes inhibe notre spontanéité,
parce que nous tentons de nous voir alors comme un
autre nous verrait : jusque dans notre chambre, nous
sommes à la parade. Modestie ou ambition, docilité ou
insoumission, effacement ou vantardise, exactitude ou
négligence, etc., il n'y a quasiment pas une qualité,
pas une attitude, pas un trait de caractère, qui ne
spécifie un style de relation à autrui. Même la
rancune, la rancœur, l'amertume et le ressentiment ne
sont qu'autant de réactions à une déception ou à une
frustration qui nous viennent d'autrui. Or la
déception qu'il nous cause est à la mesure de ce que
nous en attendions. Tout se passe donc comme si je ne
prenais conscience de moi-même que par rapport à
autrui, au point qu'on puisse presque me définir par
le lieu géométrique de mes relations avec les autres.
Qu'on considère en effet tous les divers aspects de ma
vie morale, de ma vie professionnelle, de ma vie
sentimentale, et jusque de mes loisirs, il n'y en a
pas un qui ne soit déterminé et gouverné par le souci
de l'image qu'autrui aura de moi. Même quand je récuse
autrui et désavoue tout ce que sa fantaisie pourrait
imaginer de moi, cette forme d'indifférence est encore
une forme de relation. Car ce n'est jamais par
indifférence qu'on témoigne son indifférence à
quelqu'un, comme c'est encore avoir relation à
quelqu'un que couper toute relation avec lui. […]
C'est ce qui fait le troisième paradoxe : alors
même que notre moi ne s'éprouve et ne se détermine que
par sa relation à autrui, il ne cesse de la récuser et
de la dénoncer. Presque en toute occasion, nous
n'avons si obsédante préoccupation que de notre image,
et en même temps nous ne cessons de dénoncer celle que
les autres ont de nous. Par une sorte d'ironie de la
nature, exister pour nous c'est se communiquer, et ce
que nous sommes est incommunicable. Nous voudrions
nous diffuser vers autrui, lui faire partager nos
sentiments, rendre notre subjectivité visible et
lisible jusque dans notre simple maintien ; mais
autrui ne voit de nous que ce qui nous en cache, et ne
fait qu’imaginer d’après lui ce qu’il perçoit de nous.
Le malentendu est donc à son comble, et contribue à
épaissir l’énigme de notre moi. […] Qu’on s’en indigne
ou qu’on s’en accommode, il n’y a pas de plus
constante ni de plus ordinaire expérience : quoique
nous puissions être aimés ou détestés, nous ne pouvons
pas être connus.
Sans doute nos familiers ont-ils généralement
remarqué dans la plupart de nos comportements des
constantes si habituelles qu'elles les rendent
prévisibles. Comme Hume réduisait la causalité à une
croyance, et cette croyance à l'habitude que nous
avons de voir une même chose aussitôt suivre celle qui
la précède, de même croient-ils fort légitimement nous
connaître en s'étant accoutumés aux successions de nos
gestes comme à autant de protocoles. « Je le connais
», se réconfortent-ils, en annonçant nos diverses
attitudes comme autant de réactions chimiques aux
diverses situations. […] Mais, nous y avons déjà
suffisamment insisté, nous ne considérons pas que ce
qui est si indubitablement nôtre soit véritablement
nous. Si difficile à caractériser, c'est cette
irréductibilité de notre être à notre phénomène qui
fait de notre moi une énigme.
Car nous éprouvons principalement notre moi à
la fois comme conscience, comme structure de notre
affectivité, et comme visée idéale. Cette affectivité
unit toutes les modalités de notre sensibilité à
toutes les mortalités de l'attente. Or, sans cesse
affectée d'intensités diverses et de rythmes
différents, notre sensibilité est vibratile, se
stimulant et se saturant elle-même par son propre
exercice. Aussi sa continuité même y produit-elle des
discontinuités. Sans cesse ce que nous sentons se
modifie et s'altère de notre propre sentir. Doutant
que le même objet nous fasse éprouver demain la même
émotion dont il nous bouleverse aujourd'hui, nous nous
prenons à douter si nous aimons ou si nous n'aimons
pas, et même si nous voulons vraiment ce que nous
avions cru vouloir. C'est ce qui nous rend aussi
énigmatiques à nous-mêmes qu'aux autres. Seule notre
volonté peut donc prétendre lever l'énigme de notre
moi, mais elle ne le peut qu'en le sacrifiant, dans
cette abnégation qui l'efface dans ce qu'il accomplit.
Alors le moi n'est plus une passion : c'est uniquement
une tâche.
Par ailleurs, nous éprouvant toujours dans
l'attente, nous sentons notre moi à la fois déterminé
et compromis par l'incertitude de ce qui surviendra.
[…] Le quatrième paradoxe du moi en est aussitôt
caractérisé : étroitement insérés dans le monde en
tant que notre corps est un de ses objets, nous nous y
sentons cependant étrangers, comme s'il n'était pas à
la mesure de notre attente, ou comme s'il était
substantiellement désaccordé de nos principaux
intérêts. Portant dans le fini l'attente de l'infini,
et dans le temps celle de l'éternité, nous ne pouvons
que feindre alors dans le monde des intérêts dont nous
sommes dépris, et y dissimuler une solitude dont
l'ennui et la mélancolie sont les ordinaires aveux.
S'excédant toujours lui-même, notre être se ressent à
l'étroit dans notre phénomène. Comme si notre moi
débordait les déterminations de notre existence, cet
encombrant fantasme nous accompagne comme l'énigme
d'autres vies possibles et nous persuade de nous
résigner à celle-ci sans cesser de la considérer
provisoire. Entre ce que nous sommes et la vie que
nous menons, toutes les histoires nous rappellent en
effet qu'il n'y a d'autre différence qu'entre un
acteur et le rôle qu'il tient pour une saison à
l'affiche. Ce n'est donc pas le rôle que nous jouons
qui exprime et caractérise notre moi, mais
l'inimitable manière que nous avons de le jouer.
Par ailleurs, de même que notre relation à
l'infini nous fait éprouver la finitude et la
contingence de notre existence, de même l'imminence de
la mort rend énigmatique la réalité de notre moi en ne
concédant à notre existence pas plus de consistance
qu'un rôle n'en a au théâtre, en attendant que le
rideau tombe. Or tel est le cinquième paradoxe : rien
ne nous importe autant que notre moi, et rien ne
semble objectivement avoir si peu d'importance. Notre
moi semble avoir autant de prégnance psychologique que
d'inconsistance ontologique. Tout s'y ramène en tant
qu'il est le sujet de notre représentation ; et il se
ramène à presque rien dès qu'on le considère comme
objet de cette même représentation. Quelle consistance
lui reconnaître, en effet, alors qu'il n'y a presque
aucune de ses déterminations qu'il n'ait reçues, qu'il
n'y a rien dont il ne dépende, à commencer par sa
propre sensibilité, et qu'il n'y a rien de si imprévu
ni de si admirable qu'il fasse dont le souvenir ne
s'efface presque en même temps que sa vie ? […]
Tous les paradoxes du moi ne sont donc
qu'autant de corollaires de son ambiguïté comme sujet
et comme objet. En tant que sujet de sa
représentation, il englobe le monde. En tant qu'objet,
il y est englobé. En tant que sujet, le moi s'éprouve
séparé et comme exclu du monde qu'il se représente. En
tant qu'objet, il ne peut que s'y représenter inclus,
comme il s'y représente tous les autres. En tant que
sujet, il vit son identité comme une spontanéité, sa
spontanéité comme une liberté, sa liberté comme une
indépendance, et son indépendance comme une solitude.
En tant qu'objet, il est un être vivant et un être
social. Comme être vivant, il n'existe que dans une
communauté substantielle avec toute sa lignée
phylogénétique, et par un échange perpétuel avec le
milieu d'où il tire sa subsistance. Comme être social,
il appartient à une civilisation, à une période de son
histoire, à une époque de sa culture, à un moment de
ses institutions. S'il se détermine et se singularise,
c'est par rapport à toutes les déterminations qui
l'ont façonné. Même ses oppositions, ses sécessions,
ses ruptures ne font qu'entretenir et exprimer sa
relation avec son milieu. Aussi l'un des paradoxes du
moi consiste-t-il à assumer dans la discontinuité une
continuité qu'il ignore.
Nicolas GRIMALDI, Traité des solitudes,
© PUF, 2003
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